Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Danse et poésie plastiques. Transferts esthétiques en Europe (1909-1933)
- Pages : 15 à 19
- Collection : Perspectives comparatistes, n° 115
Préface
L’ouvrage de Marie Cléren est le fruit d’un patient travail de recherche – et de découvertes dans des archives oubliées – commencé il y a plusieurs années, pour une thèse qu’a dirigé Monsieur le Professeur Franco. Depuis, Marie Cléren a approfondi et élagué sa réflexion, ce qui lui permet d’offrir aujourd’hui à son lecteur un livre à la fois savant, érudit et plaisant à lire, pour des spécialistes comme pour les amateurs de chorégraphie, de danse, de peinture, ou encore des « avant-gardes » au début du xxe siècle. Parce qu’il établit l’importance des liens entre des disciplines qu’une tradition académique sépare parfois, c’est aussi un ouvrage salutaire : il est le révélateur qui est entreles disciplines (danse, ballet, peinture, poème, écriture du livret, écriture du rythme, écriture du mouvement, écriture de l’image), qui en permet l’assemblage, grâce à ce qui leur est commun. C’est enfin un ouvrage fructueux, qui conduit le lecteur à se poser des questions, donc à réfléchir.
Dans le domaine que j’ai étudié et enseigné – la scénographie, l’architecture des lieux de spectacle, la lecture de l’image –, l’ouvrage de Marie Cléren conduit à une réflexion sur un point paradoxal de l’histoire des avant-gardes, réflexion suscitée par les questions suivantes : pourquoi les auteurs des décors de ces ballets d’avant-garde, qui proclamaient le dessein de s’affranchir tant des règles de la perspective que de la figuration vraisemblable et narrative ne se sont-ils pas affranchis de la « cage de scène » et du rapport scène/salle à l’italienne ou de ses dérivés ? Pourquoi le dessin de leurs décors ne répond-il pas à leur dessein. Pourquoi ne se sont-ils pas affranchis d’une scénographie – le rapport scène/salle – qui s’était élaborée depuis la fin du xvie siècle jusqu’à Wagner dans le seul but de favoriser une réception satisfaisante d’une image illusionniste ?
Marie Cléren a le mérite de ne pas prendre pour argent comptant les déclarations « avant-gardistes » des auteurs de son corpus, et de ne pas tomber dans le piège qu’ils lui tendent parce qu’ils se le tendent à eux-mêmes, piège qui consiste à croire que ces avant-gardes en -isme 16auraient fait table rase du « vieux théâtre » et du quatrième mur. Des deux termes que l’art du scénographe doit mettre en rapport (scène et salle), les auteurs des ballets étudiés par Marie Cléren n’en ont retenu qu’un : la cage de scène. Leur travail ne remet pas en cause une disposition scène/salle qui s’est élaborée à partir de la fin du xvie siècle pour aboutir à une séparation de manière étanche la scène de la salle, au plan du cadre de scène : la fascination du théâtre à l’italienne et de ses dérivés (comme le Festspielhaus de Wagner à Bayreuth) semble être telle que ni la cage de scène, ni le cadre, ni le rapport scène/salle ne peuvent être remis en cause. Même l’expérience de la « cathédrale de l’avenir » pour la salle de Hellerau1 n’échappe pas à la fascination pour l’image spectaculaire : à Hellerau, Appia a supprimé le cadre de scène, mais place tous les spectateurs sur un gradin face à la scène, disposition qui n’a rien à voir – contrairement à ce qu’écrivent Appia ou Jaques-Dalcroze – avec le theatron antique, mais qui doit tout à Wagner, son inventeur. J’ajouterai que le maintien d’un rapport scène/salle hérité du modèle « à l’italienne » est aussi une caractéristique du théâtre, à la même époque : s’ils ont rêvé de sortir de la « boîte » et l’ont parfois tenté, tous les hommes de théâtre ont finalement repris un dispositif plaçant le public face à la scène : Jaques-Dalcroze et Appia à Hellerau, mais aussi Gémier, Max Reinhardt, ou Copeau.
La question des conditions scénographiques qui conviennent à un art qui refuse les mirages de la perspective est posée, de façon théorique, par tous les inventeurs des ballets qu’étudie Marie Cléren dans cet ouvrage. Tous ont théorisé leur refus de « l’ancien théâtre » et la nouveauté de leurs propositions scéniques. Il se passe pour cette « révolution » scénique ce qui s’est passé pour la révolution de la représentation effectuée au Rinascimento : dans leurs écrits, les humanistes – à la suite d’Alberti et Piero della Francesca – revendiquaient d’avoir « inventé » la perspective. On continue de les croire sur parole. Or ce qu’avaient inventé les peintres humanistes italiens, ce n’est pas la perspective, mais la systématisation de son usage pour composer l’ensemble d’un tableau. Il en va de même pour les avant-gardes. On continue de croire qu’ils ont proposé une « nouvelle » conception de la scénographie, alors qu’ils n’ont bouleversé qu’un des deux éléments constitutifs de la scénographie : les éléments 17visibles dans la cage de scène. Les pages traitant des positions théoriques de Schlemmer sont exemplaires de ce malentendu2. Marie Cléren cite un article de Raman Schlemmer, qui reprend le constat de Schlemmer : « le maintien de la scène cubique de l’espace théâtral classique est […] problématique3 », ce qui est juste, en raison de la volonté d’abandonner le principe d’un décor narratif, en perspective. Comme ce constat n’a pas été suivi d’effets et que, la plupart du temps, les ballets ont continué à être représentés dans la cage de scène, les commentateurs, dont Raman Schlemmer, ne peuvent pas trouver de cohérence à cette contradiction et justifient la permanence de l’utilisation de la cage de scène par un syllogisme faux. Dans un essai de défense des contradictions d’un illustre grand-père par un petit-fils éperdu d’admiration, Raman Schlemmer reprend les arguments donnés par les théoriciens des avant-gardes et fait suivre ce constat d’une affirmation : ce maintien de la « scène cubique » est « nécessaire ». La démonstration de cette nécessité est spécieuse, dans l’article de Raman Schlemmer, comme dans les écrits des années 1910-1930 : la nécessité de maintenir la cage de scène est justifiée par un postulat assez obscur : « le maintien de la boîte cubique […] est nécessaire parce que la construction du mouvement est opérée par la structure polyrythmique de l’espace scénique. Mais cette structure constituée de plans mobiles et coexistants transforme radicalement le système de la boîte optique traditionnelle ». Dont acte. Mais si l’on regarde les plans et le rapport scène/salle, la boîte optique n’est en rien transformée radicalement.
