Comptes rendus de lecture
- Publication type: Journal article
- Journal: Cahiers de lexicologie
2017 – 2, n° 111. La sémantique en France : un état des lieux (II) - Authors: Gaudin (François), Patin (Stéphane), Humbley (John), Greenstein (Rosalind)
- Pages: 285 to 308
- Journal: Journal of Lexicology
La langue sous le feu. Mots, textes, discours de la Grande Guerre, Odile Roynette, Gilles Siouffi et Agnès Steuckardt (dir.), Presses Universitaires de Rennes, 2017, 267 pages – ISBN : 978-2-7535-5312-5.
Après La langue sous le joug, d’Alain Rey, voici La langue sous le feu, ouvrage collectif, issu d’un important colloque et dirigé de mains de maîtres par Odile Roynette, Gilles Siouffi et Agnès Steuckardt, qui nous proposent une exploration, sous divers éclairages disciplinaires, du phénomène langagier que fut la Grande Guerre, avec ses mots, ses textes et ses discours. Le lecteur sensible ne sera pas confronté directement à l’horreur du conflit. Elle ne forme qu’un écho, le fracas des combats ne résonnant qu’en arrière-plan des analyses qui nous jettent au cœur des paroles de combattants.
Les locuteurs étudiés ici, jeunes pour la plupart, ont succombé en grande partie à ce conflit absurde décidé par leurs pères. Venus de toutes les régions de l’empire français, ils ont été confrontés, solidaires un temps, à un enfer qui dura trop et leur fut l’occasion de partager leurs souffrances, de mêler leurs paroles, leurs accents et leurs cultures. Et un des apports de ce volume est de s’intéresser, non à la littérature, mais aux échanges, écrits ou oraux, qu’ils partagèrent. L’idée centrale étant que ce conflit fut une expérience de langage inédite et marqua une étape décisive dans la formation de la collectivité linguistique française, prise dans ses échanges intra et interlinguistiques. Notamment par la prise en compte des troupes coloniales, si longtemps méconnues. Car cette guerre est aussi une guerre coloniale sur terre européenne.
Ici ce n’est pas la politique linguistique qui tient le haut du pavé mais la pratique effective dans sa dimension glottopolitique, englobant pratiques et représentations. La réflexion sur les identités individuelles étant reliée à celle sur les identités nationales, abondante mais peu étudiée dans des situations de guerre. Pour rendre sensibles les représentations qu’il convient d’étudier, puisqu’elles accompagnent toute prise de parole, la question des sources se pose : courriers, témoignages, dictionnaires, récits, lexiques, archives. Toute documentation prise en compte peut devenir source historique, à traiter comme telle avec les réserves qui s’imposent. Mais comment appréhender et comprendre la genèse, la 286circulation, la diffusion des formes nouvelles ? Ici les méthodologies se croisent et se fertilisent, incluant les analyses quantitatives que permet la puissance de l’informatique.
Jean-Jacques Briu ouvre le recueil en étudiant les nationalismes allemand et français dans leurs manifestations linguistiques. La démonstration est éclairante. Les défenses des deux langues rivalisent de puissance, mais se développent sous des modalités différentes, révélatrices des spécificités des deux cultures. À deux années de distance, l’Alliance française, en 1883, et l’Association générale de la langue allemande, en 1885, sont fondées pour, d’un côté du Rhin, étendre l’influence de la langue de Molière et, de l’autre, épurer la langue allemande des contaminations étrangères. Outre-Rhin, l’Association se voudra « association de combat » ; dénonçant en 1918 les 100 000 mots étrangers étant entrés dans la langue allemande « comme une nuée de sauterelles ». Cette tendance pérenne sera caricaturée sous le troisième Reich…
Le paysage européen est complété par le tableau que Juan García-Bascuñana consacre aux rapports entre les Espagnols et la langue française. Pourtant l’Espagne, malgré sa francophilie en plein essor, fut « légalement » un pays neutre. Très tôt, les Allemands développèrent une propagande efficace appuyée par un réseau d’associations catholiques, mobilisées contre la France athée – la séparation de l’Église et de l’État est encore récente… Au début du conflit, cette ancienne lutte d’influence linguistique est gagnée par l’allemand. Des personnalités, au premier rang desquelles Henri Bergson, se rendirent en Espagne pour promouvoir la cause de la France, s’appuyant notamment sur la proximité des langues romanes. L’étude des manuels destinés à l’étude du français montre que peu à peu la présence du conflit s’immisce dans leurs pages, parfois en évoquant prudemment le conflit précédent, de 1870, encore dans tous les esprits et déterminant dans le déclenchement du conflit. Et les manuels qui parurent après la cessation des hostilités n’écartèrent pas les témoignages littéraires de Dorgelès ou Barbusse. La guerre passe aussi par les langues et leur enseignement.
La diversité des langues se retrouve dans la contribution que Yann Lagadec consacre à la langue bretonne. Langue de l’oral pour les conscrits transplantés dans une terre inconnue, son attestation est rare mais l’autorité de l’un des témoins, l’historien Marc Bloch, permet de prendre en compte la description de Bretons déracinés et échangeant peu entre eux, étant locuteurs de variétés différentes du breton et peu acculturés en français ou alors dans une variété très livresque. D’autres témoins 287racontent la diffusion de termes bretons, dans l’oral familier de soldats de toutes provinces. Les Bretons qui prennent la plume utilisent leur vernaculaire mais éprouvent parfois des difficultés à l’écrire, la maîtrisant moins bien que la langue de l’école. L’écrit est plutôt le fait de militants. On en retrouve trace dans les journaux de tranchées, le commandement favorisant tout ce qui peut remonter le moral des soldats. Ce faisant, le statut du breton passe de celui d’héritage à celui d’identité, ce qui laissera des traces après guerre. Les publications bretonnantes continuent à paraître et certains monuments aux morts qui fleurissent – témoignages de la nation – sont souvent porteurs d’inscriptions en breton… Ici se trouve gravée dans la pierre l’osmose entre la petite patrie, le pays natal, et la grande, à laquelle on a sacrifié ses enfants.
Mais une page est tournée. Le brassage des hommes, des langues et des idées a ouvert une génération aux changements. Le rouge sang versé sous les obus annonce la conquête des Bretonnes par le rouge à lèvres. Dans ce mouvement, la langue bretonne, devenue vecteur d’identité, est fragilisée par une évolution qui tend à l’exclure.
