Préface
- Publication type: Book chapter
- Book: Cours de sémiotique. Pour une sémiotique applicable
- Pages: 7 to 10
- Collection: Dictionaries and Summaries, n° 18
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Préface1
Le problème de la sémiose est un des plus importants qui se soient jamais posés : comment des objets du monde – des sons, des traces sur des pierre, du papier, des écrans ou d’autres supports, des gestes, des couleurs, des odeurs – en sont-ils venus à véhiculer du sens ? Et comment ce sens détermine-t-il nos valeurs et nos actions ?
De ce problème, qui innerve implicitement bien des sciences, diverses disciplines ont entendu s’emparer pour en faire leur objet. Jadis ce fut la théologie. Puis ce fut la philosophie, avec ses différentes subdivisions et rejetons que sont la phénoménologie, la métaphysique, la logique, la pragmatique ou l’herméneutique. Et aujourd’hui a sonné l’heure des sciences cognitives.
Mais dans ce parcours, un moment aura été décisif : la fin du xixe siècle et le début du xxe siècle, alors que se met en place la modernité dont nous vivons encore aujourd’hui. Ce temps voit naitre de puissants mouvements de rénovation théorique, dont plusieurs ont pris pour point de repère le langage, cet « honneur des hommes », selon la formule de Valéry. C’est dans ce tourbillon – qui est aux sciences humaines ce que le « soupe primordiale » est à la biologie – que naquit la sémiotique. L’objectif déclaré de cette nouvelle venue a d’emblée de montrer que l’on peut traiter tous les faits de culture comme des langages, le but ultime étant de mettre au jour les règles qui président au fonctionnement général du symbolique.
Étonnamment, cette discipline ne s’est guère vu confier la place qui lui revient dans l’univers de la formation. Une place qui devrait être centrale, son rôle social étant manifeste. Elle aide en effet à dépasser l’évidence et le bon sens, en plaçant les phénomènes familiers – de la danse à la publicité, des pictogrammes à la communication avec nos animaux de compagnie – sous la lumière crue de l’éclairage neuf que produit la conceptualisation. En mettant ces phénomènes comme à distance, en permettant de passer de la croyance à la connaissance, elle est donc – ou devrait – être une école de sens critique et de liberté. (Mais justement, peut-être fait-elle peur parce qu’elle libère, ou devrait libérer ?)
8Une manière de pallier cette absence dans les programmes scolaires serait de s’adresser directement au citoyen en multipliant les sites ou les manuels d’initiation à la sémiotique.
Certes, ces manuels ne manquent pas. Mais à bien y regarder, le choix se circonscrit le plus souvent entre deux types d’ouvrages.
D’une part, on a des encyclopédies où les thèses, les appareils conceptuels, les méthodes, sont présentées de manière œcuménique. Mais il arrive – non : la règle est – que les orientations ainsi présentées soient irréconciliables. Une des tentations de l’auteur de la synthèse est à ce moment-là de gommer les disparités, alors que les enjeux sociaux de la discipline devraient plutôt pousser à les mettre en évidence afin de mieux en faire apprécier la portée. De surcroit, à opérer de la sorte, on fait courir au lecteur le risque de la dispersion, qui vient elle aussi contredire les objectifs visés.
Face à ces constructions, on a des traités et des précis homogènes, mais qui, élaborés dans le cadre d’une école, ne font entendre qu’un son de cloche. Ils proposent l’application orthodoxe des schémas caractérisant ladite école ; ils présentent les objectifs et les méthodes de la discipline du point de vue qui leur est particulier. Certes, partir d’un corps de doctrine présenté comme unifié, stabilisé et cohérent, où les concepts s’interdéfjnissent étroitement dans un espace bien clôturé, voilà qui ne peut que séduire le profane, et qui constitue assurément un gage d’efficacité. Mais le propos étant mis à l’abri des controverses, c’est la fonction critique de la discipline qui s’estompe ici.
Cette opposition est apparemment insurmontable, et il semble bien qu’on soit face à un dilemme : d’un côté, des méthodes fermes mais à la rentabilité sociale apparemment faible ; de l’autre, l’ambition d’une telle rentabilité, mais payée par l’inconsistance méthodologique et le bavardage ; ou encore : la crispation sur une doctrine descriptive (avec ses postulats, ses concepts, sa terminologie) au risque de l’intégrisme débouchant sur l’excommunication ; ou bien un œcuménisme dont il n’y a pas grand chose à retirer, et où « sémiotique » n’est plus qu’un mot chic…
La force de cette opposition – ou sa violence – n’est pas souvent perçue par les acteurs du monde sémiotique. En effet, ce dernier se structure en deux zones relativement étanches, distinctes par les agents qui y œuvrent, par les instruments qu’on y utilise, par les objectifs qu’on y poursuit, par les langages à travers lesquels la discipline s’y construit et s’y montre. D’un côté la sémiotique qui sert de science auxiliaire aux 9apprentis architectes, aux designers, aux étudiants en journalisme ou en info-com, lesquels réclament des méthodes aisément exploitables, mais fréquemment détachées de leur cadre théorique ; de l’autre une « sémiotique pour sémioticiens » qu’il est difficile d’arracher à sa pureté idéale. En termes bourdieusiens, on pourrait parler d’un champ de production et de diffusion restreinte et d’un champ de production et de diffusion de masse
Le Cours de sémiotique de Louis Hébert (à qui on doit déjà un remarquable site Web, préfiguration du présent livre) entend ne pas choisir entre les deux branches de cette alternative : celles-ci se présentent au lecteur dans une relation dialectique.
