Préface
- Publication type: Book chapter
- Book: De Port-Royal au jansénisme à travers les Relations de captivité
- Pages: 9 to 13
- Collection: The Universe of Port-Royal, n° 45
Préface
Des chemins variés mènent à Port-Royal que balisent nombre d’études depuis Sainte-Beuve. Celui que Michèle Bretz emprunte à l’appui des Relations de captivité des religieuses du monastère, trace une voie originale qui s’inscrit opportunément au cœur battant des recherches jansénistes. En choisissant de valoriser les récits que les moniales ont laissés de leur refus de signer le Formulaire condamnant les thèses de Jansénius, elle réhabilite un ensemble de textes, par lesquels les religieuses rebelles s’arrogent la liberté de résister aux autorités religieuses et politiques au nom d’un idéal imprescriptible, dont on sait combien l’issue fut tragique. Forts du statut de littérature engagée, à la fois apologétique, polémique et mémorielle, ces textes ne se définissent pas seulement comme un recueil de documents factuels quelque peu redondants et autocentrés sur l’histoire close d’une rébellion. Leur analyse fait apparaître, tout au contraire, la présence d’un massif littéraire exceptionnellement dense, par lequel les victimes de l’absolutisme louis-quatorzien défendent leur foi et dressent pour la postérité le monument sans équivalent de leur combat. En ce sens, la dimension littéraire des Relations, dans la mesure où celles-ci résultent d’un projet mûrement concerté, a pour vocation de rendre à la vérité pure le destin dramatique des sœurs récalcitrantes. L’originalité des points de vue jetés sur les événements relatés est d’autant plus marquante que les différents témoignages sont ici étudiés dans leur globalité, choix méthodologique judicieux, car favorisant un regard jeté en surplomb de textes-sources méconnus, tous riches de la féconde intersection où se rencontrent l’histoire, la théologie et la littérature du xviie siècle. L’éclairage apporté par cette littérature d’une rare complexité illumine non seulement le calvaire des sœurs martyrisées emportées par la tragédie qui frappe la communauté, il médiatise aussi les nombreuses études que suscite jusqu’à nos jours ce monument souffrant et glorieux.
Avec science et clarté, l’auteure s’empare, en effet, d’un territoire littéraire injustement oublié qu’elle rend à sa juste importance et que 10corrobore l’approche contextuelle, historique et théologique, du contenu. L’enchaînement des péripéties, qui conduisent inexorablement à la mort programmée du monastère, est exposé dans ses liens avec les enjeux conventuels, politiques et théologiques d’un conflit catastrophique absolu. Sur cette trame de fond dûment restituée, les mécanismes répressifs qui se déploient selon un rapport de force désastreusement inégal, mettent à nu la logique de l’arsenal tyrannique qui, par tous les moyens possibles, y compris les plus horribles, vise à éradiquer l’hérésie. Ainsi présenté, l’entrelacs des faits que tissent les Relations de captivité assume une fonction discursive d’une redoutable efficacité, au terme de laquelle les récits prennent en charge l’histoire de la communauté suppliciée et la projettent simultanément vers le mythe d’une odyssée tragique. Mais l’intérêt d’une narration à ce point dynamique repose surtout sur l’interface des textes, à la jointure desquels le point de vue personnel et la vision collective des événements fusionnent pour décrire l’épopée désespérée de Port-Royal, lieu prédestiné où se noue et se joue la part essentielle du combat pour la vérité.
Au cœur du dispositif, la querelle théologique occupe le rôle capital connu qui structure l’aspiration des pensionnaires à vivre leur foi en pleine conscience, aspiration éprouvée au plus intime de l’être, là où se tapissent « des secrets d’âmes » dévoilés par une délicate rhétorique de l’aveu et qu’anime une discrète dramaturgie du malheur. Au cours de très belles pages, l’attention se trouve ainsi focalisée sur la confession furtive qui construit l’imaginaire du huis-clos tragique de Port-Royal et qui, en dernière instance, trouve sa plus remarquable illustration dans l’analyse, toute en nuance, des modalités rhétoriques qui configurent ce corpus hétérogène et pourtant solidement cohérent. Car au-delà de la variété formelle des dépositions et de la prégnance d’une écriture inspirée par le modèle augustinien, le mode opératoire des aveux met en jeu un savant ensemble de composantes « relationnelles », au sens où la « relation » se définit simultanément en tant que « rapport de » (du sort collectif du monastère) et comme « lien avec » (le groupe solidaire d’un idéal religieux partagé). Ce genre « relationnel » ainsi entendu, qu’on le conçoive ou non selon les formules d’usage comme « carrefour des genres », ou « laboratoire de Mémoires », partage de toute évidence les traits distinctifs du témoignage personnel, auquel nous ont habitués avec bonheur les Mémoires du siècle classique. En conséquence, les Relations 11de captivité s’érigent en acte de « pro-testation » individuelle et arme de lutte unanime. Leur aura performative, puisqu’il s’agit de persuader avec constance de la vérité bafouée, provient précisément de la contiguïté, voire de la fusion, des instances personnelle et communautaire du discours, au point de renforcer un projet d’édification à plusieurs voix, proche d’une sublime polyphonie textuelle. Les écarts formels que l’on observe ici ou là d’une Relation à l’autre, ne mettent cependant jamais en péril la dynamique globale du corpus, pas plus que les décalages stylistiques n’en compromettent l’unité harmonique. Si tous les écrits n’aboutissent pas à la perfection de celui de la mère Angélique de Saint-Jean Arnauld d’Andilly, ils ne sont pas dépourvus, loin s’en faut, de réelles qualités formelles. Le ton et les accents ont beau varier, oscillant entre oralité brute et art consommé de l’anecdote réaliste, spirituelle, mais aussi comique, leur présence juxtaposée au cœur de cet archipel mémoriel crée toujours un effet saisissant de réel. Le brûlot de la sœur Briquet, si en adéquation avec la vivacité intellectuelle d’une religieuse de vingt-trois ans, tient du chef-d’œuvre ; le récit de la sœur Dupré offre l’exemple poignant de la rédemption après la signature du Formulaire. Le témoignage de la sœur Candide Le Cerf ne dépare pas dans cette marqueterie confidentielle à côté de la confession érudite de sa consœur de Brégy, ou la déclaration de la prieure Le Conte, et de tant d’autres plus apprêtées, plus solennelles, ou plus spontanées.
