Comptes rendus d'ouvrages
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Cahiers Jean Giraudoux
2022, n° 50. Jean Giraudoux et son temps. Cahier du cinquantenaire - Pages : 271 à 279
- Revue : Cahiers Jean Giraudoux
Christophe Bident, La Vie versée dans les récits (vers le nom de Blanchot), éditions Furor, Genève, 2021.
On ne saurait reprocher à Christophe Bident, spécialiste incontesté de Blanchot, de ne pas situer à sa vraie hauteur le rapport d’innutrition que Blanchot a entretenu jusqu’en 1945 avec les romans et les essais littéraires de Giraudoux. Rappelons que cette imitation créatrice s’affiche dans la première version de Thomas l’Obscur (1941), qu’elle avait été épinglée par Thierry Maulnier puis confirmée par les analyses de Claude-Edmonde Magny dans son Précieux Giraudoux (1945). Après un dernier hommage lourd de réserves1 qui se fait l’écho de Sartre et de Magny mais surtout réplique à l’opuscule de Gabriel du Genet, Jean Giraudoux ou Essai sur les rapports entre l’écrivain et son langage, lequel répliquait lui-même aux analyses sartriennes si condescendantes de Choix des Élues, Blanchot ne fera plus mention de Giraudoux. On peut donc subodorer un point d’accroche devenu problématique ; et surtout soupçonner qu’on se situe très précisément avec Giraudoux « … au point de vacillement » : le titre du chapitre que lui consacre Christophe Bident s’ouvre sur des points de suspension « entrants » comme pour laisser entrevoir en amont une énigme non résolue.
La Vie versée dans les récits se veut « histoire d’une écriture » et remodèle autrement, en se tenant au plus près des enjeux les plus intimes (les amitiés et les deuils s’y taillent une part non négligeable), la matière embrassée par Maurice Blanchot : Partenaire invisible, Essai biographique22. Le tout, si cela est concevable avec Blanchot, avec plus de chair encore. Le premier chapitre déclinant la filiation avec Giraudoux n’est pas à proprement parler nouveau : avec quelques légères modifications, il reprend l’entrée Blanchot du Dictionnaire Jean Giraudoux, et, de façon plus substantielle, une étude parue en 2003 dans Maurice Blanchot, récits critiques33. Ce qui surprend davantage, c’est son allure inaugurale, 272massive (les autres chapitres sont beaucoup plus courts), et la volonté manifeste de poser un acte de fondation. En ce « temps irrespirable » des années 1930, écrit Bident, pour poser les conditions d’un « envers du monde » et en surréaliser les structures, « il faut un filtre, ou un moteur. Ce révélateur se nomme Giraudoux ».
Claude-Edmonde Magny avait ouvert le jeu de pistes des concordances entre Blanchot et Giraudoux en plaçant Thomas l’obscur en regard de Simon le Pathétique. Christophe Bident reprend l’investigation en affinant les corrélations, notamment en juxtaposant deux longs développements empruntés aux deux romans (p. 32-35), et en montrant qu’au-delà des similitudes évidentes d’ailleurs étayées par le choix du même prénom féminin (Anne), Blanchot creuse jusqu’au vertige le processus d’abstraction sensible amorcé par Giraudoux. Il élargit d’ailleurs le spectre des harmoniques, notamment à Bella, et, comme il ne sépare jamais chez Blanchot le romancier et le critique, il note avec intérêt la leçon de dépersonnalisation de l’écriture que celui-ci a pu tirer de la lecture du « Racine » de Littérature. Reste qu’il faut bien marquer sur quoi achoppent les différences si l’on veut comprendre pourquoi Blanchot prend congé aussi sèchement de Giraudoux. Deux notions clés sont à considérer : l’ambiguïté – même au théâtre Giraudoux répugne à conclure – et la saturation d’une parole pleine.
