Innovation et science scolastique de la nature (v. 1260 – milieu du xive siècle) L’exemple de l’attraction magnétique
- Publication type: Journal article
- Journal: Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
2014 – 1, n° 27. varia - Author: Weill-Parot (Nicolas)
- Pages: 59 to 71
- Journal: Journal of Medieval and Humanistic Studies
Innovation et science scolastique
de la nature
(v. 1260 – milieu du xive siècle)
L’exemple de l’attraction magnétique
Dans un article important paru il y a plus de vingt ans, Guy Beaujouan avait proposé de situer vers 1260 le moment où « la pensée scientifique occidentale » aurait pris conscience de son aptitude à l’innovation. Dans ce travail, le grand historien des sciences articulait en fait deux constats : d’un côté, la question de la prise de conscience d’une telle aptitude à innover (une question donc subjective), de l’autre, la recherche d’indices d’innovations scientifiques bien attestées dans cette même période. La liste éloquente des inventions qu’il fournissait à l’appui de sa démonstration faisait la part belle aux innovations scientifiques dotées d’un caractère expérimental, assez rare au Moyen Âge, comme la statique de Jordanus Nemorarius, le De animalibus d’Albert le Grand et ses observations naturelles ou l’Epistola de magnete de Pierre de Maricourt qui propose un véritable dispositif expérimental pour rendre compte des propriétés directives de l’aimant. Ces inventions avaient aussi pour caractéristique commune un rattachement problématique à l’université : on ne sait pas qui est Jordanus ; le De animalibus d’Albert le Grand a été rédigé à Cologne après l’enseignement parisien du maître dominicain ; quant à Pierre de Maricourt, on le présente comme ingénieur militaire mais on ignore sa formation initiale ; il est, en tout cas, évident que sa lettre sur l’aimant n’est pas une œuvre scolastique1. Cependant cette évaluation objective, voire positive, par Guy Beaujouan des découvertes scientifiques, aussi importante soit elle, présentait une limite assumée : elle valorisait l’innovation en fonction des critères, somme toute, modernes de la science expérimentale.
Or les années 1260, que Guy Beaujouan voyait comme un tournant dans l’histoire d’une innovation scientifique extra- ou para-universitaire, sont aussi, dans le domaine de la philosophie naturelle universitaire, celles d’une première maturité de la science dite scolastique. Les premiers commentateurs de la Physique d’Aristote remontent sans doute aux années 1220-1230 avec des pionniers comme Robert Grosseteste, Roger Bacon et Richard Rufus. Néanmoins, il faut attendre la pleine intégration de la philosophie naturelle aux programmes des universités de Paris et d’Oxford pour voir se former de véritables chaînes de commentateurs avec des corpus fournis à Oxford à partir des années 1250, puis à Paris2.
Pour étudier la question du modèle et de ses implications pour l’innovation conceptuelle, je prendrai l’exemple de l’attraction magnétique, que les commentateurs latins, à la suite d’Averroès, abordent au début du commentaire au livre VII de la Physique.
En se concentrant sur cette seule question, ces différents corpus de commentaires anglais et parisiens peuvent être soumis à la grille d’analyse suivante :
1.Quelles sont les questions qui émergent ? Comment peut-on expliquer le déplacement des interrogations ?
2.Quelles sont les solutions proposées ? En quoi peut-on considérer qu’elles innovent ?
3.Quelles sont les autorités utilisées : sont-elles déjà connues ou nouvelles ?
4.Quel est le cadre de référence ? Existe-t-il une conscience de l’enfreindre ou de le respecter ?
Après avoir montré deux exemples de prégnance apparemment irrésistible d’un modèle, je souhaiterais présenter des cas de figure où la variété des positions et l’innovation naissent du jeu même des modèles et des sous-modèles formant le système scolastique.
