Corps du roi en scène Théâtre et représentation du pouvoir (1460-1610)
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
2016 – 2, n° 32. varia - Auteur : Doudet (Estelle)
- Pages : 13 à 17
- Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
Corps du roi en scène
Théâtre et représentation du pouvoir (1460-1610)
Le théâtre est le piège où je prendrai la conscience du roi.
William Shakespeare, Hamlet, II, 21.
En publiant Les Deux corps du roi en 1957, Ernst Kantorowicz a réorienté d’une façon décisive la compréhension des liens historiques noués entre pouvoir politique et représentation. Sa curiosité avait été piquée, indique-t-il dans son introduction, par l’apparente permanence d’une théorie qu’il propose de nommer « (in)corporation2 ». Le terme désignait d’abord l’association de plusieurs individus formant communauté ; mais Ernst Kantorowicz le fit rapidement glisser vers l’incarnation problématique qui se joue dans le corps de pouvoir. Le souverain se définit en effet par la manière particulière dont il prend corps et fait corps, synthétisant en sa personne ce qui le transcende et qu’il incarne, collectivité ou esprit supérieur. L’enquête de Kantorowicz a eu pour dessein de cerner le processus intellectuel qui, dans les espaces européens d’Ancien Régime, a conduit à l’articulation du corps physique et du corps métaphysique du gouvernant, au paradoxe d’une chair souveraine à la fois naturelle et symbolique3. À la lumière des multiples sources examinées par l’historien, cette théorie a révélé des failles, comme l’impossible divinisation explicite du roi mortel 14dans les sociétés chrétiennes pour lesquelles l’Incarnation est l’apanage du Christ4 ; elle a surtout montré sa richesse et l’irrésistible séduction qu’elle a exercée sur les esprits jusqu’au seuil de la modernité.
C’est à partir des pouvoirs accrus dont a été revêtu le corps du roi absolu au xviie siècle5 que les chercheurs ont commencé à explorer les rapports entre cet imaginaire et les esthétiques qu’il mettait en jeu. En ajoutant à la théorie de l’incorporation politique la question du Portrait du roi6, Louis Marin a naguère montré que le corps double du monarque, corps individuel, corps communautaire, apparaît au moins triple lorsqu’il est confronté à la puissance des images. En donnant à voir une figure du pouvoir à travers le physique plus ou moins stylisé d’un homme, l’image, que Maurice Blanchot définissait naguère comme « la duplicité de la révélation7 », dévoile en effet, et peut-être même impulse la dialectique de la présence et de l’absence qui donne au corps princier sa dimension mystique. Une dimension en quelque sorte spectrale : dans la représentation artistique – portraits, statues, textes, spectacles –, le sceptre et le spectre révèlent qu’ils ont partie liée. L’ontologie politique où s’inscrit la théorie du corps multiple du roi ne semble donc pas dissociable d’une hantologie esthétique, comme le suggérait Jacques Derrida8.
Corps en scène, corps en situation
Sans doute les perspectives ouvertes par Ernst Kantorowicz et ses héritiers prennent-elles aujourd’hui une acuité nouvelle face à l’évolution hypermédiatique et à la globalisation des sociétés du spectacle. Elles présentent pourtant 15plusieurs angles morts. Le peu d’attention prêté dans les Deux corps du roi aux spécificités des sources exploitées a suscité de justes critiques. Une glose de juriste italien ne parle ni de la même manière ni de la même chose qu’une miniature allemande ou qu’une pièce élisabéthaine, bien qu’elles paraissent partager un imaginaire identique9. Le caractère transhistorique de celui-ci doit donc être nuancé : selon les époques, les régions, les formes d’expression, les fonctionnements du corps du roi sont variables et polysémiques. De là, nous semble-t-il, l’intérêt des enquêtes sur les interactions entre certains modes de représentation et les contextes où ils ont été mobilisés, afin de saisir les inflexions particulières données à une théorie générale. Telle est la visée de cette étude collective des mises en scène théâtrales du corps royal dans plusieurs régions européennes, entre 1460 et 1610.
