Annexe n° 1 Traduction de l’extrait du De Clementia de Sénèque, fourni avec l’avis au lecteur de Cinna
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Théâtre. Tome III
- Pages : 223 à 225
- Collection : Bibliothèque du théâtre français, n° 97
ANNEXE no 1
Traduction de l’extrait du De Clementia de Sénèque1,
fourni avec l’avis au lecteur de Cinna
[…] Le divin Auguste fut un prince rempli de douceur, à ne le juger qu’à partir de son gouvernement personnel. Il est vrai que lors des malheurs qui s’abattirent sur la patrie il joua de l’épée, bien qu’il fût exactement de l’âge que tu as à présent, c’est-à-dire dans sa dix-huitième année. Lorsqu’il eut vingt ans révolus, déjà il avait plongé son poignard dans le sein de ses amis, déjà il l’avait traîtreusement dirigé contre le flanc du consul Antoine, déjà il avait été son collègue dans l’œuvre des proscriptions. Mais lorsqu’il eut passé la soixantaine, comme il séjournait en Gaule, on lui apporta la nouvelle que L. Cinna, personnage d’esprit borné, organisait contre lui un guet-apens ; on lui dit le lieu, la date et le plan de l’attaque ; la dénonciation venait de l’un des complices. Il décida de se venger et fit convoquer ses amis pour tenir conseil. Sa nuit était agitée, car il se disait qu’il lui fallait condamner un jeune homme de la noblesse et, à cela près, sans reproche, le petit-fils de Cn. Pompée. Voici qu’il n’était plus capable de tuer un seul homme, lui qui avait tracé à table sous la dictée d’Antoine l’édit de proscription. Tout en gémissant il articulait de temps à autre des propos sans suite et contradictoires : « Quoi donc ? je laisserai circuler sans inquiétude2 mon assassin, tandis que je n’aurai point de repos ? Ainsi il ne sera point châtié, lui qui peut se résoudre à trancher ? – non, à immoler une tête inutilement visée au cours de tant de guerres civiles, échappée à tant de combats de flottes et d’infanterie, et cela quand la paix a été assurée sur terre et sur mer ! » Et puis encore, après un silence, il s’emportait contre lui-même comme il avait fait contre Cinna, mais en parlant bien plus fort : « Pourquoi vis-tu, si tant de gens ont intérêt à ce que tu meures ? où s’arrêteront les supplices, où 224s’arrêtera la tuerie ? Je ne suis qu’une tête exposée aux regards des jeunes aristocrates, afin qu’ils la visent de leur pointe bien aiguisée ; non, la vie n’est pas tellement précieuse, si pour m’éviter la mort, il faut sacrifier tant de têtes ! » Enfin Livie l’interrompit : « Admets-tu, dit-elle, les conseils d’une femme ? Fais comme les médecins : quand les remèdes usuels ne réussissent pas, ils essaient les médicaments contraires. Par la rigueur tu n’as jusqu’ici rien obtenu : Salvidienus a été suivi par Lepidus, Lepidus par Murena, Murena par Caepio, Caepio par Egnatius, sans parler des autres, dont la témérité fait rougir. Essaie maintenant de la clémence : pardonne à cela près, sans reproche, le petit-fils de Cn. Pompée. Voici qu’il n’était plus capable de tuer un seul homme, lui qui avait tracé à table sous la dictée d’Antoine l’édit de proscription ». Tout en gémissant il articulait de temps à autre des propos sans suite et contradictoires : « Quoi donc ? je laisserai circuler sans inquiétude mon assassin, tandis que je n’aurai point de repos ? Ainsi il ne sera point châtié, lui qui peut se résoudre à trancher ? – non, à immoler une tête inutilement visée au cours de tant de guerres civiles, échappée à tant de combats de flottes et d’infanterie, et cela quand la paix a été assurée sur terre et sur mer ! » Et puis encore, après un silence, il s’emportait contre lui-même comme il avait fait contre Cinna, mais en parlant bien plus fort : « Pourquoi vis-tu, si tant de gens ont intérêt à ce que tu meures ? où s’arrêteront les supplices, où s’arrêtera la tuerie ? Je ne suis qu’une tête exposée aux regards des jeunes aristocrates, afin