La force du cadre de référence :
une réinvention d’une solution
Le point de départ de la réflexion sur l’attraction magnétique dans les commentaires de la Physique est constitué par le Grand commentaire d’Averroès (1159), traduit en latin entre 1224 et 1230 et que l’on n’a pas conservé en arabe. Dans le livre VII, Aristote avait affirmé la nécessaire contiguïté entre ce qui meut (le moteur) et ce qui est mû. Averroès, en commentant le passage plus précisément où Aristote présentait différents mouvements dont l’attraction, explique que l’attraction n’a qu’un seul sens, celui de tirage. Ce qui meut (ce qui tire) est donc en permanence, durant tout le mouvement, en contact avec ce qui est mû (ce qui est tiré). Alors le Commentateur introduit ce qui semble constituer un contrexemple : l’attraction magnétique. Dans l’attraction magnétique, en effet, l’aimant et le fer sont séparés : or le fer est attiré à distance par l’aimant. Averroès surmonte cette contradiction entre l’expérience magnétique et la doctrine aristotélicienne de la contiguïté, en expliquant que l’attraction magnétique n’est pas une vraie attraction. C’est un mouvement d’altération. Le fer est altéré par la vertu magnétique et donc c’est la vertu magnétique qui meut le fer vers l’aimant. Il y a donc contact entre le moteur (la vertu magnétique) et le mû (le morceau de fer). Le cadre contiguïste voulu par Aristote est donc respecté3.
Il convient de remarquer qu’Averroès n’élucide dans ce passage que la deuxième phase de l’attraction magnétique : le moment où la vertu magnétique étant en contact avec le fer, le fer est mû par cette vertu vers l’aimant. Il ne dit rien de la première phase, c’est-à-dire des modalités selon lesquelles la vertu de l’aimant atteint à distance le fer.
Une grande partie des commentateurs latins, connus ou anonymes, lorsqu’ils abordent ce passage du livre VII, affrontent, eux aussi, la question magnétique introduite par Averroès. On sait qu’il existe deux
versions des chapitres 1-3 du livre VII de la Physique d’Aristote : la version α suivie par la plupart des commentateurs grecs et la version β adoptée en général par les versions arabo-latines en raison du choix de Ishāq ibn Hunayn, auteur de la traduction arabe. La version α du texte d’Aristote précisait qu’il existait un type d’attraction différent comme l’attestait l’exemple du bois attirant à lui le feu (Physique, VII.2, 244a12-15) – une indication absente de la version β suivie par Averroès. Au vie siècle, Jean Philopon, qui suivait la version α, contesta cet exemple qu’il estimait inapproprié : le feu n’est pas attiré puisqu’il se change en fumée ; il disparaît peu à peu et ne peut donc exercer une poussée. Il lui substitua les exemples de l’aimant attirant le fer et de l’ambre attirant les fétus de paille et expliqua que soit le fer est attiré par l’aimant parce qu’il est pénétré par les particules issues de ce dernier, soit l’air qui se trouve entre l’aimant et le fer subit une modification par laquelle il reçoit un pouvoir d’attraction. Dans les deux modèles, ce qui attire est en contact avec ce qui est attiré. Au tournant des xie et xiie siècles Ibn Bājja (que les Latin appellent Avempace), abordant le même passage, évoque lui aussi l’aimant. Il avait eu accès au commentaire de Philopon soit via la paraphrase arabe qui accompagnait la traduction de la Physique de Ishāq ibn Hunayn, soit via la traduction de Costa ben Luca. Il explique que l’aimant meut l’air, et que l’air meut le fer. Ainsi, le moteur proche est l’air qui jouxte le morceau de fer. Il donne aussi l’exemple du grenat qui, après avoir été frotté, attire les fétus de paille, et se réfère même au bois qui attire le feu. Dans ces cas évoqués, ou bien l’air meut parce qu’il est lui-même poussé, ou bien chaque partie d’air intermédiaire meut la suivante. Averroès est tributaire du commentaire d’Ibn Bājja comme l’a montré Paul Lettinck4. Le Commentateur est donc pour les Latins le seul introducteur de la question de l’aimant dans le commentaire du début du livre VII d’Aristote, puisque les Latins n’ont eu accès directement ni au commentaire de Jean Philoppon ni à celui Ibn Bājja.
