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- Publication type: Journal article
- Journal: Cahiers d'études nodiéristes
2022, n° 11. Charles Nodier romancier : le Moi et l’Histoire (1800-1820) - Authors: Zaragoza (Georges), Kompanietz (Paul)
- Pages: 243 to 255
- Journal: Nodier Studies
Marta Sukiennicka, Éloquences romantiques : Les Années de l’Arsenal (1824-1834), Wydawnictwo Naukowe UAM, Poznán, 2020, 270 pages, ISBN : 978-83-232-3820-1. Disponible en version électronique : nouvelle édition [en ligne]. Champs sur Marne : LISAA éditeur, 2021, <http://books.openedition.org/lisaa/1567>
Le titre choisi par l’auteure de cet ouvrage, qui est sa thèse de doctorat, mérite d’emblée quelques observations. On notera tout d’abord le pluriel de « éloquences romantiques », nuance bienvenue en ce que le romantisme fait très souvent le choix de l’individuel face à l’universel, ce qui revient à dire que cette partie de la rhétorique n’échappera pas à la pluralité, à la diversité qui caractérisent cette école. Même si dans sa conclusion, Marta Sukiennicka affirme avoir voulu « circonscrire et […] définir l’éloquence romantique » (p. 247), la leçon de son ouvrage illustre plutôt le pluriel du titre. On notera également le sous-titre « Les Années de l’Arsenal (1824-1834) » qui inscrit en filigrane la figure de Charles Nodier par le biais du lieu où il a accueilli – à savoir son salon de l’Hôtel de Sully – ses jeunes confrères qui, pendant une décennie, ne cesseront de se référer au bibliothécaire de l’Arsenal, tout à la fois maître et ami bienveillant. L’auteure dit encore dans sa conclusion qu’elle a souhaité « jeter une nouvelle lumière sur la place de Nodier au sein du mouvement romantique français » (p. 249), et en effet la part faite à Nodier et à son œuvre dans le volume, l’inscrit résolument dans la critique nodiériste de ce jeune xxie siècle.
L’ouvrage se compose de trois parties : la première se veut historique. Il s’agit d’analyser « le statut de la rhétorique au sein des Belles-Lettres ainsi que de son enseignement entre la fin du xviiie et les trois premières décennies du xixe siècle » (p. 15), la deuxième est consacrée aux « jugements des romantiques sur la rhétorique et l’éloquence » (p. 16) et la troisième se penche sur la mise en pratique dans quelques œuvres romantiques de cette décennie (1824-1834) des trois genres rhétoriques de l’éloquence que sont l’épidictique, le délibératif et le judiciaire. Le plan mis en œuvre est dynamique et parfaitement logique puisqu’il prend appui sur la rupture 244que le romantisme opère avec l’éloquence classique pour aboutir à la mise en pratique de ces Éloquences romantiques nées de sa volonté d’innover.
Dans la première partie, Marta Sukiennicka prend en compte le moment historique de la période qu’elle se propose d’envisager : l’Ancien Régime et les Lumières d’une part et le séisme de la Révolution française d’autre part constituent le socle indispensable à toute réflexion qui cherche à cerner l’évolution d’un concept et la pratique qui le met en œuvre. À l’orée de cette réflexion, l’ouvrage de Marmontel, Éléments de littérature (1753-1787) est présenté comme l’« ouvrage de référence qui a servi dans le cursus scolaire des futurs auteurs romantiques » (p. 19). Cet ouvrage sera d’ailleurs sollicité tout au long des 270 pages de l’ouvrage. L’éloquence codifiée de l’Ancien régime est tout à la fois mise en crise et réactivée par la tribune révolutionnaire.
Il appartiendra à la période post-révolutionnaire, celle des auteurs qui entourent Nodier, de prendre leurs distances à l’égard des excès et des perversions de la rhétorique violente de la Révolution et d’en proposer une nouvelle. Deux essayistes vont marquer les années qui suivent immédiatement 1789, Joseph Droz et Charles Nodier, disciple du premier. Chez Droz s’esquisse déjà un point de vue romantique en ce qu’il met en valeur le génie individuel face à l’étude systématique. Marta Sukiennicka consacre ensuite quelques pages bienvenues au Cours de littérature ancienne et moderne que le jeune bisontin présenta à Dole ; occasion de souligner l’excellente connaissance que Nodier a des littératures antiques et de ses grands orateurs dont l’analyse et la critique lui permettent de parvenir à des conclusions proches de celles de Droz : « L’art oratoire s’enseigne, l’éloquence est un don du ciel. » (p. 49). Cette première partie, plus courte que les suivantes, sert en quelque sorte de prologue conduisant au cœur de l’ouvrage, celui qui s’attache à montrer comment l’on passe de la rhétorique classique à l’éloquence romantique.