L’ambiguïté (ou l’ambivalence) n’est guère niable chez Giraudoux : on sait combien, tant d’un point de vue métaphysique que psychique, toute chose a tendance chez lui à se retourner dans son contraire. Plus largement, le roman « court à la réitération incessante de ses structures », note justement Christophe Bident, et le théâtre abonde en dénouements proposant une forme de suspension du sens : Judith, Électre, Sodome et Gomorrhe, sans oublier une pièce comme Siegfried qui admet plusieurs fins. La « parole pleine », elle, réactive un débat majeur autour du crédit à accorder à la rhétorique, et à vrai dire le soupçon avait déjà été formulé du vivant de Giraudoux. Claude-Edmonde Magny remarquait : « Son œuvre est une rhétorique pleinement confiante en elle-même, exempte des doutes et des angoisses qui, des Fleurs de Tarbes aux Faux Pas de M. Blanchot, assaillent la littérature actuelle » (p. 75 de son essai). À cet égard, on appréciera particulièrement le soin apporté par Bident à qualifier la « progression heuristique » des développements giralduciens par amplification, qui tendent à saturer le monde et à absorber 273ou résorber les contradictions dans une harmonie supérieure en les soumettant à l’épreuve des paradoxes et des dédoublements. Une telle « force d’expansion » est constitutive d’une qualité sensible très particulière dont Jean-Pierre Richard avait retracé avec gourmandise les infinies variations chez Proust : le vernissé. Tout se passe comme si cette « force d’expansion » que Blanchot avait tant admirée s’avérait in fine impuissante à briser le vernis. Giraudoux, regrette Blanchot dans son hommage en forme d’adieu, « ne va jamais jusqu’à compromettre en son art, l’harmonie, la compréhension, la mesure ».
Christophe Bident, malgré sa très fine compréhension de Giraudoux et sa solide connaissance de la critique giralducienne (il a beaucoup fréquenté C. E. Magny et Natacha Michel), ne va pas porter à Blanchot la contradiction. On croit le deviner pourtant parfois admiratif mais perplexe, par exemple en face de la « fuite » ou de la tentation de la « libération » chez Giraudoux (p. 30). Et peut-être faut-il lire une vraie concession lorsqu’il enregistre « un égarement étrange poussé à la désubjectivation » (p. 37). Gageons qu’ici, au-delà des si rigoureux paradoxes du « Racine », Aventures de Jérôme Bardini et sans doute également Choix des Élues offrent quelque résistance au scalpel blanchotien et à sa puissante capacité d’excavation. Quand Bident évoque « l’exigence d’irénisme » qui caractérise l’univers de Giraudoux, il risque un diagnostic qui mérite qu’on s’y arrête : « S’il y a bien un monde de Giraudoux, écrit-il, ce monde est comme fœtal et d’une fœtalité sans fin » (p. 30). Nous savons en effet qu’un soupçon de passéisme est inhérent à la grandeur et aux faiblesses de tout un pan de l’œuvre, de Provinciales à Ondine et à La Folle de Chaillot. Mais faut-il pour autant s’arrêter à ce seul versant, et est-il équitable de ne concéder à l’auteur de La Menteuse et de Sodome et Gomorrhe qu’une « tentation passagère du silence » (p. 37) ? Il est vrai qu’on dénombre chez Giraudoux quelques silences pleins qui viennent surligner un flot de paroles – le silence de Dieu postulé par le Jardinier d’Électre –, mais on ne saurait en dire autant du silence de l’ange dans Sodome et Gomorrhe, du mutisme du pauvre dans Combat avec l’ange ou du jeune voyou de La Grande Bourgeoise, et encore moins de l’économie de paroles dans laquelle excellent le personnage superlatif et archétypal de Fontranges et surtout tant de femmes (Bella, Églantine, Hélène), ce qui a pour effet de ravaler au rang de dangereuses rodomontades les trop bruyants discours des hommes. Enfin, l’on ne saurait oublier que sans 274le silence qui accompagne l’agonie de Brossard dans Combat – silence, certes, dont les mots, et quels mots ! nous fournissent un équivalent flamboyant –, il n’y aurait, illusoirement s’entend, aucun retour possible à « l’harmonie, la compréhension, la mesure ». Tout le nœud de la question – la noirceur secrète de Giraudoux qui n’accorde aux illusions de Briand qu’un adieu hébété et pathétique au seuil de la mort – réside bien, on l’aura compris, dans l’adverbe « illusoirement ». On pleure sur la perte, sur l’impossibilité même des retrouvailles.
