Avant-propos
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Cinq lectures de Roland Barthes
- Pages : 7 à 10
- Collection : Théorie de la littérature, n° 15
Chapitre d’ouvrage : 1/9 Suivant
Avant-propos
Les écrivains nous parlent de la vie et les critiques, de la littérature ; la littérature est un langage-objet primaire, et la critique un métalangage secondaire qui surplombe la littérature. C’est ce que nous dit la doxa. Le caractère dérivé de la critique la fait traiter quelquefois comme une activité parasitaire, on appelle les critiques « des écrivains manqués ». En fait, les rapports entre langage et métalangage, entre pratique et théorie sont réversibles. La réflexion critique peut avoir lieu avant, et non après l’œuvre littéraire : le critique ne va pas jusqu’à la mettre en œuvre dans l’écriture ; en parlant de la « littérature », il a dit tout ce qu’il voulait dire de la « vie ». Inversement, s’il entreprend quelquefois de parler de la « vie », au nom de la vie comme un écrivain, il n’en parle pas moins de la littérature, il vise toujours la superstructure verbale ajoutée aux réalités vécues.
Roland Barthes est un bel exemple de ce chassé-croisé interdiscursif : un intellectuel bifrons, qui excelle à transformer la littérature en savoir et vice versa. Son itinéraire ne se décrit qu’en partie par le titre de son article « De la science à la littérature » : en fait, pendant les deux premières décennies de sa carrière le mouvement a été contraire, et même après avoir cessé d’être un structuraliste dur, Barthes a continué de travailler avec le savoir sémiotique – à ceci près qu’il en faisait de la littérature ou de la Mathesis, comme il l’a appelée dans Leçon. Les écrivains qui font deux carrières parallèles à la fois sont nombreux, mais Barthes s’en distingue par une interpénétration très intime des deux discours. Jean-Paul Sartre mettait en scène des problèmes de sa philosophie dans ses romans et pièces de théâtre ; Barthes fait un pas de plus, en transportant dans la « littérature » non seulement la problématique mais le langage même de la sémiologie, qu’il a lui-même élaboré afin d’approfondir son expérience de critique littéraire.
On ne suit qu’avec un effort ce mouvement, dont la rapidité, dans le temps biographique de Barthes, fait penser moins à la solide tradition 8scientifique qu’au renouvellement précipité de la littérature moderne où chaque auteur, chaque école se dépêchent de se démarquer de ceux qui les ont précédés. On a peine à tenir à l’esprit « les deux Barthes1 » à la fois, le sémiologue et l’écrivain, et on a tendance à choisir entre les deux, à réduire l’un à l’autre – le plus souvent celui-là à celui-ci. Sa nomination au Collège de France en 1976 a été l’acte de reconnaissance publique de la science des signes qu’il avait fait progresser ; mais dix ans plus tard, dès les premières études consacrées à lui après sa mort, la science semble reculer au second plan au profit de l’œuvre littéraire. Aujourd’hui, ce sont moins des sémiologues qui écrivent sur Barthes (cette science étant passée de mode et redevenue une discipline spéciale) que des critiques littéraires ou des philosophes. La sémiologie est de plus en plus considérée comme une étape passagère de son parcours, voire comme une variété stylistique de son écriture.
L’ambition de notre étude est de saisir sur le vif la dynamique interdiscursive de cette écriture, les enchevêtrements et les collisions entre la pensée conceptuelle et l’imagination littéraire à longueur de quelques livres parus entre 1957 et 1980 : Mythologies, Système de la Mode, Roland Barthes par Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux et La Chambre claire. Les livres se prêtent mieux à une telle analyse que les articles (dont on tiendra compte aussi, évidemment). Un article s’écrit d’un seul souffle, il réalise un seul projet intellectuel, et s’inscrit dans un cadre épistémologique unique, défini par un journal ou un colloque. Un livre est un produit plus autonome (il se vend et circule séparément) et plus complexe : il formule des idées mais en même temps il les met en scène et à l’épreuve par l’écriture ; il problématise leur statut, et non seulement leur contenu. Les livres de Barthes, même les plus « scientifiques », sont des laboratoires de ces expériences discursives – et de l’expérience personnelle de l’auteur, que nous essayons de comprendre2.
