Comptes rendus
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Cahiers Octave Mirbeau
2021, n° 28. varia - Auteurs : Lemarié (Yannick), Jordan (Tristan), Lair (Samuel), Raphélis (Rémi de), Millet-Gérard (Dominique), Brethenoux (Michel), Leduc (Alain Georges)
- Pages : 303 à 350
- Revue : Cahiers Octave Mirbeau
COMPTES RENDUS
Octave Mirbeau, Le Jardin des supplices et autres romans, Édition établie et présentée par Pierre Glaudes, Bouquins, 2020.
Alors que la société Octave Mirbeau avait proposé, en vain, l’édition des romans d’Octave Mirbeau dans la collection Bouquins à la fin des années 90, il a fallu attendre 2020 pour que les propriétaires de la vénérable institution répondent enfin à l’attente des mirbeauphiles. Sans doute avaient-ils besoin, pour emporter leurs dernières réticences, de l’onction de l’Université et de l’apport d’un de ses représentants éminents en l’occurrence Pierre Glaudes, spécialiste émérite de… Léon Bloy. C’est lui en effet qui a été choisi pour accompagner l’édition critique de quatre romans mirbelliens : Le Jardin des supplices, Le Journal d’une femme de chambre, La 628-E8 et Dingo, Les 21 jours d’un neurasthénique ayant été écarté pour des raisons qui nous échappent.
L’ensemble commence avec une introduction générale fort utile pour les néophytes. À partir d’un portrait qui insiste sur « un état de frustration » qui balance l’écrivain entre « dégoût » et « enthousiasme », Pierre Glaudes retrace le parcours de Mirbeau, selon un découpage chronologique aujourd’hui bien établi : enfance à Rémalard, études au lycée Saint-François-Xavier de Vannes, entrée dans le monde du journalisme réactionnaire, rencontre avec Judith Vinmer (et non pas Vimmer, comme Pierre Glaudes l’orthographie), séjour purificatoire à Audierne, cheminement intellectuel qui mène l’homme jusqu’à l’anarchisme, consécration intellectuelle. Si l’ensemble n’a rien de novateur de ce point de vue, le procédé permet au préfacier de mettre en avant quelques points saillants : d’une part, les différences entre l’œuvre de Mirbeau et celle des naturalistes dont il fut, un temps, le compagnon de route et auxquels il oppose une écriture bigarrée, marquée par la « ménippée » ; d’autre 304part, l’importance de la nature, de la beauté et du subjectivisme dans la connaissance de la réalité humaine. Pierre Glaudes résume la pensée mirbellienne : « la souffrance, vécue par soi-même, mais aussi reconnue chez les autres, nous fait prendre conscience de l’universalité des maux que nous partageons avec nos semblables : en nous ouvrant à la pitié, elle nous aide à prendre conscience d’une solidarité de condition ».
Ceci fait, chacun des quatre romans est à son tour introduit par un texte qui ramasse l’ensemble des connaissances accumulées jusque là. Il s’agit à la fois de retracer la genèse de l’œuvre puis de donner quelques pistes de lecture : satire, grotesque et loi du meurtre pour le Jardin des supplices ; satire, sociologie et tableau apocalyptique de la France antidreyfusarde pour le Journal ; satire, débordement du récit autobiographique, refus de la norme et renouvellement du regard dans La 628-E8 ; satire, « bien penser » et contestation de l’ordre social dans Dingo.
Grosse de 1440 pages, l’édition Bouquins s’achève par une bibliographie sélective, quelque peu étonnante puisqu’on n’y fait nullement mention du Dictionnaire Octave Mirbeau (que j’ai co-dirigé et dont j’ai créé – avec Ivan Gâche – l’édition sur internet), certes conçu en dehors des canons et canaux universitaires, tandis que l’ouvrage dirigé par Pierre Glaudes (Les Paradoxes de Mirbeau, issu d’un colloque) y est surreprésenté. On sent là un a priori dommageable surtout lorsqu’on ne cesse de vanter la liberté de Mirbeau et son goût pour les chemins de traverse. Mais, laissons-là ces petites vanités et contentons-nous de nous réjouir de cette nouvelle preuve de la vitalité de l’œuvre mirbellienne.
Yannick Lemarié
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Louise Michel, La Chasse aux loups, édition critique de Claude Rétat, Classiques Garnier, 2018, 358 pages, 14 €.
La Chasse aux loups est un maillon de la prolifique littérature anarchiste de la fin du xixe siècle. Publié en feuilleton du 8 mars au 23 mai 1891 dans la revue L’Égalité, Organe de la concentration socialiste, ce roman était resté inédit en librairie, les « lois scélérates » punissant désormais l’apologie du crime. Stock avait renoncé à l’éditer, jusqu’à ce que Garnier le publie dans sa collection des Classiques jaunes. C’est le dernier roman écrit par Louise Michel. Seule paraîtra ensuite son Histoire de la Commune en 1898.
Louise Michel nous emmène dans un voyage au bout de la mort, des steppes russes aux bas-fonds de Londres et aux eaux glacées de la Baltique avant de revenir dans la terre d’origine. Comme l’indique L’Égalité dans sa présentation « Les loups, ce sont les hommes. Les chasseurs ce sont les hommes. Louise Michel, dans la sombre histoire dont elle commence aujourd’hui le récit, a dépeint les désespérances des traqués, l’ardeur impitoyable des traqueurs. » Chez Louise Michel, cette lutte est un leitmotiv. Déjà en septembre 1871, dans sa prison de Versailles, elle écrivait : « Nous reviendrons foule sans nombre/ […] Spectres vengeurs sortant de l’ombre. » En novembre 1890, elle se réjouissait de l’assassinat à Paris du général Seliverstov par Stanislas Padlewski : « L’humanité se débarrasse aujourd’hui des monstres humains, elle défend son existence et le progrès sans fin qu’entravent les despotes et leurs meutes. »
La Chasse aux loups est rythmé par le lancinant refrain extrait de la chanson des quatre couteaux du poète russe Kondrati Fedorovitch Ryleïev. En quatre strophes, le forgeron forge quatre couteaux : pour le prêtre, pour le juge, pour les financiers, pour le tsar. Toute la violence du roman est contenue dans ces quelques mots et comme si cela ne suffisait pas, le roman s’achève par cette phrase : « Et vous, camarades qui lisez ceci, vous comprenez n’est-ce pas qu’on doit frapper les monstres 306avec tranquillité et que l’œuvre commune de la délivrance comprend maintenant non seulement savoir mourir mais savoir tuer. »
Tristan Jordan
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Huysmans, humeurs, humours, sous la direction de Jérôme Solal, La Revue des lettres modernes, Lettres modernes Minard, 338 pages, 38 €.
Jérôme Solal, maître d’œuvre de cette série consacrée à Joris-Karl Huysmans, présente ici son septième opus, placé sous le signe réjouissant du comique huysmansien. Prenant prétexte de la parenté étymologique des termes, humeur et humour, l’ouvrage passe en revue les déclinaisons naturaliste (Sylvie Thorel, Nicolas Bianchi), décadente (Philippe Geinoz) puis spiritualiste (Régis Mikail Abud Filho) de l’écriture comique de Huysmans – intitulé qui servait en 2003 d’instrument méthodologique de la lecture proposée par Gilles Bonnet dans une étude remarquable, et dont les catégories sont à maintes reprises requises par les contributeurs. Les perspectives sont fécondes, pour aborder et approfondir la connaissance de cet auteur à qui l’on doit l’invention de l’expression humour noir, en 1885. Gaëlle Guyot-Rouge tente ainsi d’apporter réponse au mystère de la rupture entre Léon Bloy et Huysmans, en invoquant l’antique théorie des humeurs. Après avoir expérimenté l’amitié la plus élective, les deux écrivains se fâchent en un irrémédiable désaccord ; c’est que le flegmatique-mélancolique tardait à répondre à l’appel du catholicisme, tandis que le méridional sanguin-colérique exigeait une foudroyante conversion qu’appelait son impatiente impulsivité ; question d’humeurs, donc.
Jean-Marie Seillan, quant à lui, revient sur le traitement d’un thème et d’un texte qui lui tiennent à cœur, la polémique anticléricale qui transpire 307à travers les lignes des Rêveries d’un croyant grincheux, longtemps resté à l’état de manuscrit. Le converti Huysmans s’y adonne en effet à l’incrimination de l’Église, qui selon lui endosse une large part de responsabilité dans la situation conflictuelle à laquelle l’exposent les lois de Séparation. De toute évidence, cet anticléricalisme invite à réévaluer les œuvres postérieures au retour de Ligugé. Quant à la démonstration de Bertrand Bourgeois qui traque les ficelles du comique huysmansien au sein d’une œuvre qui tâche d’en détourner les codes, Soumission de Houellebecq, pour convaincante qu’elle soit, elle nous incline en définitive à formaliser l’opinion qu’il s’est perdu quelque chose, d’une œuvre à l’autre, même si la vis comica se maintient : la singularité d’un travail stylistique hors du commun caractéristique de Huysmans, dégradé en un relâchement complaisant de l’écriture houellebecquienne, et qui affecte jusqu’au mordant du pouvoir comique d’un ouvrage où domine pourtant l’autodérision.
Samuel Lair
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Joris-Karl Huysmans, Œuvres complètes, tome IX, Classiques Garnier, édition de Jean-Marie Seillan, Paris, 2020, 592 pages.
Difficile d’imaginer travail éditorial plus abouti que cet ultime volume des Œuvres complètes de Joris-Karl Huysmans, qui réunit les textes publiés dans les années 1905-1907. Jean-Marie Seillan concentre ici l’état actuel de la recherche huysmansienne, fait sienne la mine d’informations qui découle d’une consultation fine et appliquée de la correspondance de l’écrivain, met en perspective les diverses versions des textes, prend la mesure des témoignages divers susceptibles de faire avancer la connaissance littéraire, biographique, spirituelle et psychologique de l’écrivain. En 308résulte une approche nuancée et impartiale de l’itinéraire huysmansien des dernières années, qui ne cherche pas à bousculer avec l’autorité d’un système les certitudes acquises, mais propose des hypothèses, réalise d’indéniables recoupements, fait valoir des évidences.
Ainsi de la situation religieuse et littéraire de Huysmans, formulée avec les précautions qui s’imposent, en ces trois dernières années ; à la fin de 1904, il est ce romancier qui, « ayant épuisé le filon de l’art catholique », travaille à faire face aux exigences multiples de sa nouvelle fonction de premier président de l’académie Goncourt, s’accommode de ces genres prétendument mineurs que sont la monographie et l’étude d’art, compose avec les aléas d’une santé durement éprouvée par les prolégomènes du cancer de la mâchoire qui l’emportera à cinquante-neuf ans, le 12 mai 1907. Il ne lui reste plus en effet à vivre que deux ans et demi ; la dernière ligne droite montre-t-elle une perspective spirituelle aussi rectiligne que veulent bien le croire certains témoins partisans d’une lecture édifiante de son œuvre ? Rien de moins sûr, tant l’exaspération contre l’Église épouse alors chez Huysmans toutes les formes possibles, au sein de la correspondance privée, notamment ; et tant l’espoir récemment placé dans la prière se déplace désormais vers les perspectives matérialistes ouvertes très provisoirement par les promesses des médecins condamnés hier, encore ; mais il y a loin à dire que Huysmans se défait alors de sa volonté de douer de signification chrétienne les souffrances qu’Il lui impose ; de là, une oscillation dynamique entre le « biologique et le divin », sous la forme d’une hésitation ou d’une complémentarité auxquelles ne sera pas étrangère l’inspiration qui le porte dans l’écriture des Foules de Lourdes, en 1906 ; de là peut-être, aussi, « à un moment où se rejoignent sa vie de grabataire et son œuvre finissante », la tendance littéraire à adopter le mélange des genres, « un panachage morpho-thématique » qui compose l’hybridité de ton et de contenu des Trois églises, ouvrage sur la composition duquel on sait en définitive assez peu de choses – si ce n’est qu’il correspond à l’intention bien affirmée de congédier définitivement Durtal, figure du précédent cycle romanesque. Sur la genèse des Foules de Lourdes, en revanche, les indices sont bien plus nombreux, mais excellent paradoxalement à nous faire savoir combien cette œuvre n’eût pas dû voir le jour, en son avènement, à tout le moins. « Sujet par défaut », la figure de la Vierge méridionale compose à elle seule un improbable horizon spirituel pour 309Huysmans, pourtant fondamentalement attachée à la présence mariale. Mais « [p]uisque Lourdes il y a » – on ne saurait trop louer l’inventivité des titres et sous-titres qui jalonnent les différentes et complètes introductions – la panne d’inspiration subie alors par l’écrivain arrivé au terme de sa Durtalide se résoudra en un livre sur le sanctuaire pyrénéen ; mais comment « écrire un Lourdes sans Lourdes ? », lorsque, aux yeux de Huysmans, le seul attrait du lieu de pèlerinage réside dans la ville désertée de ses ouailles et de ses touristes ? Comment le « théoricien de la souffrance salvatrice » peut-il s’accommoder d’un séjour en un lieu où l’on vient demander la guérison des corps, non des âmes ? L’un des choix épistémologiques proposés par Jean-Marie Seillan visant à faire progresser la réflexion critique consiste en un édifiant rapprochement des démarches littéraires, scientifiques et anthropologiques respectivement adoptées par Zola dans Lourdes et Huysmans dans Les Foules de Lourdes : face à la question du miracle, la contradiction est partagée par les deux écrivains, mais est consommée sous deux formes ; si Huysmans témoigne d’un constant attachement à la nécessité de prouver le surnaturel, « il semble que l’écriture de fiction ait produit chez Zola un effet symétrique inverse, en assouplissant la rigidité de ses principes ».
