Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Cahiers de jeunesse (1845-1846)
- Pages : 9 à 14
- Collection : Bibliothèque du xixe siècle, n° 83
PRÉFACE
Chacun chez soi, fin de momie !
םיפעש (Pensées), 31.
Les Cahiers de jeunesse d’Ernest Renan n’avaient pas encore donné lieu à une édition critique. C’est maintenant chose faite, grâce à Francesco Petruzzelli, auteur par ailleurs d’une thèse consacrée aux écrits de jeunesse de Renan1.
Ces Cahiers avaient été publiés pour la première fois, sous le titre, forgé par l’éditeur, de Cahiers de jeunesse (pour les cahiers 1 à 5) et Nouveaux cahiers de jeunesse pour les suivants, en 1906-1907, d’abord dans LaRevue politique et littéraire, Revue bleue, puis chez Calmann-Lévy en deux volumes2 ; enfin en 1960, Henriette Psichari les intégra aux Œuvres complètes de Renan. La publication posthume de ce « premier écrit suivi » de Renan, comme le précise l’avant-propos de la Revue bleue – une quinzaine d’années après la mort de l’auteur – avait été voulue par Noémi, la fille de Renan. Pour réaliser cette édition, elle s’était entourée d’une équipe remarquable : le successeur de Renan au Collège de France, Philippe Berger, Louis Havet, philologue et Joseph Bédier, médiéviste, professeurs au Collège de France, Henri Lebègue, helléniste, professeur à l’École des Hautes Études, Frédéric Macler, historien et professeur d’arménien à l’École des 10langues orientales vivantes. Ces différents spécialistes étaient bien sûr chargés d’éclairer les aspects les plus ésotériques du texte : s’il est très jeune lorsqu’il compose ses Cahiers, Renan est déjà un savant, dont les compétences dans les langues de l’Orient ancien sont patentes. Or à ces professeurs reconnus elle avait adjoint Jacques Maritain, le plus jeune membre de l’équipe – il est né en 1882 – agrégé de philosophie en 1905. Il « a revu les passages philosophiques », nous dit, sans autre précision, l’avant-propos de l’édition Calmann-Lévy de 1906. Si la traduction de termes hébreux ou syriaques était nécessaire, pourquoi fallait-il revoir les passages philosophiques ? En fait, cette présence s’explique par la grande amitié de Jacques Maritain, converti au catholicisme en 1906, avec Ernest Psichari. Le petit-fils de Renan, en partie sous l’influence de Jacques et Raïssa, son épouse, se fera, après un long cheminement, catholique, pour la plus grande satisfaction des adversaires de Renan. Les Cahiers, « notes quotidiennes d’un jeune homme écrivant seul vis-à-vis de lui-même », document « d’un prix inestimable pour l’histoire de la pensée de Renan et la connaissance de son âme » selon Noémi Renan, pouvaient aider Ernest Psichari à résoudre ses problèmes existentiels et spirituels…
Le propos de Francesco Petruzzelli est tout autre. Il propose, dans une riche introduction une réflexion d’ensemble sur ce texte que Renan avait commencé en 1845, alors qu’il était encore au séminaire de Saint-Sulpice et qu’il poursuivra en 1846, après avoir quitté définitivement cette institution et rompu avec le catholicisme, à la pension Crouzet où il exerce les fonctions de répétiteur.
Cet écrit intime – neuf cahiers portant un titre en hébreu, en grec ou en syriaque – obéit à une scénographie particulière. Renan choisit un support matériel, le cahier3, pour écrire les pensées qui lui viennent à l’esprit, à l’état de veille ou dans un état hypnagogique : « or il m’arriva hier soir que m’étant couché sur cet esprit, sans avoir pourtant aucune note dans l’esprit fixée et étiquetée, en rêvant, j’en ai formé une ; je l’ai décidée pensée remarquable et cotée, chiffrée pour être inscrite4. » On remarquera l’emploi des termes cotée, chiffrée (il emploie aussi le terme 11casée5), indice d’une méthode qui sera largement utilisée dans les Notes d’Italie, où un système de lettres et de chiffres lui permet de composer le plan de son ouvrage. Renan a vraisemblablement d’abord jeté ses idées sur des memorialia6 – qui n’ont pas été retrouvés –, avant de les reprendre dans ses cahiers dont le manuscrit, déposé à la Bibliothèque nationale de France, pourrait ainsi être, comme le souligne Francesco Petruzzelli, « formé par un mélange de notes manuscrites en première et deuxième rédaction ». Ces pensées sont souvent le résultat d’un soliloque. « J’ai une nature excessivement réflexe, et aussitôt que j’ai éprouvé spontanément quelque sentiment, ou quelque mouvement, je me replie sur moi-même pour l’étudier et le discuter7 », écrit-il. Et nombreuses sont les phrases où il se parle à lui-même : « Te rappelles-tu ce salon des Roquefeuille8 » ; « mon ami, prends garde9 » ; « te rappelles-tu ce gardeur de porcs de Tréguier10 », etc. Mais dire l’intime se révèle difficile pour Renan, d’autant plus qu’il a rompu avec son milieu clérical d’origine. « C’est que j’entreprends d’exprimer ce qui n’est guère exprimable, l’image intérieure qui accompagne toute pensée et tout sentiment » ; la « tentative d’exprimer le mystérieux, confus, obscur de l’âme, voilà ce qui rend difficile et obscur11 ». L’intime est à la fois l’obscur de l’âme, et le douloureux examen critique de la pensée : « Ces cahiers sont mes vomitoires. J’y vomis ma pensée. C’est pénible ! Par brouées ; aussi je viens et reviens par saccades, croyant n’avoir jamais bien récuré le fond. Je cherche à retourner le sac, pour voir s’il ne reste rien, et cela est très-pénible12 ».
