Avant-propos
- Publication type: Book chapter
- Book: Correspondance de l’abbé Grégoire avec son clergé du Loir-et-Cher. Tome IV. 1801-1804
- Pages: 15 to 21
- Collection: The Universe of Port-Royal, n° 41
AVANT-PROPOS
Avec le tome IV s’achève l’édition critique de cette partie de la Correspondance de l’abbé Grégoire. L’ensemble, quoique volumineux, ne restitue cependant qu’incomplètement l’œuvre épistolaire de notre auteur. Celle-ci, encore largement inexplorée, se révèle immense et laisse à la postérité une masse impressionnante de documents à déchiffrer. Le fonds Carnot que nous avons, en partie, inventorié et fragmentairement publié1 recèle plusieurs milliers de lettres adressées à l’abbé, de toute la France et du monde entier. Largement inédit, il consiste surtout en correspondance passive. En revanche, le fonds de la Société de Port-Royal détient la correspondance active et passive de l’évêque Grégoire avec son diocèse, pour une période allant de 1791 à 1802, décennie durant laquelle il gouverna, à distance, l’Église du Loir-et-Cher.
Ce tome IV conclut donc et parachève le vaste échange épistolaire entretenu entre les deux partenaires diocésains : l’évêque lui-même et son conseil épiscopal. Y figurent, en outre, des courriers personnels émanant de nombreux curés disséminés sur le territoire blésois. Nous avons suffisamment évoqué, dans les précédents volumes, les multiples difficultés rencontrées dans la maîtrise et l’utilisation des sources d’information, dans le dépouillement méticuleux des documents conservés aux archives diocésaines, départementales ou nationales pour nous dispenser d’insister à nouveau sur ce point. À plusieurs reprises, le lecteur constatera que certaines annotations prennent parfois la forme d’un aveu d’ignorance et que la mention : « personnage non identifié » revient de façon itérative en différentes occasions. En confessant ces lacunes nous ne prétendons pas qu’elles restent à jamais impossibles à combler mais qu’elles ont résisté jusque là à toute entreprise d’élucidation. Comme nous l’avons écrit dans la préface récente à l’un des derniers livres de l’historien R. J. Dean2 et, 16comme le professe le bon sens, l’histoire n’est pas une science achevée, mais un savoir en perpétuelle construction. Ce qui est vrai de toute époque historique l’est encore davantage de celle qui concerne la Révolution française. Non seulement le décalage culturel et la distanciation critique, mais aussi les découvertes fréquentes de documents anciens, enfouis dans des archives jusque là inviolées, renouvellent et modifient constamment le regard de l’historien portant sur les personnages et les événements du passé : « D’autres faits sont toujours à découvrir, d’autres sources à examiner, d’autres dimensions à intégrer et le regard interprétatif porté sur ce passé tumultueux se voit contraint de varier sans cesse la forme et le contenu de son champ d’observation. Mystère de la science historique, accessible au progrès certes, mais toujours réduite à l’inachèvement3 ». Aussi, loin de déboucher sur des impasses, ces vides et ces lacunes ouvrent d’intéressantes pistes aux chercheurs ; leurs analyses ne manqueront pas de compléter, de préciser, de rectifier ce que cette recherche laisse encore dans l’ombre. Nous disons ici notre confiance dans ces travaux futurs, notre propre enquête conservant son caractère utile, mais temporaire.