Rédigé en un style concis, didactique et efficace – en ceci assez lointain des sauts capricants et penchés de la plume de l’auteur qu’il célèbre – l’appareil critique élaboré par Jean-Marie Seillan figure un modèle difficilement dépassable ; exemplaire de rigueur scientifique, il repose sur une maîtrise consommée de l’ensemble des éléments qui font la matière de l’œuvre marginale : lettres (même si, hélas ! la publication de la correspondance générale tarde à venir) interviews, divers états des textes, carnets de notes, brouillons et variantes, prépublications dans la presse, témoignages de contemporains, constituent les repères qui balisent cette lecture sans prévention. C’est peu de dire qu’une fréquentation de quelques décennies peut rapprocher un éditeur scientifique de son auteur ; Jean-Marie Seillan maîtrise son Huysmans, sans dérive d’appropriation ni d’identification, signe d’une proximité intellectuelle autant que d’une distance scientifique prudemment maintenue.
Samuel Lair
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Exposition L’Œil de Huysmans, Manet, Degas, Moreau, musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg, octobre 2020.
Huysmans : en Alsace.
Les visiteurs qui se sont pressés le 2 octobre 2020 pour découvrir l’exposition strasbourgeoise consacrée à Huysmans n’ont sans doute pas mesuré leur chance : à peine trois semaines plus tard, celle-ci fermait ses portes pour des raisons trop bien connues, pour ne peut-être jamais les rouvrir – les prolongations ayant déjà été jouées. Cela est d’autant plus dommage que la proposition du Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg (MAMCS), élaborée par sa directrice Estelle Pietrzyk avec l’appui du professeur Robert Kopp, justifie amplement un voyage en terres alsaciennes1.
Conçue en partenariat avec le musée d’Orsay, qui a présenté sa version de novembre 2019 à mars 2020, l’exposition strasbourgeoise s’en distingue à plusieurs égards. Là où Orsay s’est essentiellement concentré sur la critique d’art de Huysmans ainsi que sur les propositions scénographiques et artistiques du plasticien italien Francesco Vezzoli, le MAMCS prend le parti d’embrasser tout le parcours littéraire, esthétique et spirituel de l’écrivain, à travers un généreux dispositif muséographique composé de dix salles. Parmi elles, « Le drageoir aux épices », « Croquis parisiens », « Huysmans au salon », « Éloge de l’artifice et de la sensation », ou encore « Élévations » constituent autant de stases sensorielles où se cristallise chaque étape significative de la vie et de l’œuvre de Huysmans.
Le choix des œuvres et des objets, de même que leur mode de présentation, s’avèrent ainsi particulièrement heureux. L’évocation du salon de peinture se traduit notamment par un accrochage à touche-touche de nombreux chefs d’œuvre prêtés par Orsay, mis en regard avec quelques peintures plus académiques honnies par le critique. Mais l’originalité 311réelle de cette exposition réside dans l’audace de faire cohabiter des œuvres d’art de premier plan (Manet, Caillebotte, Boldini, Degas, Redon, Moreau…), avec des éléments plus inattendus, évoquant l’univers matériel des romans de Huysmans. Le visiteur rencontre ainsi, au gré de sa promenade : un sac de bonbons Siraudin ; une collection de sonnettes de table fin-de-siècle ; une fontaine à absinthe ; une ablette, dont les écailles servaient autrefois à fabriquer les fausses perles ; une cage à grillon ; un globe lunaire du xixe siècle ; de multiples planches de botanique et de médecine ; des fleurs de porcelaine ; un astrolabe ; des modèles de cire anatomique ; des reliquaires ; des gourdes de pèlerinage ; des flacons de laudanum ou d’eau de Lourdes ; ou encore une sydonie, tête de mannequin féminin que Huysmans met en scène dans Pierrot sceptique… Autant d’objets glanés dans les réserves du Mucem, du Musée d’Histoire de la médecine de Paris, mais aussi dans les collections de l’Université de Strasbourg ou au Musée alsacien.
Si la profusion des objets fait écho au vertige de la liste chère à l’écrivain, elle se prolonge par une saturation de parfums et de couleurs. Tandis qu’un partenariat avec la vénérable maison de parfum Lubin a permis de reproduire certaines fragrances évoquées dans À Rebours (opoponax, seringa…), des papiers peints chamarrés (prêtés par le musée de Rixheim, qui y est consacré) et de vieux nuanciers de couleurs ont été sortis de leurs réserves, et déploient toute leur palette sur des cimaises elles-mêmes revêtues de couleurs profondes. Le « rêvoir » ne serait bien entendu pas complet sans livres : ceux-ci viennent en abondance garnir les étagères des bibliothèques creusées en alcôve qui rythment la scénographie, donnant ainsi la sensation de déambuler dans la demeure d’un bibliophile.
Il faut donc louer les choix muséographiques opérés par Estelle Pietrzyk, qui font dialoguer les œuvres de l’esprit les plus exigeantes avec les objets du quotidien, réalisant en quelque sorte cette esthétique du « naturalisme spiritualiste » explicitée dans les premières pages de Là-Bas. Ponctuée d’œuvres d’art contemporain qui viennent à propos (de la fontaine d’encre noire de la Luxembourgeoise Su Mei Tse rappelant le banquet de des Esseintes à l’incontournable Mark Dion), l’exposition se dénoue sur une grandiose reproduction photographique du retable d’Issenheim tel qu’exposé à la fin du xixe siècle, à travers laquelle est ménagé un passage vers une ultime petite salle, conçue en manière de 312refuge ou de chapelle. À l’intérieur de celle-ci, un manuscrit enluminé de la Cité de Dieu du xve siècle fait face à un triptyque contemporain de l’artiste strasbourgeoise Léa Barbazanges. Les pièces de mica entrelacées irisent la lumière des lieux, dont les variations évoquent subtilement la « dilatation vraiment merveilleuse d’âme » du Huysmans converti.
Un seul regret toutefois : le catalogue de l’exposition ayant été réalisé en association avec Orsay, de très nombreux objets et œuvres exposés à Strasbourg ne sont pas présents dans l’ouvrage publié aux éditions Gallimard2. En compensation, il est cependant possible de découvrir les vidéos proposées sur le site du musée, dont une visite virtuelle menée par la commissaire de l’exposition en personne.
Rémi de Raphélis
Doctorant en littérature comparée3
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Marie-Victoire Nantet, Camille et Paul Claudel, Lignes de partage, Gallimard, NRF, 2020, 240 pages, 19 €.
La délicate entreprise, que de retracer les parcours voisins, tout en lignes brisées, intersections ponctuelles, divergences marquées puis croisements retrouvés, d’un frère et d’une sœur tous deux artistes ! Le projet se complique quand il s’agit de trouver le ton juste permettant non pas de tenir à distance un créateur dont l’œuvre relève du domaine public, mais de restituer les zones d’ombre, les reliefs et les modelés 313du cheminement artistique, intellectuel, spirituel parcouru par deux ascendants de sa propre famille. C’est à ce projet aux enjeux multiples que se livre avec une rare justesse Marie-Victoire Nantet ; enquêtant sur le timbre natif du frère et de la sœur et sur l’obscur accent tragique qui s’attache aux liens de Paul et Camille Claudel, sur leurs relations inexpugnables au-delà du conflit auquel on réduit souvent leur histoire commune (« On dit beaucoup de choses qui peuvent être vraies ou non »), elle jette une lumière plus vive encore que celle qui émanait de la géographie de l’intime qu’elle élaborait dans Camille et Paul Claudel, Une enfance en Tardenois, en 2011 (Bleulefit).
On sait qu’en musique, art dont il est a priori assez peu question dans l’ouvrage, certaines partitions se lisent verticalement, quand d’autres gagnent à être déchiffrées horizontalement ; des affinités existent assurément entre toutes les formes d’expression esthétique, puisque l’une des clés de lecture possibles de l’étude que l’auteur nous livre de l’itinéraire de Camille et Paul Claudel repose sur cette combinaison sensible des traits verticaux et horizontaux.
Il faut en effet saluer l’auteur de renouer avec cette tradition du sous-titre qui sait préciser les perspectives : Camille et Paul Claudel, Lignes de partage. De ce cheminement parallèle qui est le parcours à la fois jumeau et antipodal du frère et de la sœur, du poète et de la statuaire, Marie-Victoire Nantet décline une figuration sous le sceau de la ligne, en sa double espèce d’horizontalité et de verticalité.
Horizontalité, tout d’abord. Le récit se déroule selon une linéarité qui n’est pas sans rappeler la simplicité narrative des tapisseries médiévales, présentant l’entrelacs des héritages paternels lointains, des influences inégalement partagées par le frère et la sœur, des attaches au pays et à la famille paternelle ou maternelle, du rapport à la langue et à l’accent. Il expose avec clarté la façon dont l’existence des deux artistes s’inscrit en une temporalité donnée, s’irrigue à une source familiale et géographique commune ; « leurs traits se superposent soudain dans un jeu de miroirs vertigineux ». Camille est née à Fère-en-Tardenois en 1864, Paul à Villeneuve en 1868. Tous deux connaissent l’identique climat d’un cercle familial quotidiennement animé d’éclats de voix et de discordes, crises dont Marie-Victoire Nantet analyse le scepticisme religieux comme l’un des aliments possibles ; ils partagent de communes expériences, sont tous deux touchés à Villeneuve par la passion de la création.
314Ce même axe horizontal dessine résolument un avant et un après, qui scinde les vingt-quatre ans qu’ont passés ensemble le frère et la sœur ; la rencontre avec Rodin esquisse le début de la séparation avec la famille, pour Camille ; pour Paul, la ligne de séparation trouve son point de départ en cette nuit de Noël 1886, qui inaugure sa rencontre avec Dieu, en un mouvement de conversion qui ne sera connu de ses proches qu’en 1892. L’auteur revient sur le terreau d’hostilité religieuse entretenu peut-être par la sœur, et dont Paul eût sans doute à souffrir à travers l’ascendant cruel exercé par Camille. Dût-il ne relever que du fantasme, cet ascendant a le mérite d’orienter à ce point du récit les lignes diffuses de l’horizontalité vers un sens supérieur et d’annoncer avec une grande intelligence l’amorce d’un plan vertical.
Verticalité, donc, sous la forme du génie qui touche pareillement le frère et la sœur, et qui transcende leurs dissemblances, gommées par le partage de la solitude, de la violence, de l’orgueil, de la passion, de la folie. Mais aux yeux du frère, il a manqué à Camille Claudel l’assurance de la foi absolue, la fermeté de la croyance qui préserve de l’amertume, selon « la ligne, autrement visible, qui va séparer Paul le converti de Camille à qui le ciel n’a pas fait signe ». Ces signes « qui sont parlants pour Paul », moins audibles pour Camille, « qui se trouve prise sans le savoir dans leur réseau », n’interdisent cependant pas une proximité évidente, celle qui fait de la fratrie un couple d’inspirés, selon le titre d’un nouveau développement. Cette voix de l’inspiration s’incarne, chez le frère comme chez la sœur, dans la mesure où dans leur art, une identique défiance se fait jour pour l’idée et l’abstraction ; la force singulière de leurs œuvres n’est pas divorce avec la nature mais rompt avec une forme d’intellectualité qui préside au courant symboliste, par exemple, tout en restant attentive au mystère, au rêve et à l’énigme.
Verticalité problématique, encore, qui touche le corps même de Camille dont le patronyme de Claudel rappelle combien est intériorisée l’idée d’un boitement essentiel ; Camille claudique légèrement, et avec elle, nombre de personnages des drames de son frère. Dans ce déséquilibre s’inscrit une rupture majeure avec le frère : ce chancèlement propre comme figuré, Paul n’en voudra pas, car s’y incarne un esprit bohème incompatible avec son besoin orgueilleux de liberté ; servir l’administration, ce deuxième métier, l’affranchit de la crainte de 315faire dépendre son art des contingences du réel. Camille s’abandonne au vertige d’une existence vouée à l’art, tâche d’en vivre, y échoue, comme échoue sa relation avec son maître et amant, Auguste Rodin. « Elle avait tout misé sur Rodin, elle a tout perdu avec lui », déplore son frère, en 1951.
Croisant les lignes de partage, tissant l’horizontalité des existences à la verticalité de leur sens, le texte dessine un délicat mais solide maillage dont les points de rencontre servent d’ancrage à sa progression, à la fois chronologique, psychologique, esthétique et spirituelle ; la sculpture du Jeune Romain représentant Paul tient lieu du premier de ces croisements, suivi par Le Jeune Achille, et Le Buste de Paul Claudel à trente-sept ans, esquissé durant l’été 1905, lors d’un commun séjour aux eaux ; le séjour à deux sur l’île de Wight, en août 1886 ; les quelques clichés figurant le frère et la sœur ; les essais que Paul compose sur sa sœur, respectivement en 1905 et 1951, en composent de nouveaux ; le développement intitulé « Passerelles » exploite, à son tour, la symbolique de la ligne et celle de l’union, union des thématiques communes au frère et à la sœur, à travers les espèces de la grotte, du voile et de la draperie, de l’anatomie, des yeux clos ; le chapitre « L’Implorante » décline les hypostases de la sœur qui peuplent le théâtre de Paul Claudel, Violaine, la Princesse et qui sait ? Lâla. À la croisée des carrières, la rencontre des deux parcours esthétiques peut déboucher sur une concurrence des génies, où l’un dépossède l’autre – le terme de génie sera, on le sait, employé par Octave Mirbeau, l’un des tout premiers. Appliqué à Paul, il date du 12 mai 1893 ; à Camille, « femme de génie », de l’année 1895.
