Avant-propos
- Publication type: Book chapter
- Book: Contextes littéraires, émotions judiciaires
- Pages: 7 to 12
- Collection: POLEN - Power, Literature, Norms, n° 19
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Avant-propos
Le droit fait mauvais ménage avec les émotions. Et pourtant, des grandes causes passées aux « affaires » médiatisées, le rituel judiciaire est saturé de celles-ci ; émotions des acteurs, victimes, prévenus, mais aussi d’un public lecteur de journaux et/ou de récits littéraires parfois avide de récits judiciaires parce que ceux-lui le renvoient à ses propres démons et jouent le rôle d’une forme de catharsis. Le fait divers, matrice littéraire du roman réaliste au xixe siècle – mais dont l’histoire remonte bien en-deçà – catalyse en effet des prises de position souvent dictées par des affects contradictoires et violents (Toudoire-Surlapierre : 2019). Prises de positions sociales, religieuses, révolte contre l’injustice fertiles en émotions variées qui vont de la colère à la pitié, de l’indignation à la tristesse, le fait divers constitue un objet de récit privilégié paradoxalement méprisé précisément pour la curiosité (malsaine ?) qu’il suscite. Cependant l’étude des émotions en contexte judiciaire ne se limite pas au sensationnalisme kitsch que l’on prête ordinairement à ce type de récit, ni au seul moment du procès.
Depuis ce qu’il est convenu d’appeler l’affective turn des sciences humaines, tournant relativement récent dans l’histoire de la pensée occidentale, les émotions sont prises en compte à un autre niveau ; la manière dont le droit est appliqué et peut-être même la doctrine ne peuvent faire l’économie de la composante émotionnelle du jugement ; de la règle au cas, bien des variations se dessinent et la théorie américaine (Martha Nussbaum : 2015) insiste sur la nécessité dans le processus judiciaire de se mettre à la place d’autrui. Cette conception empathique de la justice va de pair avec une défense des humanities, au sens des sciences humaines en général, mais surtout de la littérature et des arts dans la mesure où ils exposent la singularité et la complexité des situations où le droit s’applique et suscitent en nous des émotions variées.
8Très vite, les théories anglo-saxonnes prennent la mesure de l’importance de ces émotions, ce qui n’est pas vraiment le cas en Europe, jusqu’à une période relativement récente. Le système européen très différent de la civil law suppose une adaptation de chaque situation à une règle édictée dans un code et cela peut expliquer en partie cette résistance, ce qui conduit à une question : ce nouvel objet implique-t-il une redéfinition de la discipline juridique telle qu’elle est enseignée ? En quoi la prise en considération des émotions et la contextualisation du jugement modifient-ils notre appréhension du processus judiciaire ? La technicité du droit est-elle incompatible avec la considération singulière et complexe des situations humaines auxquelles les acteurs du droit se confrontent ? Reconnaître l’émotion d’autrui (et ses émotions propres) est-il un obstacle au jugement équitable ? L’expression d’émotions requiert-elle un traitement particulier, ou que les décisions soient influencées voire amendées par leur existence ? En d’autres termes, la prise en compte des affects constitue-t-elle un auxiliaire ou une menace pour l’institution judiciaire telle qu’elle est représentée dans les textes littéraires ?
Le mouvement « Droit & Littérature », fortement présent dans la pensée américaine a, jusqu’aux années 2000, très peu innervé le champ théorique continental. Il n’en est plus de même aujourd’hui, au moment où se multiplient des réflexions et se crée un domaine de recherche nouveau et polymorphe, en particulier en France. L’idée (très vive chez les pionniers du mouvement) que la littérature forme notre relation à l’application du droit, qu’elle est porteuse de normes sociales fortement investies d’émotions n’est pas neuve mais elle modifie notre approche de la justice et de la manière dont elle est rendue. Cependant, on voit immédiatement l’écueil d’un tel discours tenu sur les émotions pour les disciplines littéraires. En effet, envisager la littérature comme un « supplément d’âme » dans l’application du droit serait assurément réducteur, tout comme l’attitude qui consiste à y puiser des exemples pertinents et savants, selon la tradition du juge lettré…
C’est dans l’interaction entre le pouvoir du droit de modeler nos vies, l’importance symbolique que nous lui accordons et les récits, les productions culturelles qui ont trait aux questions de droit qu’il faut sans doute chercher la place des émotions et le rôle perturbateur ou régulateur qu’elles y jouent. Ainsi, droit et littérature seront envisagés dans leurs dynamiques communes (et notamment dans leurs dynamiques 9narratives), plus que dans le cadre d’une confrontation disciplinaire où la question des préséances se poserait, et où des questions de nature technique (l’évaluation du degré de responsabilité d’un prévenu par la psychologie, exemple) seraient pertinentes.