Céline Van Den Avenne explore, elle, les contacts avec des langues parlées hors des frontières nationales. Partant des attestations relevées par Albert Dauzat dans son Argot des tranchées, paru dès 1918, elle relève surtout des emprunts au bambara et au français d’Afrique. Derrière ce « français-tirailleur », il est difficile d’établir quelles langues parlaient les hommes de troupe venus des colonies ouest-africaines. Les témoignages recueillis, tardivement, auprès d’anciens soldats, l’ont été en wolof, sérère, pulaar et montrent qu’ils avaient été initiés très succinctement à des rudiments de français. Moins de 2 % devaient connaître le français. Comme souvent dans ces situations coloniales, les archives posent problème : existent-elles ? Où sont-elles ? Depuis le milieu du xixe siècle, avec le général et linguiste Faidherbe, tout un ensemble de données et de documents ont été produits dont beaucoup ont disparu. On peut estimer que la majorité – les 2/3 ? – de ces enrôlés parlaient bambara, une infime minorité d’entre eux étant issus de familles de chefs et ayant joué le rôle d’intermédiaires auprès des officiers. Près de 170 000 hommes furent ainsi recrutés, dont près de la moitié étaient originaires de la colonie Haut-Sénégal et Niger, la majorité étant d’origine servile. L’armée, sans la planifier aucunement, mena une politique linguistique de fait, prise entre préjugés raciaux, impératifs du combat et idéologie républicaine. Poursuivant un choix déjà effectué en son temps par Faidherbe, certains militaires conseillèrent aux soldats français concernés 288de s’initier au bambara qui servait de véhiculaire aux Africains. Un Petit Manuel français-bambara à l’usage des Troupes noires est publié en 1917 par le Père Ferrage. Détail révélateur, d’abord édité par l’Imprimerie des Missionnaires d’Afrique, il l’est ensuite par l’Imprimerie-Militaire universelle L. Fournier. Dans leur déploiement international, sabre et goupillon suscitent des besoins linguistiques convergents. Malgré ce type d’initiatives, la diversité des langues en présence contribua à faire renoncer les cadres à la création d’un corps d’interprètes au bénéfice de l’imposition du français, le « français-tirailleur » qui a suscité la publication par exemple de l’ouvrage Le français tel que le parlent nos tirailleurs sénégalais, étiquette prototypique – les nationalités étant multiples – pour un pidgin que les locuteurs ressentent comme une « prison verbale ».
Cette prison est aussi celle de l’éloignement. Pour maintenir le lien, l’armée organisera, pour que des nouvelles parviennent aux familles, des envois de lettres en procurant aux soldats des formules de base en bambara, wolof ou mossi. Les lettres connues écrites en français par des tirailleurs montrent une maîtrise faible et une influence du français-tirailleur. Finalement, le contact des langues fut pleinement colonial. Le français ne retient à peu près rien des paroles spécifiques de ces soldats d’Afrique noire tandis que, pour eux, ce bain linguistique fut violent et, parfois, décisif par les aspirations qu’il fit naître.
Comment se parlaient les populations des deux peuples affrontés ? Voilà l’intéressante question que se pose Philippe Salson. Les témoignages de ces échanges ne sont pas rares dans ces dix départements envahis puis occupés, mais le vecteur langagier des échanges avec l’armée ennemie a été peu étudié. Les municipalités tenaient un rôle important dans les communications avec l’armée d’occupation mais peu d’élus parlaient allemand et les kommandanturs ne trouvaient que rarement les interprètes qu’elles auraient souhaité recruter pour les tâches quotidiennes. Pour leur part, les officiers allemands, issus en partie de l’aristocratie, avaient souvent appris le français et les commandants présidaient régulièrement les réunions importantes. Le conflit durant, les Allemands firent parfois appel à des civils germanistes et, surtout dans les villes, les élus s’attachèrent le service d’interprètes. La position de ces derniers leur permettait de jouer un rôle de médiateur entre la population et les troupes mais aussi d’accéder à la presse allemande et à des informations de première main. C’est aussi par leur truchement linguistique que certains effectuaient des dénonciations dont ils étaient fatalement témoins.
289Mais le cœur du problème réside dans le mode de communication ayant être élaboré entre des civils français non germanophones et des soldats allemands ignorant le français. Le mime ne fonctionne qu’un temps… Se crée alors une sorte de sabir, le désir de communiquer aidant à surmonter les obstacles de départ. Ce mélange franco-allemand est attesté dans 62 % des rapports établis par les instituteurs de l’Aisne. Le vocabulaire de l’alimentation y occupe une place centrale. Parfois l’anglais, le russe ou le patois se mêlent à ce continuum.
Des deux côtés, on note parfois un véritable effort d’apprentissage et on se fie au dictionnaire bilingue. Cette initiation est aussi un passe-temps utile, l’effort consenti étant récompensé par un meilleur accueil de la part de l’autre. Mais cette pénétration de la langue étrangère ne laissera pas de trace durable. Dès 1920, l’allemand a – officiellement – disparu des conversations, selon les rapports d’instituteurs, le rejet de l’ennemi étant plus fort que le souvenir de relations humaines entretenues pendant un temps, celui de l’occupation, pendant lequel la confrontation des peuples se sera accompagnée de la création, par des individus en interaction verbale, d’un véhiculaire créé pour partager.
La deuxième partie s’intéresse aux langues et aux pratiques de l’écrit en temps de guerre. Les correspondances des peu-lettrés sont étudiées dans le texte d’Agnès Steuckardt, Jean-Michel Géa et Stéphanie Fonvielle, qui exploitent dans leur propos le « Corpus 14 » constitué par des échanges entre des soldats occitanophones et leurs familles. Il s’avère peu marqué par la langue d’origine des scripteurs : l’école jacobine a déjà fait son œuvre et l’occitan ne laisse que des traces résiduelles, phonétiques notamment. La diglossie est intégrée mais le code refoulé transparaît par des effets de dénasalisation et de dissimilation. Quant à la morphosyntaxe, elle montre des traits régionaux en faible proportion, le lexique n’étant guère plus accueillant au vernaculaire.
Arrachés à leur terre, les poilus vont chercher à maintenir le contact avec leurs proches et l’éloignement les condamne à passer par l’écrit, qui leur est rarement familier. Ils se révèlent fortement enracinés et l’étude des anthroponymes et des toponymes le montre aisément. Patronymes, surnoms, diminutifs conservent leur prise directe sur l’oral, ils échappent au figement sémiotique de l’écrit puisqu’il s’agit de noms propres – ou assimilés – et qu’ils sont partie intégrante des individus comme locuteurs. Même les noms de concepts liés à des pratiques locales ne peuvent être exprimés dans la langue, peu active, de l’école. Étrangers à un esprit de revendication linguistique, ces locuteurs montrent l’actualisation d’un 290code national, utilisé dans un contexte prégnant, individué mais non hybride, dans lequel se dit en confiance une identité partagée, même de loin. Le français demeurant, et pour longtemps, hors de critique puisqu’il permet l’émancipation et l’ascension sociale.
Sonia Branca-Rosoff s’attache à une question analogue en traitant des ruraux peu-lettrés, en utilisant un corpus de plus de 900 lettres de soldats. Elle insiste sur le fait que, après quelques travaux pionniers publiés à la suite du conflit, ce type d’écrits a été peu étudié. Mais n’est-ce pas un trait partagé par maintes disciplines, de ne puiser aux marges de la légitimité que lorsqu’elles craignent l’essoufflement ? Et dans le cas qui nous occupe l’incitation mémorielle collective est forte. Il reste que le phénomène historique est aussi ponctuel que massif. Toute une génération mobilisa l’écrit au quotidien, quatre millions de lettres circulant chaque jour… Et ici, se font jour d’autres représentations que celles véhiculées par les discours dominants.
L’exploitation de ces sources pose un problème archivistique singulier, le chercheur ne bute pas sur la calligraphie mais sur l’orthographe. L’oral sert de repère pour sortir du quasi-rébus et rétablir l’orthographe canonique. Ensuite, il faut imaginer le poids de la censure et de l’autocensure pour comprendre la banalité de cette correspondance où les horreurs de la guerre sont quasiment tues. L’homme du front, surveillé, cherche à rassurer, et au-delà du destinataire car ces écrits sont destinés à tout un cercle. Ces limites tracées, le scripteur est souvent malhabile, les ratures en témoignent ; la répétition de protases également. D’où l’aide apportée par le « prêt à écrire », cet ensemble de formules stéréotypées proposées dans des manuels. Les soldats démunis parviennent ainsi à construire des petits textes conventionnels, souvent très répétitifs. Maintenir le lien est souvent le seul objectif de leurs missives, pauvres en informations. Pour eux, cernés par les carnages, le territoire quitté fait figure de repère identitaire. Derrière les conventions de leurs écrits, la fatalité est bien plus répandue que l’engagement ou le patriotisme. Malgré eux, ces fantassins du massacre relaient la propagande sur le thème de « la der des ders » ; mais combien de temps y croient-ils, alors que leur front recule ? Ils sont vite confrontés à une durée qui s’étire et à l’absurdité du conflit. On n’oppose plus deux peuples mais la guerre et la paix. Un discours critique se fait jour ; l’horreur vainc les résistances – mais pas toutes. La critique des gradés et des possédants émerge et le pacifisme ose se dévoiler. En deux ans, le tournant est effectué.