D’autres points de contact sont signalés, qui relèvent davantage d’une conjecture dotée d’un fort degré de probabilité : au détour d’une page, l’auteur rappelle que Camille, « la jeune artiste qui aurait pu être poète », fréquentait volontiers les mardis de Mallarmé, se piquait de littérature. Mais les divergences entre sculpture et poésie fourmillent, parmi lesquelles il n’est pas négligeable de rappeler l’encombrante dépendance de Camille à un atelier, au coût du matériau nécessaire au statuaire, aux modèles, à une sédentarité imposée ; et les divergences entre Paul et Camille s’inscrivent aussi sous le signe de la verticalité impossible, que le frère se refuse à voir comme élément déterminant de la vie de sa sœur. Peu de temps avant la 316mort de Camille, en 1943, il entrevoit une possible direction dans l’existence de la statuaire sous la forme d’une horizontalité restaurée « tel un récit déroulé en images », à travers la succession de six statues à forte charge autobiographique. Mais en 1954, il se cabre à l’idée d’une quelconque transcendance, et donc d’une forme de Salut, qui ferait de cette Passion un chemin de rédemption. Reste que sans afficher une volonté de réhabilitation militante, l’ouvrage permet la compréhension intime de l’attitude et des choix du frère à l’égard de sa sœur – choix si souvent contestés, voire condamnés : « Qui s’interroge sur le cœur du grand homme est rassuré ». Les éléments d’une lettre de Paul qui annonce à François de Marcilly la mort de Camille résonnent comme un aveu diffracté de son attachement organique à sa sœur : « Nous sommes réunis par des fils directs et indirects, qui se croisent et s’entrecroisent et finissent par se réunir entre les mains et sous la touche du même artiste. »
L’étude que livre Marie-Victoire Nantet témoigne d’une rigoureuse et puissante cohérence, de nature poétique, pourrait-on dire ; adossée à l’exploitation féconde de ces lignes de partage dont Paul Claudel lui-même avait vu l’importance magnifiée par l’expérience orientale, la connaissance des deux artistes progresse encore davantage. Par surcroît, certains développements sont servis par une remarquable justesse analytique, qui atteste la profonde connaissance des œuvres, qu’elles soient littéraires ou plastiques ; à ce titre, le chapitre « L’Implorante » constitue une singulière réussite interprétative, faisant parler les silences, glissant d’un état de L’Âge mûr à l’autre, revisitant le drame affectif et humain vécu par Camille et Rodin où les responsabilités, selon toute vraisemblance partagées, n’occultent pas une même douleur chez les deux êtres.
Samuel Lair
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Jean-Louis Cabanès et Pierre Dufief, Les Frères Goncourt, Fayard, février 2020, 791 pages, 35 €.
Ce volume est le fruit de deux gémellités croisées. Deux faux jumeaux racontés par deux faux jumeaux. Par une sorte de mimétisme Jean-Louis Cabanès et Pierre Dufief tiennent le journal du Journal. Ils en savent plus sur Edmond et Jules de Goncourt, sur leur œuvre, leurs amis, leurs manies que les Goncourt eux-mêmes. Dans une interview accordée à Jean-Didier Wagneur pour le quotidien Libération les auteurs expliquent leur méthode. « Cette biographie s’appuie sur une correspondance largement inédite, sur une lecture attentive de la presse, sur les plus récents travaux des historiens et critiques littéraires pour contextualiser un demi-siècle de vie culturelle dans sa diversité et ses évolutions, des fantaisies de la bohème aux excentricités de la décadence ». Ils soulignent que les Goncourt se sont d’abord voulus artistes, « c’est le commun dénominateur d’une œuvre très diverse. Écrire et vivre en artiste ne sauraient être dissociés », que les collections progressivement réunies par les deux frères deviennent pages d’écriture, découvrent que Jules aurait plus d’esprit qu’Edmond qui, lui, était plus collectionneur. Ils remarquent que dans l’écriture à quatre mains il est difficile de faire la part des deux, alors qu’Edmond a prétendu être l’architecte des romans, Jules n’aurait été que le finisseur. La démarche a consisté à prendre en compte la totalité de l’œuvre des Goncourt. Historiens de l’art et de la vie quotidienne au xviiie siècle, les deux frères ont fait appel « à une documentation jusque-là négligée, celle des objets quotidiens, des lettres, des journaux, des affiches et de la mode ». L’intention des auteurs est également de montrer la modernité des diaristes, modernité des sujets, modernité d’une esthétique. « Ces romanciers du corps font prévaloir ce que Jean Starobinski appelait une subjectivité charnelle ». Ils sont aussi les poètes des états seconds, de l’involontaire, de la fascination du « bruit doux », de la mort. Les deux auteurs ne manquent pas de rappeler l’admiration que les Goncourt exercèrent sur des contemporains tels que Nietzsche, Van Gogh, Thomas Mann, Zola, Proust, Émile Gallé, 318pour n’en citer que quelques-uns. Ce qui ne saurait occulter leur part d’anti-modernité. « Leur misogynie est celle d’écrivains célibataires comme Huysmans, Flaubert ou Maupassant ; elle se comprend mieux si l’on se réfère à l’anti-naturalisme de Baudelaire ». Mais ceci n’excuse pas cela. Quant à leur antisémitisme, « Pour les Goncourt, le juif est associé à l’argent. Ce n’est pas la religion qui est en cause, mais une race qu’ils déclarent intrusive et dominatrice ».
En préambule, les biographes remarquent que le grand public ne lit plus l’œuvre des Goncourt, à l’exception du Journal. On ne reprochera pas à Jean-Louis Cabanès cette marque de tendresse envers son bébé dont Pierre Dufief est aussi un peu le père4. Peut-on qualifier le public des Éditions Champion de grand ? Toujours est-il qu’avec ou sans leur Journal, il est certain que le nom de Goncourt ne survit que par l’académie et le prix du même nom. La dernière biographie datant de 1956, aujourd’hui épuisée, avait été rédigée par André Billy en introduction au Journal d’Edmond et Jules de Goncourt présenté et annoté par Ricatte. Observons que l’édition Billy qui ne bénéficie pas des soixante ans de recherche de la nouvelle biographie n’est pas frappée d’obsolescence et puisque le mot grand public a été prononcé arrêtons-nous un court instant sur les deux éditions qui relatent les mêmes évènements avec, à peu de choses près, la même exactitude. Alors que Billy relate les faits et s’en tient à ce qui concerne les Goncourt, Jean-Louis Cabanès et Pierre Dufief s’attachent à faire un vrai travail d’érudition en mettant ces mêmes faits en perspective, en décrivant le contexte dans lequel ils s’inscrivent ou en faisant le parallèle avec d’autres textes ou évènements. Prenons en exemple la première œuvre des deux frères, le roman En 18…, publié le 5 décembre 1851, trois jours après le coup d’État. Billy relate l’épisode politique avec toute la précision de l’historien en seulement quelques lignes. Ici, s’appuyant sur le mot « giboyer » qu’utilise Jules de Goncourt dans le Journal pour décrire les soldats tirant sur une femme, les auteurs convoquent la Saint-Barthélemy, Charles IX, Agrippa d’Aubigné et les Tragiques, poème dans lequel est empruntée cette image : « Ce Roy, non juste Roy, mais juste arquebusier/Giboyait aux passans trop tardifs à noyer. » On est loin de Jules et d’Edmond. Autre exemple toujours à 319propos de la publication d’En 18… Billy y consacre une page qualifiant ce roman « d’œuvre de début, affectée, obscure, prétentieuse, incohérente et anodine ». L’édition Cabanès/Dufief en compte six, évoquant comme le fait Billy non seulement Gauthier et Janin mais aussi Nodier, Arsène Houssaye, Nerval, Charles Lassailly, Aloysius Bertrand, Drolling, Charles Demailly, Manette Salomon, Georges Sand, Balzac et bien d’autres. On voit l’importance accordée ici à un premier roman vendu à soixante exemplaires que Pontmartin qualifiait de « défi jeté à tout homme de bon sens » et dont les Goncourt eux-mêmes déclarèrent à trois ans d’intervalles : « Nous trouvions notre roman si faible, si incomplet, si enfantin, que nous nous décidions à brûler le tas. » – Un tas de mille exemplaires invendus – La même observation concerne les premiers écrits journalistiques publiés dans L’Éclair et La Presse. Chaque texte est analysé, disséqué à l’aune d’une érudition illimitée. Ces exemples pour montrer que ce compte rendu ne peut refléter toute la richesse des informations rapportées. Il est à lire comme une chasse au trésor ou un jeu de pistes dont les récompenses sont à découvrir au fil des 700 pages.
Ces deux frères, qui sont-ils ? Issus de la petite aristocratie ils ne plaisantent pas avec la particule. Quand, en 1858, le Vapereau les désigna sous le nom de « Goncourt (Edmond et Jules Huot, dits de) », ils exigèrent par l’intermédiaire de leur avoué une rectification dans quatre grands journaux. Propriétaires terriens vivant de leurs fermages, Edmond n’hésite pas à menacer ses fermiers de poursuites judiciaires s’ils n’effectuent pas les paiements dans les délais requis alors qu’ils sont déjà douloureusement affectés par une baisse de la production. On ne plaisante pas avec ses rentes. Nostalgiques du xviiie siècle, ils considèrent la Révolution de 1789 comme une catastrophe, naufrage d’une société raffinée où régnaient les arts et le bon goût. Par Gavarni, Chennevières et Sainte-Beuve interposés, le salon de la princesse Mathilde leur est ouvert. Le Journal deviendra une chronique du salon princier. Journalistes, historiens, biographes de l’intime, historiens d’art, les « bichons », comme les appellent Flaubert, sont avant tout soucieux de leur style. Lorsqu’un éditeur ose le critiquer en leur retournant des épreuves à corriger, ils s’indignent : « Nous qui avons un idéal, qui cherchons, qui pesons une virgule, qui tentons d’écrire, qui aimons nos phrases, nous qui sommes et voulons être nous, laisser un niais, un bêta, un idiot, toucher et tripoter dans ce que nous avons pondu, et recouvrer nos enfants et rhabiller nos 320idées avec les ciseaux de Prudhomme ? Non pas ! » Les premiers écrits reçoivent un accueil plus que mitigé, le succès vient avec L’Histoire de Marie-Antoinette et L’Art du xviiie siècle. L’année 1860 voit la publication d’un roman, Les Hommes de lettres suivi de Sœur Philomène. Nos deux biographes démontrent et démontent longuement le caractère novateur de ce roman qui décrit l’univers lugubre et terrifiant de l’hôpital au milieu de ce siècle. Puis viennent Renée Mauperin, roman des mœurs bourgeoises et Germinie Lacerteux, le roman du peuple, qui fera « vomir » la princesse Mathilde. En ce temps-là, le théâtre est le passage obligé vers la gloire littéraire. Alors vient Henriette Maréchal reçue sur la prestigieuse scène de la Comédie-Française. À son propos Jules Vallès évoque Hernani. Le pugilat commencé dans la salle se poursuivit durant des semaines dans une presse déchaînée. Les Goncourt attendaient un Austerlitz, ce fut Waterloo : « Nous avons eu toutes les défaites, tous les chagrins, tous les désespoirs, toutes les attaques, toutes les injures amères de la vie littéraire. » Cet échec procure pourtant au lecteur les pages les plus délectables de cette monographie. Madame Gervaisais, roman d’une névrose religieuse, sera la dernière œuvre à quatre mains. En juin 1870, Jules, le plus jeune des bichons, victime des séquelles d’une ancienne syphilis décède dans des douleurs indescriptibles. On devine le désarroi de son aîné : « Je ne l’aurai plus marchant à côté de moi, quand je me promènerai. Je ne l’aurai plus en face de moi, quand je mangerai. Dans mon sommeil, je ne sentirai pas son sommeil dans la chambre à côté. Je n’aurai plus avec mes yeux ses yeux pour voir les pays, les tableaux, la vie moderne. Je n’aurai plus son intelligence jumelle pour dire avant moi ce que j’allais dire ou pour répéter ce que j’étais en train de dire. » (Journal, Nuit de samedi 18 juin à dimanche) Triste année 1870-1871 qu’Edmond vit en observateur et raconte dans son journal dont il est devenu le seul et inconsolable rédacteur. Le siège de Paris est décrit par un peintre amoureux du détail, la Commune par un réactionnaire inquiet pour ses rentes. Plongé dans une demi-léthargie intellectuelle, il complète ses collections, transforme sa maison d’Auteuil en musée et publie une nouvelle édition de L’Art du xviiie siècle largement complétée. En 1873 a lieu chez Flaubert une rencontre décisive avec le couple Julia et Alphonse Daudet en passe de devenir son frère de substitution en même temps que son mentor. Sous son amicale pression, Edmond revient au roman. En mars 1877, paraît La Fille Elisa, roman sur la 321prostitution. Tollé général. Et deux ans plus tard, Les Frères Zemganno, doubles des Goncourt, roman dédié à Julia Daudet. 1880, mort de Flaubert : « Désormais, Goncourt et Zola se trouvent en rivalité directe pour la maitrise du champ littéraire, dans le domaine du roman. »
C’est le moment de revenir aux Goncourt collectionneurs et à l’art japonais dont Edmond se proclame le précurseur : « Le goût de la chinoiserie, de la japonaiserie ! Ce goût nous l’avons eu les premiers. Ce goût envahissant tout et tous, jusqu’aux imbéciles et aux bourgeoises, qui plus que nous l’a propagé, l’a senti, l’a prêché, y a converti les autres ? Qui s’est passionné pour les premiers albums, a eu le courage d’en acheter ? » En 1880, Edmond publie La Maison d’un artiste, un ouvrage dans lequel sont décrites toutes les pièces, japonaiseries et autres, réunies dans sa maison d’Auteuil. Au début des années 1880, il est devenu « une personnalité centrale dans le monde littéraire ». Après la lecture de son dernier roman La Faustin Paul Alexis s’exclame : « Le roi est mort : vive le roi ! – Flaubert n’est plus : vive Goncourt ! » Quatre ans avant À rebours, La Faustin va faire école et ouvre la voie au mouvement décadent. En 1884, c’est la publication de « l’ultime roman du dernier des Goncourt » : Chérie. À ce moment le démon du théâtre refait surface : « Pour être connu en littérature, être universellement connu, on ne sait pas combien il importe d’être un homme de théâtre. » (Journal, 30 janvier 1892) Après avoir mis en scène, on devrait plutôt dire en pièce, la plupart des romans, souvent à l’aide de collaborateurs zélés, l’échec de Charles Demailly fut la dernière tentative d’adaptation. « Éreintement de toute la presse. Je crois vraiment, quand je serai mort, que mes confrères viendront chier sur ma tombe » (Journal, 26 décembre 1892). Le 1er février 1885, celui que certains désignent comme le « Maréchal des lettres » avait inauguré son fameux Grenier, sorte d’antichambre de la future académie, accueillant chaque dimanche après-midi, jusqu’en 1896, principalement des écrivains et des artistes. Le frère d’adoption Léon Daudet en est le rabatteur et l’animateur attitré. L’un des convives s’appelle Octave Mirbeau. Cité en 1877 comme jeune et enthousiaste naturaliste par La République des lettres aux côtés de Paul Alexis, Henry Céard, Léon Hennique, J. K. Huysmans et Guy de Valmont, il deviendra à partir de 1889 un des causeurs les plus brillants du Grenier. En 1890, Edmond eut l’idée des livres à portraits, le plat de couverture représentant l’auteur. Mirbeau eut droit à son 322portrait, dessiné par Rodin. Les deux hommes de lettres étaient loin d’avoir les mêmes opinions. Octave admire Manet alors qu’Edmond le considère « comme un imagier à l’huile d’Épinal ». De même, lors de la période des attentats, Edmond prônait la peine de mort contre les anarchistes coupables d’attentats alors que Mirbeau proche des revues anarchistes, comme La Révolte ou L’En dehors vit en Ravachol un saint, un nouveau Christ. Ce qui ne l’empêcha pas de se voir attribuer un couvert dans la future académie, les deux biographes s’étonnant qu’à part Daudet et Huysmans, les élus, Mirbeau en tête, « n’étaient pas des écrivains de premier ordre ». Le fondateur et ancien président de la Société Octave Mirbeau appréciera. Lors du fameux banquet organisé en l’honneur d’Edmond réunissant 300 personnalités masculines des arts, des lettres et de la politique, Alice Mirbeau envoya au Grand Hôtel un panier contenant des petits bouquets destinés à orner les vestes de ces messieurs « qu’Edmond oublia de distribuer, comme s’il voulait ainsi inconsciemment gommer toute marque féminine dans sa réunion d’hommes ». Edmond de Goncourt meurt dans la maison de campagne d’Alphonse Daudet le 16 juillet 1896, âgé de soixante-quatorze ans. Octave Mirbeau lui adresse ce dernier adieu : « Ô cher et grand Edmond de Goncourt, j’irai, l’automne venu, planter les iris que vous aimiez, non dans votre jardin, hélas ! ainsi que nous en avions décidé, mais autour de votre tombe. Et si les fleurs parlent, elles vous diront la fidélité de mon deuil et de mon culte pour vous, et combien, dans ce douloureux et harassant métier des lettres, votre amitié m’a été la joie la plus pure, et la plus haute fierté de ma vie. » Laissons le dernier mot à Jules Case qui écrivait dans Le Gaulois du 18 mars 1897 : « Les Goncourt, peu lus, mal appréciés du public, en somme, étroitement limités dans un art de précision et de détail, n’auraient laissé qu’une mémoire médiocre si les circonstances d’une fortune personnelle et d’assemblées régulières d’hommes de lettres n’avaient plus fait pour leur gloire vivante et posthume que leurs œuvres mêmes, remarquables, originales, mais trop distantes du goût des foules. »
Tristan Jordan
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Les Cahiers naturalistes (dir. Alain Pagès), Société Littéraire des Amis d’Émile Zola, no 94, 2020, 464 pages, 25 €.
