Avertissement
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Contes moraux et Nouveaux contes moraux
- Pages : 295 à 296
- Collection : Masculin/féminin dans l’Europe moderne, n° 27
- Série : xviiie siècle, n° 11
AVERTISSEMENT
Il y a plus de vingt ans que ces Lettres me tombèrent entre les mains : elles excitèrent ma curiosité et mes recherches, elles furent inutiles : la personne qui me les avait remises m’assura qu’elle les avait trouvées par un hasard qu’il serait inutile de remettre sous les yeux du lecteur, puisque c’était une défaite pour éviter de me dire la vérité. Je les avais copiées par désœuvrement, sans dessein d’en faire aucun usage, parce qu’elles indiquaient des événements qui n’étaient point éclaircis. Je fus fort surprise, il y a quinze jours, de recevoir un paquet de papiers qui contenait les éclaircissements que j’avais demandés inutilement, et l’histoire de Madame Darcel. On me mande que cette dame étant morte l’année passée dans un âge avancé, on peut sans indiscrétion satisfaire une curiosité qui peut devenir utile au public. Le style de ces lettres m’a paru médiocre ; l’histoire de l’héroïne, écrite dans le même goût, est remplie d’événements si extraordinaires, qu’elle sent le roman : on assure pourtant qu’elle est vraie. J’ai balancé à suivre les intentions de ceux qui m’ont remis ces manuscrits, dans la crainte que cette histoire ne parût pas aussi intéressante au public qu’à moi ; une seule chose m’a déterminée à vaincre mon irrésolution.
Tout fourmille de romans qui me paraissent très dangereux pour les jeunes personnes, quoiqu’ils semblent faits pour inspirer la vertu. L’héroïne est le plus souvent une jeune personne qui se trouve exposée aux plus grands périls pour sa vertu, et presque toujours par sa faute ; elle en triomphe et la fortune, aussi bien que le bonheur, deviennent le prix de la victoire : qu’arrive-t-il de là ? Une jeune fille, naturellement tendre et sage, s’imagine, sur la foi de ces exemples fictifs, qu’on peut conserver la vertu au milieu des occasions les plus propres à la faire perdre, et qu’une volonté ferme d’être sage, suffit pour échapper au danger de cesser de l’être ; elles ignorent qu’une sagesse qui sort victorieuse des tentations auxquelles elle s’est exposée, n’existe que dans les romans, et que celle qui s’expose au péril, périra1.
296Cette histoire est toute propre à leur faire perdre cette dangereuse sécurité. Madame Darcel avait ajouté à sa sagesse naturelle, tout ce qu’une fierté décente peut procurer de préservatifs ; des malheurs supportés avec une constance chrétienne, semblaient avoir affermi son âme dans le bien ; cependant cette vertu si bien affermie, échoua contre une présomptueuse sécurité : que ne doivent pas craindre celles qui s’exposent au combat, sans être munies de pareilles armes ?
À la fin de la dernière lettre, qui est d’une main différente des autres, on trouve une conclusion de cette histoire, de l’écriture de la marquise de Cé, et on voit par la signature qu’elle avait succédé à sa tante dans le gouvernement de l’abbaye de M. Je le donne tel que l’on me l’a envoyé, sans pouvoir y joindre rien de plus sur cette marquise, dont le caractère m’avait intéressée. Je souhaite qu’elle intéresse assez le public, pour lui faire regretter ce qui me manque ; mais mon vœu principal est que les personnes du sexe impriment fortement dans leur esprit cette sentence que j’ai mise à la tête de l’ouvrage :
Qui s’expose au péril, périra.
1 Sentence inspirée de l’Ecclésiastique (III, 27). La citation complète selon la traduction de Lemaître de Sacy est : « Le cœur dur sera accablé de maux à la fin de sa vie, et celui qui aime le péril y périra ». Voir La Bible, op. cit., p. 831.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-09925-3
- EAN : 9782406099253
- ISSN : 2261-5741
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09925-3.p.0295
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 08/04/2020
- Langue : Français