Préface
- Prix départemental de la recherche historique des Alpes-Maritimes 2015
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Ce que publier signifie. Une révolution par l’encre et le papier, Nice (1847-1850)
- Pages : 7 à 12
- Collection : Les Méditerranées, n° 13
Chapitre d’ouvrage : 1/25 Suivant
Préface
Le travail de l’historien n’est pas toujours chose aisée car il est celui du rendu de la complexité. Il doit sans cesse de composer avec des sources hétérogènes, fragmentaires et souvent très dispersées. C’est dire combien retracer le passé est loin d’être simple à partir d’informations laconiques ou profuses, complémentaires comme contradictoires et qui se doivent d’être mobilisées. Dans le cadre des études sur la presse, l’exercice, à cause de carences archivistiques, est souvent compliqué. Dès lors, dans leur ensemble, les travaux portent majoritairement sur l’analyse et la force partisane des écrits journalistiques.
L’un des apports fondamentaux du magnifique ouvrage de Julien Contes sur L’Écho des Alpes maritimes, grâce à l’existence d’un fonds très riche et exploité de manière inédite, constitué par les archives de presse d’Auguste Carlone, son principal fondateur, est de nous faire pénétrer dans un pan peu exploité par l’historiographie de la presse, celui des coulisses d’un journal du xixe siècle. En historien averti, son étude méticuleuse s’appuie sur une multitude de documents actionnariaux, de gestion, de brouillons d’articles, de correspondances entre les rédacteurs et des personnalités extérieures ou encore de factures les plus diverses. L’auteur nous fait découvrir l’envers du décor de la presse écrite. Son ouvrage restitue avec précision le contexte, l’ambiance et le fonctionnement interne qui président aux mécanismes de la création d’un journal, depuis les financements, les savoir-faire journalistiques nouveaux, la fabrication, jusqu’à la gestion et la diffusion qui en permettent l’existence.
Si l’analyse de Julien Contes est très convaincante, sa force réside également dans le fait qu’elle possède de multiples entrées de lecture aussi bien « par le haut », pour l’histoire du royaume de Sardaigne, que « vue d’en bas » pour la compréhension du rôle et des mécanismes de fonctionnement des élites provinciales dans leur approche de l’émancipation politique et de la liberté d’expression écrite. L’éloignement de la ville de 8Nice, lieu de création de L’Écho des Alpes maritimes, par rapport à Turin, capitale du royaume, mais aussi sa proximité avec la France, constituent autant d’éléments complémentaires pour saisir cette histoire sociale, culturelle, matérielle et politique proposée par l’auteur.
Le « printemps des peuples », ou Quarantotto dans l’historiographie italienne, est un intense moment politique réformiste et révolutionnaire qui commence simultanément en 1847 dans plusieurs États de la péninsule italienne, avant même la révolution du mois de février 1848 en France. Il se poursuit au cours des années 1848-1850 et prend fin avec une réaction des pouvoirs qui balaie en grande partie les droits acquis, sauf dans le royaume de Sardaigne, n’y empêchant pas, néanmoins, la disparition de plusieurs journaux. Alors que la victoire est déjà acquise depuis le printemps 1847 dans les États pontificaux et le grand-duché de Toscane, la lutte pour la liberté de la presse débute à l’automne de la même année dans le royaume de Sardaigne. À la fin du mois d’octobre 1847, le roi Charles-Albert concède une certaine liberté de publication. Celle-ci demeure relative, car si la censure préventive est supprimée, les conditions de publication sont telles que seules les élites peuvent prétendre à créer des journaux. C’est donc une presse de notables qui naît. Durant l’hiver 1847-1848, de nombreuses feuilles de presse voient le jour. Si la plupart sont éphémères, elles témoignent de l’émulation journalistique et politique qui existe durant cette période. Néanmoins, rares sont les journaux dont la parution s’étend sur plusieurs mois et nombreux sont ceux qui disparaissent, parfois dès les premiers numéros.
Car construire un périodique qui se doit de s’inscrire dans la durée, demande un investissement important, aussi bien au niveau humain que financier. Doivent être ainsi réunies des conditions et des logiques matérielles, géographiques, politiques, sociales et culturelles, comme le démontre avec justesse Julien Contespour L’Écho des Alpes maritimes à Nice. La ville qui compte, à l’époque, environ 35 000 habitants, est parmi les plus importantes du royaume de Sardaigne, après les deux grands centres urbains que sont Turin, la capitale, et Gênes, plus peuplés que la province de Nice tout entière, qui comprend près de 120 000 habitants. Celle-ci est à la périphérie ouest du royaume, à la frontière avec la France, donc relativement isolée de la capitale. Cependant, malgré le manque de voies de communication pour la relier au reste du royaume, elle ne reste pas à l’écart des grands mouvements politiques du « printemps des 9peuples », dans lesquels elle s’insère à travers L’Écho des Alpes maritimes. Comme le souligne l’auteur, ce journal a été l’aboutissement d’un processus de mobilisation d’environ deux mois, de novembre à décembre 1847, principalement mené par le banquier niçois Auguste Carlone et qui s’est concrétisé avec les premières publications en janvier 1848. Le journal s’installe dans la vie politique locale et perdure jusqu’en août 1850, date à laquelle, après un procès de presse, il est supprimé une première fois, avant de renaître sous un autre titre.