Ce numéro 94 des Cahiers Naturalistes n’a pas tout à fait sa forme habituelle. En effet, la bibliographie, la chronique ou les comptes rendus ont été écartés afin de laisser la place à deux gros dossiers passionnants : l’un sur les petits naturalistes (« Les petits naturalistes : une littérature du second degré ? »), l’autre sur les naturalismes du monde (« Naturalismes du monde : les voix de l’étranger »). Certes, comme le signale d’emblée Olivier Lumbroso, les thématiques ne sont pas totalement neuves et ont déjà été abordées auparavant ; mais il s’agit moins ici d’ouvrir de nouveaux champs que de les réévaluer ou de les approfondir à la lumière d’une notion-clé, celle de « l’échelle », échelle des valeurs et échelle géographique.
Échelle de valeur. L’expression semble de prime abord banale et propre à rendre compte de la hiérarchie institutionnelle qui s’établit entre les grands auteurs et ceux qu’on dénomme volontiers les « petits ». Pourtant, un simple changement de dénomination suffit, non seulement à montrer l’inanité d’un tel classement, mais aussi et surtout à éclairer les rapports complexes qui unissent des écrits a priori disparates. À cet égard la formule que Corinne Saminadayar-Perrin (coordinatrice du premier dossier) utilise dans son article introductif est éclairante : en proposant « littérature du second degré » au lieu de « secondaire » voire « petit », l’universitaire déjoue les oppositions binaires et instaure des rapports à la fois complexes et complémentaires. Elle oblige à penser l’espace littéraire à l’horizontale plutôt qu’à la verticale et oppose in fine un mouvement inspiré des pratiques cénaculaires à la sclérose d’une classification mal opérante.
Car, si on s’en tient au jugement commun, on voit le disciple comme quelqu’un qui rend hommage à un maître dont il reprend les traits stylistiques ou les thématiques, sur un mode sérieux ou parodique. Pire, sous le prétexte qu’il recourt à l’intertextualité, on l’enferme dans un statut imitateur incapable de s’émanciper. Or, cette conception est largement erronée car, comme le souligne Corinne Saminadayar-Perrin, la littérature 324du second degré « participe à une dynamique globale […] liée à la spécificité même du projet naturaliste ». Elle s’inscrit dans un va-et-vient continu et des rapports de réciprocité. Si le disciple s’inspire du maître, le maître s’inspire du disciple. La Lison de La Bête humaine n’est-elle pas « la petite sœur de la Crampton et l’Enger les locomotives » de Des Esseintes dans À rebours ? La hiérarchisation fausse la perspective et empêche de voir la teneur des échanges et leur pluralité. L’exemple de Flaubert que René-Pierre Colin développe est tout à fait parlant. Les naturalistes ne cessent de se référer à lui, selon des modalités variables (dédicaces, parodies, réécritures)… au risque de se lasser. On en vient alors à défendre Homais contre son propre créateur, voire à contester l’ambition initiale d’un « livre sur rien ». Les autres articles dont il est impossible de rendre compte dans les limites de ce compte rendu, amplifient la réflexion. Les uns tentent de comprendre l’origine d’une qualification le plus souvent infamante – Marie-Françoise Montaubin, par exemple, la voit dans le « roman sentimental » et dans « une crise du roman en régime naturaliste » – tandis que les autres insistent sur les évolutions littéraires, qui sans constituer des reniements ouvrent de nouvelles voies trop peu considérées. C’est le cas pour Huysmans (article de Jean-Marie Seillan), Alexis et son alter ego Trublot (article de François Delolme) ou Descaves, adepte « des vies minuscules » (article de Pierre-Jean Dufief). Chez chacun de ces épigones, il y a une originalité qu’on a préféré occulter et rabattre au profit de quelques maîtres-étalons.
Échelle géographique. Si l’international est au cœur du second dossier (issu d’un colloque au Collège de France et à l’École normale supérieure), l’élargissement spatial ne change en rien l’approche globale du numéro. De fait, en tentant de rompre avec toute forme de primauté ou tout mépris pour « l’accessoire » (Jean-Baptiste Amadieu), Les Cahiers naturalistes veulent faire entendre, notamment au moment de l’affaire Dreyfus, « les voix de l’étranger ». D’où l’attention portée aux lettres venues d’ailleurs et écrites par des anonymes, celles de Belgique (article de Paul Aron), du Portugal (Celia Vieira), de l’ère hispanique (Olivier Lumbroso), de l’Italie (Hortense Delair), etc. L’ensemble permet de dessiner une histoire à la fois moins nationale et moins univoque ; plus ouverte et moins franco-française. Les « discours de l’encouragement » et « de l’admiration » (Myriam Kohnen) dominent assurément, mais « diffractés dans la diversité des langues, des cultures » et la connaissance plus ou moins affirmée de l’œuvre romanesque de Zola. C’est à ce titre que le refus de s’enfermer 325dans un genre importe : il permet en effet de suivre les connexions entre naturalismes régionaux et l’Affaire. Il permet surtout de dessiner une humanité où « l’identité se fabrique dans l’écriture et la décision d’agir ».
L’originalité de ce second ensemble est à la mesure de sa matière. Comme le dit Philippe Hamon dans un article à la fois conclusif et prospectif, la correspondance n’a jamais été étudiée pour elle-même. Certes, on convoque quelques lettres d’un écrivain pour asseoir une démonstration, mais on les étudie rarement pour leurs qualités propres et sans opérer préalablement un tri. Les raisons sont connues : imprécision du corpus, flous des correspondants, absence de contextualisation, etc. N’est-il pas temps de les sortir de cette relégation et d’élaborer une « poétique de la lettre » ? Les pistes suggérées par Hamon prouvent, en tout cas, qu’il y a là un vrai enjeu littéraire.
« Zola est tout un homme » titrait Olivier Lumbroso, au début du dossier. Au moment de conclure, Jean-Baptiste Amadieu propose : « Zola est tout un monde ». Le passage d’une formule à l’autre atteste de la belle ambition de ce numéro et de la capacité des admirateurs de Zola à ne pas se satisfaire du statu quo. Les Cahiers naturalistes (toujours remarquablement dirigés par Alain Pagès) ouvrent une nouvelle page de leur longue histoire. Il nous tarde d’en découvrir la suite.
Yannick Lemarié
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Claudio Magris, Mario Vargas Llosa, La littérature est ma vengeance – Conversation ; Arcades Gallimard, janvier 2021, 86 pages.
Si ce livre n’abordait pas un sujet cher à Mirbeau je n’aurais sans doute pas proposé cette note de lecture. Mais commençons par le commencement. 326Ce texte relate une conversation entre Mario Vargas Llosa, prix Nobel de littérature 2010, et Claudio Magris, datant du 9 décembre 2009. Il s’agit d’explorer les rapports entre roman, culture et société. Selon ces deux auteurs c’est la littérature seule qui permet de triompher des barrières géographiques, culturelles, linguistiques ou religieuses. Les romans vraiment réussis nous arrachent à cette vie faite de chaos et de confusion et nous font vivre la fiction comme réalité. Parce que la littérature débouche sur une critique du monde où nous vivons, les régimes autoritaires s’en sont toujours méfiés. Les dictatures religieuses ou politiques produisent toujours des régimes de censure. Une société imprégnée de littérature peut moins facilement être manipulée ou abusée par le pouvoir. Par ailleurs, « la fiction parvient à ce miracle : exprimer la totalité, l’homme comme raison et déraison, fantaisie et histoire, réalité et irréalité, matériel autant que spirituel, tout cet écheveau complexe de contraires qui composent l’être humain ». La littérature répond aussi au besoin d’évasion. Ulysse est le symbole du désir constant que partagent tous les êtres humains : l’aventure. On retrouve chez Don Quichotte cette dimension proprement littéraire, l’imagination et l’invention qui parfois aussi nous désorientent. Passons sur le chapitre consacré au temps « impur » où il est aussi question d’écrivains ayant écrit des chefs-d’œuvre tout en ayant fait preuve d’aveuglement catastrophique sur le plan politique tels Pirandello, Céline ou Knut Hamsun, pour arriver à celui intitulé : Culture, société et politique. Il est question ici de la crise des démocraties alimentée par la corruption présente aussi bien dans les démocraties des pays développés que dans les pays en voie de développement. On connait le pamphlet de Mirbeau : La Grève des électeurs. « Les moutons vont à l’abattoir. Ils ne se disent rien, eux, et ils n’espèrent rien. Mais du moins ils ne votent pas pour le boucher qui les tuera, et pour le bourgeois qui les mangera ». Séduisante et verveuse formule rabâchée à l’approche de chaque élection par certain grand marquis mirbellien mais n’exprimant qu’un négativisme stérile à l’opposé des convictions de nos deux auteurs. Aussi imparfaite soit-elle la démocratie reste supérieure aux régimes vécus dans les états totalitaires Si on laisse la politique aux médiocres, alors elle devient médiocre. Que faire ? « Ne pas mettre la tête dans le sable ». Lutter pour empêcher les démocraties de s’écrouler, sinon, ce qui nous attend à la fin c’est la perte définitive de notre liberté. Le livre s’achève sur le thème des tensions entre Orient et Occident, l’immigration, le choc des cultures. C’est un sujet à 327« cent millions » déclare Claudio Magris qui, une fois encore, tente de le traiter par le haut, en citant Dante qui a déjà tout dit à ce propos en une seule phrase de son De vulgari eloquentia (De l’éloquence en vulgaire) : « Mais nous, pour qui le monde est la patrie comme la mer aux poissons, qui avons bu l’eau de l’Arno avant même d’avoir des dents, et qui aimons Florence au point de souffrir injustement l’exil pour l’avoir aimée, nous ferons pencher les plateaux de notre jugement plutôt du côté de la raison que du côté des sens. ». La littérature aura toujours le dernier mot.
Tristan Jordan
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Reine-Marie Paris, Philippe Cressent, Camille Claudel, catalogue raisonné, 5e édition revue, corrigée et augmentée, éd. Culture Economica, Paris, 2019, 863 pages, 125 euros.