Pourtant la solution d’Averroès dans son Grand commentaire de la Physique était plus elliptique que celle de Philopon ou d’Ibn Bājja dans le début du livre VII, puisque, comme on l’a dit, il n’explicitait que la
dernière phase de l’attraction magnétique, c’est-à-dire celle où le fer a déjà reçu de l’aimant la vertu magnétique, sans évoquer la première phase, celle où la vertu à partir de l’aimant va vers le fer qui lui est pourtant distant. Sans doute Averroès considérait-il la première phase comme évidente. Il est très vraisemblable, en effet, qu’Averroès ait eu en tête la même solution puisque, d’une part, il est tributaire du commentaire d’ibn Bājja et que, d’autre part, dans d’autres passages de la Physique (au livre VIII) et ou dans son De caelo, il mentionne d’autres exemples d’action apparemment à distance où des processus d’altération du milieu intermédiaire de proche en proche sont évoqués5. Mais il n’en reste pas moins que pour l’exemple de l’aimant mentionné dans la version latine de la Physique, au début du livre VII, il n’explicite aucunement la question du medium.
Or les premiers commentateurs latins comme Robert Grosseteste et Albert le Grand ont comblé cette lacune. Ils se sont attachés, en effet, à donner une explication contiguïste de cette réception par le fer de la vertu de l’aimant. En fait, ils ont « réinventé » une explication semblable à celle d’Ibn Bājja. L’air intermédiaire est altéré de proche en proche par la vertu de l’aimant ; chaque portion d’air devient, à son tour, le moteur de la portion suivante jusqu’à atteindre le fer6.
En somme, nous aurions – si mon analyse est juste – un cas de ré-invention par les Latins d’une solution déjà trouvée par les Grecs et les Arabes. Une ré-invention qui s’appuie sur l’un des rares possibles laissés par le cadre contiguïste d’Aristote. Cette ré-invention est, il faut le noter, assez proche de l’explication que le Stagirite lui-même donne du mobile jeté dans les airs (la portion d’air mise en mouvement étant censée mettre en mouvement la portion adjacente), dans un passage où du reste il évoque la capacité qu’a l’aimant de « rend[re] ce qu’il meut
capable de mouvoir d’autre choses » – passage qu’explicite brièvement Averroès dans son Grand Commentaire7. Cette réinvention s’apparente un peu, mutatis mutandis, à un processus qui était cher à Guy Beaujouan et qu’avait défini en 1940 l’anthropologue Alfred Louis Kroeber : la stimulus diffusion, c’est-à-dire le fait dans une civilisation réceptrice de réinventer (parfois en le modifiant) un procédé de fabrication à partir des résultats observés dans une autre civilisation ; par exemple, l’utilisation en Europe au xviiie siècle du kaolin pour produire de la porcelaine jusqu’alors importée de Chine8. Quoi qu’il en soit et quelles que soient les multiples pistes ébauchées que pouvaient trouver les auteurs latins, il convient de retenir surtout la force interne du cadre de référence aristotélicien, qui sécrète dans ce cas une solution, sinon unique, du moins préférable.
La conscience de l’existence
d’un modèle de référence et ses excès
La puissance d’un modèle peut aussi s’exercer de manière subjective, lorsque les commentateurs ont tellement conscience de la référence que constitue le cadre averroïste pour cette question de l’aimant qu’ils peuvent en venir à lui attribuer un argument qui n’a pas été avancé par lui, mais par un commentateur latin. C’est ce qui semble se passer chez Gilles de Rome. Dans son commentaire à la Physique (1274-1275), afin de distinguer le mouvement du fer vers l’aimant d’un mouvement du
localisé vers son lieu propre (par exemple celui du corps lourd vers le bas), Gilles de Rome présente trois « signes » distinctifs qu’il dit, semble-t-il, tirer du Commentateur, c’est-à-dire d’Averroès (ut Commentator ait) :
–Premier signe : quantitas mobilis, la « quantité du mobile » (mais je me demande si originellement Gilles de Rome n’avait pas plutôt écrit quantitas molis) : l’aimant n’attire le fer que si une certaine quantité de fer et une certaine quantité d’aimant sont en jeu. Alors que plus le localisé est grand, plus il est mû vers son lieu (par exemple, le corps lourd mû vers le centre de l’univers), c’est le contraire que l’on observe dans l’attraction magnétique.
–Deuxième signe : la « quantité d’espace » : la distance n’empêche pas le mouvement de l’élément vers son lieu quelle que soit la distance où il se trouve dans l’air ; alors qu’il est faux de dire que le fer est mû vers l’aimant quelle que soit la distance qui les sépare.