L’un des points forts de l’ouvrage de Julien Contes, est d’analyser avec justesse la manière dont Auguste Carlone, notable niçois, réussit par son action à construire une véritable institution journalistique et à devenir un patron de presse. Dès le mois de janvier 1848, il fait paraître le journal au rythme de trois publications par semaine reçues par près de 500 abonnés. C’est un succès remarquable et les chiffres parlent d’eux-mêmes. En effet, au même moment l’un des journaux les plus diffusés dans le royaume de Sardaigne, Il Risorgimento du comte de Cavour à Turin, soutenu par un actionnariat grandement plus riche et plus nombreux, ne possède pas plus 1 500 abonnés.
À Nice, les forces dynamiques qui participent à la construction d’une vie politique nouvelle, au travers notamment de l’activité de L’Écho des Alpes maritimes, appartiennent toutes à la notabilité locale. Celles-ci sontessentiellement composées par une petite noblesse provinciale, d’anoblissement récent, et une bourgeoisie commerçante. Par leur capital économique et leurs relations, ces deux catégories forment en fait un même groupe social qui adhère massivement aux idées libérales et se réjouit des réformes. Dans le sillon des études de Maurice Agulhon, Julien Contes nous amène à la découverte des lieux de sociabilité que fréquentent régulièrement ces notabilités niçoises sur le Corso, l’actuel cours Saleya. Ce dernier est à l’époque le centre culturel, économique, commercial et social de la ville, en passe de devenir le centre organisateur de la vie politique nouvelle. C’est au sein de ce groupe de notabilités, dans lequel est bien inséré Auguste Carlone, que celui-ci trouve des associés pour fonder son journal et rallie des participations actionnariales dans la petite bourgeoisie urbaine, qui dispose des boutiques ou des établissements autour du Corso. Pour les commerçants, le journal est perçu comme un investissement, avec la possibilité de passer des annonces en échange d’une participation financière. Auguste Carlone 10profite également de ce processus de création pour nouer des partenariats pour l’impression et la diffusion du journal, avec respectivement la société typographique Gilletta et la librairie Visconti, dont il a inclus les propriétaires dans l’actionnariat.
L’auteur nous démontre ainsi avec finesse comment un contexte culturel et social (imprimeries, lieux de sociabilité et existence d’une société mondaine disposant d’un capital économique et financier important) associé à un contexte politique nouveau, avec l’instauration d’une liberté de publication, rend possible l’existence d’une feuille de presse. Mais la force de L’Écho des Alpes maritimes repose sur l’action d’Auguste Carlone qui grâce à son insertion au sein des réseaux culturels, économiques et financiers niçois insuffle une solidité à l’entreprise journalistique qu’il a fondée. Ainsi, le journal peut perdurer quelques années à une époque où les feuilles de presse durables sont rares en dehors des grandes villes européennes.
Parmi les nombreux apports de l’ouvrage, figure également la découverte de personnages qui semblent « minuscules » aux yeux de la Grande Histoire et qu’elle n’a pas retenus ou a parfois, tout simplement oubliés. Le livre nous entraîne à la découverte de l’épaisseur sociale du monde de la presse. Ainsi, dans cette entreprise quasi-exclusivement masculine, apparaissent deux figures féminines qui sont celles de Clarisse Gilletta, imprimeuse, et de Louise Delatreille, publiciste occasionnelle. Mais l’auteur redonne également vie à la petite armée d’anonymes composée des « gens de presse », comme aime à les nommer, avec une ironie critique, Honoré de Balzac dans sa Monographie de la presse parisienne de 1842. Julien Contes nous permet ainsi de découvrir une diversité des métiers essentiels à l’existence de la presse (typographes, imprimeurs, comptables, libraires, etc.). Ils ont contribué au développement d’une véritable « civilisation du journal », pour reprendre la formule utilisée par Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant dans l’ouvrage qu’ils ont dirigé en 2011 aux éditions Le Nouveau Monde, intitulé, La Civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au xixe siècle.
