Editorial
- Publication type: Journal article
- Journal: Cahiers Lautréamont
2020, n° 2. varia - Author: Saliou (Kevin)
- Pages: 11 to 16
- Journal: Lautréamont Studies
Éditorial
Il y a cent-cinquante ans, le jeudi 24 novembre 1870, à huit heures du matin, Isidore Ducasse était retrouvé mort, à l’âge de vingt-quatre ans, dans son appartement du 7 de la rue du Faubourg-Montmartre. Le constat de décès fut établi à deux heures de l’après-midi à la mairie du neuvième arrondissement, en présence de son logeur, Jules François Dupuis, et d’Antoine Milleret, le garçon d’hôtel. L’acte de décès précisait lapidairement « sans autre renseignement » et cette absence de précision allait engendrer les hypothèses les plus folles, alors qu’il aurait sans doute suffit, comme le fit Sylvain-Christian David, de regarder les principales causes de mortalité dans cette semaine où le Paris assiégé eut à affronter un pic de variole1, pour déduire la cause qui, statistiquement, était la plus vraisemblable.
Quelques mois plus tôt, toujours en 1870, Isidore Ducasse, qui s’était résolu à embrasser publiquement la profession d’homme de lettres, avait fait paraître, à quelques semaines d’écart, deux plaquettes sobrement intitulées Poésies I et II, qu’il présentait comme une publication permanente. Afin de surmonter l’impasse de la diffusion de ses Chants de Maldoror, le poète faisait peau neuve, devenant moraliste et adoptant des positions esthétiques et idéologiques a priori radicalement opposées à celles de sa première poésie. Plus qu’une œuvre de poète, sa nouvelle œuvre était un commentaire sur la poésie, une sorte de manifeste pour sortir du romantisme et renouveler la littérature, et aussi un art poétique, théorique et philosophique. Par la radicalité de ses positions, par ses maximes provocatrices et iconoclastes qui prétendaient réévaluer, sur de nouveaux critères parfois plus moraux qu’esthétiques, l’ensemble de la production littéraire du siècle, Isidore Ducasse dut susciter une nouvelle fois l’incompréhension de ses contemporains. Même s’il était de 12bon ton de brocarder le romantisme finissant, il n’était pas concevable de réhabiliter Villemain à la place de Hugo. Une nouvelle fois, Ducasse fut peu lu, peu compris, et superbement ignoré.
S’il avait tenu le même rythme, Poésies III aurait dû paraître en août dans la vitrine de la Librairie Gabrie du Passage Verdeau, puis Poésies IV en octobre. Les événements de la fin de l’été 1870 durent en décider autrement : bientôt la capitale se retrouva assiégée, chacun eut d’autres préoccupations, et le jeune homme de lettres fut retrouvé mort, un matin de novembre, parfait inconnu parmi les nombreux autres parisiens à connaître le même sort.
C’est donc une double commémoration qu’apporte l’année 2020 : d’une part, la mort prématurée d’un jeune écrivain incompris, dont le génie n’allait être redécouvert que quelques années plus tard ; d’autre part, l’anniversaire de la publication de ces deux mystérieuses plaquettes, véritables énigmes de la littérature française qui continuent de poser problème aux chercheurs. Si les Chants de Maldoror fascinent et sont glosés à l’envi, les Poésies ne soulèvent guère le même intérêt et sont même parfois soigneusement esquivées par les commentateurs, qui se contentent d’en extraire les quelques mots d’ordre – « Le plagiat est nécessaire », « La poésie doit être faite par tous, non par un » – applicables à leur lecture des Chants. C’est que Poésies est autant une œuvre de philosophe : elle demande une autre rigueur dans la lecture pour démêler les pièges tendus par la rhétorique malicieuse de Ducasse, et ne séduit pas autant, il est vrai, que les strophes hallucinées des Chants. Nous avions pour projet de donner cette année un numéro entièrement consacré aux Poésies. L’actualité des découvertes, l’urgence de porter à la connaissance du lecteur quelques documents récupérés à Montevideo il y a deux ans déjà, et les contributions qui nous ont été proposées auront légèrement décentré le contenu de ce Cahier vers d’autres directions. Il faudra pourtant revenir aux Poésies, qui recèlent encore bien des mystères et dont nous sommes loin d’avoir fait le tour. Et si la véritable clé de lecture des Chants de Maldoror, et de la pensée d’Isidore Ducasse, se cachait, comme le soupçonnait déjà Michel Pierssens, dans les deux fascicules hermétiques2 ?