–Troisième signe : l’aimant frotté avec de l’ail n’attire plus le fer9.
Tous ces signes prouvent que l’aimant attire le fer en l’altérant. Or si les deuxième et troisième signes se trouvent bien dans le Grand Commentaire d’Averrorès à la Physique, ce n’est pas le cas du tout premier
signe : quantitas mobilis. C’est pourtant un argument que Gilles de Rome n’invente pas. D’après les recherches que j’ai pu effectuer, la première attestation dans la tradition des commentaires sur la Physique se trouverait dans un commentaire anonyme anglais (daté de 1250-1270) conservé dans deux manuscrits, à Cambridge et Londres : « De même, si le mouvement était naturel, alors l’aimant, en si petite quantité qu’il fût, attirerait un fer en grande quantité, mais cela est faux <et> donc la prémisse10 ».
Ainsi, sous réserve d’inventaire de toute la tradition manuscrite du Grand Commentaire d’Averroès sur la Physique dont il n’existe pas encore d’édition critique11, on peut supposer que Gilles de Rome, dans son effort de clarification, attribue abusivement à Averroès un argument qui lui a été transmis en réalité par la tradition latine. C’est dire que dans son esprit cet argument s’inscrivait tellement dans le cadre de l’interprétation averroïste de l’attraction magnétique qu’Averroès pouvait en quelque sorte légitimement en passer pour l’inventeur.
Mais on aurait tort de croire au pouvoir coercitif et univoque du cadre de référence et à la fidélité aveugle à une autorité. Les divergences entre les sous-modèles élaborés par les commentaires anglais et parisiens de la seconde moitié du xiiie siècle sont là le pour le prouver.
Les différences de perspective
entre l’Angleterre et Paris
Le nombre de commentaires est assez élevé en Angleterre (essentiellement à Oxford) dans les années 1250-1270, comme ont pu le mettre à jour les travaux de Silvia Donati et Cecilia Trifogli. Les commentateurs parisiens se font plus nombreux entre les années 1270 et 1320. Ces deux
corpus anglais (oxonien) et parisien, qui s’inscrivent dans la période 1250-1320, constituent de fait un tournant dans la science universitaire. Or ils suivent chacun, pour la question de l’aimant, des lignes d’argumentation spécifiques, comme j’espère l’avoir montré ailleurs12.
Il me semble utile de comparer ces deux traditions de commentaires un peu décalées chronologiquement mais surtout distinctes géographiquement. Pour la question magnétique, une toute première différence tient d’abord à la question posée au début du livre VII. Les commentaires anglais se concentrent sur une question qui fait une place spécifique à l’aimant : le mouvement du fer vers l’aimant est-il naturel ou forcé ? Les commentaires parisiens, quant à eux, s’en tiennent à la question plus générale, où l’attraction magnétique n’est qu’un exemple parmi d’autres : le moteur et le mû sont-ils ensemble ? (Utrum movens et motum sint simul ?).
Une seconde différence tient à la phase de l’attraction magnétique qui concentre l’attention des commentateurs : elle n’est pas la même dans l’un et l’autre milieu. Chez les Anglais, la phase analysée est la seconde : celle où le fer a reçu la vertu magnétique. Il s’agit de savoir si un mouvement dont le principe est extérieur et non inhérent mérite bien le nom de mouvement naturel. En revanche, les Parisiens examinent la première phase ; et c’est le medium, l’air intermédiaire, qui est au centre du problème de la transmission à distance de la vertu de l’aimant au fer. La question se précise chez certains d’entre eux : comment penser l’attraction du fer par l’aimant alors même que l’air, ce medium, n’est pas attiré lui aussi ?