Peut-être faudrait-il se saisir de l’occasion de ce bilan pour en élargir les conclusions. Cette affaire d’amour-désamour Blanchot/Giraudoux est décidément trop riche d’enseignements pour qu’on l’abandonne à ce seul couple, et elle en évoque d’ailleurs une autre, Sartre/Giraudoux, presque concomitante. On observe dans les années 1942-1945 un curieux ballet entre un certain nombre d’auteurs et de philosophes, qui dessine autour de la confiance à accorder au langage les contours d’une « ère du soupçon » dont Paulhan serait la figure centrale, sinon l’ordonnateur. Ce discrédit n’est certes pas nouveau, mais l’héritage des surréalistes et les circonstances historiques si sombres l’ont porté à son point d’acmé : la « Terreur » des Fleurs de Tarbes est dans tous les esprits, et la pointe acérée de la métaphore trouve son féroce répondant dans l’actualité. En 1942, Brice Parain vient de rendre public son désarroi métaphysique et ses interrogations sur la transcendance du langage dans Recherches sur la nature et les fonctions du langage. Toujours en 1942, Camus expérimente dans L’Étranger une « écriture blanche » qui contourne la Terreur. Et Blanchot et Sartre, respectivementdans Faux-Pas et dans les articles qui seront repris dans Situations I, échangent, répliquent et se répondent sur les mêmes ouvrages et autour du même questionnement, dans un étrange tourniquet qui donne parfois le tournis. Blanchot commente l’ouvrage de Parain dans « Recherches sur le langage » en mettant l’accent sur la nécessité de « communiquer le silence par des mots », tandis que Sartre consacre au même Parain « Aller et retour », la plus longue étude de Situations I, exposé à la fois pédagogique, généreux, implacable et au bout du compte embarrassé. Quant aux Fleurs de Tarbes, elles sont lumineusement commentées par Blanchot dans « Comment la littérature est-elle possible ? », et Sartre, dans sa lettre à Jean Paulhan du 1er août 19384, semble déjà vouloir contenir ce qu’il 275appelle l’aspect « magifié » du « Pouvoir des mots ». C’est dans ce contexte de haute tension et d’extrême exigence concernant l’acte d’écrire, dont la rhétorique, surtout la plus « précieuse », risque de faire les frais, que doit être replacé le « sacrifice » de Giraudoux auquel procèdent Blanchot et Sartre pour se construire.
André Job
CELIS-Université Clermont-Auvergne
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Robert Belot , Le Corbusier, fasciste ?, Hermann, 2021, collection « Architectures contemporaines », 240 pages.
Robert Belot est l’un des meilleurs historiens des « années noires » ; parmi ses nombreux ouvrages, on peut citer Aux frontières de la liberté. S’évader de France sous l’Occupation (Fayard, 1998), La Résistance sans De Gaulle : politique et gaullisme de guerre (Fayard, 2006), ainsi que deux biographies, Henri Frenay, de la Résistance à l’Europe (Seuil, 2003) et Lucien Rebatet, un itinéraire fasciste (Seuil, 1994)5, rééditée aux P.U. de Rennes, revue et augmentée, sous le titre : Lucien Rebatet. Le fascisme comme contre-culture. Titulaire depuis 2019 de la Chaire européenne Jean 276Monnet à l’Université de Saint-Étienne, il anime un « master patrimoines » dont les cours ont lieu dans l’Unité d’habitation de Firminy-Vert, édifiée à partir de 1965 sur les plans de Le Corbusier. C’est à ce titre qu’il a été conduit à s’intéresser à la récente « campagne anti-Corbu », dont il lui est vite apparu qu’en même temps que les frontières, elle « dépasse les limites de la simple honnêteté intellectuelle » (p. 13). Il a alors décidé non pas de réhabiliter le grand architecte, accusé d’avoir été « antisémite, pétainiste, pro-hitlérien », mais, contre une entreprise de « dé-connaissance » conduite essentiellement selon un « point de vue idéologico-moral », de « réintroduire Le Corbusier dans un régime d’historicité » (p. 226-231).