C’est donc la phase finale des relations épistolaires de l’évêque Grégoire avec son diocèse de Blois, que décrit et récapitule ce tome IV. Nous voilà arrivé au terme d’une histoire commune, tourmentée et ardente, ponctuée de drames et néanmoins chargée d’espérance, mais dont le dénouement pressenti, au fil des confidences et des indiscrétions, se dessine déjà sous des couleurs bien sombres et préfigure le crépuscule inéluctable de l’Église constitutionnelle elle-même. Le diocèse de Blois, tel que le révèle cette correspondance, semble représenter comme un petit laboratoire où s’ébauche et se consomme ce déclin. Était-il fatal ? Cette association, inédite au demeurant, entre l’Église et la République était-elle vouée à une inévitable rupture ? Force est de reconnaître que le rêve grégorien d’une « sainte alliance entre christianisme et démocratie » ne se réalisera que bien plus tard, au début du xxe siècle ; il faudra attendre les textes officiels du magistère catholique – telle la Déclaration Dignitatis humanæ du Concile Vatican II – pour que l’entente soit scellée ouvertement. Dans l’immédiat, l’institution ecclésiastique, soumise à un contexte politique particulier, apparaît de plus en plus fragilisée dans la mesure où les structures étatiques sur lesquelles elle s’appuie – le Directoire – ne cessent de manifester des signes de faiblesse et d’instabilité. 17L’impression la plus curieuse qui se dégage de cette correspondance est que les épistoliers – et singulièrement Grégoire – ne semblent pas deviner que le coup d’État du 18 Brumaire an VIII, et l’instauration du Consulat signaient déjà pratiquement l’arrêt de mort de la République. Au contraire – peut-être en raison de l’amitié qui liait l’évêque de Blois à Siéyès et la confiance qu’il accordait initialement à Bonaparte – tous ont interprété l’événement comme une consolidation des institutions républicaines, qualifiant même au passage le vainqueur de Marengo de « nouveau Gédéon » ou de « nouveau Cyrus ». Il faudra attendre la proclamation de l’Empire héréditaire et l’effacement progressif des libertés fondamentales pour que Grégoire ouvre enfin les yeux sur la nature véritable du nouveau régime et en devienne par la suite le procureur implacable. Opposant résolu mais minoritaire au Sénat, il dressera, en 1814, un acte de déchéance de l’empereur d’une sévérité sans concession4. En revanche, dans la période qui nous occupe, les relations demeurent encore confiantes, voire presque idylliques entre les deux acteurs.
Un des correspondants ne paraît pas, toutefois, partager totalement cet optimisme naïf, parce qu’il mesure chaque jour sur le terrain, les effets négatifs de la nouvelle situation : le premier vicaire épiscopal Claude Dupont. À de nombreuses reprises, il alerte son évêque sur le retour massif des réfractaires à Blois ou dans les environs : « Dans plusieurs endroits du diocèse, on célèbre dans les églises, sans soumission préalable et notamment à Rhodon où de nos paroissiens ont assisté […]. Il n’y a ici qu’une voix : c’est qu’il y a des ordres pour protéger les réfractaires5 ». En principe, le gouvernement consulaire avait autorisé les prêtres insermentés à reprendre le ministère à la condition expresse de prononcer un nouveau serment de « soumission aux lois ». Cet engagement pouvait passer, aux yeux de Grégoire, pour une adhésion aux principes de la République (puisque c’était encore le terme officiel) et aux modalités de gouvernement de l’Église, issues de la Constitution civile du clergé. Aussi, on ne voit s’élever, de la part de l’épiscopat français aucune opposition frontale à ces réglementations nouvelles. Mais leur application ne faisait guère sur place l’objet d’une vérification stricte. De nombreux réfractaires, sortis de leurs cachettes, ou rentrés d’émigration, profitaient de la situation et, sans se plier à l’obligation 18légale, s’empressaient de combler les vides laissés par les constitutionnels, souvent sollicités d’ailleurs eux-mêmes par des fidèles en manque de pasteurs. Fréquemment, le premier vicaire épiscopal met en cause la mollesse des autorités préfectorales et particulièrement l’attitude passive du préfet Corbigny. Il est facile de deviner que s’esquisse déjà, dans la politique du nouveau pouvoir, la volonté de mettre fin, coûte que coûte, au schisme divisant encore les deux clergés. À long terme, on voit même se dessiner la revanche, un jour victorieuse, du courant ultra-montain et royaliste qui, se ralliant à l’Empire napoléonien puis à la Restauration, supplantera, durant tout le xixe siècle, le courant gallicano-janséniste, au sein de l’Église catholique. Ce dernier ne connaîtra une forme de renaissance qu’au début du xxe siècle.