Ce deuxième Cahier Lautréamont, s’il manque en partie à sa mission de célébration des Poésies, n’en est pourtant pas moins riche. Sa composition 13a été impactée par l’épidémie de CO-VID 19 qui, à partir de mars, a déferlé sur la France et plongé le pays dans une situation inédite. Certaines des contributions, comme celle qu’Éric Walbecq a consacrée à la présence d’Isidore Ducasse dans la correspondance d’André Breton et de Paul Éluard, n’ont pu être récupérées à temps et devront attendre le prochain numéro pour être livrées au lecteur. Mais à l’inverse, le confinement aura également permis une profusion de nouvelles investigations, que le lecteur pourra découvrir dans ces pages. Nous avons suivi les mêmes règles de composition que pour le numéro précédent : on y retrouvera des anciens contributeurs, fidèles ducassologues toujours aussi actifs, ainsi que des nouveaux venus, la plupart rencontrés à l’occasion des journées de Tarbes qui se sont tenues en novembre 2019 au Lycée Théophile Gautier.
Ce numéro s’ouvre d’abord sur un compte rendu de la rencontre « Dans l’atelier de Lautréamont », organisée par l’AAPPFID et pensée comme un moment de convivialité et de rencontre entre les ducassiens, et également l’occasion de faire un point sur la recherche. Il se poursuit avec un dossier de trois articles consacrés aux Poésies : Giovanni Berjola s’intéresse à l’irrationnel qui contamine le discours positiviste du Ducasse moraliste, l’auteur de ces lignes donne un compte rendu de la thèse méconnue que Michel Pierssens consacra, en 1972, à une lecture attentive de Poésies I, thèse qui devait donner lieu, douze ans plus tard, à l’ouvrage Éthique à Maldoror, dont on sait combien il fut une radicale tentative de renouveler notre compréhension de l’œuvre du poète à rebours des interprétations surréalistes et structuralistes. Enfin, une jeune chercheuse, Raphaëlle Lambert, s’intéresse à l’ironie dans les Poésies en étudiant quelques-uns des procédés appliqués par Isidore Ducasse pour miner son propos. Les Cahiers Lautréamont souhaiteraient, à l’avenir, donner aussi régulièrement que possible l’occasion à des étudiants et jeunes chercheurs de livrer un aperçu de leurs travaux sur l’œuvre de Ducasse. Pour clore ce dossier consacré aux Poésies, Gérard Touzeau livre aux lecteurs trois nouveaux emprunts de Ducasse, un pour les Chants et deux pour Poésies.
Le deuxième dossier de ce numéro élargit le champ des recherches montevidéennes à l’Amérique du Sud. Jean-Paul Goujon a soigneusement examiné les cinq-cents pages du dossier de succession de François Ducasse, que nous avions récupéré et photographié lors de notre passage 14à Montevideo en 2018. Ce document, peu connu des ducassiens français, dresse l’état de sa fortune et éclaire de précisions non-négligeables ce qu’a pu être l’activité du Chancelier dans ses dernières années à l’Hôtel des Pyramides. Nous ouvrons ensuite une rubrique qui sera appelée à durer, intitulée « Des nouvelles de Cordoba ». Depuis notre rencontre dans la ville de province d’Argentine avec Cristina Ducasse3, notre correspondance n’a pas cessé et la recherche s’est poursuivie, des deux côtés de l’Atlantique, si bien que Cristina Ducasse a fini par devenir, dans la quête qu’elle mène pour comprendre ses origines, une spécialiste de la généalogie ducassienne. Les prochains numéros livreront, par épisodes, les résultats de son travail pour reconstituer la saga familiale des Ducasse de Cordoba, feuilleton qui nous obligera à remonter au temps de Bazet pour parcourir l’histoire d’une fratrie d’émigrés, jusqu’à la fermeture du fameux moulin de Cordoba dans les années 1950. Il s’agira de rectifier certaines approximations, affirmées par le biographe Enrique Pichon-Rivière et répétées depuis sans souci d’exactitude, et de revenir sur le séjour d’Isidore chez ses cousins de Cordoba. Pour l’heure, nous proposons de lever le voile sur la célèbre villa Ducasse qui se trouve à quelques mètres du moulin. Nous sommes toujours aussi convaincus qu’une partie du mystère qui demeure sur la vie du poète se trouve encore à Montevideo, et nous lançons un appel à nos amis sud-américains, qui ont certainement accès à des documents non-numérisés qui renferment peut-être des informations capitales.
Retour au texte. Les chercheurs de l’AAPPFID poursuivent leurs investigations en scrutant parfois avec une minutie remarquable certains syntagmes où se cachent peut-être de nouveaux emprunts. C’est ce que Siméon Lerouge donne à lire, dans son article où il questionne, à travers un texte de Sylvain Maréchal, les lectures que Ducasse a pu faire de biographies d’Alexandre le Grand. Clara Muller, chercheuse en histoire de l’art et rédactrice de Nez, la revue olfactive, livre une approche très novatrice et intéressante d’une lecture olfactive des Chants de Maldoror.
Nous souhaitions, car c’était l’une de leurs ambitions premières, que les Cahiers Lautréamont permettent aussi d’esquisser des portraits de chercheurs de remettre à la portée des lecteurs certaines contributions méconnues ou difficiles d’accès. Travail d’historien et d’archiviste que 15celui d’Éric Nicolas, qui retrace, à partir d’articles collectés dans la presse pyrénéenne, les débuts de chercheur de Jean-Jacques Lefrère.