Robert Belot démontre d’abord que Le Corbusier n’a jamais manifesté de sentiments racistes ou antisémites, et ne s’est nullement montré complaisant envers Hitler : comme souvent dans de tels procès rétroactifs, on ne peut lui imputer que de rares propos privés où affleurent les préjugés de son milieu (p. 41) ou quelque formule isolée extraite de son contexte – comme, dans Sur les 4 routes (Gallimard, 1941), celle où il approuve Hitler d’avoir, en architecture, voulu « retrouver la robuste santé qui peut se découvrir en toute race, quelle qu’elle soit ». « 1 page sur 231 pages », constate Belot, qui n’a aucun mal à prouver que cette page, « malheureuse et scandaleuse », est « contradictoire avec la propre pensée de Le Corbusier » (p. 57), et n’a de toute façon rien à voir avec les anathèmes proférés par les nazis (et l’extrême-droite française) à l’encontre de l’« art dégénéré » – anathèmes dont il était lui-même l’objet. Certes, il a un moment espéré que Vichy pourrait lui permettre de faire triompher ses idées en matière d’architecture et d’urbanisme ; mais Robert Belot (qui, avec la quasi-totalité des historiens, critique sévèrement les thèses de Zeev Sternhell sur le « fascisme français »), rappelle que le régime de Vichy n’était pas fasciste, ce que la collaboration parisienne lui reprochait d’ailleurs hargneusement ; qu’« une présence à Vichy (du moins jusqu’à l’invasion de la zone sud par l’occupant) ne [valait] pas ralliement aux principes du régime », ni même ne signifiait « une hostilité de principe envers la République » (p. 88) ; et que Le Corbusier n’a jamais « [obtenu] des autorités que des bonnes paroles polies. Aucune commande de l’État de Vichy, ni aucune mission, à la différence d’Auguste Perret » (p. 95), tant ses idées étaient contraires à l’idéologie du régime. Enfin, Belot démontre qu’elles n’avaient rien 277à voir non plus avec le « futurisme » fasciste, et les restitue à ce qu’il nomme « l’anthropologie moderniste de la gauche » (p. 179). De même, il explique, au chapitre 12, que l’« hygiénisme » de Le Corbusier, où l’on veut voir le symptôme d’une idéologie totalitaire, était « au cœur des politiques publiques municipales de l’entre-deux-guerres », celles que menaient surtout des hommes de gauche comme Henri Sellier, le maire de Suresnes (p. 129), et qu’il est donc absurde de le rabattre sur l’eugénisme, même s’il lui arrive (comme à Giraudoux) d’employer ce mot.
Il est impossible, dans le cadre de cette simple note de lecture, d’entrer plus avant dans cette étude très riche – sauf sur un point, véritablement nodal. Les détracteurs de Le Corbusier lui imputent à crime sa relation avec Giraudoux entre 1939 et 1943, et pensent même trouver dans cette proximité une preuve décisive de son infamie – puisque chacun sait que Giraudoux était antisémite, « ami de Hitler », etc. Robert Belot ne cherche pas à minimiser leurs rapports, il s’attache plutôt à les présenter comme solidaires, dans leurs combats, leurs illusions et leur destin posthume. Se référant au t. I des Essais, articles, récits et témoignages (On regrette bien sûr que les retards de l’édition ne lui aient pas permis de disposer du t. II !) et s’appuyant sur les travaux de Jacques Body, d’Annick Jauer, d’André Job ou encore de Cécile Chombard-Gaudin, il montre, dans le chapitre 6, intitulé « D’un dénigrement l’autre : Giraudoux et Le Corbusier en 1940 » (p. 65-74), que les mêmes procédés ont été mis en œuvre par leurs détracteurs, et n’hésite pas à écrire (p. 68) que seule
une torsion de la réalité conduit [ceux-ci] à postuler l’infréquentabilité de l’auteur de La guerre de Troie n’aura pas lieu en raison de son vichysme supposé, de sa sensibilité présumée aux thèses déclinistes et fascistoïdes, de son antisémitisme soupçonné mais aujourd’hui largement considéré comme une évidence indiscutable6.