Dans la deuxième partie de son ouvrage, Marta Sukiennicka va s’appliquer à montrer comment à partir d’une critique serrée de la pratique classique de l’art oratoire – elle note avec humour : « Décidément, entre les classiques et les romantiques c’est un combat à mort. » (p. 67) – les écrivains de la décennie qui l’intéresse (1824-1834) vont savoir, comme en bien d’autres domaines, non pas rompre avec leurs illustres devanciers, mais modifier profondément leurs choix esthétiques pour en faire naître une nouvelle pratique. Le précepte de Chénier « Sur 245des sujets nouveaux, faisons des vers antiques » qui figure en tête de Smarra pourrait bien être le cri de ralliement en la matière qui nous intéresse. L’auteure analyse avec précision et finesse comment Nodier va, à travers ses différentes publications, principalement des essais « Du style et particulièrement celui des chroniques », « De la prose française et de Diderot », « Du style topographique », marquer l’évolution de l’éloquence à la française, particulièrement chez Diderot qui lui apparaît comme le premier à se débarrasser du carcan de la froide rhétorique : « Quel style que celui-là ! un style spontané comme l’imagination, indépendant et infini comme l’âme, un style qui vit de lui-même, et où la pensée s’est incarnée dans le verbe1 ». Puis Nodier s’attache à la parole révolutionnaire ; comme très souvent chez lui, l’analyse esthétique naît de l’analyse historique. La Révolution s’attaque aux inégalités générées par la monarchie et du même élan balaie « le pédantisme classique de l’ancien régime ». La parole de l’orateur révolutionnaire est une parole libre, vivante, comme celle de Robespierre ou plus encore celle de Vergniaud le Girondin, car si Nodier admire le verbe des orateurs de l’Assemblée constituante, il redoute leurs excès politiques. À ce sujet les pages titrées « Éloquence révolutionnaire » qui suivent Le Dernier banquet des Girondins, sont parfaitement éloquentes : « La révolution est donc le commencement d’une double ère littéraire et sociale qu’il faut absolument reconnaître, en dépit de toutes les préventions de parti. […] Le pathétique, le grand, le sublime s’y rencontrent souvent à côté de l’horrible2 ». Une vérité se dégage des analyses de Nodier, la rhétorique classique est impropre à analyser les passions dont la peinture occupe principalement le romantisme naissant.
À l’orée du xixe siècle, l’écrivain change de statut, tout en gagnant en indépendance, il se charge d’une responsabilité morale et sociale qu’il hérite des Lumières ; « l’homme de lettres devient citoyen, il a une fonction politique dans la république des lettres » (p. 85). Mais à côté de la voix du poète en habit de prophète cher à Vigny ou Hugo, se fait entendre une autre éloquence, celle du poète mourant, celle du chant du cygne plus fréquente chez Lamartine et chez d’autres poètes mineurs auxquels Nodier accordera attention et soutien, tandis que s’élève aussi 246la voix parodique de cette nouvelle éloquence sur le mode ironique qui mène au désenchantement. Là ce sont la poétique de Musset et le discours du fou que cultive Nodier (dans La Fée aux Miettes entre autres) qui prennent en charge cette éloquence qu’ils servent de façon ambiguë puisqu’ils en dénoncent les topoï tout en la mettant au service de leur propos. Ainsi ce justifie pleinement le pluriel que nous avons souligné dans le titre de l’ouvrage de Marta Sukiennicka.
Le développement inédit de la presse va faire des colonnes des journaux le lieu idéal de l’expression de cette nouvelle éloquence : « La presse est […] un des lieux qui au xixe siècle deviennent propices à la propagation massive de l’éloquence » (p. 104), tandis que la littérature se fait lieu d’un combat dont la bataille d’Hernani n’est qu’un exemple que la postérité a retenu de façon emblématique. En parallèle, le poétique se réclame de l’intime pour instaurer une autre forme de communication ; dès l’année qui a suivi la fameuse bataille que nous venons d’évoquer, Hugo publie Les Feuilles d’automne (« Parce que la tribune aux harangues regorge de Démosthènes, […] ce n’est pas une raison pour que nous n’ayons pas, dans quelque coin obscur, un poète3 »).