291L’idiolecte de Gaston B. sert de point de départ aux analyses de Carita Klippi, qui envisage « l’historicité d’une langue maternelle ». Son corpus rassemble plus de cent courriers adressés à la famille et aux proches par ce peu-lettré dont l’instruction fut brève. Il permet de développer une micro-analyse qui permet de déconstruire la notion homogène de « génération du feu » diffusée par une nation victorieuse cherchant à mythifier les cohortes d’enfants qu’elle avait sacrifiés par son incompétence et ses courtes vues. Cet ego-document autorise une approche précise de la littératie d’un individu dont la production est déterminée par ses appartenances professionnelles, régionales et nationales, tout en étant modelée par des normativités différentes. Gaston B., locuteur natif du dialecte du Nord, emprunte cette langue du dimanche qui caractérise nombre de peu-lettrés dont les intuitions sont aux prises avec une maîtrise partielle et mal assurée. Mais loin de se couler dans un moule, il réagit aussi aux interactions dans lesquelles il est engagé et module sa production qui n’offre pas un visage unique. Malgré sa scolarité brève, Gaston use plus qu’on ne s’y attendrait d’hypotaxes par rapport aux parataxes. Même si ses moyens de subordination et de coordination sont sans sophistication, il a intégré les mécanismes de la phrase complexe. Une étude de ce type permet de comprendre combien les langages des soldats sont bien plus divers que la « langue des poilus » que l’on voudrait leur assigner.
La troisième partie concerne les mouvements lexicaux et débute par l’étude de Jean-François Sablayrolles sur les néologismes. Se fondant sur les attestations du Petit Robert électronique, il constate que 41 à 66 unités sont mentionnées pour les années 1914 à 1918, la moyenne se situant à 57. Le total utile final de 264 recoupe peu les unités collectées dans d’autres sources : 10 sont communs avec le recueil d’Odile Roynette Les mots des tranchées. Finalement, seules 45 unités – en majorité de noms d’actions et d’humains, verdunisation, bidasse – sont liées à l’univers de la guerre. Les conflits stimulant les techniques, un certain nombre de termes apparaissent : hydroglisseur, camionnette, assez inattendus à cette période de l’histoire. Le corps et l’esprit sont convoqués, l’un sollicitant la médecine – pyrétothérapie, l’autre nécessitant des noms d’attitude intellectuelle – défaitisme. Au plan formel, dérivations (torpillage) et abrègements (alloc), anglicismes (jazz) germanismes (fridolin) mais aussi russismes et arabismes s’installent pour longtemps dans les usages. Mais ce que retient au premier chef l’analyste, c’est l’importance des mots « non conventionnels ». Comme si dans le creuset des souffrances 292du front, les mots échangés et diffusés s’écartaient de la norme scolaire et faisaient irruption, morceaux de réel verbal, familiers, populaires ou argotiques, bousculant les obstacles de la bienséance langagière – non marquée, forcément non marquée. Nous n’oublierons pas que, loin des charniers, la vie continuait et que c’est à cette période que l’on doit de pouvoir parler aujourd’hui de sexualisation de la phonologie plurivoque ou de bolchevisme intersexué… Nombre d’autres mots circulèrent, devenus obsolètes, ce qui explique qu’en fin de compte la récolte soit si mince…
Le Larousse universel, paru seulement quatre ans après la fin du conflit, est analysé par Patricia Kottelat. Imprégné par ses auteurs d’une « culture de guerre », le texte contient de nombreuses traces des événements récents, dans les proprionymes et les articles encyclopédiques mais également dans les nombreux néologismes qui leur sont liés, qu’il s’agisse d’emprunts (barda, bled), de créations (grosse Bertha, ypérite), d’extensions sémantiques (boyau, saucisse, téton) ou de néologismes évaluatifs (bochiser, poilu). L’auteur note la faible régularité des marquages sociolinguistiques mais la question est récurrente pour ces notations aussi nécessaires qu’insuffisantes – mais comment faire mieux ? Les progrès des techniques sont aussi très présents et les termes qui leur sont associés ne sont pas préservés d’une axiologie nationaliste : les auteurs affirment par exemple que le Zeppelin flatte le goût des Allemands pour le « kolossal »… Plus largement, le discours relève nettement du nationalisme le plus étroit, ce qui n’étonne guère quand on connaît le milieu idéologique de la maison Larousse durant la première moitié du siècle. Ce Larousse universel relève bien de la lexicographie militante, tant la subjectivité des lexicographes s’exprime dans de nombreuses rubriques microstructurelles. Globalement, c’est tout le récit qui replace, autant que possible, la nation dans une position héroïque. Ce discours mythifiant aura conditionné les générations d’enfants de l’entre-deux guerres qui seront aussi les adultes du conflit suivant.
La néologie est mise à l’épreuve des textes par Christophe Gérard et Charlotte Lacoste sur la base d’un vaste corpus de 24 ouvages de combattants parus entre 1915 et 1925 et un corpus de 600 mots, incluant les termes très banalisés ou beaucoup moins (blessure-filon). Narrant une épreuve personnelle majeure, les témoins usent de hapax et de raretés, environ 200 unités, produites surtout par dérivation (catacombiste, souffroir), les composés désignant le plus souvent des humains (hommes-étoiles, artilleur-fantôme). Ces créations peu reprises le sont surtout par leurs auteurs, la créativité différant selon les genres auxquels ils s’adonnent. 293La lettre de guerre se distingue par son caractère « néolophobe », ce qui témoigne qu’elle est ressentie comme un type textuel conventionnel. Le roman, comme attendu, est lui néologène, espace d’une liberté dont témoigne la spécialisation de poule dans ce genre de textes. De façon moins prévisible, les emprunts néologiques diffusés sont à la fois peu présents et peu employés par les auteurs et toute une série de termes « grande guerre » sont absents : ersatz, système D, char, gaz moutarde, etc. La présence des termes répertoriés par Dauzat est ainsi anecdotique. Cette étude démontre nettement que la « langue des poilus » n’est qu’un mythe.
Parmi les poilus d’envergure au style inimitable figure Apollinaire auquel Clémence Jacquot consacre sa contribution. L’inventivité du poète n’attendit pas la guerre pour se déployer mais elle se radicalise à son contact. Ce changement apparaît surtout dans la syntaxe. Alors que cette dernière est simplifiée, l’usage – l’abus ? – de pronoms relatifs se repère dans des énumérations des répétitions du type « Il y a qui ». Cette forme poétique tendue vers la monstration aura des héritiers nombreux et contribuera à modifier le langage poétique. Cela est moins vrai des calligrammes qui demeurent très liés au poète pour qui la guerre est donc le temps d’un dépassement des formes. Sans le conflit, Apollinaire eût-il moins évolué ?