Et sans doute est-ce là une de ses originalités majeures. Il y en a certes d’autres, que l’auteur ne craint d’énumérer lui-même, sans fausse pudeur (parmi celles qui auraient encore pu être soulignées, relevons l’économie qu’il fait des considérations historiques et évolutives – pas de panthéon ici, ni de téléologie, mais d’honnêtes reconnaissances de dette – ou le souci de rendre le propos, accessible sans rien renier de sa complexité ; chose évidemment attendue d’un manuel mais qui prend ici des formes novatrices : le classement des chapitres en parcours balisés de « facile » à « difficile », comme le sont les pistes de ski, en est une des manifestations les plus tangibles), mais c’est sur celle-là qu’il convient d’insister
C’est ce parti pris au départ qui conduit tout naturellement à ce que j’ai nommé dialectique.
D’un côté, Hébert a résisté au fantasme de l’exhaustivité et de l’encyclopédisme, mais a soumis la sélection de ses données et la structure de son exposé à une préoccupation cardinale : l’application. Il présente en effet, modestement, son cours comme une contribution à une « sémiotique applicable » à des textes ou à des énoncés visuels. À première vue, il n’y a là rien de très original : tous les manuels de sémiotique que l’on a vu naitre au cours des trente dernières années ne se soucient-ils pas d’articuler théorie et pratique ? Mais à seconde vue, les choses sont loin d’être aussi nettes. L’exposé fait en effet voir que, loin d’être une retombée inessentielle du phénomène du sens, l’application lui est au contraire consubstantielle. Autrement dit, il établit qu’une sémiotique a non pas éventuellement mais nécessairement ou fatalement un volet applicatif et qu’une théorie sémiotique complète doit faire voir que les systèmes sémiotiques sont condamnés à s’appliquer : « applicanda est omnis semiotica ». Partant de cette nécessité, il s’est agi pour Hébert d’élaborer des outils méthodologiques à partir des différents mondes 10conceptuels qu’il a fréquentés. Ce qui implique tout autre chose que de les présenter comme des vérités absolues : il s’agit non seulement d’en exploiter tout le potentiel méthodologique, mais aussi de les contextualiser, de les préciser, voire de les infléchir, les compléter ou les corriger. Et de fait, on est admiratif devant la créativité dont l’auteur fait preuve dans ce travail de réinterprétation.
D’un autre côté, ledit auteur a refusé de céder à la tentation du lissage énonciatif : il rend ce qui leur revient à tous les césars qu’il a coudoyés, sans craindre de parfois s’inscrire, avec légitimité, dans la galerie de ces césars. Mais il est également mû par le souci de faire apparaitre les harmoniques entre les thèses en présence. Davantage qu’un lieu de dialogue, le cours de Hébert se présente ainsi parfois comme une interface entre les différentes pensées sémiotiques. Le geste vulgarisateur devient chez l’auteur un ample mouvement médiateur.
Sans doute, la position de périphérique assumée par Louis Hébert – et c’est un autre périphérique qui ose le dire – le prédisposait–elle à cette fonction médiatrice. Tout près mais pas dedans, le périphérique est un scrutateur. Dans ses déplacements pendulaires, il aiguise ses dons d’anthropologue. Situé aux marches, portier, il voit ce qui entre et ce qui sort, sait qui passe et ce qui se passe. Mais cette position, où sa sensibilité s’affute, est peut-être aussi la source de sa fragilité. D’un côté le périphérique n’a pas l’assurance parfois arrogante de celui qui s’inscrit résolument au centre ; de l’autre, il ne peut jouir des certitudes robustes mais aveugles de celui qui reste au loin. Il cultive la discrétion ; le scepticisme et l’adhésion tout à la fois. Mais cette discrétion dissimule parfois – dissimule tout en les portant – les innovations les plus surprenantes.
Le lecteur décidera de la pertinence de toutes les médiations qui lui seront proposées dans le livre qu’il tient entre les mains (il arrive que le skieur peste sur la couleur attribuée à la piste sur laquelle il s’est aventuré). Mais l’auteur a précisément pour ce lecteur un respect tel qu’il sait le guider, tout en le laissant autonome. Ce mariage de la fermeté et de la liberté, de la passion et de la rigueur, est trop rare aujourd’hui pour qu’on ne le salue pas dans le remarquable travail du professeur Louis Hébert.
Jean-Marie Klinkenberg
Académie royale de Belgique
1 Le présent texte fait usage des rectifications de l’orthographe de 1990, préconisées par toutes les instances francophones compétentes, dont l’Académie française.
- CLIL theme: 3431 -- ENCYCLOPÉDIES, DICTIONNAIRES -- Encyclopédies et dictionnaires thématiques
- ISBN: 978-2-406-09656-6
- EAN: 9782406096566
- ISSN: 2261-5938
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09656-6.p.0007
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 03-02-2020
- Language: French