Foreword
- Publication type: Journal article
- Journal: Cahiers de littérature française
2023, n° 22. Déclinaisons du risque : pour une archéologie des imaginaires littéraires des XXe et XXIe siècles - Authors: Bruera (Franca), Duprat (Anne), Franchi (Franca), McIntosh-Varjabédian (Fiona)
- Pages: 9 to 12
- Journal: Studies in French Literature
Avant-propos
Ce volume se propose de montrer la présence du concept de risque dans la culture littéraire et visuelle tout au long du vingtième siècle jusqu’à aujourd’hui. Que signifie la notion de risque lorsqu’elle est abordée dans le domaine littéraire et artistique ? Pour répondre à la question, il est nécessaire de partir d’un constat : si le concept de risque demeure central dans un large spectre de disciplines qui vont des mathématiques à la physique en passant par l’économie et les sciences sociales – force est de constater la relative absence d’approches théoriques et critiques du risque qui relèveraient du champ des humanités. Et pourtant, comme les contributions ici réunies en témoignent, les œuvres qui thématisent le risque ne font pas défaut, ni celles qui, par leur propos même, se voient comme menacées d’éclatement. Les conséquences formelles du risque mettent ainsi immédiatement au premier plan le lien entre la notion de risque et tout acte créateur ainsi que sa fonction déterminante dans le jeu de l’écriture.
Aborder la notion de risque dans le champ littéraire permet tout d’abord de fournir à la recherche de nouveaux instruments conceptuels et méthodologiques pour identifier l’apport des humanités au débat contemporain sur cette notion. Anne Dufourmantelle définissait le risque comme kairos1, c’est-à-dire comme occasion à saisir et opportunité de changement. En ce sens, la littérature, notamment dans sa forme fictionnelle offre des expériences de substitution qui permettent au lecteur d’imaginer le pire et de s’y préparer. En ce sens, elle permet en effet d’envisager des expériences possibles et de dépasser le danger en s’y préparant, comme l’écrivait Wolfgang Sofsky dans Das Prinzip Sicherheit2. Par ailleurs, l’œuvre elle-même peut à cet égard constituer 10un risque – elle est « essentiellement risque », selon Maurice Blanchot3. Les études qui suivent abordent donc le risque tel que le mobilisent les pratiques littéraires et visuelles, afin de mieux cerner la contribution particulière des humanités à la compréhension de la notion, par rapport à l’usage qu’en font les sciences économiques et sociales – sans parler, bien évidemment des sciences dures. Dans ce dernier cadre, on parle généralement de risque dans les cas où l’établissement d’un projet doit tenir compte de la survenue éventuelle d’événements indésirables, qui pourrait menacer l’intégrité ou la sécurité d’individus, de sociétés ou plus généralement de systèmes ou d’organisations. En ce sens, le risque implique la possibilité de l’inattendu, l’existence d’une marge d’incertitude quant à l’avenir ainsi que la question de savoir comment gérer cette incertitude.
C’est donc en partant des définitions et des données théoriques et méthodologiques élaborées dans différents domaines disciplinaires que nous nous sommes demandé quelle était la place et la fonction de la notion de risque dans la contemporanéité. La notion délimite en effet un champ de recherche riche en nouvelles pistes de lecture de l’œuvre et de son processus de création. Jusqu’à quel point ces instruments théoriques et méthodologiques de recherche largement élaborés dans d’autres disciplines peuvent-ils contribuer à une appréciation du sens et de l’importance de la prise de risque dans les textes et les pratiques littéraires et visuelles ? Les articles ici réunis se proposent de répondre à ces questions et à bien d’autres, le concept de risque étant au cœur d’un large questionnement qui mobilise en même temps d’autres notions d’ordre éthique, telles que le courage, le dévouement, le sacrifice, par exemple, dont le caractère de responsabilité – à la différence du péril face auquel l’être humain est exposé malgré lui – les relie à la prise du risque, en tant que celle-ci relève de l’initiative humaine.