Un catalogue artistique doit constamment être remis à jour ; celui-ci a été publié pour la première fois en 1990, puis repris et augmenté en 2000 et 2004 ; la dernière édition, la cinquième, voit son nombre de pages et d’illustrations considérablement accru. C’est un moyen fort bien fait de se familiariser avec l’œuvre de Camille Claudel, de plus en plus goûtée du grand public, mais aussi un instrument de travail que ne sauraient bouder les claudéliens, tant la lumière projetée sur la figure de la sœur si longtemps occultée éclaire aussi la connaissance que l’on peut avoir du frère.
L’une des premières qualités du livre (à consulter de préférence sur un lutrin, étant donné sa dimension et son poids !) est la clarté de ses rubriques et de sa présentation. Reine-Marie Paris, petite-fille de Claudel et petite-nièce de Camille, y retrace le cheminement qui, depuis un mémoire en 328Sorbonne en 1982, l’a amenée à cette grande et savante familiarité avec l’œuvre artistique de Camille. Il ne s’agit pas simplement de commentaire, mais d’enquête, de pistage des œuvres, de recherche de lettres, de recueil de témoignages, de classement, d’authentification – chose rendue difficile du fait du caractère inhérent à la sculpture de présenter des témoins multiples pour une seule œuvre. Le catalogue, qui occupe la plus grande partie du livre (p. 237 à 727, cent trente deux œuvres présentées) fait état des diverses versions, et offre systématiquement pour chaque œuvre un historique, une description matérielle, des documents, une rubrique critique, la liste des expositions et la bibliographie. S’il s’agit essentiellement de sculptures, les autres facettes, moins connues, de l’œuvre de Camille ne sont pas de reste : dessins, fusains, pastels, huile : par exemple p. 241 (no 8), « La vieille du Pont-Notre-Dame » (fusain), ou p. 296 (no 27-4) le très joli pastel représentant Louise, sœur de Paul et Camille.
Le catalogue, qui parle de lui-même, est accompagné d’un nombre important de paratextes rassemblés en diverses rubriques : Témoignages – Les fidèles – Annexes. Les témoignages sont pour la plupart des textes déjà publiés, certains anciens, mais qu’il est fort utile de trouver ici groupés ; on y lit l’article fondateur de Mathias Morhardt [Mercure de France, mars 1898] qui situe Camille dans le contexte artistique de l’époque et dresse un premier catalogue de son œuvre ; puis les deux textes consacrés par Paul à sa sœur à quasiment cinquante ans d’intervalle [1905 et 1951 : d’avant l’internement à après la mort, tout l’empan d’une vie tragique], tous deux écrits à l’occasion d’expositions ; on y admire la profonde communion esthétique des deux artistes, une sorte de géméllité dans deux modes d’expression si différents, cette tension du fond de la matière vers autre chose d’insaisissble, « la main légère, aérienne, de ma sœur, ce goût toujours un peu enivré, cette présence perpétuelle de l’esprit, ces complexes ou buissons madréporiques, profondément pénétrés par l’air et tous les jeux de la lumière intérieure ! » [1905, p. 101] ; un hommage du regretté P. Tilliette (né en 1921 et non pas en 1927), à l’occasion de l’exposition de 1984 ; des textes repris des précédentes éditions du Catalogue, sur Camille et Debussy, Claudel et Rodin, le contexte culturel qui vit éclore l’art de Camille, une étude de Michel Brethenoux intitulée « Passions et “Ré-enchantements” » qui célèbre l’heureux retournement qui vaut maintenant à Camille une juste célébrité, et enfin une réflexion d’inspiration psychanalytique, et une interrogation sur le statut de la femme artiste à l’époque.
329Nous ne pouvons nous attarder sur la série des « Fidèles », amis de la première heure de Camille et qui ont heureusement contribué à la soutenir, notamment en achetant et diffusant ses œuvres ; en lien avec Claudel on notera les noms d’Henry Lerolle, qui a aussi su discrètement aider le jeune frère, et Philippe Berthelot, l’Ange gardien du diplomate aventureux, amoureux des chats et fin connaisseur en matière d’art. Réservons une place particulière à Octave Mirbeau qui entra en contact avec Claudel par l’intermédiaire de Marcel Schwob, et avec Camille par Rodin ; il lui consacra plusieurs articles très louangeurs, notamment en 1892 puis en 1896, et possédait lui-même une version en plâtre des Causeuses.
Enfin, on soulignera l’intérêt extrême du long article écrit par un neurologue et un psychiatre, les professeurs François Lhermitte et Jean-François Allilaire. Nous connaissons tous les objections lancinantes qui fusent quasiment à chaque fois que l’on prend la parole quelque part sur Claudel : « Mais son attitude vis-à-vis de sa sœur ?… » Nous avons ici les réponses, indiscutables, données par des spécialistes dont l’objectivité ne saurait être contestée : diagnostic clinique de paranoïa, avec toutes les nuances passionnantes qui s’imposent, combinaison de causes traumatiques (l’atmosphère familiale, la relation à la mère, et naturellement le rôle dévastateur de Rodin, peut-être un peu minimisé ici) et de tendances de caractère, passage d’un simple terrain au délire paranoïaque, nécessité, hélas, de l’internement qui ne souffrait pas à l’époque d’alternative. La question est examinée de bout en bout avec une parfaite compétence, où il ne s’agit d’accuser ni d’excuser qui que ce soit, mais de donner les faits dans leur tragique brutalité. Camille a sombré. Son œuvre – ce qu’elle n’en a pas détruit – reste.
Un appareil de chronologie, bibliographie et index complète cet ouvrage dont l’intérêt et l’utilité pour l’amateur comme pour le chercheur sont manifestes. Tout au plus peut-on remarquer qu’il y a un certain nombre de doublons de photographies, que l’on retrouve d’une rubrique à l’autre. Celle de Camille au bicorne (p. 269) est particulièrement élégante, réussie et émouvante.
Dominique Millet-Gérard
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Alain Mischel, Van Gogh et Camille Claudel, 42 pages, 22 €, (commandes sur camilleetvincentgenieoufolie@gmail.com).
« À l’aide, au secours je me noie5 ! »
« O Soleil ! Toi, mon /Seul amour ! ô gouffre et feu ! ô abîme ! ô sang, sang ! /O/Porte ! Or ! or6… »
« Eh quoi ! tout est sensible – »… Chaque fleur est une âme à la Nature éclose… Un pur esprit s’accroît sous l’écorce ! des pierres7 »
« Génie » et « folie » !… Rime facile8, mais, à propos de Van Gogh et de Camille Claudel, voici l’analyse lumineuse d’Alain Mischel, peintre, sculpteur, spécialiste en histoire de l’art, qui a vécu à Auvers-sur-Oise… Original, mais bref, il nous entraîne, par portraits, graphismes, écriture de sa main, de la source au confluent de ces deux inépuisables génies. Plus qu’un lexique sur leurs œuvres et leur vie, ce livre, qui porte à admirer, à méditer, peut devenir un manuel favori.
« Génie » ! « Le mot n’est pas trop fort » – même pour une femme – écrivait en 1893 le redouté critique O. Mirbeau, révélateur de Paul et de Camille. Dès la première exposition de Camille, étonné par la 331juxtaposition des extrêmes : La Valse et Clotho : l’Amour tendre et l’horreur de la Mort, il prophétisait : « ce mot de génie… résonnait comme un cri de douleur ». De même, Tête d’Or, premier drame de Claudel, paru anonyme en 1890, fit s’écrier Maeterlinck : « je crois avoir Léviathan dans ma chambre !… Je vous vois au fond d’un cabanon matelassé, et puis… subitement comme le plus grand poète de la terre9 !… » Vincent et Camille sont ici en famille dans la « société secrète des mélancoliques », selon Jacobsen (1847-1885) précise l’auteur. Il imagine entre Camille, à 23 ans, et Vincent, à 34, une rencontre à Paris, en 1886-1888. Mais rien de romancé sur ces deux « maudits » qui marquent à jamais l’histoire de l’art ! Si avec Gérald Antoine, éminent biographe de Paul Claudel, l’on peut voir en Paul – et en son œuvre – « l’Enfer du Génie10 », ici Alain Mischel nous donne à admirer, à comprendre, dans leurs extrêmes, l’œuvre et la vie du peintre et de la sculptrice. Pour cela, du concret, des dessins, 50 pages – seulement – mais tout un potentiel pour approfondir une « co-naissance »…
Livre original, car tout est graphisme et dessin, jusque dans l’écriture, avec autant d’objectivité que de sobriété. Loin du docte analyste qui « pose des mots » sur le Mal ou sur le Beau, son deuxième livre11 sur la géniale sculptrice montre à quel point chacun dut mener « même combat ». C’est à Reine-Marie Paris12– qui a exhumé, non sans héroïsme, la vie et l’œuvre de sa grand’tante – qu’Alain Mischel doit cette idée de juxtaposer le peintre du Champ de blé aux oiseaux (1890) et la sculptrice, à 29 ans, de l’émouvante Petite Châtelaine (1893) dite aussi L’Inspirée ou La Contemplation. Il présente les artistes (et leur famille) de l’enfance au tombeau. Les œuvres sont mises en situation, parfois en pleine page, souvent en juxtaposition. Cette sobriété voulue, apporte plus que bien des affirmations doctorales. Ici, chaque élément, même connu, j’allais dire chaque trait de crayon, peut suggérer de nouvelles méditations.
332Longtemps animateur de la vie culturelle d’Auvers-sur-Oise – où reposent les deux frères, Vincent et Théo – Alain Mischel a d’abord illustré de sa main deux livres sur le peintre des Tournesols, un troisième sur Les Sculptures de Camille Claudel (en 2014). Ici, son originalité, outre le talent de dessinateur, c’est de les faire se « croiser », et de les poser « en situation », tantôt sur page unique tantôt en insérant ses dessins dans le mouvement de son écriture. Van Gogh, dans ses innombrables lettres à Théo, multipliait les esquisses. L’auteur met en valeur ce langage des signes, animation de l’Espace, des êtres, de leur vie. En « éclaireur » ou « éveilleur » – ses dessins rappellent similitudes et différenciations de destins.
Mais l’Art n’est-il pas un « Anti-Destin » ? En page finale de la bibliographie, l’auteur pose en ligne oblique les deux « acteurs » : Vincent, à 13 ans, écolier sage, assis, bras croisés, bonnet sur les genoux. Camille, tête pensive, yeux fermés, ciseau en main, finissant de sculpter une femme nue, semblable à L’Abandon, tout inclinée, sensuelle, à moins que, séductrice, ce ne soit la Niobide blessée, ultime autoportrait, main droite sur le haut du sein, encore préservée de la flèche mortelle… Invitation implicite à commenter le contraste ! …
À la fin comme au départ, la « Mort » marqua leur vie. Dès 13 ans, en son terroir de Villeneuve, Camille modelait « deux cadavres enlacés » ! Et quand, après tant de chefs-d’œuvre reconnus, après la « passion » que l’on sait, elle crie « à l’aide, au secours, je me noie ! »… il est déjà trop tard !… Dès 1906, elle cesse toute création, s’enferme avant d’être enfermée. De 1910 à sa mort, elle refusera absolument tout ouvrage. Orgueil ou désespoir ?… Van Gogh, au contraire, après ses crises et « l’oreille tranchée », à l’asile de St-Paul de Mausole ne voyait d’issue que par un travail acharné. Il rêvait même de cet asile de Montdevergues, où Camille restera 30 ans : moins cher, et l’on y fait travailler les malades, écrit-il à Théo.
Le secours (financier) viendra de son frère, et de par sa nature « paroxysée », il parvient à surmonter ces crises dont il est conscient… Très tôt, Vincent et Camille sont poussés par leur propre « génie » : l’un et l’autre n’avaient guère suivi de cours académiques… Sur Camille, qui donc pourrait conclure : « c’est du Rodin ! » ou sur Van Gogh : « c’est de l’impressionnisme » ! « Hors classe », l’un et l’autre auront laissé pour tous d’émouvantes et immortelles Fleurs du mal.
333De sa main, l’auteur en dessine et explique les étapes, de la naissance au tombeau. Il ne s’agit pas d’un album de photos, banal ou précieux, mais de traits et portraits significatifs, parfois soulignés par témoins ou critiques.
Mystères de la création ! Passion et génie !… Est-ce un « don du ciel », ou la tentative d’exorciser un « Mal » mystérieux, vécu par ces génies solitaires ? Camille et Vincent seraient-ils membres de la « société secrète des mélancoliques », selon Jacobsen (1847-1885) cité ici ? L’auteur nous fait rêver d’une hypothétique rencontre – possible, vu les dates – entre Vincent et Camille. Quel beau dialogue pour romancier ! En réalité, chacun n’est-il pas né sous une « mauvaise étoile » ? – Mais affirmera Claudel : « le Mal sert13 ». Camille naît un an après la mort de son frère Charles-Henri, un bébé de 15 jours, et Paul Cerveaux, frère de sa mère, se suicide à 23 ans, en 1866, 2 ans avant la naissance d’un second Paul !… Vincent naît un an jour pour jour, après un autre Vincent, enfant mort-né. Puis, après la crise de l’oreille coupée (la veille de Noël 1888), après l’hospice, c’est le choc à l’annonce de la mort du fils de son cher Théo, bébé d’un an, et le « mal-être » s’accentue, jusqu’au quasi-suicide, le 29 juillet 1890.