Jacques Vaché dont Thomas Guillemin étudie la correspondance ne survivra pas longtemps à Guillaume Apollinaire. Rapidement blessé, il est surtout interprète durant la guerre, qu’il décrit peu. Les lettres de ce dandy précurseur qui tient le tragique à distance par l’humour lui sont l’occasion de dessiner les contours d’une œuvre qu’il n’écrira pas. Entre parlé et écrit, il cite Ubu et correspond avec Breton, lequel s’en souviendra et le signalera parmi les précurseurs du surréalisme.
Le sport, c’est la guerre poursuivie par d’autres moyens, nous confirme Julien Sorez pour finir. C’est ce qui ressort des métaphores de L’Auto, ancêtre de L’Équipe. Son patron Desgrange parle de « grand match », postulant que ce conflit sera bref. Les rédacteurs n’hésitent pas à jouer de la polysémie pour édulcorer : « la balle ça les connaît » ! En septembre 1914, la France se situe dans « les 22 mètres allemands ». En 1916, la métaphore des jeux olympiques sert à intégrer la longueur des hostilités. Puis l’attitude des Français au front est magnifiée par l’image du gardien de but. Le sport sert ici la sauce patriotique sans vergogne, tout est bon. Et se dévoile une conception, propagée par une élite parisienne, qui tient le sport pour une véritable « propédeutique à la guerre ». La 294propagande ainsi déployée viserait au fond le consentement recherché et l’acceptation des conséquences de l’affrontement.
L’ensemble de ces contributions confirme à quel point la prise en compte des formes et des représentations langagières bénéficie de l’enrichissement qu’apporte le croisement des perspectives, les analyses quantitatives et qualitatives se complétant ici fort utilement. Explorant les productions individuelles comme les mouvements collectifs, les auteurs nous permettent de mieux comprendre une période dont notre perception est faussée par une idéologie héritée à notre insu et déposée dans les formes elles-mêmes. Sur ce sujet si humain et si social, les sciences « molles » apportent une contribution précieuse pour explorer la mémoire d’une communauté de langue et restituer le souvenir de ces voix qui se sont tues.
François Gaudin
Université de Rouen
et LDI, UMR CNRS 7187, Universités Paris 13
et de Cergy-Pontoise
francois.gaudin@univ-rouen.fr
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César Oudin, Tesoro de las dos lenguas española y francesa. Tresor des deux langues françoise et espagnolle, Étude introductive et édition de Marc Zuili, Préface de Dominique Reyre, Paris, Honoré Champion, 2016, 2 vol., 1296 pages – ISBN : 978-2-7453-2887-8.
Marc Zuili, auteur de nombreux travaux sur le Siècle d’Or espagnol (16e et 17e siècles), en particulier sous forme d’études comparatistes franco-espagnoles, a réalisé un travail très documenté, détaillé et parfaitement structuré en rééditant le dictionnaire bidirectionnel « français-espagnol », considéré comme un modèle en son genre pour l’époque, publié pour la première fois en 1607, et conçu par César Oudin (vers 1560-1625). Cette nouvelle édition, parue cinquante ans après celle de 295Bernard Pottier (Paris, Ediciones hispanoamericanas, 1968) – aujourd’hui totalement épuisée et qui ne comportait que le fac-similé de la partie « espagnol-français » de ce dictionnaire –, se compose de deux volumes. Le premier volume, après une préface de Dominique Reyre (p. 7-8) signalant la « nécessité qu’eurent les hommes de passer d’un monde à l’autre et de communiquer avec l’étranger » (p. 8), débute par une étude introductive très documentée, claire et inédite, réalisée par le professeur Marc Zuili. Elle compte 254 pages, porte sur César Oudin, sa biographie, ses œuvres, et plus particulièrement sur son dictionnaire. Ce premier volume contient ensuite la reproduction en fac-similé de la partie « espagnol-français » de l’édition du Tesoro… que Jean Mommarte avait réalisée en 1660 à Bruxelles (vol. I, p. 257-812). Le second volume de cette publication propose le fac-similé de la partie « français/espagnol » de cette même édition bruxelloise du dictionnaire de César Oudin (vol. II, p. 9-475). Dans le premier volume de cette nouvelle édition du Tesoro… de César Oudin, l’« Étude introductive » de Marc Zuili fournit au lecteur les références bibliographiques et contextuelles nécessaires pour comprendre la situation du dictionnaire dans un contexte lexicographique déterminé. Elle s’ouvre sur un avant-propos (p. 11-18) dans lequel M. Zuili met en avant l’intérêt des dictionnaires anciens, comme celui de César Oudin, pour la compréhension des textes espagnols des 16e et 17e siècles. Elle se poursuit avec un premier chapitre intitulé « César Oudin : un homme et son temps » (p. 19-44). Par un travail minutieux de contextualisation fort utile, l’auteur y fournit des éléments biographiques qui révèlent les différentes compétences de César Oudin : grammairien, lexicographe, parémiologue, enseignant, traducteur, secrétaire et interprète des rois Henri IV et Louis XIII, il apparaît comme une véritable polygraphe. M. Zuili rappelle aussi combien, à l’époque, les rapports étaient conflictuels entre la France et l’Espagne, ce qui n’empêchait pas l’engouement des Français pour l’Espagne et sa langue. Il précise quelles étaient en France les conditions de l’apprentissage de la langue de Cervantès (outils pédagogiques, maîtres de langue, etc.). Le chapitre suivant, « César Oudin et ses publications (I) : ouvrages autres que le Tesoro… » (p. 45-112) présente une rétrospective des autres travaux de cet hispaniste en fournissant une bibliographie très détaillée et complète de ses ouvrages destinés à l’enseignement de la langue parmi lesquels on compte sa célèbre Grammaire espagnolle (éd. princeps : 1597), des œuvres de fiction en version bilingue, l’édition en langue espagnole d’œuvres de Cervantès (El Curioso impertinente en 1608 ; 296La Galatea en 1611), des œuvres traduites du français en espagnol ou des œuvres traduites de l’espagnol en français dont la première partie du Quichotte (1614), la première réalisée en France, et même enfin une Grammaire italienne (éd. princeps : 1610) au succès éditorial incontestable. Dans le troisième et dernier chapitre de son Étude introductive (« César Oudin et ses publications (II) : le cas du Tesoro de las dos lenguas española y francesa », p. 113-162), M. Zuili retrace l’histoire complète et critique du dictionnaire, selon une approche essentiellement bibliographique, en localisant et en décrivant les éditions bilingues successives dont il a fait l’objet, en proposant un tableau de filiation ou stemma (p. 142) des huit éditions anciennes du Tesoro… qui couvrent tout le 17e siècle, depuis sa première version publiée en 1607 jusqu’à celle de Lyon en 1675, en passant par des versions trilingues (p. 143-149). Les sources (Nebrija, de las Casas, Covarrubias, etc.) et les influences postérieures (notamment, le célèbre cas de plagiat mutuel du Tesoro de las lenguas francesa, italiana y española de Girolamo Vittori) ainsi que la tradition éditoriale postérieure pour des versions amplifiées y sont présentées. L’ensemble, toujours dans un souci de clarté, est résumé dans un tableau synoptique fort utile (p. 162). La conclusion de l’Étude introductive met en lumière l’intérêt pragmatique de cette nouvelle édition : « Les éditions d’époque, de par leur rareté, ne sont consultables que dans quelques bibliothèques qui en disposent, et la version en fac-similé proposée en 1968 par Bernard Pottier n’est plus disponible depuis longtemps. Quant aux versions numérisées, accessibles sur Internet, […] leur qualité est souvent médiocre […] » (p. 169). Elle expose également les raisons qui ont motivé le choix de l’édition de Bruxelles pour sa reproduction en fac-similé (qualité typographique, édition soignée, remplacement innovant du « u » par la consonne « v », genre du substantif précisé, etc.). Les dernières lignes de cette présentation sont consacrées à (1) un « Appendice documentaire » (p. 167-222) qui constitue un travail complet de retranscription de toutes les pièces liminaires figurant dans les différentes éditions du Tesoro…, (2) un index onomastique exhaustif (p. 223-229) permettant une consultation aisée de l’ensemble de l’Étude introductive, (3) un index des ouvrages cités (p. 231-235), (4) une liste des abréviations des bibliothèques citées (p. 237-240) et (5) une bibliographie très complète (p. 197-222). Cette Étude introductive est alors immédiatement suivie de la reproduction soignée en fac-similé de la partie « espagnol-français » du Tesoro… (p. 257-812) et ce premier volume se clôt sur une table des matières très détaillée. Le second volume de cette publication contient 297le fac-similé de la partie « français-espagnol » du Tesoro…, partie qui n’avait jamais été rééditée depuis le 17e siècle. L’ensemble s’achève par une table des matières générale qui reprend le contenu des deux volumes de cette édition.