Pour expliquer ce déplacement dans l’interrogation entre les commentateurs anglais et les commentateurs parisiens, il convient notamment de faire ici une place aux autorités. Ces autorités sont (notons-le) autant de sous-modèles à l’intérieur du modèle aristotélicien. Les commentateurs anglais sont tributaires du second commentaire de Roger Bacon sur la Physique daté de 1250 environ. Dans une question tronquée de son début, Roger Bacon en effet explique que, à la différence du mouvement du projectile, mouvement entièrement forcé, le mouvement du fer vers aimant est bien d’une certaine manière un mouvement naturel13. Pour les commentateurs parisiens des années 1270 et des décennies sui
vantes, il me semble qu’une source nouvelle a joué un rôle déterminant : le commentaire d’Alexandre d’Aphrodise des Météorologiques d’Aristote, traduit du grec en 1260 par Guillaume de Moerbeke et introduit très rapidement dans l’enseignement de l’université de Paris. Alexandre d’Aphrodise demandait pourquoi le mouvement du soleil enflamme et échauffe l’air alors qu’il ne le touche pas, et que la sphère de la lune, qui est située dans une position intermédiaire entre la sphère du soleil et le corps qui subit (l’air), est elle-même impassible ; s’ensuivait toute une argumentation14. Mais les commentateurs de part et d’autre ne se sont pas contentés de suivre servilement ces autorités qui, du reste, ne donnaient pas une élucidation complète de la question posée pour l’aimant (problème dont ne parle même pas Alexandre d’Aphrodise).
Parmi les solutions mises en avant chez les commentateurs anglais, figure celle consistant à distinguer le fer avant et après l’incorporation de la vertu magnétique15. Avant : le mouvement ne serait pas naturel, mais il n’y a aucun mouvement. Après : le mouvement est bien naturel, non « par la forme particulière perfective de soi, mais par une autre nature qui est une nature réceptive », c’est-à-dire en tant que le fer est par nature disposé à recevoir la vertu de l’aimant.
La solution généralement mise en avant par les Parisiens consiste à penser la transmission de la vertu de l’aimant dans l’air intermédiaire comme une altération de proche en proche de l’air intermédiaire, en précisant, le cas échéant, que l’air et le fer n’ont pas la même prédisposition à la réception de l’action de l’agent et à une opération donnée : l’air et le fer sont bien, tous deux, altérés par la vertu magnétique, mais ils ne réagissent pas de la même manière à cette altération. Voilà pourquoi l’air n’est pas attiré par l’aimant alors que le fer l’est.
Analyse des écarts et des confirmations de modèle
La scolastique se présente comme un emboîtement irrégulier de modèles qui, pour une part, peuvent orienter vers certaines solutions, mais, pour une autre part, laissent ouverte l’émergence de questions et de solutions novatrices. Le xive siècle voit pour l’attraction magnétique deux exemples d’innovations conceptuelles.
La première est une rupture nette avec le modèle contiguïste aristotélicien : elle est le fait de Guillaume d’Ockham qui, adoptant un point de vue en apparence purement logique, explique que doit être considéré comme cause ce sans quoi l’effet n’est pas produit. La cause de l’attraction est donc l’aimant et non la vertu magnétique comme le voulait Averroès. En remettant en cause le sous-modèle averroïste, c’est l’axiome contiguïste du cadre aristotélicien supérieur lui-même qui est atteint. Comme l’avait vu André Goddu, Ockham ouvre la voie à une action à distance16. On peut ajouter qu’il a pleinement conscience d’enfreindre le cadre aristotélicien, puisqu’il rejette expressément l’idée scotiste selon laquelle Aristote aurait admis un contact virtuel à côté du contact « mathématique » ou si l’on veut physique ; il affirme que le seul sens à donner à l’axiome aristotélicien est bien celui d’un contact « mathématique17 ». Un commentateur comme Walter Burley pourfend l’explication d’Ockham et rétablit celle d’Averroès18.
On peut évoquer une deuxième innovation : celle qui est portée par Jean Buridan et Albert de Saxe19. Elle est l’aboutissement des réflexions
parisiennes du tournant du xiiie au xive siècle autour du medium. L’énigme à résoudre peut se résumer ainsi : quel vecteur de la vertu de l’aimant vers le fer peut être trouvé qui satisfasse aux exigences du cadre aristotélicien ? Ce vecteur ne peut être corporel sous peine de tomber dans l’atomisme rejeté par Aristote. Mais il ne peut être purement spirituel non plus, puisqu’il faut un contact « mathématique », matériel, entre le moteur et ce qu’il meut. La solution consiste à emprunter à l’optique la species, ce simulacre de la chose qui se multiplie dans l’air intermédiaire pour atteindre l’œil et qui expliquait la vue, notamment depuis Roger Bacon. La species offre le double avantage (du moins, chez Bacon) de n’être pas en soi matérielle, mais d’être une entité spirituelle qui tire une corporéité du medium même dans lequel elle se multiplie20. Appliquée à l’attraction magnétique, la doctrine de la multiplication des species a permis d’expliquer comment les species de la vertu magnétique se multiplient dans l’air jusqu’à atteindre le fer.