Dans cette conjoncture troublée mais cruciale de l’histoire de l’Église nationale, Grégoire, pourtant avare de confidences détaillées, a joué un rôle plus important que les documents officiels ne le laissent croire et qui aurait pu, en d’autres circonstances, changer le cours des choses. Nous l’expliquons dans la note détaillée de la page 41 de ce tome (GR 2125) et aussi dans celle de la page 181 du tome III (GR 2114). Rappelons ici brièvement que Bonaparte fit, en un premier temps, de Grégoire son principal conseiller pour le règlement de la question religieuse en France. Ce dernier le rapporte en ces termes dans ses Mémoires, écrits en 1808 : « Sur son invitation [de Bonaparte], plusieurs fois je m’étais rendu à la Malmaison ; et dans nos conversations prolongées au milieu des bosquets, nous avons amplement discuté des moyens de pacifier l’Église de France6 ». Dans la note du tome III, nous expliquons les raisons pour lesquelles les propositions de Grégoire (qui demandait formellement au pape, auteur d’un nouveau bref très conciliant : Pastoralis sollicitudo, de condamner les deux précédents Quod aliquantum et Charitas) furent finalement rejetées par le premier Consul au profit des suggestions plus accommodantes de l’abbé Bernier. Cet échec diplomatique suffit-il à ouvrir les yeux de l’évêque sur la nature profonde et les ambitions secrètes du futur empereur ? Il est permis d’en douter. Au terme de cette décennie tourmentée et harassante, où notre auteur s’était multiplié sur tous les fronts, avait tenu à bout de bras, avec quelques confrères, une institution ecclésiale affaiblie et décimée, avait assuré, parallèlement, un mandat politique exigeant, le 19sentiment qui dominait alors en lui était celui d’un homme exténué, affligé et même meurtri. Quand viendra l’heure de la démission, il laissera échapper cet aveu surprenant de sa part : « Béni soit le jour où enfin il m’est permis de déposer ce terrible fardeau [de l’épiscopat], de quitter des fonctions légitimes, canoniques, mais accablantes par leur poids7. »
Cette dernière partie de la Correspondance nous permet de retracer avec précision les ultimes étapes de la carrière épiscopale de Grégoire. Les termes mêmes du Concordat stipulaient que tous les évêques français encore vivants, assermentés ou insermentés, eussent à présenter leur démission au pape. C’est ce que fit, à la quasi unanimité, l’épiscopat constitutionnel, mais partiellement celui d’Ancien Régime, entraînant sous l’impulsion de Thémines (Blois) et de Coucy (La Rochelle) le schisme dit de la « Petite Église ». C’est sans aucune hésitation que Grégoire accomplit la démarche, adressant sa lettre de démission à son métropolitain Dufraisse, évêque de Bourges, le 8 octobre 1801 (16 Vendémiaire, an X). Il continue toutefois, comme il le précise dans cette correspondance, d’assurer l’intérim de son successeur, jusqu’à la signature du Concordat le 10 avril 1802, qui officialisera la nomination du remplaçant, l’abbé Bernier, et la fusion du diocèse de Blois avec celui d’Orléans. Parallèlement, sa carrière de fonctionnaire public connaît, durant cette période, plusieurs péripéties, puis se clarifie et se stabilise peu à peu. Comme nous l’avons rapporté dans le tome III, il avait été nommé conservateur à la Bibliothèque de l’Arsenal le 14 septembre 1799, grâce à l’intervention de François de Neufchâteau. Le 9 novembre 1800 (18 Brumaire an IX), il est élu, par le Sénat, membre du Corps Législatif dont il deviendra, par la suite, président. Enfin, le 25 décembre 1801, c’est à la majorité des suffrages que le choix des sénateurs se porte sur lui pour l’intégrer dans leurs rangs. À la faveur de ces trois promotions, sa situation matérielle s’améliore et échappe à la précarité. Il affrontera une dernière fois celle-ci, en mars 1816, quand le Sénat étant supprimé, la seconde Restauration l’exclura de l’Institut (qu’il avait co-fondé) et le privera, contre toute justice, de sa pension d’ex-sénateur, avant de la rétablir quelque temps après.
