Annexe IV Pauline de Meulan, « Lettre d’un Bordelais à Paris à son ami à Bordeaux »
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Correspondance complète. Tome III. La Romancière (1799-1802)
- Pages : 893 à 894
- Collection : Correspondances et mémoires, n° 59
- Série : Le dix-huitième siècle, n° 12
Annexe IV
Pauline de Meulan, « Lettre d’un Bordelais
à Paris à son ami à Bordeaux1 »
Vous voulez, mon ami, que je vous donne des nouvelles de Paris, c’est-à-dire, que je vous parle de la société, des spectacles, des hommes et des femmes. La société change de face à chaque saison ; une pièce de théâtre qui réussit se joue jusqu’à trois fois ; les hommes s’occupent de leurs collets et de leurs pantalons, les femmes de vers et de prose ; plusieurs même font des romans, écrivent dans les journaux, discutent dans les salons. La première chose que vous demande une femme d’esprit, c’est si vous avez lu Atala, et ce que vous pensez du discours du missionnaire2. Une femme a dernièrement écrit contre les femmes qui écrivent dans un autre genre que le sien ; une autre femme a repris celle-ci en l’accusant de plagiat. La guerre se déclare ; les voilà auteurs dans les formes, et bientôt on ne sera pas plus étonné de ce qu’une femme fait des livres que de ce qu’elle fait des enfants. Est-ce un bien, est-ce un mal, se demande-t-on sans cesse ? Moi je trouve cela tout naturel. De quoi veut-on qu’elles s’occupent ? de leur toilette ? Le sujet est bien borné. Moins de vêtements, plus de parure, voilà la règle ; il ne faut pas beaucoup de réflexions pour la comprendre, ni de temps pour s’y conformer. – D’intrigues d’amour ? Ah ! mon ami, de nos jours le misérable passetemps qu’une intrigue ! C’était autrefois l’affaire de la vie d’une femme ; je défie qu’à présent elle y trouve l’emploi de plus d’une heure de sa journée. Rien de plus libre que les entrées, de plus simple que la sortie, de moins mystérieux que les rencontres ; point de précautions à prendre, point de craintes à concevoir ; de là un sujet de conversation absolument nul ; et le tête-à-tête le plus tendre, raccourci au moins d’un tiers. Voulait-on autrefois se retrouver au spectacle, que de conventions à faire, de combinaisons à former ? Il ne s’agit plus maintenant que de louer une loge, ce qui est plus 894commode et sans doute bien plutôt fait. Plus de tracasseries de société, de ces anecdotes si secrètes pendant deux jours, jusqu’à ce qu’elles fussent publiques le troisième ; rien à s’apprendre, rien à se confier ; une nouvelle du jour dont on parle par embarras de se taire, une visite qu’on prolonge par embarras de la finir. Pendant ce temps-là on calcule ; la bienséance exigeait encore quelques instants, et comme de coutume, on accorde à la bienséance la moitié de ce qu’elle demande. Joignez à cela ce qu’on gagne d’ailleurs sur les moments de trouble, d’inquiétude, d’attente, qui à la vérité n’étaient pas perdus pour tout le monde ; sur les longues rêveries du jour et les mauvais rêves de la nuit ; et vous verrez que, dans l’arrangement de sa vie, une femme ne peut plus regarder l’amour, ou, ce qui est à peu près la même chose, la galanterie, que comme un accessoire.
Toutes n’ont pas eu recours aux mêmes moyens pour y suppléer. Madame du S… a pris en main la gestion des affaires de son mari ; de plus, elle suit le procès de sa sœur, sollicite le congé de son neveu, et s’est chargée hier d’une pétition à présenter au ministre pour l’ami de la belle-sœur de son cousin : il faut bien s’amuser à quelque chose. Elle a fait son ancien cocher commis au droit de passe, et son vieux portier va obtenir pour retraite une place de garçon de bureau. Une de ses qualités les plus marquantes est de savoir forcer la porte d’un chef de bureau, faire cent lieues toute seule par la diligence, et courir les rues de Paris à pied, quelque temps qu’il fasse et à quelque heure que ce soit. Elle ne craint ni la pluie ni le hâle, et les voleurs pas plus que les insolents. Mon ami, ces femmes-là me font peur à moi.
Madame de G… vient d’arriver de la campagne, où elle avait habité depuis son mariage. On ne parle que d’elle, on ne voit qu’elle, on n’entend qu’elle. Son abord est plus rassurant qu’obligeant ; les hommes la trouvent bonne personne ; c’est qu’ils songent moins aux frais qu’elle fait pour eux, qu’à ceux dont elle les dispense à son égard.
Adieu, mon ami. L… vient d’acheter une terre à douze lieues de Paris ; il y va faire un superbe établissement de chasse ; on y jouera un jeu d’enfer. C’est là que je compte passer l’été et l’automne. Tous nos amis, qui dînent une fois par semaine chez D., se réunissent pour vous prier de lui envoyer le meilleur vin de vos cantons, etc.
P.3.
1 Dans J.B.A. Suard, Mélanges de littérature, Paris, Dentu, 1803.
2 Référence au discours que tient le père missionnaire Aubry à la pauvre indienne, Atala, expirante.
3 André Cottin qui a cru deviner la main de Mme Pastoret se ravise et l’attribue à Pauline de Meulan : « Je dois réparation à Mme Pastoret : j’apprends que tous les articles signés P. sont de Mlle de Meulan », CC III, 342, André Cottin à Sophie Cottin, s. d.
- Thème CLIL : 3639 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Art épistolaire, Correspondances, Discours
- ISBN : 978-2-406-16053-3
- EAN : 9782406160533
- ISSN : 2261-5881
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-16053-3.p.0893
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 21/02/2024
- Langue : Français