Le bouleversement intérieur de Renan se traduit par « une liberté de style et même des négligences d’expression » comme le soulignait l’édition Calmann-Lévy de 1906, à quoi s’ajoute une graphie parfois désordonnée, mais la richesse de sa langue ne peut qu’étonner : lexiques philosophique, religieux, scientifique, latinismes, néologismes, s’entremêlent dans ces pages, comme le montrent, entre autres, les exemples suivants : coarcté, questioncule, 12sédulité, exertion, acumen, delibe, véréconds, pistrinum, néotrope, tullianisme, rétinacles, embarrasseurs… Renan met en œuvre les ressources d’une culture d’une étendue peu commune, qui ne suffit pas cependant à l’expression de sa sensibilité : « Non, ces feuilles ne contiennent pas la plus belle partie de moi-même, celle qui s’enflamme, s’idéalise, à la pensée de certaines choses, de ma douce, faible, et pensive enfance par exemple. Oh ! alors j’éprouve des sentimens qui dépassent toute expression, et je n’essaie même pas de leur en donner13 », d’où son attirance pour l’écriture romanesque14 : « Je me convaincs toujours de plus en plus que le roman est la forme la plus apte pour faire jouer la fine psychologie, et peindre un caractère15. »
Il ressent sa nouvelle condition, conséquence de sa crise religieuse, comme celle d’un exilé. Songeant à son pays natal il écrit : « Et dire que c’est pour toujours, que la cruelle opinion est là qui me tiendra à jamais exilé. Et pourtant jamais je ne m’attacherai à aucune autre terre. Allons, mon âme, attachons-nous au ciel. Songe que c’est pour la vertu et le devoir que tu as sacrifié ta Bretagne et ta mère16 », ou encore : « Ah ! si j’avais voulu, je serais là-bas aux Carmes, choyé, le premier en tout et partout, plein d’espérances17. » Lecteur de Dante, il éprouve comme le Florentin, l’âpreté de l’exil – « Tu sentiras comme a saveur de sel le pain d’autrui, et comme il est dur à descendre et à monter l’escalier d’autrui18 » – mais aussi sa fécondité, puisque c’est à partir de sa rupture avec la religion qu’il va se reconstruire, « Eh bien ! je serai seul, mais je serai ce que je suis19 », et construire son œuvre, dont les cahiers portent les germes.
On y trouve en effet une thématique d’une grande variété : souvenirs d’enfance (l’hirondelle de Bretagne), images, fugitives, de la vie à Paris, (le charlatan qui vend quelque panacée lui suggère des « rapprochemens frappans avec des charlatans d’un autre ordre20 »), évocation de sa condition misérable à la pension Crouzet, « souliers percés, sous comptés, et mon affreuse vie extérieure en cette maison avec des bambins et un ogre21 ».
13Ses réflexions, sur les sujets les plus divers, sont formulées parfois avec une insolence juvénile ; il ne ménage ni les universitaires : « cet imbécille de Garnier22 », « cet imbécille de St Marc Girardin23 », ni ses condisciples du séminaire : « ce que tu voyais au séminaire où ces idiots demandaient en tout des textes bien nets et qu’il ne fallût pas discuter24 » pas plus que les « théologiens à gros sabots25 ». Il critique la conception que l’université de son temps se fait de la littérature, mais aussi la psychologie, (il a étudié l’école écossaise), présente des réflexions sur le rêve, la science, la politique, (il vilipende le tsar Nicolas Ier et son pouvoir absolu), affiche même un certain féminisme : « Horreur qu’on dise, à des êtres humains : Vous n’êtes bons que pour le rôt et le potage26. » Adversaire de l’antisémitisme, « aujourd’hui je suis bien triste. Henriette m’a appris des choses cruelles27 » (lors de son séjour en Pologne), il évoque sa rencontre avec M. Reich, juif allemand : « Enfin mon pauvre M. Reich, que j’aime du fond de mon âme, qui m’a exalté, enlevé, ravi de moralité m’a rappelé Moïse Mendelssohn28. » Il manifeste aussi son intérêt pour l’anthropologie et ceux qu’il appelle les Sauvages, même s’il ose écrire dans םיפעש (Pensées) que « nous sommes portés à ne pas songer assez aux Sauvages, aux nègres, etc., parties mortes de l’humanité, qui sont là pour faire nombre29 ». Il se montre opposé à la vérité absolue, et considère que « Toute religion a été, doit être et sera intolérante30 », dit son admiration pour l’Allemagne et Herder son « penseur-roi31 » ; et déjà apparaît l’idée-force qui traverse toute son œuvre : Jésus, « le plus grand des hommes32 » …
De multiples images traduisent ce désir incommensurable de connaissance : celle, souvent citée, du poulpe33, mais aussi celle du feu : « Je ne suis que feu, espérance, vie et avenir34 » ; « J’ai trouvé du 14cœur et du feu pour plusieurs vies35 » et bien d’autres qui témoignent de l’exubérance de Renan à ce moment.