Au-dessus des tombes des deux frères, A. Mischel évoque la place du Dr Gachet. Octave Mirbeau, pour qui Rodin était comme un « dieu », est dessiné assis et pensif. La postface est de Reine-Marie Paris, qui, toute sa vie, aura « bataillé » pour lever un tabou14, exhumer l’œuvre de sa grand’tante, et l’établir en gloire15, jusqu’à la « consécration », en 2017, du Musée Camille Claudel de Nogent/Seine, Musée bien à elle16 ! Camille n’est plus englobée ou occultée par « l’homme de génie17 » qui 334l’avait fait sombrer ; après l’avoir « exploitée » pendant 10 ans. Elle peut revivre désormais de son nom, en la totalité de ses œuvres. « À l’aide !… Au secours, je me noie !… » En avril 1905, ce cri de Camille Claudel vers son ami Eugène Blot, nous vaut son chef-d’œuvre ultime : Niobide blessée. Éclatante beauté dans sa nudité, la fille de Niobé cache son sein que va transpercer la flèche d’Apollon. Au lieu du suicide, il y a cette « descente aux enfers » que souligne Alain Mischel dans son précédent livre18… Elle n’a pas 42 ans, et l’auteur précise, par tirets, l’oblique de sa « chute ». Huit ans après, ce sera la « maison de santé » pendant 30 ans, ressentie comme « incarcération », jusqu’à ce que mort s’ensuive, à 78 ans. Pour Vincent, à 38 ans, ce fut bref et brutal. Il est sujet à des crises « de manie aiguë, d’hallucinations… ». Après les tournesols d’Arles et le coup de rasoir sur l’oreille, la veille de Noël 1888, il absorbe de l’absinthe, tente d’avaler des couleurs. Après un bref séjour, en l’asile de Saint Rémy de Mausole, il veut regagner le Nord. Son frère Théo le fait transporter à Auvers/Oise où le docteur Gachet, spécialiste en maladies mentales le prend en amitié. Vincent s’est déchaîné dans des séries de toiles : les couleurs s’étalent, se multiplient, de plus en plus violentes, du sol au ciel les formes s’envolent, tourbillonnent. Tout voltige : torsions des arbres, du ciel, de nuages enragés de ciels bleu sombre… Un vol de corbeaux va fondre sur l’or des blés déjà criblés de traits vifs. Ce vol funèbre sur les blés, c’est la tragédie du noir sur les semences de vie. Et, le 27 juillet 1890, c’est le coup de revolver, plus brutal que brosses et pinceaux…
Le génie de Camille, lui, ne fut pas ainsi foudroyé. Dans ce livre aussi modeste qu’exceptionnel, Alain Mischel expose, en parallèle, deux destins, par ses dessins des œuvres et du contexte. Commentaires manuscrits complètent ce travail qui permet de comparer ces « génies ». L’originalité tient à l’auteur, lui-même artiste. Sur chaque page il multiplie œuvres ou photos sélectionnées pour illustrer ces destins, en suivant la chronologie. Originalité ! citations et commentaires sont calligraphiés de sa main.
Avant le célèbre et terrifiant épisode de « l’oreille tranchée » la veille de Noël 1888 et des tombes, si différentes, A. Mischel souligne, en deux pages, la fraternité des artistes. 1- le presbytère natal de Vincent (fils et petit-fils de pasteur) et celui de Paul (neveu du curé). 2- Les deux asiles psychiatriques (en Provence et en Avignon). Deux détails, qui pourraient 335passer inaperçus, poussent le lecteur attentif, ou initié, à approfondir sa connaissance, effleurant l’analyse astrologique.
Le portrait des deux génies est accompagné de leur signe natal : Bélier pour le natif du 30 mars, Sagittaire pour la native du 8 décembre ! Effectivement, deux êtres de « Feu » : le premier dans sa violence printanière, d’un potentiel agressif, le second épuré, voire spiritualisé. Troublant Centaure dans sa nudité, chevelure au vent et arc tendu avec flèche prête à partir, il incarne le « Feu sublimé », comme intérieur, mais dépourvu du solaire royal qui, le 6 août rayonne pour le frère de Camille.
Deuxième référence : jouxtant la maison familiale de Villeneuve (page 3), l’Arbre. Il est énorme, fascinant par sa puissance. Dans le terroir familial, il est porteur d’un double symbole : Paul a choisi « l’Arbre » pour signifier la force et le drame : enraciné mais tendu vers le ciel. C’est sous ce titre qu’il édite, en 1901, le recueil de ses premiers drames. D’autre part, pour Camille, on peut y voir la puissance du père, Louis-Prosper, qui l’admire et la soutiendra jusqu’au bout face à la mère qui la rejette durement, et fera enfermer la « folle » avec interdiction de courriers et de visites non familiales. Camille le sait et quand meurt le père, le 2 mars 1913, tout éplorée, elle écrit à sa cousine : « le chêne de Villeneuve n’existe plus19. » La procédure de séquestration lancée restera impitoyable. Tel sera le destin de Camille, nostalgique de Villeneuve, mais déracinée jusqu’à la fin.
Au commencement, chez elle comme chez Vincent, folie et génie étaient-ils apparents ? Qu’importe ! L’Histoire peut sans doute classer dans la catégorie des maudits, romantiques, déséquilibrés, ou asociaux bien d’autres artistes qui ont enrichi l’humanité de leurs chefs-d’œuvre. La Condition humaine, Les Fleurs du Mal, comme les Illuminations l’attestent : il y a transcendance, de même que l’Église et la Patrie peuvent sacraliser leurs « saints » ou « martyrs ». Très tôt, on admit le talent d’un Van Gogh, de Gauguin et d’autres grands de Pont-Aven, par exemple. Dans Camille Claudel, les Sculptures d’une vie, A. Mischel, montrait en 2014 combien ces deux artistes avaient livré « même combat ». Il n’est pas le premier à glorifier le génie de Camille Claudel – « ce mot qui résonnait comme un cri de douleur20. » Ce livre, exceptionnel dans sa conception par graphie et dessins, se présente modeste, mais qu’on le lise comme 336un manuel, ou un usuel, on verra qu’il en dit long, de même que sur un miroir on peut scruter, inlassablement, tel visage bien-aimé.
Michel Brethenoux
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Nidhal Mahmoud, Lucien Descaves au miroir de son œuvre. Des sillons naturalistes aux idéaux Libertaires ; Du Lérot, éditeur, mai 2020, 282 pages, 30 €.
Dans son introduction l’auteur présente un écrivain méconnu du grand public, absent des manuels scolaires, journaliste, dramaturge et romancier à la carrière liée à l’histoire artistique, politique et idéologique de son temps dont témoigne une foisonnante correspondance. Des luttes sociales, des réflexions philosophiques, des remises en cause littéraires et historiques jalonnent son riche itinéraire intellectuel décrit ainsi par Louis Pergaud : « Tant qu’il y aura, de par le monde, de l’injustice et de la misère, des canailles richement pourvues au détriment de ceux qui le méritent, des honnêtes gens et des malheureux qui souffrent, il y aura de la révolte dans son cœur et des inflexions de rage dans sa voix. »
Non, il n’est pas fait là le portrait d’Octave Mirbeau mais bien celui de Lucien Descaves qualifié plus tard non pas d’imprécateur mais d’« indigné ». Le présent volume est issu de la thèse soutenue par Nidhal Mahmoud en 2017 sous la direction d’André Guyaux, Jean de Palacio étant président du jury. Le projet est de remédier à l’image réductrice dont souffre Descaves comme auteur du sulfureux Sous-offs et de mettre en lumière deux mots clés qui le caractérisent et qui figurent dans le sous-titre : naturalisme et libertaire. L’ouvrage comprend trois parties, la première consacrée au naturalisme, la suivante aux engagements aux 337côtés des laissés-pour-compte du capitalisme, la dernière traite de la réhabilitation de la Commune et de l’anti-bellicisme.
Les débuts littéraires du jeune Lucien ne dérogent pas à la règle de l’époque : échec des débuts poétiques et tentative d’intégrer le mouvement naturaliste. Cette deuxième étape est franchie avec un recueil de cinq nouvelles Le Calvaire d’Héloïse Pajadou et deux romans Une vieille rate et La Teigne mettant en scène des figures féminines victimes de la bestialité masculine parvenant parfois à accéder elles-mêmes au rôle de bourreau. L’auteur ne cache pas son allégeance à Zola en reprenant ses thèmes favoris, poids de l’hérédité, importance de la physiologie. Allégeance aussi aux frères Goncourt quand il présente les mésaventures de Clémentine, l’héroïne d’Une vieille rate, comme celles « de toutes les Germinie Lacerteux que la province jette chaque année sur le pavé de Paris ». Mais derrière cette fascination pour l’idéal scientiste de Zola se perçoit déjà son futur engagement pour la cause des faibles et des déshérités. Fascination qui ne tarde pas à faiblir puisqu’on trouve bientôt sa signature au bas du Manifeste des cinq. Ce n’est pas là le plus important si ce n’est que notre écrivain en herbe a déjà acquis une petite notoriété qui va exploser avec son prochain roman Sous-offs. Ici, on assiste à un changement de registre. Du naturalisme de caniveau, si l’on peut dire, on passe à un naturalisme engagé et critique d’une institution, pas n’importe laquelle : l’armée. Fruit des observations méticuleusement notées durant ses quatre années de service militaire, le roman paraît en novembre 1889 avec cette note de l’éditeur : « C’est un livre triste et violent qu’attendent des bordées de protestations et d’injures. Sincèrement, fil à fil, l’auteur a décousu du galon, montré la trame, l’envers, et quelles gales d’autorité s’exaspèrent sous l’or facile des grades inférieurs. » Les bordées d’injures ne se font pas attendre. Dans une presse déchaînée, le microcosme littéraire coupé en deux assiste comme à un avant-goût de l’affaire Dreyfus, antisémitisme mis à part. Francisque Sarcey dénonce un livre dont il n’a pu soutenir la lecture jusqu’au bout ; dans L’Estafette du 30 novembre, on peut lire : « qui touche à l’armée est un mauvais Français. Vous entendez, M. Descaves ? » À l’opposé Paul Bonnetain applaudit : « Il sent la vérité, il la pue, cet Assommoir de la caserne, qui nous photographie les dessous de l’armée. » Le procès qui va suivre devant la cour d’assises de la Seine, intenté par le ministère de la Guerre, contient cinquante-deux chefs d’accusation à l’encontre 338de l’auteur et de l’éditeur, ce qui a pour effet de redoubler le zèle des défenseurs de Descaves et d’asseoir définitivement sa notoriété avant son acquittement. La seule victime en sera sa première œuvre théâtrale, L’Envers du galon, qui devait être jouée au Théâtre-libre pendant le procès. Craignant d’aggraver son cas, l’auteur demanda à Antoine d’arrêter les répétitions. Non seulement la pièce ne verra jamais le jour mais elle ne fut imprimée qu’en trois exemplaires. Antoine n’y perdit pas au change puisqu’elle fut remplacée par un nouveau brûlot : Les Chapons, violente charge contre la bourgeoisie mesquine et cupide et, bien sûr, alliée naturelle de l’armée. Plus que son collaborateur Georges Darien, l’auteur de Sous-offs concentre toutes les critiques et devient désormais le calomniateur de l’armée et de la patrie, l’insulteur de ce que la société a de plus sacré : l’armée, la bourgeoisie, et la morale.
Dans la deuxième partie de sa démonstration, Nidhal Mahmoud s’attache à montrer le passage de Descaves de la peinture naturaliste au combat social virant bientôt au mouvement anarchiste. Il y a déjà longtemps qu’il s’intéresse à la cause typhlophile. Depuis des siècles l’aveugle est catalogué comme un être triste et défiguré condamné à la mendicité. Un sous-homme, en quelque sorte. Le roman Les Emmurés est le fruit d’une enquête de plusieurs années : « J’entrais dans les églises pour y écouter les organistes aveugles, j’assistais aux concerts donnés à l’institution et je visitais les Quinze-vingts dirigés par le prédécesseur d’Ernest Vaughan. Lamentable asile au seuil duquel l’inscription Lasciate ogni speranza21 est réellement à sa place. » Le personnage principal Savinien Dieulveult, aveugle de naissance, subit la tyrannie et les multiples vexations de tout son entourage y compris familial. Parvenu à une quasi autonomie désormais sereine grâce au secours d’un philanthrope, Savinien accède à la rédemption et au pardon. Le but de Descaves est atteint : faire de son roman un instrument de connaissance et de progrès destiné à réhabiliter la connaissance de l’infirme et renseigner les aveugles de son époque sur les dernières avancées techniques en matière d’instruction et d’intégration. Le combat social se poursuit sur les planches avec La Cage, pièce dédiée « aux désespérés pour qu’ils choisissent », mettant en scène un suicide collectif d’une famille victime de l’insoutenable rapacité du bourgeois, suivie des Souliers où il est question de légitimer le « vol par nécessité ». Ce n’est pas un hasard 339si ce pamphlet est produit au Théâtre de la Coopération des Idées dans le cadre de l’Université du même nom, fondé par l’ouvrier libertaire Georges Deherme dont le but est « d’instruire la classe prolétaire et de lui faire prendre conscience de l’exploitation et des injustices sous le joug desquelles elle croupit ». La pièce se termine par une véritable profession de foi inspirée du Contrat social. Un voleur à qui il n’est pas permis de manger à sa faim n’est pas un ennemi de la société : « On n’est pas anarchiste pour rêver l’avènement d’une société où le droit à la vie serait égal pour tous. On n’est pas anarchiste pour regretter que, dans la société actuelle, il y ait des vols réprimés par la loi et d’autres que l’on peut commettre impunément. Ce n’est pas faire profession d’anarchie enfin, que de répéter la belle parole de Jean-Jacques, érigée en formule par Babeuf : “Pour que l’état social soit perfectionné, il faut que chacun ait assez et qu’aucun n’ait trop.” » Anarchiste, le mot est lâché. Le camarade Descaves ne le lâchera plus. La Clairière écrite en collaboration avec le futur académicien Maurice Donnay en sera la première illustration. « La Clairière » est une ferme où une vingtaine d’ouvriers pratiquent un mode de vie libertaire en mettant en commun le fruit de leur travail. On y trouve tous les poncifs chers aux libertaires : il y règne l’harmonie, l’égalité et la justice, on y pratique l’échange de ressources et de services, mode de vie fondée sur l’entraide et la liberté de l’individu, sur l’absence de toute forme de privilège et d’autorité. « La Clairière » est une véritable colonie anarchiste où ne règne aucune forme de gouvernement. « Nous sommes tous des camarades ». Mais voilà qu’arrive le naufrage de la communauté sous les propres coups de ses occupants victimes de la jalousie, de la rancœur ou de la haine qui animent les uns ou les autres. Accusé de vouloir discréditer le mouvement libertaire, Descaves se défendra en affirmant qu’il adhère aux idées et aux luttes de tous les réfractaires à l’ordre établi. L’échec de la colonie est seulement imputable à la nature humaine. La collaboration Descaves-Donnay se poursuit quatre ans plus tard avec Les Oiseaux de passage où prône la prééminence de la lutte collective sur le bonheur individuel, l’union libre préalable obligé à la disparition de l’État bourgeois et de ses institutions. Les nihilistes sont des oiseaux de passage échappant à la vie familiale bourgeoise.