Cette expérience, on peut l’étudier selon trois axes méthodiques. Selon le premier, il convient de prêter la plus grande attention aux termes et métaphores cognitives introduits par Barthes : leur forme interne en 9dit souvent long sur ses intuitions profondes, sur l’économie de son imaginaire qui lui sert à forger ses concepts. Les métaphores – celles de « degré » (zéro ou second), du « vol » (de langage), de « percée » (le punctum), etc. – fixent des moments de passage entre l’impulsion et l’idée claire, et à la différence des idées elles sont toujours ambiguës : l’ambiguïté est leur force exploratrice. Ainsi, le premier objet d’interprétation sera constitué de structures imaginaires et métaphoriques d’où naissent (et où se perdent) les idées ; et ces structures de la pensée ne sont pas, ne peuvent pas être considérées comme univoques.
Le deuxième axe de recherche, c’est l’étude d’évaluations affectives que reçoivent des catégories abstraites chez Barthes. Beaucoup de ces catégories sont pour lui plus que de simples instruments de pensée : elles provoquent le dégoût (le « naturel »), la terreur (« l’image »), elles se présentent comme une tentation à combattre (« l’histoire d’amour ») ou une utopie à rêver (le « texte »). Il s’agit de réactions existentielles, qui ne relèvent ni d’une morale, ni d’une idéologie, ni d’une philosophie collective. Chargées de jugements affectifs, les notions générales cessent d’être abstraites pour devenir des entités substantielles, des « personnages » de drame intellectuel capables d’entrer en conflit et de produire des effets. Le deuxième objet d’analyse sera donc la dynamique affective des concepts chez Barthes.
Le troisième axe est porté sur les structures formelles du livre. Ces structures, parfois très compliquées, ont pu se produire spontanément (comme dans les Mythologies) ou résulter d’un travail conscient, par exemple dans Roland Barthes par Roland Barthes et les Fragments d’un discours amoureux, qui imitent artificiellement des assemblages aléatoires. Combinant de façons diverses le particulier et le général, le récit et le discours, le langage-objet et le métalangage, ces grandes formes externes de l’œuvre sont des sédimentations qui solidifient les mouvements et les conflits de la pensée de Barthes.
Étudier livre par livre, cette méthode a bien entendu ses inconvénients : certaines notions resteront non définies – et pour cause, parce que leur sens chez Barthes varie d’une œuvre à l’autre, – certains thèmes reviendront plusieurs fois à propos d’ouvrages différents. Mais elle a aussi cet avantage sur les études « problème par problème », qu’elle ne risque pas d’aplatir la dynamique du « langage-objet » (en l’occurrence, de l’écriture de Barthes) par la cohérence apparente du métalangage 10critique. Nous prenons donc le parti, en enchaînant des études autonomes, de respecter l’unicité de chaque acte créateur, de chaque énonciation qui produit un livre, plutôt que développer un exposé trop homogène et trop conséquent.
Les cinq chapitres de cet ouvrage ont été initialement écrits et publiés en russe, entre 1996 et 2013, la plupart comme de longues introductions d’éditions russes des livres de Barthes et en grande partie inspirés du travail de traduction de ces livres3. Pour l’édition française ils ont été remaniés et mis à jour. Nous remercions vivement Michel Balzamo qui s’est gentiment chargé de relire le texte français et nous a donné des suggestions très utiles4.
Les références aux textes de Barthes renvoient en règle générale à l’édition de ses Œuvres complètes en trois volumes, sous la direction d’Éric Marty (éditions du Seuil, 1993-1995). Elles sont données entre parenthèses, avec une indication de volume et de page. Les titres et les dates des œuvres citées n’y sont précisés que pour autant qu’ils ne figurent pas dans le texte principal ni dans les références précédentes.
1 Expression d’Antoine Compagnon (La Troisième république des lettres, Paris, Seuil, 1983).
2 « Car s’il considère la mode avec tout le sérieux de la science sémiologique, inversement il confère à la sémiologie toute la frivolité de la mode » (Marc Buffat, « L’Aventure sémiologique », Revue des sciences humaines, no 268 (4/2002), p. 32). Nous préférerions remplacer la frivolité par la mobilité, en tenant également à l’esprit le rapport intime entre la mode et le corps.
3 Les sources des prépublications sont indiquées en note au début de chaque chapitre. Je remercie les éditeurs et les revues d’avoir donné leur accord pour la reprise des textes.
4 La préparation du texte du livre ayant été terminée en 2015, nous n’avons pas pu prendre en compte les nombreuses études sur Barthes parues la même année à l’occasion de son centenaire.
- Thème CLIL : 4053 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Théorie Littéraire
- ISBN : 978-2-406-05847-2
- EAN : 9782406058472
- ISSN : 2261-5717
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05847-2.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 10/08/2017
- Langue : Français