The Songs of Maldoror
- Publication type: Journal article
- Journal: Cahiers Lautréamont
2023, n° 5. varia - Author: Dickow (Alexander)
- Pages: 307 to 310
- Journal: Lautréamont Studies
The Songs of Maldoror
Le Comte de Lautréamont, The Songs of Maldoror, traduit par R. J. Dent, Londres, Infinity Land Press, 2022, 286 p.
Le romancier R. J. Dent a traduit des auteurs aussi illustres que Baudelaire, le Marquis de Sade, Georges Bataille et Alfred Jarry : le comte de Lautréamont semble bien chez lui parmi cet assortiment de noms. Cette traduction n’est pas, en vérité, tout à fait nouvelle : Dent l’avait déjà publiée chez University of Chicago Press en 2011. Cette version est remaniée et revue. Cette fois, au lieu d’illustrations de Salvador Dali, c’est Karolina Urbaniak qui illustre ces Songs avec bonheur ; on y trouve des viscères, un cadavre de poulpe, et toute sorte d’objets rappelant la violence et l’atmosphère délétère de Maldoror. Une nouvelle préface par Audrey Szasz, écrivaine basée à Londres, et une postface par Jeremy Reed, qui a déjà collaboré avec l’illustratrice Urbaniak sur d’autres livres, accompagnent cette nouvelle édition revue. La préface de Szasz est une évocation fugace qui ne présente Lautréamont que comme une vague figure sulfureuse liée aux avant-gardes du vingtième siècle (Szasz ignore les tendances actuelles de la critique sur Lautréamont). De son côté, Reed, dans la postface, se charge de présenter Isidore Ducasse aux lecteurs anglophones, avec un abondant recours aux mythes, comme celui de Lautréamont joueur de piano nocturne (dont il précise la source chez Genonceaux, et le statut plus ou moins mythologique). Reed va jusqu’à théoriser que Ducasse ait pu être assassiné en raison de son homosexualité : il ne cache pas qu’il s’agit d’une spéculation (275 passim). La postface de Reed propose une introduction solide à l’œuvre pour un lectorat anglophone, en dépit de telles spéculations.
Le but avéré de Dent dans cette traduction était de « mener [Lautréamont] jusqu’au xxie siècle1 ». Autrement dit, il s’agit de se 308servir, en traduisant, d’une langue résolument actuelle. Dans une discussion récente de son processus, Dent évoque la traduction du passage célèbre de la première strophe où Lautréamont prévient le lecteur du danger que représente le texte. Dent critique la traduction de 1943 par Guy Wernham en ces termes : « La phrase “set your feet the other way” était probablement de la syntaxe admissible en 1943, mais elle sonne comme de l’archaïsme cliché au vingt-et-unième siècle2 ». Pour « Dirige tes talons en arrière et non en avant », Dent choisit, lui, de traduire de manière très idiomatique : « Listen to what I say : stop, turn around, go no further » (21). Pour Dent, la manière de traduire ce passage peut servir d’« aune de la traduction » ; aussi faut-il comprendre qu’il vise à éviter « l’archaïsme » en particulier.
En général, ce parti-pris traductologique, contre un historicisme excessif qui se ferait l’émule de la langue de l’époque, est de bon aloi, et la lecture de la traduction de Dent se déroule sans heurt, puisqu’elle rend le texte contemporain à nos yeux et nous parle avec notre langage d’aujourd’hui. Cependant, la contrepartie de cette approche, son côté obscur pour ainsi dire, est le risque de la normalisation, de l’aplatissement des étrangetés de la langue. On peut déjà s’inquiéter que la lourdeur apparemment volontaire de la tournure « dirige tes talons » disparaisse de la traduction de Dent. Mais attardons-nous à quelques passages plus troublants. Dans la strophe deux, la clausule abrupte des « rouges émanations » disparaît, apparemment en raison d’une mauvaise lecture du passage ; les « red emanations » ne sont plus du tout l’objet direct du verbe « renifleras », car Dent découpe le passage en plusieurs phrases distinctes au lieu de garder l’intégrité de cette longue phrase biscornue (23). Dans la strophe 2 du quatrième chant, voici comment Dent traduit le « ne… que » du début du deuxième alinéa : « Thus it is that what our mind’s inclination for farce takes for a miserable witticism is generally, in the author’s own mind, an important truth, majestically proclaimed » (151). Le « nothing but an important truth », ou « merely an important truth » est malheureusement supprimé, rendant une phrase d’une grande bizarrerie bien plus ordinaire dans la version anglaise.