278Car Giraudoux, « germaniste déchiré par l’évolution suicidaire de l’Allemagne », était « clairement antinazi. Toute son œuvre en témoigne », et s’il ne s’est pas effectivement engagé dans la Résistance, les collaborateurs, à commencer par son ami Paul Morand, lui reprochaient d’être enjuivé et de ne pas s’engager en faveur de la Collaboration (p. 72). Aussi, pour l’incriminer, a-t-il fallu « prendre à témoin son livre Pleins Pouvoirs écrit en plein désarroi et, pour mieux les mettre en exergue, [en isoler] les passages qui témoignent d’une crispation identitaire, puis [les couper] de leur environnement social » (p. 68). Et Belot de citer les trop fameuses phrases de « La France peuplée », mais pour constater que si choquantes qu’elles nous paraissent, « force est de reconnaître que ces saillies ne suscitaient guère d’émotion, comme faisant couleur d’époque7 » (p. 69) – outre que « le sens du mot race en France » n’était alors « pas le même qu’aujourd’hui après la Shoah » : c’était un synonyme de « population » (p. 134).
Dans le chapitre 7, intitulé « Un exemple de manipulation citationnelle », il explique comment l’on s’emploie à « noircir délibérément l’image de Giraudoux pour obscurcir celle de Le Corbusier » (p. 77) : d’une part, en passant sous silence les Messages du Continental, contemporains pourtant de Pleins Pouvoirs, d’autre part en réduisant Pleins Pouvoirs à ces quelques phrases malheureuses : « l’arbre des citations équivoques ne devrait pas cacher la forêt de Pleins Pouvoirs » (p. 78), écrit-il. Le Corbusier, qui en a repris le slogan : « Splendeur et Imagination8 », professait son admiration pour ce livre parce que Giraudoux, « l’un des rares écrivains à avoir eu une conscience urbanistique » (p. 112), y fait entendre « une voix singulière et prophétique », magnifiant « la mission sociale de l’architecte » et plaidant en faveur du « Grand Paris9 » (p. 80).
Il reste à comprendre comment Le Corbusier et Giraudoux ont pu rejoindre Vichy, et mettre en lui quelque espérance – d’autant que Giraudoux, non seulement n’a pas écrit « une ligne sur le thème de la réconciliation franco-allemande », mais au lendemain de la défaite a rédigé Armistice à 279Bordeaux, où « il y a l’esprit gaullien et le refus de céder à la culpabilisation ambiante des premiers discours de Pétain » (p. 86). Il faut bien parler d’un manque de lucidité : ils ont été les dupes d’une « mystification tragique », celle d’un régime qui promettait, écrit Robert Belot, « le “redressement” du pays par l’arraisonnement des intérêts privés et l’encadrement du capitalisme » (p. 120). Mais il se garde de les accabler : ce n’était pas un régime fasciste, et il était traversé de tant de contradictions, ne serait-ce qu’entre technocrates et réactionnaires (« il faut éviter de considérer Vichy comme un bloc », p. 97), que – du moins dans les premiers temps – il était facile de nourrir quelques illusions. Selon Robert Belot, « le fait d’avoir imaginé qu’il pouvait y faire triompher ses thèses ne saurait constituer la preuve que Le Corbusier a adhéré à la politique et à l’idéologie […] de ce régime » (p. 115) ; il en va de même pour Giraudoux.