De l’éloquence à l’oralité, il n’y a qu’un pas que le romantisme va franchir ; Marta Sukiennicka y voit une inflexion nostalgique de cette éloquence présentée tout d’abord comme arme de combat. C’est ici bien entendu que le rôle joué par l’Arsenal est de premier plan : là, sous l’impulsion de son bibliothécaire, le conte devient roi et l’oralité vraie ou feinte règne sans partage. C’est l’occasion de rappeler les diatribes de Nodier contre l’imprimerie et le livre – lui qui est un bibliophile passionné par ailleurs – et d’évoquer tous les récits ou contes qui, s’ouvrant sur le mode de l’oralité, permettent « de revenir à la source même de la poésie primitive : la parole sans medium de l’écriture, la parole immédiatisée. » (p. 125). Marta Sukiennicka aborde là un des aspects fondamentaux de la poétique nodiériste qui mériterait à lui seul un volume entier. Elle y ajoute une analyse des « voix de l’ode » chez Hugo et de la poésie phatique de Musset. Puis à propos des « voies du théâtre », elle juxtapose les exemples de Vigny et Hugo en tant que dramaturges.
La troisième et dernière partie de l’ouvrage est titrée « Les genres d’éloquence dans le romantisme » (p. 155). Elle s’ouvre sur une réflexion 247sur le genre littéraire, dont l’auteure nous dit, en s’appuyant sur des textes d’Alain Vaillant, qu’elle n’est pas aussi balisée pour les romantiques qu’elle l’est dans notre littérature et notre critique contemporaines. Néanmoins, elle se propose d’étudier l’inscription des genres délibératif, judiciaire et épidictique « dans leurs contexte politique, poétique et amoureux » (p. 158). Dès lors, le champ d’investigation est vaste et Marta Sukiennicka en a bien conscience puisqu’elle précise les partis pris qui sont les siens pour le réduire. C’est sans surprise que nous lisons qu’elle a souhaité « privilégier les œuvres de Nodier parce qu’elles n’ont toujours pas toute la place qu’elles méritent dans l’histoire du romantisme » (p. 159) et que d’autre part, Victor Hugo, en tant que théoricien du mélange des genres, lui a paru devoir l’être également.
Pour ce qui est du genre épidictique, l’auteure l’ouvre avec finesse sur « l’éloge de la parodie, la parodie de l’éloge » pour aborder et analyser l’un des risques de l’esprit de cénacle qui consiste à encenser trop systématiquement ceux avec qui on partage les mêmes convictions esthétiques ; c’est en effet le propre des « camaraderies littéraires » naissantes, des débuts de novateurs militants que de vanter leur semblables pour mieux asseoir leur singularité : les romantiques n’ont pas échappé à ce travers. Plus sérieusement, Marta Sukiennicka s’attaque à l’œuvre probablement la plus complexe de Nodier, l’Histoire du Roi de Bohême et de ses sept châteaux. Cette œuvre inclassable fascine beaucoup la critique contemporaine (D. Sangsue, D. Barrière, H. Lowe-Dupas, M.-J. Boisacq-Generet), mais l’auteure propose une approche originale et personnelle de fort bon aloi en quelques pages qui resituent le texte nodiériste dans cette analyse de la parodie de l’éloge, particulièrement à propos de l’Académie française, parodie dont elle souligne la force comique. Parallèlement, Hugo fait de Mirabeau, orateur révolutionnaire s’il en est, l’emblème de sa propre poétique, énergique, violente, passionnée, tandis que Nodier ressuscite des figures de généraux du passé comme Oudet ou Malet, opposants majeurs au régime en place : « Nodier, tout comme Hugo, réutilisent les catégories rhétoriques classiques pour louer des conspirateurs et des réfractaires » (p. 181). Ce même Nodier parodie également le discours amoureux dans ses récits de jeunesse.
À l’égard du genre délibératif, qui pose la question de la capacité incitative du langage, les romantiques sont naturellement méfiants ; ils soulignent combien cette pratique conduit paradoxalement à l’inaction 248en glaçant « les cœurs en les enfermant dans l’impasse du langage » (p. 192). Mais ils sauront en tirer parti en particulier dans le discours méta-poétique, comme dans Stello de Vigny, ou le discours amoureux, dans On ne badine pas avec l’amour de Musset. Mais c’est dans la critique du genre délibératif que les romantiques se montrent particulièrement pertinents. L’auteure consacre plusieurs pages à Bug-Jargal de Hugo et à Lorenzaccio de Musset. Dans le premier, il s’agit de montrer comment l’affrontement politique passe par le combat de deux pratiques du discours délibératif, à valeur raciale ; dans le second c’est le discours politique de Philippe Strozzi qui est dénoncé pour son inefficacité, sa stérilité, alors que seule l’action solitaire et détachée de tout parti de Lorenzo atteint son but, certes sans lendemain. Il y a chez Musset une véritable réflexion désenchantée sur la valeur de l’éloquence délibérative.