Dans le cadre de ce numéro des Cahiers de littérature française consacré à la notion de risque, Alessandra Ferraro et Valeria Sperti examinent l’œuvre autophotobiographique de Claude Cahun, Annie Ernaux et Chantal Akerman et s’interrogent sur la manière dont l’insertion des images dans les textes implique un risque qui est lié aussi bien à 11l’expérimentation artistique qu’à une exhibition de l’intime qui transgresse les règles de la morale. Peut-on ainsi envisager une lecture genrée de la notion de risque en littérature ? L’écriture féminine est au cœur de l’article de Nunzia Palmieri, qui étudie le concept de risque à partir de l’analyse de quelques récits italiens contemporains de la maternité : pour Natalia Ginzburg, Simona Vinci, Anna Maria Ortese et d’autres écrivaines, la notion de risque constitue une clé de voute fondamentale en mesure de leur offrir l’opportunité d’inaugurer un nouveau discours théorique, littéraire et existentiel sur le féminin. Des femmes encore, tenant des gamelles vides et réclamant à manger, confrontées au risque d’être supprimées, font l’objet de l’analyse de Franca Bruera qui relit Les Bouches inutiles de Simone de Beauvoir pour en mettre en évidence l’éthique des personnages qui s’engagent dans un défi sans pareil en cherchant, par leur action, à s’opposer à toute forme de tyrannie. L’article de Valeria Marino sur la langue « fautive » et fragmentaire de Katalin Molnar et la contribution de Giacomo Raccis, consacrée aux risques que l’obsession de l’histoire fait courir à l’écriture narrative de Valentina Maini, viennent achever cet ensemble de contributions portant sur l’écriture des femmes face à la notion du risque.
La prise de risque gratuite est le sujet de la contribution de Samuel Holmertz, qui analyse LesCaves du Vatican de Gide dans le but de montrer que l’acte gratuit est une forme de risque qui se présente comme un défi, par lequel le personnage affirme sa propre puissance tout en anéantissant en même temps la morale et la rationalité. De son côté, Francesca Quey étudie les pages manuscrites d’Henri Michaux, et analyse le texte primordial Misérable Miracle pour mettre en relief le risque en tant que notion consubstantielle à l’écriture de Michaux, dans ses changements constants et sa confrontation continue avec le danger de son illisibilité. Le danger se retrouve également dans l’étude proposée par Alessandro Grosso, qui attire l’attention sur les risques sociaux portés par la littérature, et tout particulièrement sur le cas des écrivains conscients des dangers auxquels ils s’exposent en publiant une œuvre autobiographique, comme en témoignent les anecdotes étudiées dans cette contribution à propos de Jean-Benoît Puech et d’Éric Chevillard.
Le risque environnemental est au cœur de l’article de Fiona McIntosh-Varjabédian, qui montre comment le roman Gun Island d’Amitav Ghosh a été conçu, dans sa forme et ses dispositifs, à partir de l’actualité des 12effets catastrophiques du réchauffement climatique et d’autres risques collectifs, tels que les migrations, les incendies, la pollution. L’article de Franca Franchi, qui porte sur les jardins dans la littérature et les arts, prolonge la réflexion autour du risque environnemental dans la perspective de l’approfondissement de la notion d’aménagement durable de l’espace. Les concepts de « jardin en mouvement », de « jardin planétaire » et de « tiers-paysage » de Gilles Clément témoignent à ce propos de la nécessité d’établir un nouveau rapport avec la nature pour échapper au risque d’un monde de plus en plus anthropocentrique et pour protéger la biodiversité.
Les contributions réunies dans ce volume proposent ainsi une approche théorique et critique inédite de la notion de risque dans le contexte des humanités. Elles appellent à prolonger, dans le sillage des perspectives et des questions esquissées au fil de cette préface, l’étude des cohérences, des processus et des effets de tension spécifiques à la mise en œuvre du risque : un laboratoire constamment ouvert pour contribuer au débat international dans les domaines scientifique et culturel.
Franca Bruera,
Anne Duprat,
Franca Franchi,
Fiona McIntosh-Varjabédian
1 « Le risque est un kairos, au sens grec de l’instant décisif ». Anne Dufourmantelle, Éloge du risque, Paris, Payot et Rivage, 2014, p. 13.
2 « Le plaisir du risque ne réside pas tant dans l’expérience du danger que dans celle de pouvoir le surmonter ». Cf. Wolfgang Sofsky, Das Prinzip Sicherheit, Frankfurt am Main, Fischer Verlag, 2005, p. 39. Nous traduisons.
3 « Si l’artiste court un risque, c’est que l’œuvre elle-même est essentiellement risque, et, en lui appartenant, c’est aussi au risque que l’artiste appartient ». Maurice Blanchot, L’Espace littéraire [1955], Paris, Gallimard, 2021, p. 317.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-16083-0
- EAN: 9782406160830
- ISSN: 2430-8293
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-16083-0.p.0009
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 01-24-2024
- Periodicity: Annual
- Language: French