Avant-propos
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Cahiers de littérature française
2021, n° 20. Biomythologies contemporaines d'auteur - Auteurs : Boyer-Weinmann (Martine), Bruera (Franca)
- Pages : 9 à 11
- Revue : Cahiers de littérature française
AVANT-PROPOS
Si, depuis une vingtaine d’années, les travaux critiques, tant en France qu’à l’étranger (Québec, espace anglo-saxon, Allemagne et Italie) ont mis en évidence une irrésistible expansion du biographique (récit de vie, biofiction, fiction critique) conjointe à une réflexion théorique sur la figure d’auteur et à son ethos (de la mythographie de José-Luis Diaz à la posture auctoriale de Jérôme Meizoz, en passant par la création biographique de soi d’un Jean-Benoît Puech…), ils ont accompagné surtout la percée de l’autofiction et, depuis une dizaine d’années, la vogue antinomique de l’exofiction, nourrie par un « besoin de réel » analysé par David Shields1. Mais qu’advient-il aujourd’hui du mythe d’auteur (l’exemplaire mythe Rimbaud, celui de l’Enfant-poète…) pris dans ce glissement narratif vers le statut de personnage historique, dans un entrelacs assez trouble entre non-fiction, roman historique et exofiction2, où l’on peut lire aussi, du côté du lectorat, à l’instar du polémiste Johan Faerber, « une soif de grands écrivains impossible à rassasier3 » ? Peut-on encore souscrire, avec Barthes en son temps, en la capacité de la Littérature de créer des « mythologies artificielles », des mythes de second degré susceptibles de « transformer un mythe en forme » par le travail de la langue, comme il l’écrivait dans son essai séminal « le mythe, aujourd’hui » en accompagnement de ses Mythologies ? Écoutons d’ailleurs, avec notre ouïe contemporaine de mythologues d’écrivains 10du xxie siècle, son avertissement et ses doutes sur notre « saisie instable du réel » : « Nous voguons sans cesse entre l’objet et sa démystification, impuissants à rendre sa totalité : car si nous pénétrons l’objet, nous le libérons, mais nous le détruisons ; et si nous lui laissons son poids, nous le respectons, mais nous le respectons encore mystifié4 ». Jusqu’à quel point et par quels moyens ces récits contemporains respectent-ils (trop) l’écrivain, le « démythologisent », le statufient, le remythologisent en créant des « contre-mythes » ? Car il faut bien prendre acte de la dimension planétaire du phénomène, qui, loin d’être neuf (que l’on songe aux chefs d’œuvre de Thomas Mann Charlotte à Weimar, de Hermann Broch La Mort de Virgile…) interroge par son omniprésence et peut-être par ses disparités qualitatives, et en tout cas témoigne de l’entrée dans la fabrique médiatique de l’auteur par le relais de l’édition. Certes, le phénomène ne touche pas uniquement la figure de l’écrivain personnage historique réel (on pense au best-seller allemand évoquant la rencontre entre Marx et Darwin d’Ilona Jerger5 Und Marx stand still in Darwins Garten), mais il se fixe avec prédilection sur les artistes et écrivains reconnus, comme on le verra dans les articles réunis pour ce numéro des Cahiers de littérature française.
Poète de génie à valeur de classique, mais aussi personnage fascinant du légendaire national italien, Leopardi (et son poème « L’infinito ») s’invite dans de nombreuses fictions narratives et théâtrales, comme le démontre Marco Dondero ; le philosophe des Lumières Lichtenberg et ses célèbres aphorismes deviennent source au second degré d’aphorismes pour l’écrivain contemporain Pierre Senges sous la plume de Maxime Decout ; Flaubert inventeur de mythes littéraires (Madame Bovary, Bouvard et Pécuchet) jouit en cette année de centenaire d’un regain de fictions que commente Laurent Demanze ; Apollinaire et Cendrars, ces grands modernes mythomanes, respectivement lus « en marchepied » pour de nouvelles fictions par Franca Bruera et en compagnon d’itinérance par les « mains amies » de néo-romanciers par Bastien Mouchet, font rayonner leurs hétéronymes dans d’innombrables récits contemporains… Quant à Barthes, son succès en régime romanesque force 11l’admiration jusqu’au paradoxe, comme le montre l’article de Martine Boyer-Weinmann. À l’autre bout du spectre formel et du clavier tonal, Franca Franchi s’empare de la figure médiatique de l’écrivaine Yasmina Reza pour livrer une expression féminine à ses biomythologies d’auteur.
Pour donner voix à une figure d’écrivain et de critique expert, nous avons jugé éclairant d’ouvrir notre sélection d’articles d’entrée de jeu en confiant la parole à l’auteur Jean-Benoît Puech, longuement interrogé par Alessandro Grosso : plus vivant qu’une synthèse archéologique et notionnelle, l’entretien entre l’écrivain, lui-même universitaire, et son exégète, redéploye l’histoire des formes et de la notion de « création biographique » jusqu’à ses derniers avatars mythobiographiques, dans l’exposition et le plaisir incarné d’une œuvre singulière où joie de l’esprit et complexité des matériaux s’entrelacent à profusion. Nous ne pouvions mieux espérer une transition plus stimulante de la présente introduction au vif de l’œuvre même dans toute sa richesse, d’un univers d’auteur vers la pluralité d’œuvres ouvertes des uns revisitées par d’autres mains amies, créatrices de nouvelles mythologies.
Martine Boyer-Weinmann
et Franca Bruera
1 David Shields, Besoin de réel ; un manifeste littéraire, Paris, au Diable Vauvert, 2016.
2 Pour une archéologie du genre de l’exofiction, on renvoie à l’excellent article de Cornelia Ruhe « l’exofiction entre non-fiction, contrainte et exemplarité » dans Alexandre Gefen (dir.), Territoires de la non-fiction : cartographie d’un genre émergent, Boston, Brill-Rodopi, « Chiasma », 2020 et à l’article très éclairant de Laurent Demanze : « Dernières nouvelles de l’exofictif : autour des Journaux intimes de Philippe Vasset, Littérature no 203, septembre 2021, p. 26-37.
3 Johan Faerber, Le grand écrivain, cette névrose nationale, Pauvert, 2021 dont le préambule s’intitule : « notre soif de Grands écrivains est impossible à rassasier », en décalque du besoin de consolation de Stig Dagerman.
4 Roland Barthes, dans Mythologies, voir l’essai, « Le mythe, aujourd’hui » [1956], éditions du Seuil, coll. Points, p. 247.
5 Ilona Jerger, Und Marx stand still in Darwins Garten, Roman, Berlin, Ullstein Verlag, 2017.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12843-4
- EAN : 9782406128434
- ISSN : 2430-8293
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12843-4.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 19/01/2022
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français