Le dessin des décors des ballets infirme le dessein théorique de leurs auteurs : en effet, même si la perspective à un seul point de fuite y est abandonnée, l’implantation des châssis composant les décors reste « à l’italienne », avec répartition des éléments en plans successifs, parallèles au cadre de scène, sur les côtés du plateau : ce que j’appellerai une « soumission » au dispositif scénique à l’italienne est particulièrement lisible dans les maquettes planes ou en volume de Picasso, pour Parade (1917), Tricorne (1920), Pulcinella (1920), Cuadro flamenco (1921)4.
La « soumission » à la cage de scène, au cadre et au rapport scène/salle idéalement frontal permet d’ailleurs l’introduction d’éléments 18cinématographiques dans le spectacle des ballets du corpus. Pour Relâche (1924) donné au théâtre des Champs-Élysées, la deuxième partie du court-métrage de René Clair, dit Marie Cléren, « permettait le changement de décor entre les deux parties du spectacle5 ». Loin d’abolir le quatrième mur, l’introduction de cet élément cinématographique s’en servait, utilisant l’écran comme un rideau de scène. Le modèle scénographique du théâtre des Champs-Élysées (Perret, 1913) convenait au cinéma, dont les salles étaient encore calquées sur le modèle du théâtre (salle arrondie avec galeries, tangentes au cadre ou à écran). Que le film de René Clair pour Relâche ait été parfois peu apprécié des spectateurs vient de son contenu facétieux et non pas des conditions de réception, bonnes pour le cinéma.
La lecture de l’ouvrage de Marie Cléren conduit ainsi à se poser avec acuité la même question paradoxale : pourquoi ces conditions scénographiques convenaient-elles aux inventeurs du ballet, qui pourtant refusaient la perspective ? Pourquoi la scénographie n’a-t-elle pas été prise en compte dans son ensemble ? L’ouvrage de Marie Cléren apporte des documents précieux qui suggèrent des pistes de réflexion : une étude de la réception de ces ballets pourrait donner des éléments de réponse. La riche documentation iconographique analysée montre aussi que les auteurs des décors, peintres le plus souvent, continuaient de penser en peintres, ce qui est frappant dans le cas des décors de Picasso que j’ai mentionnés plus haut. La peinture cubiste, comme celle des autres mouvements d’avant-garde qui refusaient la perspective linéaire, se fait sur un plan : un peintre, même cubiste, même abstrait, reste un « peintre de chevalet », parce qu’il compose pour une surface et un format. La scénographie à l’italienne et ses dérivés lui conviennent donc, puisqu’ils donnent un cadre à l’image qu’il compose pour la scène.
À l’inverse, une sculpture ne peut s’accommoder de ce dispositif : une sculpture est par essence « cubiste » dans la mesure où elle n’est pas composée en fonction d’un seul point de vue, ce qui expliquerait que les sculpteurs n’aient pas participé aux expériences de ballet et poésie plastique analysés dans l’ouvrage. Ainsi Calder, tenant de la sculpture abstraite, rêvait aussi de cirque, art du volume comme la danse : il garda pour son spectacle-sculpture Cirque (1926-1931) la disposition 19scénographique qui convient aux arts du volume. De même, certains danseurs – certaines danseuses plutôt, comme Loïe Fuller, Gret Palucca ou Isadora Duncan –, qui ne dansaient pas un ballet mais proposaient leur danse sont, elles, « sorties du cadre ». Les danses de Loïe Fuller, comme celles d’Isadora Duncan (voir les photos des Isadorables) ou celles de la Palucca (Jeux olympiques de Berlin en 1936, etc.) n’avaient pas besoin de la cage de scène. Quand elle dansait sur une scène, Loïe Fuller utilisait un dispositif de sculpture (lumière, reflets) et non pas de peinture.
À la différence de la danse, le ballet – même d’avant-garde – serait-il à relier plus aux arts de l’image plane, même si elle n’est ni narrative ni figurative, qu’aux arts du volume ? On pourrait se poser la même question au sujet d’une grande part du théâtre contemporain, qui semble s’accommoder du rapport scène/salle frontal, rapport qui semble aussi convenir aux spectateurs d’aujourd’hui. Le théâtre serait-il devenu un spectacle plus qu’un jeu, ce qu’il était jusque dans la première moitié du xviie siècle ? Voilà quelques-unes des réflexions que suggère, de mon point de vue d’historienne de la scénographie, le très bel ouvrage de Marie Cléren.
Anne Surgers
Professeur émérite,
Université Caen-Normandie
1er décembre 2020
- Thème CLIL : 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
- ISBN : 978-2-406-12152-7
- EAN : 9782406121527
- ISSN : 2261-5709
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12152-7.p.0015
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 12/01/2022
- Langue : Français