L’analyse du corps du roi au théâtre semble s’imposer dans la mesure où la personne du souverain est par excellence « le lieu de la théâtralité du politique10 », notamment aux xviie et xviiie siècles. Pourtant, comme le suggèrent pour le domaine français les recherches réalisées dans le sillage de Jean-Marie Apostolidés11, les rois Bourbon ont été assez peu représentés par les fictions dramatiques de leur temps, sinon à travers des allusions glissées dans les rôles de héros antiques ou des prédécesseurs historiques. Dans les décennies précédentes, en revanche, la mise en scène des gouvernants contemporains, disparus depuis peu ou toujours vivants, était chose assez courante. Du milieu du xve à l’orée du xviie siècle, le théâtre d’actualité a favorisé des représentations apparemment transparentes, les acteurs jouant le souverain devant les yeux de ce dernier, de son entourage ou de ses immédiats successeurs. Fausse transparence, pourtant : le corps princier montré sur les tréteaux n’est pas réalité, mais figuration. Il est animé, à l’instar du corpus politicum et du corpus mysticum, par la double dynamique de l’analogie – l’acteur, le personnage représentent le roi – et de la dissemblance – ils n’imitent ni ne sont l’incarnation du pouvoir12.
16Théâtre et figurabilité du pouvoir :
lieux, temps, écritures
Au croisement de la pensée politique et des pratiques de la scène, le présent dossier explore les constructions théâtrales du corps du roi en France, en Angleterre et dans les Pays-Bas méridionaux13. Trois choix ont présidé à son organisation. Le premier est géographique. Royaume de France, Grande Principauté de Bourgogne et Angleterre Tudor sont étroitement liés. Dans ces espaces en contact et souvent en compétition les uns avec les autres, l’importance donnée au corps multiple du prince, les échanges attestés entre les cultures théâtrales nous ont paru propices à mettre en valeur continuités et divergences. En outre, les corps réels des gouvernants y sont alors soumis à des tensions. Les ducs de Bourgogne du xve siècle manquent de la dignitas mystique revendiquée par les rois de France. Un siècle plus tard, la sacralité de ces derniers est mise en péril par les assassinats successifs d’Henri III et d’Henri IV. Outre-Manche, le corps du roi est à deux reprises celui d’une reine à la légitimité dynastique et à la succession discutées. La problématisation des corps des gouvernants se répercutent sur le corps des sociétés civiles, entre pacifications et conflits.
L’empan chronologique choisi, du milieu du xve siècle aux premières années du xviie siècle, possède une certaine cohérence du point de vue dynastique – Valois de France et de Bourgogne – comme politique – les règnes contemporains d’Henri III et d’Élisabeth Ire. Parallèlement, les esthétiques théâtrales se renouvellent. Une vision large, évitant la traditionnelle étanchéité des études sur le théâtre du Moyen Âge et sur celui de la Renaissance, vise à comprendre comment le bouleversement des modes de représentation, de l’allégorie à la fiction historique, a conduit le théâtre à repenser la figurabilité du souverain. Elle met en lumière 17des permanences thématiques – Cléophon de Jacques de Fonteny (1600), Gorboduc de Thomas Norton et Thomas Sackville (1561) portant en scène les questions du régicide et de la passation de pouvoir ; des invariants stylistiques – couleurs partagées de la louange et du blâme, lieux communs du sang ou de la sève circulant entre le roi et ses sujets ; et des continuités dramaturgiques – le hors-scène expérimenté par George Chastelain (décennie 1460) comme par Claude Billard (1610).
Les formes théâtrales analysées sont enfin toutes, d’une certaine manière, des expérimentations. Le théâtre d’actualité des xve et xvie siècles, qui a jusqu’ici suscité peu de travaux en français, invite à l’exploration des relations entre formes artistiques, comme les pièces ponctuées de pantomimes ou l’articulation de corps vivants et de corps figurés sur les tréteaux. Il joue alors aussi un rôle majeur dans la communication politique. Le corps de pouvoir y est donné à voir aux sujets comme aux princes, appelant les uns et les autres à se regarder à travers lui.
Exhibé, dérobé, transcendé, le corps du roi est le lieu toujours possible d’une crise de la figuration, ou plus précisément de la figurabilité du pouvoir. En se confrontant à lui, le théâtre se positionne non seulement comme un art du visible mais comme un art du visuel, pour reprendre la distinction de Tertullien commentée par Georges Didi-Huberman14. Plutôt que des images à la surface desquelles se dessine tel ou tel message, il propose des dispositifs matériels et discursifs, chairs et verbes. Ils invitent à pénétrer au sein des processus d’incorporation et d’incarnation qui définissent également le souverain et l’acteur : deux porteurs de corps complexes, impossibles à circonscrire, qui sont peut-être les miroirs imaginaires des nôtres15.