Un petit nombre de lettres, postérieures à 1802, constituent comme l’épilogue de cette carrière épiscopale et concluent notre travail de 20recherche. À partir des courriers 4832 et 4833 (p. 182 et suiv.), la cause paraît entendue et les divers correspondants acquis à l’idée – même s’ils le regrettent vivement – du départ de leur pasteur. La longue missive, découverte à la Bibliothèque de l’Arsenal, rédigée par ses vicaires épiscopaux (p. 208) fait figure à la fois d’adieu officiel et de témoignage ému de reconnaissance envers celui qui les avait gouvernés pendant dix ans. Une des énigmes biographiques que nous avions soulignée dans l’introduction du tome I (p. 16), quant à la restitution à Grégoire des lettres adressées par lui à ses prêtres, trouve son explication dans le courrier 4845 de Claude Dupont, daté du 14 décembre 1803 (p. 215) : « J’ai pensé comme vous, révérendissime évêque, écrit celui-ci, que certains papiers, concernant votre juridiction, étaient votre propriété. Il y avait deux registres entre les mains de feu mon confrère Boucher, l’un contenant les dispenses et procès-verbaux d’ordination, l’autre contenant les délibérations du Conseil. Il y avait des collections de lettres et des écrits préparatoires à la tenue de notre synode […]. Je compte, sous peu, trouver une occasion pour vous transmettre ce qui sera en mon pouvoir, mais il me serait utile de savoir votre demeure8 ».
Sur ces dernières informations s’achève notre entreprise d’édition complète de la correspondance de l’abbé Grégoire avec son clergé du Loir-et-Cher. En nous faisant partager les soucis et les joies des prêtres blésois de cette époque, en nous invitant à saisir de l’intérieur les nombreux soucis et problèmes qui se posaient à eux, elle nous aide à appréhender, de façon plus complète, la situation difficile d’une Église constitutionnelle, confrontée à un contexte historico-politique inédit et qui, dans la tourmente, tenta de sauvegarder l’essentiel. Elle nous permet aussi de retracer avec précision les différents épisodes qui marquèrent la vie de Grégoire, durant cette décennie, de dissiper quelques erreurs commises à ce sujet et de combler certaines lacunes concernant son activité, au cours de la même période. Élu évêque presque contre son gré, il s’efforça d’en assumer la charge, avec une conscience aigüe de ses responsabilités et dans le souci constant de réconcilier l’Église avec l’institution républicaine. Il réalisait, ainsi, son vœu le plus cher non seulement celui d’une « sainte alliance entre christianisme et démocratie », mais celui de montrer que l’Agapè évangélique, (dont il fait inlassablement l’éloge), proposée et non imposée à la société 21civile, représentait pour celle-ci le meilleur antidote contre les pièges de l’amour-propre et le remède le plus efficace contre les résurgences toujours à craindre de toutes les formes de despotisme.
Je tiens à remercier particulièrement M. Bernard Gazier, arrière petit-fils d’Augustin Gazier, qui m’a permis d’utiliser les notes manuscrites de celui-ci, ainsi que Valérie Guittienne-Mürger et Fabien Vandermarcq qui m’en ont facilité la consultation.
Un vif merci aussi à Bruno Guignard, bibliothécaire-paléographe de la ville de Blois, à J.-P. Sauvage, archiviste diocésain de la même ville, à Brigitte Lagarde, qui m’ont activement secondé dans mes recherches, ainsi qu’à Anne-Marie Latapie pour l’aide précieuse apportée à ce travail.
1 Lettres à l’abbé Grégoire, vol. I, A à J, Paris, Phénix, 2013.
2 L’Assemblée constituante et la Réforme ecclésiastique, Paris, éd. R. Dean, p. 13. Préface par J. Dubray.
3 Ibidem, p. 13.
4 Mémoires, éd. Santé, p. 267 et suiv.
5 Lettre à Grégoire, t. IV, GR 4781, p. 23.
6 Abbé Grégoire, Mémoires, Paris, éd. Santé, p. 154.
7 Ibidem, p. 192.
8 Lettre GR 4845 (p. 216).
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-09931-4
- EAN: 9782406099314
- ISSN: 2491-2530
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09931-4.p.0015
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 02-24-2020
- Language: French