Considérons également le traitement lexicographique particulièrement abouti du dictionnaire. En effet, C. Oudin propose tout un système d’équivalences au-delà de la traduction binaire, ce que feront par la suite les dictionnaires monolingues et bilingues : (1) entrées simples avec équivalents poly-lexicaux (Laureola, f. Une couronne de lauriers ou, Colle, m. Cola para colar), (2) entrées poly-lexicales avec équivalents mono-lexicaux (Lienço de narizes, m. Un mouchoir ou un Certain, m. fulano), (3) entrées poly-lexicales avec équivalents poly-lexicaux (Noches trasnochadas, f. Nuits sans dormir ou Moneda ufual, f. Monnoye courante) et (4) entrées mono-lexicales ou poly-lexicales avec équivalents synonymiques (Nalgas, f. Les fesses, le derrière ou Perdiguero perro, m. Un chien à chasser la perdrix, un chien couchant, un chien à perdrix) ou polysémiques (Ansiar, angoisser, ennuyer, fasche, grandement affliger ou Complet, m. Cabal, completo, entero). D’ailleurs, nous avons affaire à un ouvrage fortement guidé par une volonté didactique et pédagogique à bien des égards. Le recours à la synonymie peut être aussi observé dès l’entrée (Percha ou pertiga, f. Une perche). César Oudin, comme dans les grands monolingues ou bilingues du passé, s’appuie fréquemment sur la morphologie pour donner les définitions (Encordar, mettre des cordes à un instrument de musique). Il se sert aussi de la paraphrase, stratégie employée par ses prédécesseurs (Joyería, f. Lieu où l’on vend des affiquets de femme), qui relève parfois de la narration (Ladrillejo, m. Un certain trait ou niche que les jeunes garçons font avec une brique qu’ils pendent de nuit aux portes et de loin la font remuer avec une ficelle, donnant des coups, et faisant du bruit contre la porte, qui fait esveiller ceux de la maison, lesquels regardant par les fenestres ne voyent personne, et par ainsi les inquietent une grande partie de la nuit). Nous pouvons remarquer la présence fréquente de l’article indéfini ou défini, indiquant ainsi le genre (Lebrillo, m. Une terrine ou Mar, m. La mer ou Un Clocher, m. campanil, campanario) ou encore celle du déterminant partitif (Leche de manteca, f. Du babeurre ou Pergamino, m. Du parchemin). L’origine étymologique est parfois précisée (Lexicon, m. Mot grec qui signifie dictionnaire ou vocabulaire ou Marchales, m. Mot arabe qui vaut autant que campagnes ou prairies, aquatiques ou arrosées de force ruisseaux). Autres précisions pour orienter le lecteur : le recours occasionnel de l’hyperonyme dans la langue cible ou la langue source (Melon, m. Melon, fruict ou Nogal, arbol conocido, m. Noyer). 298Les entrées sont parfois non lemmatisées, permettant une consultation plus rapide (Mordiendo, en mordant ou Muchacha, f. Fillette, petite fille). Des commentaires linguistiques sont occasionnellement apportés, relatifs à la grammaire (Muy, beaucoup, tres, fort : cette particule ne se trouve jamais seule mais bien en composition avec un Adjectif, ou l’Adverbe mucho ou autres, comme muy grande, fort grand ou tres grand, muy bueno, fort bon ou tres bon), ce qui justifie d’ailleurs les entrées suivantes : « muy mucho, beaucoup », « muy bien, fort bien, tres bien » ; et même des observations afférentes à la phonétique (Maquina, f. Machine : on le trouve aussi escrit Machina mais il faut le prononcer Maquina). Le dictionnaire rend compte de différents registres : mots ou expressions populaires (Certa, f. En jargon, une chemise ou Ladrillo, m. En jargon, un larron ou Mizi, voix dont on appelle ordinairement les chats. Minon, minon ou Le jeu n’en vaut pas la Chandelle, la cosa no lo merece) et termes issus des langues de spécialité (Perdigon de arcuabuz, m. Grosse dragée de plomb pour tirer à l’arquebuse), offrant ainsi un échantillon de la langue de l’époque, dans tous ses états.
En conclusion, nous souhaitons saluer le travail de M. Zuili dans la mesure où il offre au public une belle réédition, rigoureusement contextualisée par de nombreuses précisions bibliographiques venant nourrir son étude. De plus, si le lecteur hispaniste non averti trouvera certainement un véritable plaisir à consulter cette nouvelle édition, enrichie des références contextuelles et bibliographiques nécessaires pour la compréhension et la traduction des textes espagnols classiques, les chercheurs y trouveront également leur compte puisque ce Tesoro… constitue une porte d’accès à la langue espagnole et française pour des pistes de recherches nouvelles en lexicographie bilingue, en lexicographie historique, en métalexicographie, en dictionnairique, etc. Ce travail peut également intéresser les spécialistes de la langue française dans la mesure où ils y observeront un état de cette langue au 17e siècle, avant même la publication, en 1694, du Dictionnaire de l’Académie française.
Nous voulons, pour terminer, souligner l’importance de cette réédition papier, modèle du genre, à l’heure où le tout numérique, malgré l’accès plus facile et démocratique qu’il offre, est trop souvent loin de comporter les garanties scientifiques que l’on peut trouver dans l’Étude introductive du professeur Zuili sur laquelle s’ouvre cette édition du Tesoro… de César Oudin. En effet, de nombreux sites (Google Livres, Gallica, Europeana, etc.) offrent en ligne aux personnes qui les consultent des fac-similés d’ouvrages anciens, ce qui facilite, certes, l’accès à ces textes, mais ceux-ci sont livrés bruts et par conséquent totalement privés de la 299présentation rigoureuse qu’ils mériteraient, ce qui n’est heureusement pas le cas de cette édition du Dictionnaire de César Oudin.
Stéphane Patin
Université Paris 7 – Paris Diderot
stpatin@gmail.com
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Félix Rodríguez González, Gran diccionario de anglicismos, Alicante, Arco/Libros. S.L., 2017, coll. « Diccionarios y manuales », 1142 pages – ISBN : 978-97868435-955-6.