Estelle Doudet
Université de Grenoble – Alpes [CNRS UMR 5316 Litt&Arts]
Institut universitaire de France
1 W. Shakespeare, Hamlet, trad. Y. Bonnefoy, Paris, Mercure de France, 1962, p. 102, v. 604-605.
2 E. Kantorowicz, Les Deux corps du roi, essai sur la théologie politique au Moyen Âge, trad. J.-P. et N. Genet, Paris, Gallimard, NRF, 1989 (Princeton, 1re éd. 1957). La traduction française propose « corporation » pour désigner le résultat ; « incorporation » qualifie le processus.
3 L’ouvrage en détaille notamment les étapes philosophiques, de la persona mixta d’inspiration théologique qu’esquisse l’Anonyme Normand au xiie siècle à l’émergence d’un corpus mysticum, union des sujets et du souverain, sous la plume de Jean de Terrevermeille au début du xve siècle.
4 A. Boureau, Le Simple corps du roi. L’Impossible sacralité des souverains français, xve-xviiie siècle, Paris, Minuit, 1988.
5 A. Jouanna, Le Pouvoir absolu, Naissance de l’imaginaire politique de la royauté, Paris, Gallimard, 2014.
6 L. Marin, Le Portrait du roi, Paris, Minuit, 1981 (not. p. 19 et suiv.).
7 « L’image est la duplicité de la révélation, […] dédoublement initial qui permet à la chose d’être figurée », M. Blanchot, L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 42.
8 J. Derrida, Échographies de la télévision, Paris, Galilée, 1996 (p. 139 sur la relation du corps de pouvoir et du spectre) et Penser à ne pas voir, écrits sur les arts du visible (1979-2004), éd. G. Michaud, J. Maso, J. Barras, Paris, La Différence, 2013 (p. 360 pour le fonctionnement spectral du théâtre).
9 J.-P. Genet, « Kantorowicz and the King’s Two Bodies : A Non Contextual History » dans Ernst Kantorowicz, éd. R. L. Benton et J. Fried, Frankfurter Historische Abhandlungen, t. 39, Stuttgart, 1997, p. 265-273.
10 L. Marin, Politiques de la représentation, Paris, Kimé, 2005, p. 266.
11 J.-M. Apostolidés, Le Roi-machine, Spectacle et politique au temps de Louis xiv, Paris, Minuit, 1981 ; Le Prince sacrifié, Théâtre et politique au temps de Louis xiv, Paris, Minuit, 1985.
12 P. Haldar, « Königs-Christologie und Synthronos Dike : Inkorporation, Assocation, Unähnlichkeit », Geschichtkörper, Zur Aktualität von E. H. Kantorowicz, éd. W. Ernst et C. Vismann, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1998, p. 145-159. Sur la différence entre le fonctionnement analogique du théâtre pré-classique et le fonctionnement mimétique de ce dernier, voir entre autres Théâtre et imaginaire. Images scéniques et représentations mentales (xvie-xviiie siècle), éd. V. Lochert et J. de Guardia, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2012 et A. Surgers, L’Automne de l’imagination : splendeurs et misères de la représentation, xvie-xxie siècle, Berne, P. Lang, 2012.
13 Avant d’être poursuivi ensemble par les contributeurs du dossier, le travail a pris source dans la journée d’études « Roi cherché, roi montré, roi transfiguré : incarnations du pouvoir politique dans l’Europe occidentale (xve-xvie s.) » organisée par Mathieu Mercier et Pierre-Gilles Girault au château de Blois en mai 2010, en complément de l’exposition Fêtes et crimes à la Renaissance : la cour d’Henri III. Nous les remercions d’avoir accepté et soutenu cette publication.
14 G. Didi-Huberman, L’Image ouverte, Motifs de l’incarnation dans les arts visuels, Paris, Gallimard, 2007, p. 120 et suiv.
15 « Cette capacité humaine à inventer des corps impossibles […] pour connaître quelque chose de la chair réelle, notre mystérieuse, incompréhensible chair, cette capacité se nomme justement le pouvoir de la figurabilité », G. Didi-Huberman, Devant l’image, Paris, Minuit, 1990, p. 38.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-06745-0
- EAN : 9782406067450
- ISSN : 2273-0893
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06745-0.p.0013
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 28/01/2017
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français