Refusant tout exclusivisme ou pire, dogmatisme, Renan se tourne vers le perspectivisme, comme le souligne Francesco Petruzzelli, qui privilégie dans son introduction une approche philosophique de ce texte, – on appréciera sa réflexion sur la notion de substance – car Renan fut, avant tout, philosophe. « Au temps des Cahiers, à côté du passage de la foi au doute, du catholicisme au laïcisme scientifique et à la critique des Écritures sacrées, c’est la transition de la philosophie analytique écossaise à l’idéalisme allemand, mais raffiné par la forme romantique-littéraire, qui marque la réflexion de Renan », chercheur de vérité.
Du combat entre idéalisme et nihilisme s’élève le scepticisme renanien, « antidote nécessaire à la modernité pour refuser toute vérité absolue, tout esprit de parti, tout fanatisme, tout exclusivisme oppresseur et négateur des différences ». In fine, Renan « représente un premier pas sur le chemin du surhomme nietzschéen ».
On voit là toute la complexité et la richesse de la réflexion de Renan dans ces Cahiers de jeunesse (1845-1846),à lire – ou relire – dans l’impeccable édition qui nous est ici proposée.
Maurice Gasnier
1 Francesco Petruzzelli, Ernest Renan, Formazione, pensiero e scritti giovanili (1842-1848) טקל (Leqeṭ) e i quaderni del 1845-1846, Tesi scritta sotto la direzione di Giuliano Campioni, Università di Pisa, Facoltà di filosofia, Anno 2014-2015.
2 Dès 1905, dans la même revue (16 et 23 décembre), Jules Wogue, dans un article intitulé « Les idées littéraires de Renan (1843-1844) (D’après des notes inédites) » évoquait les « pages extrêmement curieuses, encore inédites, dont M. et Mme Psichari préparent la publication sous le titre de Cahiers de jeunesse 1845-1866 [sic] ». De la copie manuscrite de ce texte, réalisée (par leurs soins ?) avant cette édition, il ne subsiste, pour l’instant, qu’un cahier – une partie du cahier Ma vie, où deux mains sont reconnaissables – mis en vente chez Piasa en 2015.
3 Ce support est important ; cf. la note 27 de Παιδόδωρον (Cadeau d’enfant) : « Les feuilles de papier sur lesquelles je faisais mes compositions de licence m’attachaient peu ; car elles n’avaient rien de différencié ; les mêmes pour tous. Il faut, pour attacher, du différencié, de l’individuel. »
4 םיפעש (Pensées), [81].
5 Feuillets détachés, [36].
6 Πολύχρηστα, [20].
7 ישפנ (Moi-même), [8].
8 ילתפנ (Nephtali), [28].
9 Id., [47].
10 Id., [58].
11 ישפנ (Moi-même), [89].
12 ילתפנ (Nephtali), [43].
13 ישפנ (Moi-même), [109].
14 En témoignent ses romans de jeunesse : Patrice, Ernest et Béatrix…
15 ישפנ (Moi-même), [92].
16 Id., [72].
17 Id., [80].
18 Dante, La Divine comédie, traduction, introduction et notes de Jacqueline Risset, Paris, Flammarion, 1985-1990.
19 ילתפנ (Nephtali), [51].
20 םיפעש (Pensées), [32].
21 ילתפנ (Nephtali), [44].
22 Id., [145].
23 Id., [151].
24 ܠܩܛ (Moisson), [48].
25 ײח (Ma vie), [35].
26 ילתפנ (Nephtali), [124].
27 םיפעש (Pensées), [84].
28 Ibid.
29 Id., [111].
30 Id., [47].
31 ישפנ (Moi-même), [30].
32 Id., [90].
33 ילתפנ (Nephtali), [7].
34 Id., [71].
35 Exergue de ףסויראב (La citerne de Joseph).
- Thème CLIL : 3440 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- XIXe siècle
- ISBN : 978-2-406-10136-9
- EAN : 9782406101369
- ISSN : 2258-8825
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10136-9.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 28/12/2020
- Langue : Français