Une section du Cahier est consacrée aux recherches biographiques. Si la recherche des sources se porte bien, elle ne doit pas faire oublier un autre domaine tout aussi important. Pour comprendre l’œuvre, il nous faut mieux cerner qui est Isidore Ducasse, cet éternel inconnu qui ne cesse de nous échapper alors qu’on circonscrit, de mieux en mieux, son entourage et ses activités. Gérard Touzeau, qui avait autrefois identifié Louis d’Hurcourt, s’intéresse maintenant à un autre dédicataire des Poésies, Pedro Zumarán, ici le fils. Olivier Fodor, qui a eu l’occasion de visiter l’appartement du 7, Faubourg Montmartre, donne une description poétique de la dernière résidence terrestre de l’écrivain. Nous proposons enfin de tordre le cou à une fable, celle de la supposée photographie d’Isidore Ducasse à Dinard prise par le photographe mondain Émile Ordinaire. Découverte et révélée par Henri Fermin, cette histoire avait été relayée avec méfiance par Jean-Jacques Lefrère dans sa biographie. Elle fut reprise par des gens moins scrupuleux, qui désiraient sans doute voir se multiplier les portraits du jeune homme. Nous expliquons dans cet article pourquoi cette photographie n’est pas d’Isidore et en donnons la reproduction, car le document, rare et difficile d’accès, peut désormais intégrer la longue liste des portraits imaginaires du comte de Lautréamont.
Ce numéro propose aussi quelques nouveaux travaux sur la réception de l’œuvre de Ducasse. C’est tout d’abord une importante étude que Georges-Henri Morin consacre à Maurice Heine, le biographe du Marquis de Sade, qui signa un jour dans la revue Minotaure une étude consacrée à Maldoror et la belladone. La découverte d’un manuscrit inédit de Heine pour une émission radiophonique qu’il consacra à Ducasse a conduit Georges-Henri Morin à nous en donner la retranscription, ainsi qu’un très intéressant commentaire. La réception de Lautréamont à l’étranger continue d’inspirer des travaux : Federico Guariglia montre la diffusion de son œuvre dans l’avant-garde italienne du début du xxe siècle, Michel Pierssens s’intéresse aux premiers lecteurs anglais, William Sharp et Richard Aldington, et Xiang Zheng étudie une première étape de la réception chinoise de Lautréamont, domaine qui n’avait encore jamais été abordé. Enfin, Anne-Aël Ropars et Siméon Lerouge cosignent un article très intéressant consacré à la lecture des Chants de Maldoror par 16Jean Giono, à partir d’un examen de deux de ses œuvres et des volumes conservés dans la bibliothèque de l’écrivain.
Ce volume se termine enfin par les diverses recensions d’ouvrages. La production de cette année a été riche, cent-cinquantenaire oblige, et le lecteur pourra lire quelques résumés critiques des ouvrages parus dans les dernières pages. Nous achevons le Cahier par les traditionnels « Ongles secs » et « Gloses et glanes ». Rappelons que la rédaction des Cahiers Lautréamont recueille avec intérêt toutes les gloses et toutes les glanes que les lecteurs voudront bien lui communiquer, afin d’alimenter la rubrique pour les prochains numéros. Quand paraîtra le prochain numéro, les célébrations des cent-cinquantenaires seront derrière nous. L’année 2020 se termine sur le colloque de la Bibliothèque nationale de France, qui se tiendra le 24 novembre et sera précédé, le lundi 23, d’une journée de manifestations culturelles à la Maison de la Poésie. Une édition des Chants de Maldoror, avec les dessins de René Magritte, est en préparation chez Prairial. Le magicien Scorpène s’apprête à dévoiler son nouveau spectacle, « De nouveaux frissons », séance de spiritisme qui permettra au spectateur de rencontrer Maldoror. On le voit : l’actualité est riche, autour d’Isidore Ducasse, qui n’a jamais paru aussi vivant.
Kevin Saliou
Directeur des Cahiers Lautréamont
Président de l’Association des Amis passés, présents et futurs d’Isidore Ducasse
1 Sylvain-Christian David, « La Mort d’Isidore Ducasse », Cahiers d’Occitanie no 51, décembre 2012, p. 103-121.
2 Michel Pierssens, Éthique à Maldoror, Lille, Presses universitaires de Lille, 1984, 213 p.
3 Kevin Saliou, « Compte rendu de voyage montévidéen », Cahiers Lautréamont. Nouvelle série, no 1, 2019, p. 25-45.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-11073-6
- EAN: 9782406110736
- ISSN: 2607-754X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-11073-6.p.0011
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 11-16-2020
- Periodicity: Annual
- Language: French
- Keyword: Lautréamont, Isidore Ducasse, Maldoror, editorial, AAPPFID