qu’ils la visent de leur pointe bien aiguisée ; non, la vie n’est pas tellement précieuse, si pour m’éviter la mort, il faut sacrifier tant de têtes ! » Enfin Livie l’interrompit : « Admets-tu, dit-elle, les conseils d’une femme ? Fais comme les médecins : quand les remèdes usuels ne réussissent pas, ils essaient les médicaments contraires. Par la rigueur tu n’as jusqu’ici rien obtenu : Salvidienus a été suivi par Lepidus, Lepidus par Murena, Murena par Caepio, Caepio par Egnatius, sans parler des autres, dont la témérité fait rougir. Essaie maintenant de la clémence : pardonne à L. Cinna. On l’a pris sur le fait : désormais il ne saurait plus te nuire ; en revanche il peut servir à ta réputation. » Tout heureux d’avoir trouvé un conseiller, il remercia sa femme ; quant à ses amis qu’il avait fait venir pour les consulter, il leur fit donner contre-ordre sur-le-champ. Il mande auprès de lui Cinna seul et, après avoir congédié tous ceux qui étaient dans la chambre, il fait placer un second siège pour Cinna. « Je te demande avant tout, lui dit-il, de ne pas m’interrompre, de ne pas 225me couper la parole par tes exclamations ; tu auras ensuite tout loisir de t’expliquer. Je t’ai trouvé, Cinna, dans le camp de mes adversaires et toi qui étais non pas devenu, mais né mon ennemi, je t’ai donné la vie ; quant à ton patrimoine, je t’en ai laissé l’entière possession. À présent, tu es si heureux, si riche, que le vaincu fait envie aux vainqueurs. Comme tu briguais le sacerdoce, oubliant pour toi plusieurs candidats dont les pères avaient fait campagne avec moi, je te l’ai accordé. Après tant de bienfaits, tu as projeté de m’assassiner. » À ces mots, Cinna se récria : pareille folie était bien loin de sa pensée : « Tu ne tiens pas, lui dit Auguste, ta parole : il était convenu que tu ne m’interromprais pas. Tu te disposes, te dis-je, à m’assassiner » ; et il indiqua l’endroit, les complices, le jour, le plan de l’attaque, le bras chargé de frapper. Et comme il le voyait baisser les yeux et garder le silence, non plus pour tenir leurs conventions, mais pour écouter sa conscience : « Quel est ton but ? dit-il. De régner à ma place ? Par Hercule, le peuple romain est bien à plaindre si ton ambition ne rencontre pas d’autre obstacle que moi. Tu es incapable de soutenir ta propre maison (naguère dans un procès civil tu as succombé sous le crédit d’un affranchi ; il fallait appeler César à ton aide !). Mais je me retire si je suis le seul qui gêne tes prétentions : est-ce que Paul-Émile et Fabius Maximus et les Cossus et les Servilius vont te supporter, eux et toute cette légion de patriciens, non pas de ceux qui affichent de vains noms, mais de ceux qui font honneur aux images de leurs ancêtres ? » Pour ne point reproduire tout son discours, qui tiendrait la plus grande partie de mon rouleau (on sait, en effet, qu’il parla plus de deux heures, faisant durer le seul châtiment dont il devait se contenter) : « Je t’accorde la vie, Cinna, dit-il, pour la seconde fois : à la première j’avais affaire à un ennemi, cette fois j’ai affaire à un conspirateur et à un parricide. Qu’à partir de ce jour l’amitié recommence entre nous ; voyons qui de nous deux sera le plus loyal, moi qui t’ai donné la vie ou toi qui me la dois. » Depuis lors il lui conféra spontanément le consulat, lui reprochant de n’oser pas le demander. Il eut en lui l’ami le plus attaché et le plus fidèle ; il fut son unique héritier. Et il n’y eut pas d’autre attentat secret contre lui.
Traduction de François Préchac,
Paris, Les Belles Lettres, 1921.
- Thème CLIL : 3622 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Théâtre
- ISBN : 978-2-406-14286-7
- EAN : 9782406142867
- ISSN : 2261-575X
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14286-7.p.0223
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 05/04/2023
- Langue : Français