Dans le troisième et dernier chapitre intitulé « l’apôtre des damnés » Nidhal Mahmoud met en lumière les rapports entre Descaves avec la 340Commune et la guerre. Pendant plusieurs années écrivains et politiques s’attachèrent soit à restreindre l’histoire des années 1870-1871 à celle de la guerre franco-prussienne occultant l’insurrection, soit à présenter les Fédérés comme des criminels issus des bas-fonds poussés par leur seul instinct de pilleurs ou d’ivrognes. En réhabilitant la Commune, Descaves ne cherche pas à faire œuvre d’historien même s’il se comporte comme tel. Son intention est de prendre la défense des damnés, des laissés-pour-compte et autres opprimés à tel point qu’il fait de l’écriture de leur épopée « le combat de sa vie ». Pour ce faire, en bon naturaliste, « il se livre à un patient et minutieux travail de documentation et d’enquête, rassemblant un grand nombre de lettres, de témoignages et d’articles de journaux sur la Commune et la proscription ». Le fruit de ces investigations est recueilli sous forme de fiction : La Colonne, Flingot, de drame : La Saignée, de témoignage : Philémon, Vieux de la Vieille et de récit allégorique : Barabbas. Chacune de ces œuvres est un hymne à l’insurrection, un hommage aux protagonistes, une charge contre les bourgeois oppresseurs source de tous les maux, mais aussi contre les gueux qui se contentent avec complaisance des quelques miettes qui leur sont accordées pour les maintenir dans leur servitude. Dans La Colonne, la destruction de la colonne Vendôme se veut la victoire du peuple sur tout ce qui assure la pérennité du pouvoir bourgeois : l’armée, le clergé, l’école, l’argent… Tous les thèmes du mouvement anarchiste ou libertaire sont repris ici, non plus sous leur aspect théorique mais comme une incitation à reprendre le combat. Ayant redoré le blason de la cause communaliste et à peine quelques mois après la parution de Barabbas survient l’un des conflits les plus meurtriers de l’histoire humaine. Ce sera l’occasion pour Descaves de dénoncer, en bon libertaire, les profiteurs de guerre. Dans son brûlot, Ronge-maille vainqueur, il fait le procès de ces charognards organisateurs d’un monde truqué, falsifié, soumis au pouvoir de l’argent : « Pendant que les uns se font trouer la peau, la fortune des autres s’arrondit. » Contrairement à ses confrères qui décrivent plutôt les horreurs du front, Descaves fait la chronique de l’arrière-pays, témoin du drame des petites gens qui ont pour la plupart un mari, un frère un fiancé dans les tranchées. Dans L’Hirondelle sous le toit il déplore le mépris de l’histoire pour les souffrances de l’arrière, le silence pesant sur ces femmes, héroïnes de l’ombre, exécutant avec courage les tâches jusque-là réservées aux hommes. Ce thème 341de l’émancipation des femmes sera développé dans La Maison anxieuse. Descaves « s’attache à démontrer que la femme du peuple, longtemps bridée, opprimée et asservie, est capable de prendre en charge non seulement les besoins de sa famille, mais aussi ceux de son pays, tout en participant à l’effort de guerre ». Ce pouvoir jusque-là inexploité sera difficilement accepté au retour de la paix. Notre « indigné » s’en prend alors aussi bien aux mâles revenus du front n’ayant rien perdu de leur misogynie qu’aux grandes dames bourgeoises continuant à considérer les femmes ouvrières « comme des brutes incultes ». « Aux pauvres la besace… et la vaisselle à laver ». La lutte n’est pas près de finir. Mais comme le souligne Nidhal Mahmoud, « désespéré par l’ignominie des maîtres et la bêtise des esclaves, Descaves opte dorénavant, après avoir publié son dernier roman sur la guerre, pour des fictions relativement superficielles ». Il semble néanmoins quelque peu excessif que, dans sa conclusion, Nidhal Mahmoud, peut-être emporté par son sujet, affirme que les écrits de Descaves sur la Grande guerre « frappent par leur justesse quant à l’inanité de toute réforme, les hommes étant ce qu’ils ont toujours été : des brutes sanguinaires se complaisant dans le culte de la violence et du carnage ».
Le réfractaire et révolté va alors se consacrer dorénavant à ses activités de préfacier et d’académicien Goncourt, gardien de la mémoire communaliste. Et Nidhal Mahmoud de s’interroger : « le scepticisme, le refus des conventions et l’indépendance qui ont toujours caractérisé Descaves comme homme et comme écrivain, ne sont-ils pas pour beaucoup dans l’oubli dans lequel son œuvre est tombée après sa mort ? » Pour notre part, il est plutôt probable que la malchance de Descaves vient du fait de ne pas avoir eu, comme Octave Mirbeau, son Pierre Michel. Aura-t-il son Nidhal Mahmoud ? La proximité intellectuelle et politique entre Lucien Descaves (1861-1948) et Octave Mirbeau (1848-1917) menant les mêmes combats n’aura pas échappé aux mirbeaulogues. Pourtant le Dictionnaire Octave Mirbeau nous apprend que les relations des deux pamphlétaires n’étaient pas au beau fixe. Étrangement, Mirbeau n’a pas même signé la pétition en faveur de Sous-offs au moment du procès. Un semblant de réconciliation s’est produit quand ils ont tous les deux plaidé en faveur de l’élection de Jules Renard à l’Académie Goncourt. Notons que Lucien Descaves est sorti momentanément de l’ombre grâce au colloque organisé à Brest en 2005 par son petit-fils 342Jean-Claude Descaves sous l’égide de Pierre-Jean Dufief. Les actes de ce colloque ont été publiés en 2007 par les Éditions du Lérot et ont fait l’objet d’un compte rendu circonstancié rédigé par Jean-Louis Cabanès dans le numéro 15, année 2008, des Cahiers Goncourt que l’on peut lire sur le site Persée.fr : Lucien Descaves, Actes du colloque de Brest (2005).
Tristan Jordan
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Léon Bloy dans l’Histoire, sous la direction de Samuel Lair et Benoît Mérand, Classiques Garnier, 2021, 365 pages, 32 €.
« Léon Bloy dans l’Histoire ». Histoire avec une majuscule. L’intitulé de l’ouvrage dirigé par Samuel Lair et Benoît Mérand surprend de prime abord. Perçu comme un écrivain loin d’un siècle qu’il méprise, Léon Bloy semble en effet échapper à toute tentative qui consisterait à le lier à son époque. Est-il pour autant à ce point « hors-sol », selon l’heureuse formulation de Samuel Lair ? Ne convient-il pas, au contraire, de considérer l’homme et son œuvre au prisme des événements qui secouent le xixe siècle ? La qualité des articles ainsi que l’organisation précise de l’ensemble permettent d’apporter une réponse convaincante à ces questions.
Pour ouvrir le champ de la réflexion, les premiers textes n’hésitent pas à revenir sur les rapports difficiles de l’écrivain avec son temps. Un constat se dégage : pour Bloy, écrire impose de se confronter à un Absolu – l’Événement de la Rédemption – et, par conséquent, à répéter « tout ce qui a déjà été dit ». Romain Debluë résume, en termes choisis, cette position : « Si les choses continuent à se dérouler […], de passer, ce ne peut-être que de très inessentielle façon ». Autrement 343dit, la parole actuelle n’est que le ressassement d’une Parole primordiale. Le présent ne vaut rien et, pire encore, l’Histoire est un « lieu de déréliction », une apocalypse menée par Satan, voire – si on s’en tient au mot de Paul Mattéi – « une apparence ». D’ailleurs, il suffit, pour reprendre les mots de Bloy, de « lire St Paul », si « on veut savoir les dernières nouvelles » !
Ceci dit, la rupture entre Bloy et l’Histoire n’est pas totalement consommée. Au vrai, il convient de signaler que l’écrivain n’est pas insensible à ce qui se passe autour de lui. Mais son intérêt est d’un autre ordre que celui des mortels. En tant qu’écrivain, il refuse d’endosser une responsabilité sociale et de faire allégeance à l’usage bourgeois de la langue. Alors que les autres hommes sont des « dormeurs », il se veut un « rêveur » (selon la distinction de Fanny Amara), un guetteur de signes ou de symboles. Certes l’actualité existe, mais elle ne peut être « décryptée qu’en fonction des signes divins ».
Bloy est-il seul à penser ainsi ? Est-il seul, dans la mouvance catholique, à chercher un sens au monde derrière les apparences ? Non pas. C’est pourquoi la seconde partie de l’ouvrage réintroduit Bloy dans une histoire des idées. L’homme a beau se réclamer d’un splendide isolement, il s’inscrit en réalité dans un contexte où la mystique est interrogée. Non seulement il participe au débat à sa manière, mais il est « indirectement à l’origine d’un renouveau des études » (Lydie Parisse), quand bien même il constitue un repoussoir pour le plus grand nombre. Graciane Laussucq-Dhiriart a raison d’insister sur cette relation ambiguë, faite de « filiation et de rejets, de dette et de condamnation ». Les raisons de ce rejet s’expliquent par la violence de la rhétorique, par un « détachement du dogme », par un supposé hermétisme. Voire par son écriture.
Car la littérature est au cœur du projet de Bloy. C’est d’ailleurs par son entremise et par celle de la peinture que le Pèlerin de l’absolu renoue avec ses contemporains. Il a beau pester contre les réalistes, il a besoin d’eux pour se poser. S’opposer pour se poser, disait-on autrefois. On saura donc gré à Jean-Louis Benoît de s’attacher au style singulier de notre auteur et à Gaëlle Guyot-Rouge de montrer ses liens privilégiés avec Rouault et Desvallières. On saura gré également aux derniers contributeurs d’établir la galaxie des amis (Jeanne Léon Bloy par Natacha Galpérine) et la postérité de Bloy. Ainsi – par les liens qui se tissent avec Léautaud (par Jean-Auguste Poulon) ou, plus tard, avec la 344pensée lévinassienne – c’est presque à une réconciliation avec l’Histoire à laquelle nous assistons in fine.
Il reste dès lors à préciser que si Bloy s’est détourné de l’histoire – cet amas vulgaire de choses contemporaines – il a, en revanche, fait face à l’Histoire au point d’y trouver une place à la fois singulière et indispensable. Ce volume des Classiques Garnier nous le rappelle excellemment.
Yannick Lemarié
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Edyta Kociubińska (dir.), Romanciers fin-de-siècle, Leiden-Boston, Brill-Rodopi, 2021, 205 pages, 105 €.
Naturalistes, décadents, anarchistes ou symbolistes, les romanciers fin-de-siècle se livrent à une quête du rare et de l’étrange, luttent contre les angoisses et les chimères, cherchent à briser, voire dépasser les limites du roman. Ce bel opuscule propose de réfléchir à la richesse de la création romanesque de l’époque crépusculaire en compilant quatorze contributions consacrées aussi bien aux classiques qu’aux auteurs rarement étudiés, voire méconnus. Ainsi se rencontrent ou se retrouvent dans ce lieu N. Casanova, G. Darien, L. d’Herdy, J. de Tinan, L. Bloy, H. Céard, O. Mirbeau, J. Lorrain, P. Louÿs, R. Vivien, Rachilde, C. Mendès, J.-K. Huysmans, H. Fleischmann. La contribution sur Mirbeau est signée Marie-Bernard Bat, bien connue des lecteurs de nos Cahiers Octave Mirbeau, qui présente ainsi son texte, intitulé « Octave Mirbeau romancier : les paradoxes d’une écriture entre deux siècles » : « Dans les romans publiés au tournant des xixe et xxe siècles, Octave Mirbeau tente de dépasser les apories de la création et de la crise de la représentation caractéristiques de la littérature fin-de-siècle. Il expérimente ainsi des formules variées, sans pour autant s’enfermer dans une 345école ou un style. Il s’émancipe de l’esthétique naturaliste en déclinant les potentialités du roman d’artiste, et en développant une esthétique du fragment et de la subjectivité, qui déconstruisent la trame romanesque traditionnelle. Cependant, Mirbeau surmonte le nihilisme fin-de-siècle en restant un témoin vigilant de son temps : il ne cesse de dénoncer par la satire et l’allégorie les injustices qui le révoltent et renouvelle encore une fois son écriture en élaborant une esthétique pré-futuriste au contact de sa nouvelle muse, l’automobile. »
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Antoine Compagnon, Un été avec Pascal, Équateurs/Parallèles, mai 2020, 232 pages, 14 €.