L’adoption de cette doctrine qui a permis de parfaire le modèle explicatif de l’attraction magnétique tient à trois raisons. La première est liée à la portée d’une source : le De multiplicatione specierum écrit vers 1260 par Roger Bacon, mais sans doute diffusé plus tardivement. La deuxième raison est contextuelle : au même moment la multiplication des species était utilisée pour expliquer toutes sortes d’opérations apparemment à distance dans de nombreux domaines : noétique, physique, théologique21. Enfin, la troisième raison est d’ordre épistémologique : la species apparaissait comme le vecteur idéal, ni corporel ni purement spirituel. Cette innovation « saxo-buridanienne » n’est pas le résultat d’une rupture comme chez Ockham ; mais c’est l’aboutissement d’une réflexion sur le medium menée par la génération parisienne précédente.
Le modèle peut donc se présenter comme un cadre sécrétant dans sa logique même une solution donnée (comme dans le cas de la réinvention de l’explication d’ibn Bājja). Il peut aussi parfois susciter la conscience d’une cohérence telle qu’on finit par attribuer à une autorité comme Averroès un argument qui n’est apparemment pas de lui mais qui
s’insère parfaitement dans son système explicatif (comme l’argument de la quantité du mobile). Pourtant le modèle et les sous-modèles qui le complètent et l’interprètent finissent par former un système complexe où l’innovation a toute sa place : qu’elle prenne la forme d’une rupture plus radicale, comme dans le cas de Guillaume d’Ockham, ou qu’elle soit le fruit d’une longue maturation, comme pour l’application de la doctrine de la multiplication des species à l’attraction magnétique, qui aboutit à la création durable d’un nouveau sous-modèle explicatif (celui de Buridan et d’Albert de Saxe).
Nicolas Weill-Parot
Université Paris Est – Créteil CRHEC – EA 4392
1 G. Beaujouan, « La prise de conscience de l’aptitude à innover (le tournant du milieu du xiiie siècle) », Le Moyen Âge et la Science : approche de quelques disciplines et personnalités médiévales, éd. par B. Ribémont, Paris, Klincksieck, 1991, p. 5-14.
2 Voir notamment : S. Donati, « Per lo studio dei commenti alla Fisica del XIII secolo. Commenti di probabile origine inglese degli anni 1250-1270 ca. Parte I », Documenti e studi sulla tradizione filosofica medievale, 2/2, 1991, p. 361-441 et ibid., 4, 1993, p. 25-133 ; C. Trifogli, Oxford Physics in the Thirteenth Century (ca. 1250-1270) : Motion, Infinity, Place and Time, Leyde, Brill, 2000.
3 Averroes, In physico auditu libri octo commentaria magna, VII.3.10, éd. dans Aristotelis Opera cum Averrois Commentariis, Venise, Junctas, 1562, (repr. Francfort-sur-Main, Minerva, 1962), vol. 4, fol. 314ra-315rb. Sur la question de l’attraction magnétique au Moyen Âge, je me permets de renvoyer à : N. Weill-Parot, Points aveugles de la nature : la rationalité scientifique médiévale face à l’occulte, l’attraction magnétique et l’horreur du vide (xiiie-milieu du xve siècle), Paris, Les Belles Lettres, 2013.
4 P. Lettinck, Aristotle’s « Physics » and its Reception in the Arabic World : with an Edition of the Unpublished Parts of Ibn Bājja’s « Commentary on the Physics », Leyde-New York-Cologne, Brill, 1994, p. 3, 510, 516-519, 534-535 (où la question des versions d’Aristote α et β est aussi bien exposée).
5 Averroes, Commentarium magnum in De Caelo, II, text. 42 (in Aristotelis Opera cum Averrois Commentariis, Venise, 1562 [reprod. Francfort-sur-le-Main, Minerva, 1962]), vol. V, fol. 125rb.