La rationalité du droit croise sans cesse le désir partagé par les acteurs sociaux de voir dans son effectivité ce qui donne sens aux vies, ce qui les justifie, ce qui les répare, ce qui nous permet enfin de nous approprier notre destin ou celui d’autrui lorsque des narrations nous confrontent indirectement à l’institution judiciaire. La dimension de contrainte propre au droit et la nature même du processus judiciaire supposent en outre une investigation préalable (l’instruction d’un dossier) qui touche au cœur de la vie des sujets ; affects, vie intime, sentiments, émotions y sont passés au crible. La présence d’experts dans des procès d’assises et la prise en compte bien avant la circulaire Chaumié de 1905 de la psyché des prévenus rend centrale l’analyse psychologique dans la décision de justice. Il s’agit de prendre en compte un mixte de sentiments, de valeurs, de capacités à réfréner ses pulsions ou non. Ce ne sera pourtant pas notre objet d’étude. Celui-ci se focalisera plutôt sur le pouvoir qu’aurait la mise en récit de nous faire prendre conscience dans un cadre qui est celui de l’application du droit de nos propres déterminations émotionnelles ; faire sortir les émotions des acteurs du droit et de notre relation au droit d’un impensé collectif sera l’un des défis de ce livre. Le travail auquel se livre Odile Barral, magistrat aux affaires familiales, lorsqu’elle réfléchit sur les émotions du juge et ses capacités d’identification est à cet égard exemplaire d’un souci de réflexivité qui anime cet essai.
En effet, parmi les émotions mobilisées par le mouvement « Droit et littérature » l’empathie occupe une place centrale ; décrite par Martha Nussbaum comme la capacité à « se mettre à la place d’autrui » (Nussbaum : 2015) elle relève apparemment d’une démarche intellectuelle de mise à distance de ses propres affects afin de réaliser cette finalité (Chavel : 2011). Mais comment distinguer cette empathie dite « cognitive » (Tisseron : 2017) d’une empathie émotionnelle et du mouvement altruiste spontané qui pousse à secourir l’autre en difficulté ? Les limites de cet exercice de décentrement, et, au-delà, les limites de la valorisation politique de l’émotion empathique dans les sociétés contemporaines seront mises en discussion, notamment la question de la mobilisation des émotions en contexte public, dans la vie citoyenne et non plus dans un cadre privé.
10Dans un tel dispositif, l’esprit de la comparaison interdisciplinaire entre pratique du droit et lecture littéraire réside dans le pouvoir critique de chaque discours envers l’autre. La littérature sera ainsi envisagée moins comme un outil de représentation des émotions liées au droit que comme l’occasion, par cette investigation, d’un retour sur ce que nous dit de la pratique du droit le texte littéraire, des réussites, mais aussi des impasses auxquelles se confrontent les sujets de droit que nous sommes, héros de fiction et lecteurs.
Un point de vocabulaire enfin : c’est le terme général d’émotions auquel nous aurons recours car il suppose moins une enquête spécialisée sur les individus qu’une observation des interactions entre individus et société, dans le cadre très particulier et dramatisé qui est celui de la décision de justice. En effet, les termes d’affects, émotions, sentiments ne sont pas synonymes, et ils seront employés selon les modulations qu’ils supposent, selon leur temporalité (les sentiments se développant dans la durée), leur aspect individuel (affects) ou socialisé (émotions), leur degré d’intensité (passions), leur spontanéité (humeurs), leur caractère de réponse à une situation donnée (réactions) ou leur aspect biologique (sensations).
Par ailleurs, dans un contexte où il est de plus en plus question de penser des alternatives à la peine de prison, et où la prise en compte des émotions des victimes et de celles des coupables conduit à des expériences de justice restaurative qui met face à face infracteurs et plaignants, il paraît urgent de penser cette question des émotions, balayée par une vision traditionnelle et bureaucratique du droit selon laquelle les émotions personnelles supposées perturbatrices sont l’ennemi à éradiquer.
Réputées primitives, immatures, irrationnelles, passives, subjectives, féminines, populaires (voire populistes), elles n’ont fait l’objet que d’un vague mépris dans la théorie du droit, mais aussi, il convient de le rappeler, dans la théorie littéraire, qui dans le sillage du linguistic turn a évacué de son champ la psychologie des personnages et la peinture sociale dans l’optique de se démarquer du modèle du roman du xixe siècle et de promouvoir des approches formelles et linguistiques du fait littéraire. C’est l’une des raisons, dans le dernier tiers du xxe siècle, de la faible attention portée à l’interaction entre droit et textes littéraires. Le dédain des intellectuels pour le fait divers et l’agitation populaire autour de causes célèbres a fait le reste.