C’est à un été un peu austère que nous convie Antoine Compagnon qui nous avait habitués dans la même collection à une prose plus piquante avec Montaigne ou Baudelaire et aussi avec les « chiffonniers littéraires, » thème de ses cours donnés au Collège de France en 2016. Il est vrai que le disciple de Montaigne n’est pas aussi à l’aise que son maître avec les sauts et les gambades. Retenons qu’il y a le Pascal des formules apprises à l’école et souvent incomprises : « Le malheur veut que qui fait l’ange fait la bête », « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais pas trouvé » … Il y a le Pascal dont la figure orne le billet de 500 euros, choix saugrenu lorsque l’on sait le détachement de Pascal pour le matériel. Peut-être le facétieux auteur de ce rapprochement a-t-il voulu montrer combien Pascal, comme ce billet, est inaccessible au commun des mortels. En effet, on ne lit pas Pascal sans décodeur. Antoine Compagnon s’applique à traduire le Pascal et à nous éviter les contresens. L’ange ce n’est pas ce chérubin ailé illustrant les images de première communion mais l’intermédiaire entre l’homme et Dieu. Pascal oppose les stoïciens représentés par Épictète aux pyrrhoniens ou sceptiques représentés par Montaigne. L’orgueil caractérise les stoïciens qui pensent pouvoir se rendre égaux aux anges, la paresse ou la bassesse caractérise les pyrrhoniens qui se rendent égaux 346aux bêtes. « Les uns ont voulu renoncer aux passions et devenir dieux, les autres ont voulu renoncer à la raison et devenir bête brute ». Pascal, subtil dialecticien, est un champion du pour et du contre, ce qu’il appelle « la raison des effets » ou « la pensée de derrière » : « À la fin de chaque vérité, il faut ajouter qu’on se souvient de la vérité opposée. » Sa méthode : présenter deux thèses contraires, montrer qu’elles sont toutes les deux fausses et proposer une troisième thèse en gardant ce que chacune des deux avait de juste et en rejetant ce qu’elles avaient de faux. Il ne s’agit pas de trouver le juste milieu, place inconfortable, mais de dépasser les contradictions et de rechercher ce qui surplombera les extrêmes. Pascal, c’est encore le mystique, le croyant partagé entre la science et la foi, soumis au tragique de la condition humaine. Cette quête de la vérité l’a conduit à une certitude : Dieu existe. « Que Dieu ne m’abandonne jamais ! » telles furent ses dernières paroles. Nous ne nous attarderons pas sur le brillant réquisitoire contre la casuistique jésuitique au regard de la pauvreté des attaques mirbelliennes sur le même sujet. Antoine Compagnon s’attache aussi à démontrer que si « Pascal fut l’un des plus grands virtuoses de la langue française, un philosophe et un théologien hors pair, il fut aussi, ne l’oublions pas, un mathématicien et un physicien incomparable ».
Tristan Jordan
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Patrick Cabanel et André Encrevé, sous la direction de, Dictionnaire biographique des protestants français de 1787 à nos jours, tome 2 : D-G, Éditions de Paris, septembre 2020, 1050 pages, 38 €.
Un dictionnaire biographique est toujours le bienvenu. Cinq ans après le premier tome dont il a été rendu compte dans un précédent cahier, ce deuxième volume englobe quatre lettres, de D à G et contient quelque 3471300 notices qui s’ajoutent aux 1180 précédentes. Rappelons l’intention des auteurs : « Présenter les protestants français qui, depuis 1787 jusqu’à nos jours, ont acquis quelque notoriété et surtout qui ont produit une ‘œuvre’, dans les domaines les plus divers, de l’art à l’industrie, du sport à la politique, de la science à la haute administration ; ce n’est pas le titre qui fait la notice, mais bien cette ‘œuvre’. » Il y a deux façons d’aborder ce dictionnaire : la manière habituelle qui consiste à se reporter à une entrée et découvrir la biographie. Il y a un point commun à tous ces hommes et ces femmes, qu’ils soient pasteurs bien sûr, mais aussi ingénieurs, artistes, banquiers, journalistes ou écrivains, c’est leur attachement à un certain esprit protestant et l’intérêt qu’ils portent aux causes sociales et à la défense des défavorisés. On ne compte pas le nombre de protestants déclarés « Justes parmi les nations ». Bien sûr, cela mériterait d’être nuancé et supporte des exceptions individuelles mais les lignes de fond demeurent. Il est certain que ce n’est pas son certificat de baptême qui a conduit Georges Darien, alias Georges Hippolyte Adrien, issu de la bonne bourgeoisie protestante, à s’intégrer aux milieux littéraire et libertaire et à collaborer avec Lucien Descaves pour l’écriture de la pièce Les Chapons. La seconde façon d’aborder ce dictionnaire est de le lire page après page comme on lit un livre d’histoire. Ce sont deux siècles d’histoires, la petite et la grande, qui se déroulent au fil des pages non plus dans l’ordre chronologique mais alphabétique. On apprend ainsi, qu’en 1881, ayant été reçues à l’externat de médecine, mademoiselle Blanche Edwards-Pilliet et son amie Augusta Klumpke se voient refuser l’accès au concours de l’internat. La faculté est coupée en deux : des pétitions sont signées, médecins et étudiants se divisent entre les factions blanchistes et antiblanchistes. L’effigie de Blanche est brûlée au quartier latin. La bataille dure cinq ans. En 1886, le ministre ouvre le concours aux femmes. On apprend que le mouvement altermondialiste a pour père spirituel Jacques Ellul, historien et théologien, qui déclare en 1950 : « On ne peut poursuivre un développement infini à l’intérieur d’un monde fini » ; que Daniel Encontre, pasteur, professeur de mathématiques et de théologie a exercé une influence déterminante sur son élève Auguste Comte. Les positivistes ont posé sur son tombeau une plaque qui témoigne du « pieux hommage des positivistes à Daniel Encontre, le maître vénéré d’Auguste Comte ». Nous devons à la romancière et féministe Marion Gilbert cette belle phrase qui devrait en inspirer plus 348d’un : « Écrire un livre, c’est délayer la pensée en 300 pages ; écrire un article c’est la condenser en 300 lignes. Il faut donc commencer son apprentissage littéraire par le journalisme puisqu’on peut faire du bouillon avec de l’extrait mais pas de l’extrait avec du bouillon. » Lors du second procès de Rennes, la question du logement s’avère délicate pour Lucie Dreyfus, l’épouse juive du capitaine Dreyfus. Elle trouvera asile au domicile d’une protestante, la modeste Louise Godard dont Lucien Descaves dira : « [Je] place Madame Godard, aux côtés de Scheurer-Kestner et de Zola, dans la chaîne magnifique formée par ces gens qui vivaient tranquilles […] et qui ont délibérément renoncé aux avantages de cette situation pour éviter à leur pays la suprême honte de persévérer dans le mensonge et l’iniquité. » Le critique d’art Paul Gsell révèle que lors de ses entretiens avec Rodin celui-ci se définit comme un « chasseur de vérité et guetteur de vie aux ordres de la nature ». On apprend aussi qu’Adrien Guébhard, le richissime époux de Séverine, a financé la reparution, en octobre 1883, du Cri du peuple, de Jules Vallès. On apprend beaucoup au fil des 1050 pages de ce dictionnaire. Sur Gaston Deferre, François Guizot, André Gide et bien d’autres. Les trois tomes à venir sont attendus au cours de l’actuelle décennie.
Tristan Jordan
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Bernard Noël, Michel Surya, Sur le peu de révolution, La Nerthe Librairie, 2020, 12 €.
Michel Surya est un écrivain et éditeur, né en 1954. Fin connaisseur de l’œuvre de Georges Bataille, il est le fondateur et directeur de la revue Lignes et des Éditions Lignes.
349Bernard Noël, qui est décédé le 13 avril 2021 à l’âge de 90 ans, aura poursuivi volontairement au fil de sa vie la conduite et la maîtrise d’une écriture politico-poïétique en passant du « On » au « Vous », du « Il » au « Tu », du « Je » au « Elle », dans différents livres (par exemple, chez P.O.L, Le Syndrome de Gramsci (1994), La Maladie du sens (2001), et Monologue du nous (2015).
Ancienne, abondante, la correspondance entre les deux auteurs de ce nouvel opuscule porte sur beaucoup de sujets. Sur la littérature le plus souvent. Mais sur la révolution aussi bien, et est-ce la partie que ceux-ci ont choisi d’isoler, prélever et reproduire ici, recomposant quelque chose comme un échange, un dialogue, qui court au long d’une petite vingtaine d’années, de 1991 à 2019.
Bernard Noël [6 avril 2005] : « Quand on démonétise le mot “révolution”, c’est évidemment pour rendre impensable ce qu’il désignait. L’acte qui démonétise entraîne une ruine, et en effet une ruine est désormais au centre de la pensée – au centre du corps, ai-je envie de dire, parce que la ruine est contagieuse et que, se répandant, elle contamine l’organisme, c’est-à-dire l’ensemble des organes. »
Bernard encore, deux ans plus tard [23 avril 2007] : « La plus basse démagogie a “laminé” (on entend sans cesse ce mot) le désir de révolution. »
S’appuyer sur le négatif plutôt que le subir
Le dialogue se poursuit, au fil des années, un dialogue qui se tisse, fait d’une inouïe complicité.
Ainsi de Michel Surya [24 avril 2007], au moment des élections présidentielles, qui vit Nicolas Sarkozy, le candidat de la droite, l’emporter sur Ségolène Royal, la candidate du centre droit (tout cela nous apparait si ancien, maintenant) : « As-tu remarqué que la Bourse et la cotation des valeurs n’ont pas cillé, même positivement, à l’annonce des résultats ? Preuve, s’il en est, qu’il n’y a plus de politique, sinon celle des capitaux, bien supérieure à tout autre. »
Réponse immédiate de Bernard Noël, qui lui rétorque, le même jour :
Je ne cherche surtout pas à t’attrister car notre monde est suffisamment triste en soi. J’essaie depuis longtemps de m’appuyer sur le négatif plutôt que de le subir.
Le dernier mot de cette chronique sera à Michel Surya [26 avril 2007] : « Aujourd’hui, il n’y a plus que la domination, et la “mesure” éventuelle de ses effets, autant dire de ses ravages. »
350La parole libre de l’un des deux protagonistes se sera donc tue la semaine dernière.
« Le vol s’est arrêté » avait dit Marina Vlady (née en 1938), au décès de son compagnon, le chanteur soviétique Vladimir Vyssotski (1938-1980).
Alain (Georges) Leduc
1 Huysmans lui-même a rendu compte de son passage à Strasbourg dans son « Voyage aux cathédrales rouges » effectué en compagnie de l’abbé Mugnier en 1903 (in Huysmans, Paris, Cahiers de l’Herne, 1985, p. 377-401).
2 Guégand Stéphane et Guyaux André (dir.), Joris-Huysmans, de Degas à Grünewald, Paris, Coédition Gallimard/Musée d’Orsay, 2019.
3 Rémi Raphélis a également collaboré à l’exposition L’Œil de Huysmans à Strasbourg.
4 Jean-Louis Cabanès est l’éditeur du Journal des Goncourt publié chez Champion, Pierre Dufief étant directeur de collection. Cette édition donne un coup de vieux à celle de la collection Bouquins, seule version jusque-là disponible.
5 Camille Claudel à E. Blot, avril 1905.
6 Paul Claudel, dans Tête d’Or (1889). Le Roi, finale du drame.
7 Dans Vers dorés, de Nerval (22-V-1808†26-I-1855).
8 Au plan médical et sociétal, Édouard Zarifian (1941-2007), professeur en psychiatrie, nous donne les définitions, analyses et propositions éclairantes, voire définitives : « qui est fou ? qui ne l’est pas ? » Voir Les Jardiniers de la folie (1988) éd. Poche, Odile Jacob, 2000, 295 p. À propos de « Van Gogh qu’on traitait de fou, cela vous fait hausser le sourcil ? », il réplique : « bien plus, cela me révolte ! » Dans : Une certaine idée de la folie, éd. de l’Aube, 2001 & 2008, p. 29.
9 De Gand, 21 décembre 1890, cité dans Cahier Paul Claudel, Gallimard 1959, t. I, p. 137.
10 Gérald Antoine, éd. Robert Laffont, 1988, 475 p., éd. nouvelle et augmentée, 2004, 491 p.
11 Camille Claudel les Sculptures d’une vie, Alain Mischel, 2014, 40 p.
12 Cf. la reprise de sa première biographie de 1984 (éd. Gallimard) : Camille Claudel, éd. Economica, 2012, 317 p., dont près de 80 planches en couleurs ; Chère Camille Claudel, histoire d’une collection, éd. Economica, 2012, 383 p. ; Reine-Marie Paris et Philippe Cressent, Camille Claudel – Lettres et Correspondants, éd. Economica, 2015, 767 p. avec plusieurs lettres en fac-similé ; R.-M. Paris et Ph. Cressent, Camille Claudel – Catalogue raisonné, 5e édition, éd. Economica, 2019, album de 863 p.
13 « Etiam peccata ! » En épigraphe du Soulier de Satin il met en vedette cette formule de St Augustin, après celle d’un Dieu musicien.
14 En première ligne du premier livre de Reine-Marie Paris sur sa grand’tante Camille Claudel, Gallimard 1984, en Préface, Jean Grosjean (1912-2006) évoque « ces familles fermées », et interpelle de légendaires combattants : « n’est-ce pas vieux Atrides ? » Où donc est la réponse ?…
15 Le film joué par Adjani et Depardieu, sorti le 7 décembre 1988, à la veille du 124e anniversaire de Camille, suscita bientôt en France un réveil populaire… Le nom de Camille Claudel s’inscrivit bientôt pour des rues, des places, des cliniques…En 2005, sur plus de 32 lycées et collèges, et le nom de Paul restait au nombre 3. Cf. Bulletin de l’Association pour la Recherche Claudélienne no 4, 2005, art. de M. Brethenoux, p. 33-36.
16 Il compte 70 œuvres de Camille, et le Musée Rodin en reste à 15.
17 Titre ironique de son article de 1905, « Rodin ou l’Homme de Génie », resté inédit jusqu’en 1960.
18 Camille Claudel, les Sculptures d’une vie, 2014, p. 26.
19 Lettre à sa cousine Madeleine (juillet 1913).
20 Octave Mirbeau, Combats esthétiques, éd. Séguier, 1993, t. II, p. 33 et 94.
21 [Vous qui entrez ici] abandonnez tout espoir.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12084-1
- EAN : 9782406120841
- ISSN : 2726-0518
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12084-1.p.0303
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 13/07/2021
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français