Le dictionnaire des anglicismes dans la langue espagnole que vient de publier Félix Rodríguez González mérite bien son qualificatif : il est vraiment grand, car il ne comporte pas moins de 1141 pages et plus de 4500 entrées, soit à peu près le double des dictionnaires d’anglicismes français. Celui de Rey-Debove et Gagnon (1980), par exemple, contient 2626 entrées. Toutefois, cette nouvelle publication espagnole est encore relativement modeste par rapport au monumental dictionnaire allemand de Carstensen et Busse (1993-2001), avec ses trois volumes et ses 1752 pages.
Félix Rodríguez González est un lexicographe particulièrement prolifique. Ainsi est-il co-auteur d’un premier dictionnaire espagnol d’anglicismes (Rodríguez González & Lillo Buades 1997) et fut-il responsable de la partie espagnole du dictionnaire européen des anglicismes (Görlach 2001). Il est par ailleurs membre du réseau GLAD (Global Anglicism Database Network1), qui poursuit le travail de recensement des anglicismes dans les langues européennes. Il est également rédacteur de plusieurs dictionnaires de vocabulaires spécialisés : Diccionario de terminología y argot militar : vocabulario del soldado y la vida del cuartel (2005), Diccionario gay-lésbico : vocabulario general y argot de la homosexualidad 300(2008), Diccionario del sexo y el erotismo (2011), et Diccionario de la droga : vocabulario general y argot (2014), ouvrages qui ont tous été exploités dans le cadre du présent dictionnaire. Il est enfin l’auteur de nombreux articles de recherche portant sur les variétés de l’anglais et de l’espagnol. Difficile, donc, au vu de tant de réalisations, d’être mieux qualifié pour produire le dictionnaire idéal des anglicismes de l’espagnol !
Le compte rendu qui suit confirme globalement ces préjugés favorables. Il examinera les grandes questions concernant la macrostructure (critères d’inclusion, options de regroupement et de dégroupement) et la microstructure ainsi que les catégories d’informations retenues pour les articles. La méthodologie est exposée dans l’introduction, mais avant d’expliquer et de justifier ses choix, l’auteur a eu l’heureuse idée, surtout pour un lectorat international, de situer son nouveau dictionnaire dans le paysage lexicographique espagnol. Il en ressort que les dictionnaires d’anglicismes représentent un genre relativement récent, car le premier exemple pour l’hispanophonie en général date seulement de 1964. Apparemment apprécié, il a connu une deuxième édition en 1970. Les anglicismes figurent également dans d’autres types d’ouvrages lexicographiques mieux implantés en Espagne, comme le traditionnel « dictionnaire des doutes », à orientation normative, ainsi que dans les dictionnaires de mots nouveaux. Ils font également partie des dictionnaires de mots étrangers, genre pourtant plus caractéristique des pays germaniques que latins. L’auteur rappelle aussi que les anglicismes ont leur place dans les dictionnaires de langue générale ainsi que dans les ouvrages normatifs, qui dépassent le cadre de la lexicographie, comme les manuels de style des grands journaux espagnols, qui expliquent comment les éviter.
C’est pourtant l’exposé des critères de sélection qui constitue l’essentiel de l’introduction. La tâche est redoutable, tant la définition de l’anglicisme est controversée. Les critères adoptés par l’auteur sont relativement larges, car il retient les emprunts directs attestés en espagnol péninsulaire depuis le milieu du siècle dernier, ainsi que leurs adaptations et leurs dérivés. Ceux qui n’existent que comme calques ou comme emprunts sémantiques sont en revanche exclus. Pour les emprunts à d’autres langues qui entrent en espagnol par l’intermédiaire de l’anglais, l’auteur adopte le principe de l’étymon prochain. C’est pour lui un type d’anglicisme. Ceci est assez évident lorsque le mot d’origine a été transformé par l’anglais, comme c’est le cas de bungalow, modifié orthographiquement et sémantiquement par l’anglais au moment de l’emprunt. Ce principe permet de classer 301comme anglicismes les mots connus en Espagne par le truchement de l’anglais, même si la forme et le sens restent fondamentalement ce qu’ils sont dans la langue d’origine, comme dans le cas d’ombudsman. C’est la documentation qui fait foi. Parfois celle-ci ne permet pas de trancher et l’auteur donne à l’anglais le bénéfice du doute : autocar, autostop, carter sont ainsi comptabilisés comme anglicismes, même s’il est probable qu’ils soient arrivés en espagnol par l’intermédiaire du français, où leur statut d’allogénismes ne fait pas de doute. Des allogénismes d’origine espagnole sont également signalés.
Si l’on veut savoir si la nomenclature est vraiment représentative de l’anglicisation contemporaine de l’espagnol, il est nécessaire d’aller plus loin que les principes exposés dans l’introduction et de comparer l’étendue du présent dictionnaire avec celle de ses prédécesseurs. C’est ce que nous avons fait, en prenant comme étalon les entrées pour l’espagnol du dictionnaire européen des anglicismes (Görlach 2001), dont, on le rappelle, notre auteur fut co-rédacteur. Nous avons pris à titre d’échantillon la lettre O. Dans Görlach (2001), les mots commençant par cette lettre, représentés dans au moins une des douze langues du dictionnaire, sont au nombre de 85, dont 32 en espagnol. Le dictionnaire de 2017 en contient le double, soit 64 anglicismes, les 32 ajouts étant presque tous nouveaux depuis 2001. Les nouveautés se répartissent en plusieurs catégories : dérivations ou compositions réalisées à partir de vedettes existantes (off-off-Broadway, off-Hollywood…), termes spécialisés (ombudsman, ombudswoman, output, open field…), expressions à la mode (of course, one-liner…). Ces exemples montrent également que le nouveau dictionnaire fait une large place à ce qu’on peut continuer d’appeler des xénismes, mots qui renvoient à une réalité inconnue dans les pays de la langue concernée, comme off-Broadway, ombudsman…, distinction de plus en plus difficile à faire, compte tenu de la mondialisation. Dans certains cas ce statut va de soi : par exemple alderman, ou conseiller municipal anglais, donné sans attestation. Dans d’autres la question se pose : anchorman est bien attesté dans les journaux espagnols, mais dans les deux attestations fournies le contexte renvoie aux États-Unis ; est-il employé aussi en Espagne ? De même, le dictionnaire réserve une place importante aux termes de sport naguère considérés comme exotiques tels que le baseball ou le cricket. Est-ce le cas encore aujourd’hui ?
En ce qui concerne la présentation des articles, l’auteur privilégie le dégroupement, ce qui augmente d’autant le chiffre de la nomenclature déclarée. Les dérivés, les composés, les variantes orthographiques 302importantes font l’objet d’entrées séparées. Acid, par exemple, fait l’objet d’un article avec trois acceptions – numérotés 1. LSD, 2. ses effets, 3. l’abréviation de plusieurs composés, lesquels ont droit à des articles séparés : acid head, acid house, acid-jazz et acid party. L’entrée principale se fait sous la forme la plus proche de l’anglais (par exemple striptease), les formes plus éloignées (striptis, estriptis) faisant l’objet d’un article succinct, composé d’un renvoi plus une ou deux attestations. Dans certains cas, l’emprunt non modifié ne figure pas en tant que vedette, comme overall, par exemple, qui est signalé à l’intérieur de l’article overol. On suppose dans ce cas que la forme d’origine est obsolète en espagnol. Le principe de dégroupement connaît toutefois quelques inflexions : OK (déjà sujet à variation en anglais) fait l’objet d’un article sous OK, oka, okay et okey, mais sous OK on a la variante okey, et sous oka, okapa.