L’analyse du discours de dénigrement permet enfin à Belot de dégager, dans le dernier chapitre, « Démystifier les démystificateurs », les « biais cognitifs et méthodologiques » qui le sous-tendent. Il en repère quatre, que l’on n’aura aucun mal à retrouver dans les divagations giraldophobes : l’anachronisme et le mépris du contexte, l’un et l’autre « signes patents de l’absence de culture historique et de maîtrise des méthodes de la science historique » ; le « surdéterminisme », inséparable du « biais de disproportionnalité », qui consiste à mettre en évidence quelques phrases isolées qui manifesteraient le sens caché d’une œuvre entière ; enfin, ce qu’il nomme la « logique de congruence », selon laquelle on ignore tout ce qui ne cadre pas avec la doxa (p. 228-229). De sorte que par-delà Giraudoux et le Corbusier, son livre fait figure de discours de la méthode, qui rappelle sans relâche une exigence cardinale : la prise en compte de la complexité du réel, et plaide pour « une certaine éthique de la critique » (p. 20). On voudrait croire qu’il sera lu et médité ; pour les giralduciens, qui attendaient depuis longtemps qu’un véritable historien « déconstruise » ainsi la giraldophobie contemporaine, il constitue, si l’on ose dire, une sorte de « divine surprise ».
Pierre d’Almeida
CELIS-Université Clermont-Auvergne
1 « Le mythe Giraudoux », Paysage Dimanche no 17, 7 octobre 1945.
2 Champ Vallon, 2008.
3 Christophe Bident et Pierre Vilar (dir.), Éditions Farrago / Éditions Léo Sherr, p. 505-523.
4 Situations I, p. 377-380.
5 Pour l’anecdote : on y apprend (édition de 1994, p. 24) que le grand-père maternel de Rebatet, Stanislas Michel Tampucci (fils lui-même d’Hippolyte, poète romantique et ami de jeunesse de Nerval) était un amateur de peinture, qui s’était lié à La Côte-Saint-André avec la famille Fesser, chez qui Jongkind avait trouvé refuge à la fin de sa vie. Or Joséphine Fesser (1819-1891), l’amie intime de Jongkind et sa légataire universelle, était, on le sait aujourd’hui, l’arrière-grand-mère d’Anita Fesser « de Madero » (1904-1997), maîtresse de Giraudoux depuis 1931, et jusqu’en 1936. Il ne semble pas que celui-ci ait jamais eu avec Rebatet de rapports plus étroits !…
6 Robert Belot cite l’éternel B.-H. L., qui dans L’Esprit du judaïsme (Grasset, 2016) a fait encore une fois la preuve de sa rigueur historique en écrivant : « Il y eut un ministre antisémite, Jean Giraudoux, commissaire général à l’information dans un gouvernement, celui de Paul Daladier, qui avait reçu la confiance de l’Assemblée du Front populaire ». Giraudoux, qui ne siégeait pas au conseil des ministres, était aussi antisémite qu’Édouard Daladier se prénommait Paul ; B.-H. L. a dû confondre Daladier avec Ramadier, et Giraudoux avec Morand. Pointons une des dernières occurrences de cette lamentable idée reçue dans le no 118 du magazine Books (mars-avril 2022), sous la plume de Jean-Louis de Montesquiou ; elle est d’autant plus remarquable que ce dernier entend dénoncer la « cancel culture » : « Quel auteur, confronté à un tableur listant les critères d’opprobre, ne cocherait pas au moins une case ? En tout cas pas Giraudoux, Anouilh ou les Goncourt : des antisémites notoires… » (p. 93).
7 À l’instar d’Henri Meschonnic, on balaie parfois cet argument en faisant valoir que toute l’époque était ignoble ; bel exemple d’une « arrogance du présent » évidemment aussi anhistorique que possible.
8 Giraudoux le formule à la fin du chapitre iv, « Nos travaux », d’après la devise de Colbert, « Grandeur et Magnificence ».
9 Robert Belot cite à ce sujet un article en ligne de Valérie Foucher-Dufoix, passé inaperçu de la plupart des giralduciens : « Jean Giraudoux au chevet du Grand Paris (1928-1943) », in Inventer le Grand Paris, histoire croisée des métropoles, http://www.inventerlegrandparis.fr (consulté le 30 mars 2022). On aura l’occasion d’en reparler dans le prochain numéro des Cahiers.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-14322-2
- EAN : 9782406143222
- ISSN : 2552-1004
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14322-2.p.0271
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 23/11/2022
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français