309Aussi l’actualisation de la langue a-t-elle deux effets d’ensemble. Dans des passages où l’on s’attend à un langage élevé, comme l’ode au « vieil océan », le style un peu oralisé de Dent accentue le désaccord entre le fond (plutôt élevé) et la forme (un peu familière) ; on remarque davantage les moments de trivialité délibérée dans l’expression de Lautréamont. Là où le style est volontairement guindé ou artificiel, en revanche, comme au quatrième et au sixième chants, le problème de la normalisation intervient davantage ; l’outrance stylistique est parfois légèrement émoussée, menant, dans les cas limites, aux travers indiqués plus haut à propos des « rouges émanations », par exemple. Aussi les variations stylistiques de Lautréamont desservent une stratégie d’ensemble de la part du traducteur ; cette stratégie s’avère particulièrement bien adaptée dans certains endroits, un peu moins dans certains autres.
La traduction d’un monument tel que les Chants de Maldoror représente un acte d’une ambition certaine, et qui mérite en ce cas l’éloge ; malgré les modestes défauts que l’on peut observer, la traduction de Dent est partout lisible avec profit, et à certains endroits d’une grande réussite – j’ai mentionné l’ode au vieil océan, par exemple, où les choix de tonalité donnent au texte une belle fraîcheur. Dent a consulté les autres traductions en travaillant, ce qui ajoute une valeur supplémentaire à cette traduction qui se veut distincte des autres. À la lumière des remarques précédentes, on aura compris que cette traduction ne pourra probablement pas passer pour définitive, mais qu’elle apporte une pièce admirable au dossier des Chants en anglais : on ne doutera pas que l’œuvre de Dent, dans son bel écrin éditorial, séduira bien de nouveaux lecteurs anglophones. Qu’ils se méfient du poison dont ces pages sont imprégnées !
Alexander Dickow
310Ouvrages cités
Hart, Gabriel, 2022, « Translator R. J. Dent : “You don’t find Maldoror. It finds you.” », Lit Reactor, 25 octobre 2022. URL : https://litreactor.com/interviews/interview-with-songs-of-maldoror-translator-rj-dent [consulté le 3 juillet 2023].
Lautréamont, 2022, The Songs of Maldoror, traduit par R. J. Dent, Londres Infinity Land Press, 286 p.
Rothacker, Jordan A., 2021, The Celestial Bandit : Tribute to Isidore Ducasse, the Comte de Lautréamont, Hamilton New York Kernpunkt Press.
1 Gabriel Hart, « Translator R. J. Dent : “You don’t find Maldoror. It finds you.” », Lit Reactor, 25 octobre 2022. URL : https://litreactor.com/interviews/interview-with-songs-of-maldoror-translator-rj-dent [consulté le 3 juillet 2023]. Je traduis.
2 Jordan A. Rothacker, dir., The Celestial Bandit : Tribute to Isidore Ducasse, the Comte de Lautréamont, Hamilton, New York, Kernpunkt Press, 2021, p. 23.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-15995-7
- EAN: 9782406159957
- ISSN: 2607-754X
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-15995-7.p.0307
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 11-22-2023
- Periodicity: Annual
- Language: French
- Keyword: Lautréamont, Maldoror, translation, review, R. J. Dent