Au niveau de la microstructure, la présentation ressemble fort à celle des dictionnaires d’anglicismes d’autres langues. Les entrées comportent, outre la vedette, des variantes orthographiques (ex. fusion (o fusión)), sans doute plus nombreuses qu’en français), une transcription phonologique, également avec variations, la catégorie grammaticale, la marque de domaine, la définition ainsi qu’une explication, cette dernière pouvant être très développée dans certains articles, l’indication de synonymes, l’explication de l’origine du mot en anglais, ainsi que des attestations, généralement tirées de la presse. La présence d’un équivalent autochtone est signalée par la marque syn., par exemple grupo de presion pour lobby ou Defensor del pueblo (en España) pour ombudsman. On ne sait pas toutefois, si, par exemple, outboard est plus ou moins courant que le syn. fueraborda. trad. est employé dans ce contexte pour signaler une proposition de traduction mais qui n’est pas nécessairement attestée. La fin de l’article comporte souvent une analyse de l’intégration de l’emprunt dans les différentes structures lexicales de l’espagnol. C’est ainsi que la fin de l’article bungalow est subdivisée en quatre acceptions dont les connotations sont finement analysées, ainsi que son traitement lexicographique dans les dictionnaires de référence.
Contrairement à la plupart des dictionnaires français, ni la datation ni la première attestation des items ne sont fournies. En revanche, les dictionnaires, généraux ou spécialisés, et autres ouvrages de référence consultés pour la rédaction des entrées sont bien signalés.
Le degré de fréquence des anglicismes, présenté comme une des innovations de ce dictionnaire mais en fait déjà introduit dans Görlach 2001, est proposé en champ facultatif par un système de notation 303allant de « totalement intégré » en passant par « très fréquent » et « peu fréquent » à « obsolète ». Pour les sociolectes ou les technolectes cette précision n’est, en général, pas donnée. On comprend que la fréquence correspond à celle d’un corpus journalistique.
On peut juger un dictionnaire par le degré de satisfaction qu’il est en mesure d’apporter par rapport aux attentes du public ciblé. Puisque ce dictionnaire n’a pas de prétention pratique – il ne vise ni à conseiller ni à déconseiller les anglicismes en espagnol – on peut supposer qu’il s’agit d’une documentation raisonnée et commentée sur le degré d’anglicisation du lexique espagnol, et dans cette mesure on peut dire qu’il remplit bien sa fonction. Le degré de couverture semble en effet très satisfaisant et les commentaires sont circonstanciés. De nos jours, le lecteur linguiste aurait sans doute souhaité disposer de plus amples renseignements sur le corpus exploité, par exemple par rapport aux fréquences. La presse sert de corpus de référence depuis plus d’un siècle, mais les manifestations de l’anglicisation des langues du continent européen sont sans doute bien plus fortes sur les réseaux sociaux, dans les SMS, bref dans les nouveaux médias en général que sous la plume des journalistes. Comment le lexicographe doit-il en tenir compte ? Ce nouveau dictionnaire, malgré ses avancées avérées et appréciées, est peut-être davantage le perfectionnement d’une méthodologie classique que l’outil susceptible de refléter une situation linguistique inédite.
John Humbley
EA 3967, CLILLAC-ARP
Université Denis-Diderot
john.humbley@eila.univ-paris-diderot.fr
Références
Carstensen Broder et Busse Ulrich (1993-2001) : Anglizismen-Wörterbuch. Der Einfluß des Englischen auf den deutschen Wortschatz nach 1945, 3 vol., Berlin, De Gruyter.
Görlach Manfredd (dir.) (2001) : A Dictionary of European Anglicisms, Oxford, Oxford University Press.
304Rey-Debove Josette et Gagnon Gilberte (1980) : Dictionnaire des anglicismes : les mots anglais et américains en français, Paris, Robert.
Rodríguez González Félix & Lillo Buades (1997) : Nuevo diccionario de anglicismos, Barcelone, Gredos Editorial.
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Valérie Saugera, Remade in France: Anglicisms in the lexicon and morphology of French, Oxford, New York, Oxford University Press, 2017, 205 pages – ISBN : 9780190625542.
Ce livre, en anglais américain, est constitué de cent quarante et une pages de texte complété par une base de données de quarante pages qui reprend intégralement les résultats de l’analyse d’un des corpus de travail, à savoir les 27 670 articles de presse en ligne du journal Libération pour l’année 2010, sans oublier une bibliographie et deux annexes – liste des mots et unités phraséologiques d’origine anglaise cités, d’une part, et un curieux mélange d’auteurs cités et de thématiques traitées, d’autre part.
En filigrane de sa monographie, Valérie Saugera conteste le principe de protectionnisme qui sous-tendrait les activités de l’Académie française et autres gardiens de la langue, pour qui les anglicismes constituent une source de pollution, sur le plan lexical, en substituant des mots anglais aux mots français, tout en faisant preuve d’une domination, sur le plan politique, en asseyant l’hégémonie des États-Unis. Pour l’auteure, ces mots étrangers trouvent tout à fait leur place, même éphémère, grâce à des procédés bien connus des linguistes et ceci, quelle que soit la langue source.
Sa démarche consiste à essayer de repérer et d’analyser l’apparition d’anglicismes dans la presse écrite de langue française et, plus précisément, dans le journal Libération. Ce dernier fournit une source vivante d’anglicismes qui ne figurent pas encore dans les dictionnaires qu’elle a utilisés comme corpus d’anglicismes déjà attestés, en l’occurrence le Petit Robert (version CD-Rom, 2010, et version papier, 2015), le Dictionnaire des anglicismes (Rey-Debove et Gagnon, 1986) ainsi que le Dictionary of European Anglicisms (M. Görlach (dir.), 2001), et pour cause, dans les deux derniers cas, étant donné les dates de ses sources.
Par le choix de ses corpus, Valérie Saugera bat en brèche la distinction discutable entre le « bon français », tel qu’attesté par les dictionnaires, 305qui jouent un rôle d’autorité sur ce qui est ou n’est pas acceptable, quoique pas toujours suivi par les usagers de la langue, et le français écrit « impur », « pollué », dans son emploi quotidien et plus ou moins formel. Le dictionnaire, dont la fonction serait descriptive mais, en même temps, prescriptive, fige la langue à un moment T, sa date de publication, tandis que la presse reflète l’usage des locuteurs au jour le jour. On voit ainsi l’influence de la presse dans l’évolution de la langue en général et sur la présence d’anglicismes, en particulier. Toutefois, comme le dit l’auteure elle-même, sa méthode ne permet pas toujours de savoir si et sous quelle forme les mots et unités phraséologiques qu’elle a identifiés, dont des nonce words, c’est-à-dire des mots créés pour l’occasion, s’implanteront dans la langue française.
L’auteure commence par une discussion générale des emprunts entre l’anglais et le français, ainsi que les raisons historiques de ce phénomène et les modifications opérées pour intégrer les mots et les unités phraséologiques dans la langue réceptrice ; elle présente et explique son choix de corpus, ainsi que sa méthodologie pour extraire les mots candidats qu’elle analysera par la suite. Toutefois, sa recherche et sa démonstration se compliquent par le fait qu’aucun consensus, elle ne le cache pas, n’existe sur ce qu’est un anglicisme, pas plus que sur la taxonomie de ces derniers et le nombre de sous-catégories (dont les faux anglicismes). De même, le rôle d’un anglicisme – combler un vide lexicographique, snobisme, effet de mode, ironie, humour, paresse de l’utilisateur, provocation – ne simplifie pas son travail d’analyse.