Si le journal est une production matérielle, il devient aussi une marchandise qui s’insère dans un marché, avec ses logiques et ses hiérarchies. L’ouvrage retrace ainsi l’insertion de L’Écho des Alpes maritimes dans le marché de la presse du royaume de Sardaigne. Les journaux y sont des 11biens dont les procédés de fabrication ne sont pas encore industriels et sont très similaires, que ce soit à Gênes, Turin, Chambéry ou encore à Nice. Ce sont aussi les coulisses de l’organisation matérielle de cette production que le livre explore, avec un éclairage sur l’uniformisation de la production, particulièrement pour ces feuilles régionales que l’on trouve en nombre dans les villes moyennes, dans les États italiens comme dans beaucoup de pays européens. Au fil des pages, l’auteur montre que les journaux sont des objets qui se ressemblent de plus en plus au niveau de leur typographie et de l’organisation de leur contenu. Pour Julien Contes, comprendre ce que publier un journal signifie a donc nécessité d’avoir une vision globale des normes journalistiques de l’époque, aussi bien pour le format, l’organisation de « la Une », le développement de l’information internationale, que pour les annonces en dernière page, les faits divers et les rubriques.
Très rapidement, les solides fondations de L’Écho des Alpes maritimes lui permettent de participer pleinement à l’émergence d’une vie politique moderne. Le journal, au moment du « printemps des peuples », joue un rôle fondamental, aussi bien dans la vie politique locale que dans la diffusion d’idées nouvelles qui se propagent en Europe. Des liens se mettent en place entre les différents journaux du royaume de Sardaigne, comme le montre de manière explicite l’auteur avec l’affaire Rodolphe de Maistre, le gouverneur de la province et fils de l’écrivain contre-révolutionnaire Joseph de Maistre. La campagne de presse organisée contre lui par L’Écho des Alpes maritimes montre que Auguste Carlone et ses associés sont d’habiles connaisseurs des mécanismes politiques. Ils ont recours aux caricatures et leurs articles trouvent des échos dans les principaux quotidiens de Turin et de Gênes. Comme le souligne Julien Contes, la force de cette presse nouvelle se manifeste dans la manière dont elle sert à susciter des débats, véhiculer des représentations, ou imposer un certain destin politique à un territoire. Les questions fondamentales du « printemps des peuples », qui sont celles des nationalités, en sont les illustrations. Les hommes de presse niçois introduisent ainsi un débat politico-culturel sur l’avenir national de leur territoire. Auguste Carlone tente de faire de L’Écho des Alpes maritimes l’organe d’un « parti » français, mais s’attire rapidement les foudres des notabilités niçoises, majoritairement ancrées sur des positions patriotiques italiennes. Pour y faire face, il trouve quelques soutiens extérieurs et noue ainsi des relations fortes 12avec des feuilles de presse pro-françaises de Savoie. Progressivement des liens journalistiques se tissent et deviennent fondamentaux dans les actions qu’impose la vie politique nouvelle.
Le milieu du xixe siècle est celui de l’avènement européen d’une « civilisation du journal ». Pour autant, il reste encore de nombreux travaux à mener sur des domaines variés comme ceux de la fabrication du journal, de la professionnalisation du monde de la presse, des individus ou encore des savoir-faire des métiers de la production journalistique. Une étude que suggérait en 2004 Christophe Charle, dans son ouvrage Le siècle de la presse (1830-1939), paru aux Éditions du Seuil en 2004. Le livre de Julien Contes, grâce à l’exploration des coulisses de L’Écho des Alpes maritimes vient combler une partie de cette lacune historiographique. Bien que centrée sur un contexte local, la recherche a une portée qui s’étend au-delà d’une simple monographie tant la richesse documentaire exploitée nous dévoile le fonctionnement et les mécanismes de la presse du xixe siècle. Elle permet de comprendre également la manière dont les réseaux et les solidarités journalistiques se tissent. Enfin, elle dévoile le rôle des notabilités locales dans le monde de la presse, comme le démontre admirablement l’auteur, dans le cadre de la société élitaire niçoise qui découvre progressivement la liberté de publication et l’outil politique que constitue le journal. Une histoire de la presse donc, mais aussi une histoire des élites politiques, que le travail de Julien Contes met en lumière et qui s’inscrit dans la continuité d’un ambitieux programme de recherche, coordonné ces dernières années par le Centre de la méditerranée Moderne et Contemporaine (CMMC UPR 1193) dans le but de combler en partie un vide historiographique sur les élites et les parlementaires de l’espace méditerranéen, dont l’ouvrage de synthèse final intitulé, Pour une histoire politique méditerranéenne, paraîtra en 2021.
Jean-Paul Pellegrinetti
Professeur d’histoire contemporaine à l’Université Côte d’Azur
Directeur du Centre de la Méditerranée Moderne et Contemporaine
- Thème CLIL : 3378 -- HISTOIRE -- Histoire générale et thématique
- ISBN : 978-2-406-11196-2
- EAN : 9782406111962
- ISSN : 2264-4571
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11196-2.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 03/06/2021
- Langue : Français