D’un bout à l’autre du corpus, les textes traduisent l’extrémité des souffrances subies suivant un scénario dramatique bouleversant et soutenu par des séquences d’espoir fou en Dieu seul, mouvements d’émotion singulière que relaie un faisceau d’images antinomiques chères à l’esthétique baroque, génératrices d’effets dialectiques poignants, de métaphores pathétiques et d’analogies bibliques. La violente opposition entre la pénombre des cellules et l’éclat des ors de Versailles, le contraste saisissant entre les victimes au scapulaire blanc avec la croix écarlate et la tyrannie du Roi-Soleil, se situent parmi les grandes scènes emblématiques de la lutte du Bien et le Mal. Ajoutés aux descriptions réalistes des tourments de toute nature, les développements moraux et les passages consacrés aux méditations sur l’âme dans le sillage de la doctrine augustinienne, portent les Relations à leur point d’incandescence. L’espace narratif ainsi circonscrit revêt un aspect spectaculaire tout à fait original, celui du donner à voir et à « ex-poser » sans théâtralisation 12abusive l’intensité des luttes. C’est par là enfin que s’explique le pouvoir de fascination que les Relations de captivité finissent par exercer envers la postérité.
Cet aspect constitue, en effet, l’autre maillon clef du parcours interprétatif opéré par le livre de Michèle Bretz, prolongement qui articule l’étude de Port-Royal à celle du jansénisme proprement dit par le biais de sa réception à travers les âges. Chemin faisant, le corpus testimonial de Port-Royal, si important aux yeux des contemporains – et des nôtres –, en raison de la source d’histoire immédiate qu’il constitue, pour la polémique sur la grâce et la connaissance du cœur humain, se prête à une enquête historiographique minutieusement conduite. La connaissance du jansénisme à long terme est nourrie par l’activité critique qui, du xviiie siècle à nos jours en France et en Europe, configure les strates de l’horizon d’attente attaché au mythe fondateur du phénomène. La cartographie de ce territoire longtemps en friche identifie de manière exhaustive les volumineux travaux que Michèle Bretz a lus dans le texte. En tirant de l’oubli, où beaucoup d’entre eux avaient sombré, ou que le monument élevé par Sainte-Beuve avait tendance à occulter, les recherches menées tant en France qu’en Allemagne et en Angleterre, se dresse enfin l’ample panorama des études port-royalistes. On suit les réflexions qui vont de Racine à Montherlant, en passant, entre autres, par les inédits de Le Sesne d’Étemare, l’histoire de Jérôme Besoigne, la fervente réflexion de Cécile Gazier (récemment publiée), l’évocation nostalgique de Julien Green, ou de l’auteur des délicates Ruines du ciel qui magnifie le couvent, une « volière vibrante de lumière blanche ». En suivant pas à pas les jalons du mythe janséniste replacés dans la longue durée, on s’aperçoit des préférences marquées par chaque compilateur, le plus souvent pour les figures archétypales de la congrégation, mais la plupart d’entre eux nouent en plus un dialogue révélateur de préoccupations personnelles, ou d’interrogations plus générales relatives à une époque donnée. Ce n’est qu’au terme de ces connexions que le mythe s’actualise et que l’image de Port-Royal se réactive, forte de problématiques inédites. Le renouvellement s’effectue d’une manière continuée à travers les siècles, des Lumières aux temps présents, en pointant selon un mouvement quasi tournant les domaines de la théologie, de la littérature, ou des faits de société, qu’il s’agisse de la foi et de la liberté de conscience, de l’émancipation des femmes, de l’influence du 13mythe sur la création artistique… Miroir à prismes multiples, l’histoire qui va « de Port-Royal au jansénisme » tire sa substance des couches enfouies et régulièrement exhumées des Relations de captivité et de leur historiographie au long cours. Sous la plume pointue et sensible de Michèle Bretz, les profondeurs « relationnelles » les plus dissimulées des témoignages sont rendues à leur évidence et leur complexité ramenée à leur pure intelligence. L’édition scientifique des Relations de captivité, que l’on souhaiterait rapide, rendrait – encore – à ce titre d’inappréciables services à la communauté des lecteurs.
Gilbert Schrenck
Professeur émérite
Université de Strasbourg
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-11449-9
- EAN: 9782406114499
- ISSN: 2491-2530
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-11449-9.p.0009
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 06-23-2021
- Language: French