Dans son chapitre From English to French, elle passe en revue les différentes typologies bien connues, qu’elle illustre par des exemples trouvés dans la presse, et surtout dans Libération, tout en prenant soin de fournir la traduction en anglais américain. Si, dans l’ensemble, ces traductions sont bonnes, quelques-unes seraient à revoir :
* p. 46, exemple 3(b) : compote (FR) se traduit par stewed fruit, fruit compote, ou fruit puree, plutôt que par applesauce.
* p. 67, exemple 12(b) : Journaux, radio et télés (FR) se traduirait, dans ce contexte, par TV channels/stations et non pas TVs.
Toujours dans ce chapitre, dans la section 3.3.2.3 (Donor-culture restricted versus unrestricted), son exemple no 4, busing (p. 48), ne correspond pas tout à fait à son explication. Si l’usage de busing ne se limite plus à un contexte culturel anglophone, ici américain, mais s’étend au même phénomène dans une autre culture, l’utilisation qu’en fait Le Monde dans 306son édition du 1er juin 2011 est bien différente. On y lit : « À Nice, un système de ‘busing’, qui permet d’acheminer les fidèles d’un lieu de culte à un autre, fonctionne en partie depuis quelques semaines ». Il s’agit, certes, d’un anglicisme, mais le but est de permettre aux musulmans qui ne disposent pas d’un lieu de culte de se retrouver là où il y en a un et non pas d’œuvrer contre la ségrégation raciale, scolaire ou religieuse.
Quant au phénomène du glissement d’un nom de marque dans la langue source vers un nom commun dans la langue réceptrice (Slim Fast → slim fast, p. 48-49) par exemple, ne pourrait-on pas parler de la création d’un nom éponyme ? Notons que le nom de marque Tupperware, qu’elle cite, a déjà suivi cette évolution dans les deux langues.
Enfin, c’est dans l’origine des faux anglicismes qu’un autre problème se pose, celui de l’identification du mot source. Selon l’auteure, le mot français baby-foot (p. 64) viendrait du nom américain foosball, lui-même calqué sur le mot allemand Fussball. Or, si le jeu américain a été breveté sous ce nom dans les années 1960, le table football anglais ainsi que le table soccer américain ont été brevetés en 1923 et 1927 respectivement. Que baby-foot soit un faux anglicisme ne fait aucun doute, mais on voit ici la difficulté de la remontée aux sources.
C’est à partir du chapitre 4, Dictionary-unsanctioned Anglicisms, que les anglicismes extraits du journal Libération sont présentés et analysés. Étant donné l’hétérogénéité et la quantité des données trouvées, Valérie Saugera ne prétend pas à l’exhaustivité mais préfère dégager des schémas et cas typiques dans la création de néologismes en français, à partir de l’anglais. Ainsi, autant, dans les trois premiers chapitres de sa monographie, l’auteure part des catégories connues – glissements sémantiques, syntaxiques, stylistiques, entre autres – et les illustre avec des exemples soigneusement choisis, autant ici elle part des aspects morphologiques et phonologiques et des catégories syntaxiques des anglicismes pour essayer d’identifier des règles qui expliqueraient comment les anglicismes entrent dans la langue et perdurent, si tel est le cas. Elle a, de plus, ajouté à son corpus d’origine, qui permet une étude synchronique, un corpus secondaire (journaux et dictionnaires de 2015 plus les archives de Libération depuis 2000), qui rend possible une comparaison diachronique, notamment sur les cycles de vie, la durée et la fréquence des anglicismes dans un contexte de contact linguistique virtuel (journaux en ligne). Le tableau 4.4b, Life cycle and frequency of six borrowed items in Libération over a fifteen-year period (p. 102), fournit une belle illustration de la présence éphémère ou croissante de quelques anglicismes, dont 307certains sont liés à un évènement spécifique, comme hedge fund, lié à la crise, par exemple. Toute la question est de savoir si l’emploi d’un anglicisme est opportuniste ou durable et s’il est possible de le prédire.
Dans les chapitres 5, Nominal Anglicisms in the Plural, et 6, Adjectival Anglicisms in the Plural, l’auteure poursuit son étude des mécanismes de lexicalisation des emprunts, cette fois par rapport à la formation des pluriels, d’abord des anglicismes nominaux, ensuite des anglicismes adjectivaux. Cela ne se fait pas de manière anarchique ou aléatoire, mais en fonction des règles linguistiques internes à la langue française, concernant les formes fléchies ou non fléchies, entre autres. Grâce à son analyse, on pourrait donc dire que si les emprunts « bruts » ajoutent quelques briques à la langue, ce sont ces règles qui fournissent le ciment nécessaire à la construction de l’édifice, bien français celui-ci.
Alors, pourquoi des anglicismes ? Les gardiens de la langue ont-ils raison d’y voir un danger ? Revenons rapidement sur quelques réflexions et constats proposés par l’auteure. Si certains anglicismes sont adoptés pour combler un vide dans la langue réceptrice, souvent dans des domaines spécialisés – Valérie Saugera a relevé notamment ceux du commerce et des affaires, des nouvelles technologies, de l’internet, de la musique, des arts et de la mode et du design – d’autres sont employés pour créer un effet passager, faire exotique ou chic, faire de l’humour, autrement dit, faire le buzz ! Même si la langue réceptrice semble proposer des mots équivalents, d’où la question du véritable intérêt de l’emprunt, ce phénomène permet d’ajouter une nouvelle connotation ; de jouer avec la langue ; de faire preuve de créativité linguistique ; d’enrichir la langue par une désambiguïsation sémantique, comme le montre l’exemple de « jetlag » (p. 59). En français, « décalage horaire » a deux sens, qui se traduisent en anglais par jetlag et time difference. La parution de « jetlag » en français, avec son verbe « se déjetlaguer » (to recover from/to get over jetlag), permettrait de savoir de quoi on parle, même si au début l’emprunt peut surprendre. Notons que non seulement le français utilise la forme nominale mais il a, de plus, ajouté une forme verbale qui se conjugue en conformité avec les règles internes du français. De même, on pourrait évoquer l’anglicisme weekend, qui n’est pas synonyme de « fin de semaine ».
Dans la très grande majorité des exemples proposés par l’auteure, il s’agit d’une unité lexicale ou phraséologique, ou d’une tournure grammaticale qu’un anglophone utiliserait. C’est pourquoi son analyse des anglicismes assimilés de manière orthographique ou phonétique 308(section 3.4.7, p. 62-63) peut laisser perplexe. La transcription de cowboy en « coboille » ou de whisky en « ouisqui » (Raymond Queneau, Zazie dans le métro, 1959) paraît loin de l’assimilation d’anglicismes en français. De même, le transfert phonétique de la prononciation anglaise sur un mot français qu’aucun anglophone n’utiliserait – « djeun » à la place de « jeune » – serait une extension hardie de la notion d’anglicisme.
En résumé, l’auteure fait remarquer que la très courte vie de nombreux emprunts vient démentir la crainte d’une invasion et d’une anglicisation de la langue française et que, au contraire, ces emprunts participent de la vitalité lexicale de cette dernière, qui se renouvelle en fonction de ses propres règles, au point que l’origine anglaise finit souvent par devenir invisible. En d’autres mots, l’emprunt est Remade in France.
Rosalind Greenstein
IREDIES (EA 4536)
École de droit de la Sorbonne
rgreenstein@club-internet.fr
1 https://www.nhh.no/en/research-centres/global-anglicism-database-network/ consulté le 21 juillet 2017.
- CLIL theme: 3147 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage
- ISBN: 978-2-406-07412-0
- EAN: 9782406074120
- ISSN: 2262-0346
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-07412-0.p.0285
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 12-01-2017
- Periodicity: Biannual
- Language: French