6 Robertus Grosseteste, Commentarius in VIII libros Physicorum, VII : Et sic de adamante attrahente ferrum dicendum est quod adamans primo immutat aerem qui immutatus immutat ferrum ex ista immutatione. Generatur disposicio in lapide que est causa movens ferrum et ita dicendum de ceteris est (éd. R. C. Dales, Boulder [Colo.], 1963, p. 127-128). Albertus Magnus, Physica, VII.1.3 : Et iste motus est etiam sic, quod movens coniunctum est suo mobili, quod movetur ab ipso, quia virtus lapidis diffunditur in medio usque ad ferrum et e converso, et haec virtus tangens est movens immediatum (éd. P. Hossfeld, dans Alberti Magni Opera omnia, éd. de Cologne, vol. 4/2, Münster, 1993, p. 523).
7 À propos des projectiles, Aristote écrit : « Si ce qui meut meut en même temps quelque chose d’autre, par exemple l’air, qui meut étant mû, il est de la même manière impossible qu’il soit mû, si la première chose ne le touche ni ne le meut, mais <il est nécessaire que> tous soient mus et cessent de l’être en même temps, quand le premier moteur s’arrête, même si <le moteur>, comme l’aimant, rend ce qu’il meut suceptible de mouvoir <d’autres choses> » (Physique, VIII.10, 266b30-267a20, trad. P. Pellegrin, Paris, GF Flammarion, 2002, p. 446). Averroès, dans son Grand Commentaire, écrit simplement : […] similiter remanet quod manus enim non movet illud proiectum nisi movendo prius aerem ut dicamus quod lapis magnetis attrahet ferrum, quod ponitur ultra primum ferrum, mediante attractione eius ad primum ferrum. Ce qui est en jeu ici est donc l’expérience d’un aimant en contact avec un premier morceau de fer lui-même en contact avec un second morceau de fer, et non le cas (évoqué dans le livre VII) où l’aimant attire à travers l’air intermédiaire un autre morceau de fer.
8 A. L. Kroeber, « Stimulus diffusion », American Anthropologist, 42/1, 1940, p. 1-20.
9 Aegidius Romanus, Commentaria in octo libros phisicorum Aristotelis, VII : Dicendum quod motus ferri ad magnetem non est motus locati ad locum, quod ex triplici signo patere potest, ut Commentator ait. Primum est quod requiritur ibi quantitas mobilis. Non enim quantumcunque ferrum trahitur et quantacunque magnete. Quod si tamen moveretur ferrum ad magnetem sicut locatum ad locum quanto maius esset ferrum magis moveretur ad ipsam, cuius ergo contrarium ad sensum patet. Secundum requiritur ibi quantitas spatii. Non enim ferrum quantumcunque a remotis positum vadit ad magnetem ; quod tamen si moveretur ad ipsam sicut locatum ad locum, remotio et distantia non impediret huiusmodi motum. Tertium signum est quia, ut Commentator ait, si magnes fortiter perungatur alleo durante tali perunctione non ulterius trahit ferrum. Omnia ergo hec arguunt quod magnes attrahit ferrum alterando ipsum. In tali ergo motu, movens est coniunctum mobili, quia magnes primo alterat aerem iuxta ipsam et alterando aerem pervenit huiusmodi alteratio usque ad ferrum. Ferrum autem alteratum trahitur ad magnetem (édition : Venise, A. de Torresanis de Asula, 1502, fol. 167ra). Ut Commentator ait s’applique manifestement aux trois signes annoncés et non seulement à la thèse énoncée (malgré la répétition au troisième signum de cette référence). Parmi les mss. conservés (cf. Ch. H. Lohr, Latin Aristotle Commentaries, I.1, Florence, SISMEL-ed. del Galluzzo, 2013, p. 16-17), j’ai consulté le ms. Paris, BnF, lat. 16096 (xiiie s.), fol. 178r-236v ; le texte de ce passage, fol. 219v-220r, ne présente pas de variantes significatives (on lit dans la première phrase, par exemple : ut Commentator innuit).