11Or, s’il importe de reconsidérer aujourd’hui le rôle des émotions dans le processus judiciaire c’est moins pour leur accorder un droit de cité qu’elles n’ont jamais eu que pour prendre acte d’un changement de paradigme des études littéraires et peut-être des études juridiques. Se ré-arrimer aux réalités sociales dans l’optique du courant réaliste du droit, prendre acte des changements de paradigmes sociaux qui ne se sont pas effectués sans secousses et sans conflits générateurs d’émotions collectives, prendre acte du côté de la théorie littéraire d’un tournant documentaire qui fut celui des années 2000 (L. Ruffel : 2012) qui suppose un lectorat en quête de réponses et de modèles de vie (H. Merlin-Kajman : 2016), voire de normes (R. Cover : 1983), tous ces facteurs impliquent non un retour à l’approche psychologisante des textes mais à une herméneutique qui n’exclut pas une perspective éthico-sociale sur les œuvres et ne se limite pas à une approche formaliste du texte littéraire.
Ces transformations respectives des champs du droit et de la littérature ont permis l’émergence de cette réflexion. Elle existe dans d’autres champs et notamment la sociologie du travail (Jeantet : 2018). Il faut enfin avouer une dette à des œuvres qui dès les années 2010 se multiplient en Europe sur la vie professionnelle du juge et de l’avocat et qui mettent en perspective ces questions. De Von Schirach à Juli Zeh en Allemagne, McEwan en Grande Bretagne ou le collectif des Incultes en France (Incultes en procès : 2016), un regain d’intérêt pour la lecture du fait judiciaire anime les années 2010 à aujourd’hui, comme si, au moment où l’on évoque l’émergence de sociétés post-juridiques, l’urgence de penser le droit autrement se faisait jour dans la pensée européenne.
Pour conclure, il ne s’agit ni de faire l’apologie des émotions trop longtemps occultées ni de les remettre dans l’ombre où elles sont demeurées si longtemps. En distinguant émotions primaires et secondaires, l’enjeu de cet essai est peut-être en tentant de les cerner, et à travers une démarche résolument pluridisciplinaire, de les circonscrire, de les comprendre non plus comme l’antithèse de la raison, mais d’en faire un des éléments de l’acte de juger et en-deçà des décisions de justice, de nos arbitrages quotidiens. Ce qui sera aussi questionné est la place qu’on doit leur accorder, ou non, dans les sociétés contemporaines. Il est des émotions licites (les pleurs de l’accusé) d’autres dont l’expression nous choque (la colère du perdant d’une compétition). Ritualisées, socialisées, elles sont potentiellement manipulées.
12Ainsi la question de la distinction de l’espace public et l’espace privé est-elle au centre d’une réflexion sur les émotions en contexte judiciaire ; cette partition se pense évidemment de manière très spécifique après les travaux de Foucault puis d’Agamben, car légiférer ou rendre justice non à partir des émotions, ni en fonction d’elles mais avec les émotions (Nussbaum : 2004), c’est aussi courir le risque, avec les meilleures intentions du monde, de souscrire à une vision biopolitique des sociétés contemporaines dont le marqueur ne serait plus les traces vivantes laissées par nos corps (empreintes, ADN) mais celles, plus ténues, de nos préférences les plus intimes, celles qui s’expriment à travers les émotions.
L’exposition de celles-ci tout autant que leur occultation pose la question de leur place, de leur légitimité, et de ce que nous attendons de leur manifestation dans le rituel judiciaire ; exposition de l’intime, toujours sujette au soupçon, l’émotion est un terrain miné mais un élément du processus légal que nous ne pouvons ignorer et dont cet essai tente de mesurer l’importance et les limites selon des prismes variés.
Merci tout d’abord aux collègues de « République des savoirs ».
Ma gratitude va également aux amis juristes férus de dialogue interdisciplinaire ; Sylvie Humbert, François Ost, Denis Salas, Adrien Lauba et Céline Lageot.
Les compagnons du jeudi soir poitevin ont encouragé bien des intuitions heureuses ! Ils se reconnaîtront dans cet hommage. À eux et à mes proches, je dédie cet essai riche en… émotions !
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-10408-7
- EAN: 9782406104087
- ISSN: 2492-0150
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10408-7.p.0007
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 10-05-2020
- Language: French