Annexe VI Eliza Verdier et Joseph Michaud [1812]
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Correspondance complète. Tome III. La Romancière (1799-1802)
- Pages : 899 à 901
- Collection : Correspondances et mémoires, n° 59
- Série : Le dix-huitième siècle, n° 12
Annexe VI
Eliza Verdier et Joseph Michaud [1812]
Eliza Verdier à Joseph Michaud1
Vous qui avez été lié avec maman Sophie, Monsieur, vous qui savez nos regrets, et la douleur inconsolable de maman, n’avez-vous pas été choqué, et blessé, que M. Bouilly osât publier un conte intitulé La Robe feuille morte. Est-il permis de désigner des personnes encore vivantes, et de composer des fables sur celle dont la mémoire est si récente ? Quel droit M. Bouilly a-t-il de s’approprier un nom qu’il devrait respecter ? Il a ajouté encore à ses torts celui d’avoir annoncé que les traits qu’il rapporte sont vrais, chose absolument fausse si nous pouvons en juger par le seul conte que nous ayons eu quelqu’intérêt à lire. Vous savez à quel point maman Sophie était éloignée de toute affectation et que sa modestie était trop vraie pour avoir cherché à se singulariser par un costume particulier. M. Bouilly raconte qu’elle prit le titre de bonne pour nous conduire au bal un jour que maman ne le pouvait faire elle-même. Il n’y a pas un mot de vrai dans cela, ni dans la scène qui suivit. Le titre de seconde mère était celui qui lui plaisait le plus, ainsi qu’à nous, et si nous avions été privées de notre mère, nous aurions cru qu’il ne pouvait en exister une plus tendre, et plus dévouée que maman Sophie.
Excusez, Monsieur, si je m’exprime mal ; je sens bien que je ne rends pas la moitié de ce que j’ai éprouvé en voyant le nom d’une personne que nous avons tant aimée, et dont la mémoire nous est si chère figurer dans un conte de M. Bouilly ; et y figurer d’une manière qui la ridiculise aux 900yeux de ceux qui ne l’ont point connue, et qui ne peuvent croire qu’on ose inventer de pareilles fables au milieu de tant de témoins.
Maman est à peine convalescente d’une maladie qui nous a causé bien de l’inquiétude. C’est au chevet du lit de cette mère, objet de notre amour le plus vif, et de notre vénération la plus grande, que nous avons lu ce conte. Combien nous avons été indignées de voir maman traitée avec si peu d’égards par M. Bouilly ! Nous retenions nos larmes, en pensant combien cette amie qu’elle a perdue, et qui la plaçait si haut dans sa considération, et si avant dans son cœur eût été choquée de se voir mise par M. Bouilly à la place de Maman dans les soins de notre éducation, soins qu’elle avait la bonté de partager quelquefois, mais qu’elle était loin de s’approprier ; sa modestie lui faisait dire souvent qu’elle voyait bien que malgré son zèle, rien ne pouvait remplacer une mère. Ce n’est pas, vous le savez, que nous ne devions plus qu’on ne peut l’imaginer dans le monde à cette seconde mère, à cette amie si tendre. Les obligations que nous lui avons sont gravées au fond de nos cœurs, et il y a peu de jours où elles ne fassent le sujet de nos conversations, de nos larmes et de nos éternels regrets. Mais faut-il pour lui donner des louanges qu’elle aurait repoussées, ôter à une mère ce qu’elle a de plus précieux, ses enfants ? et à un père généreux le bonheur d’avoir pu en fournissant à notre existence et à notre éducation, éviter que nous ne fussions à charge à maman Sophie.
901Joseph Michaud à Eliza Verdier2
Mademoiselle,
J’ai été l’interprète de vos sentiments auprès de celui qui a fait l’article sur les contes de M. Bouilly dans la Gazette de France3 ; j’aurais voulu qu’il les eût encore mieux exprimés qu’il ne l’a fait ; du reste, l’absurdité des assertions de M. Bouilly est si frappante qu’elle doit frapper tout le monde ; il s’élève de toutes parts des réclamations sur l’inconvenance de ses récits.
On a fait une énorme faute d’impression dans l’article d’aujourd’hui ; on la réparera demain ; les contes de M. Bouilly font tourner la tête aux imprimeurs.
J’espère que la critique qu’on a faite obligera l’auteur des contes à réparer ses torts dans une nouvelle édition qu’il prépare : je désire bien vivement comme vous qu’on parle de Mme Cottin comme on doit en parler, et qu’on ne dise rien qui puisse affliger sa famille et tous ceux qu’elle aimait.
Recevez mes salutations.
Michaud
À Mlle Eliza Verdier rue Saint-Georges no 15 Paris
1 BnF NAF 15983, f. 217-218. Sur le feuillet précédent, de Julie Verdier : « De mes filles à M. Michaud au sujet du conte de M. Bouilly intitulé La Robe feuille morte. »
2 BnF NAF 15983, f. 214.
3 Article signé « S. » du 24 février 1812 (no 55), p. 2-4. « Des renseignements très particuliers me permettent d’affirmer que M. Bouilly a été induit en erreur, si c’est très sérieusement qu’il a avancé “que Mme Cottin, depuis plusieurs années, s’était imposé l’obligation de porter toujours le même vêtement, lequel consistait en une redingotte de taffetas feuille-morte, et un ample chapeau noir, forme anglaise, etc.” Des personnes qui ont vécu dans son intimité, des parents même, ne lui ont jamais connu cette orgueilleuse simplicité ; en aucun temps, ils n’ont eu connaissance que leur illustre amie ait eu l’humiliation d’être prise pour une lionne dans un grand bal. »
- Thème CLIL : 3639 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Art épistolaire, Correspondances, Discours
- ISBN : 978-2-406-16053-3
- EAN : 9782406160533
- ISSN : 2261-5881
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-16053-3.p.0899
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 21/02/2024
- Langue : Français