10 Ms. Cambridge, Gonville and Caius, 509/386, fol. 200rb : Item si motus esset naturalis, adamans tunc, tam parve quantitatis fuerit, attraheret ferrum magne quantitatis ; sed hoc est falsum, ergo primum. (Sur ce commentaire conservé aussi dans le ms. Londres, Wellcome Library, 333, voir S. Donati, « Per lo studio », 1991, p. 426).
11 L’édition souvent utilisée est celle de Venise 1562 (voir note 3). Récemment pour le livre VII a été proposée une édition, mais dans une version peu répandue : Averroes Latinus. Commentarium Magnum in Aristotelis Physicorum Librum Septimum (Vindobonensis, lat. 2334), éd. H. Schmieja, Paderborn-Münich-Vienne-Zürich, Ferdinand Schöningh, 2007.
12 Voir note 3.
13 Rogerus Bacon, Questiones supra libros Physicorum Aristotelis, VII (éd. F. M. Delorme, R. Steele collab., dans Opera hactenus inedita Rogeri Baconi, vol. 13, Oxford, Clarendon, 1935, p. 338-339.
14 Alexander Aphrodisiensis, In quatuor libros Meteorologicorum Aristotelis commentatio, I.3 (édition : Alexandre d’Aphrodisias, Commentaire sur les Météores d’Aristote. Traduction de Guillaume de Moerbeke, éd. A. J. Smet, Louvain, B. Nauwelaerts, 1968, p. 31-32).
15 Voir notamment l’un des premiers commentaires de ce corpus anglais des années 1250-1270 (pour la datation : S. Donati, « Per lo studio », 1991, p. 396-409) : ms. Sienne, Biblioteca communale degli Intronati, L III 21, fol. 80rab : Dicendum quod motus talis naturalis est […]. Sed tamen [tantum ms.] si loquamur de motu sive tractione tali, scilicet ferri ad adamantem, ante [aut ms.] eius incorporationem et dispositionem, sic [si ms.] violentus esset. Si ita esset, sed tunc non move<re>tur, quoniam non movetur nisi post incorporationem. Si autem post, tunc motus naturalis est, quia tunc incorporatur ; sed non est naturalis per formam particularem sui perfectivam, sed a natura alia que est natura receptiva […] (lu sur microfilm).
16 A. Goddu, « William of Ocham’s Arguments for Action at a Distance », Franciscan Studies, 44, 1984, p. 227-244.
17 Guillelmus de Ockham, Expositio in libros physicorum Aristotelis, VII.3 (éd. R. Wood, R. Green, G. Gál, J. Giermek, F. Kelley, G. Leibold et G. Etzkorn, dans Guillelmi de Ockham Opera philosophica et theologica, St Bonaventure (NY), St. Bonaventure University, 1985, p. 621). Sur Duns Scot et l’action à distance : F. J. Kovach, « Action at a Distance in Duns Scotus and Modern Science », Regnum Hominis et Regnum Dei. Actus Quarti Congressus Scotistici Internationalis, éd. par C. Bérubé, Rome, Societas internationalis scotistica, 1978, p. 477-490.
18 N. Weill-Parot « Magnetic Attraction as a Challenge to the Inanimate Realm. The Example of Walter Burley », Substances minérales et corps animés. Mineral Substances and Animate Bodies (1100-1500), éd. par D. Jacquart et N. Weill-Parot, Montreuil, Omniscience, 2012, p. 87-110.
19 Albertus de Saxonia, Quaestiones in Aristotelis octo libros Physicorum, VII, q. 2 (éd. B. Patar, Expositio et Quaestiones in Aristotelis Physicam ad Albertum de Saxonia attributae, 3 t., Louvain-la-Neuve-Louvain-Paris, 1999, p. 947).
20 Sur la doctrine des species, voir K. Tachau, Vision and Certitude in the Age of Ockham. Optics, Epistemology and the Foundation of Semantics 1250-1345, Leyde, Brill, 1988, notamment p. 23. (Voir aussi : L. Spruit, Species intelligibilis from Perception to Knowledge, vol. I : Classical Roots and Medieval Discussions, Leyde, Brill, 1994).
21 Sur ces différents contextes intellectuels : Tachau, Vision and Certitude.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-8124-3516-4
- EAN: 9782812435164
- ISSN: 2273-0893
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-3516-4.p.0059
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 03-02-2015
- Periodicity: Biannual
- Language: French