Enfin, pour ce qui est du genre judicaire, les romantiques seront moins critiques, renouant avec l’éloquence judiciaire classique, mais en évitant le piège de la grandiloquence et de l’outrance qui formalisent le discours en le privant d’humanité. De façon assez étonnante, Hugo s’empare de la figure de Corneille, que l’on peut percevoir comme le chantre d’une éloquence classique, pour en faire un réfractaire, un novateur. Hugo exploite habilement la querelle du Cid pour montrer en quoi Corneille, comme lui un peu plus tard, est la cible des Académiciens, des tenants de la tradition. Corneille est selon Hugo ce « lion muselé » (préface de Cromwell) qui bouscule l’ordre établi et les conventions désuètes ainsi que s’appliquent à le faire les romantiques de cette décennie. Le registre du judiciaire s’exerce aussi particulièrement sur un sujet qui mobilise fortement Nodier (Hugo également) : la peine de mort. À partir de l’Histoire d’Hélène Gillet et de La Fée aux Miettes, Nodier s’en prend, avec éloquence et pathétique, à ce qu’il considère comme la marque de la plus insigne barbarie.
L’ouvrage de Marta Sukiennicka rejoint les ouvrages qui l’ont précédé et qui tentaient de définir le romantisme en littérature ; elle le fait à partir d’une notion qui lui confère sa singularité, à savoir la prise de parole, l’art oratoire, considéré a priori comme un fleuron de la rhétorique classique. Les romantiques de la décennie considérée – 1824-1834 – s’en emparent pour en dénoncer les travers, les excès, les froideurs, et, loin d’y renoncer, la refaçonnent au gré de leurs nouveaux idéaux esthétique et politique. Ainsi naît une éloquence romantique, ou plutôt naissent des éloquences romantiques aussi à l’aise dans le registre de la passion que dans celui de 249la parodie sans concession. Mais l’ouvrage de Marta Sukiennicka est aussi à placer parmi ceux qui cherchent à donner accès à l’œuvre de Charles Nodier : les analyses de ses pages qu’elle conduit avec finesse et discernement ont le principal mérite de ne pas les isoler, mais au contraire, de les replacer dans un contexte dont elles sont le parfait emblème.
Georges Zaragoza
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Valentina Bisconti et Marie-Françoise Melmoux-Montaubin (dir.), Charles Nodier, création et métacréation, Paris, Classiques Garnier, coll. « Rencontres », no 431, 2021, 385 p.
Cet ouvrage collectif est issu d’un colloque qui s’est tenu à l’Université de Picardie Jules Verne au printemps 2014. Il eût été dommage que ce colloque ne donnât pas lieu à une publication, car l’ouvrage définitif, qu’on se félicite d’avoir désormais à notre disposition, est de très bonne facture et permet d’apporter un éclairage nouveau sur plusieurs textes de Nodier. Le grand mérite du livre, son défi également, est de tenir ensemble, dans un dialogue interdisciplinaire revendiqué, deux versants souvent séparés de l’œuvre nodiériste : d’une part, le visage proprement « littéraire » de Nodier, qui s’est illustré dans la poésie, le conte, le roman, la critique, le récit historique ou encore le voyage ; d’autre part, le visage moins souvent étudié, sans doute parce que sa pratique de la discipline est demeurée à l’écart de la science moderne, du linguiste, lexicographe et philologue que fut aussi l’académicien Nodier. Ce double versant recoupe la spécialisation disciplinaire des coordinatrices de l’ouvrage – Valentina Bisconti est professeure de linguistique, Marie-Françoise Melmoux-Montaubin professeure de littérature française – et témoigne 250de la fécondité, a fortiori pour une œuvre aussi plurielle que celle de Charles Nodier, du dialogue entre les disciplines.
Dans l’introduction de l’ouvrage, V. Bisconti part de ce constat d’hétérogénéité scripturale – l’idée de polygraphie, reprise dès le paragraphe liminaire du livre (p. 7), étant un lieu commun de la critique depuis Sainte-Beuve, qui n’y voit pas, cependant, un titre de gloire pour celui qu’il considère comme un « littérateur » – pour montrer que, par-delà les divergences, « une même pratique s’impose chez le linguiste-lexicographe et chez l’homme de lettres, frénétique, lunatique, fantasque : celle de la réflexion sur le matériau qui est le sien, qu’il s’agisse de la création littéraire, du livre, de la langue ou encore du dictionnaire. » (p. 8) De même que le linguiste est à la fois « lexicographe et métalexicographe » (p. 8), de même l’écrivain Nodier ne cesse, dans ses œuvres littéraires, d’attirer l’attention du lecteur sur les mécanismes de son écriture. Cette propension à la réflexivité qui fait l’unité de l’écrivain Nodier, cette « dominante métalinguistique et métalittéraire » (p. 8) de l’œuvre nodiériste, c’est ce que V. Bisconti se propose d’appeler métacréation, non sans rappeler que notre auteur a lui-même forgé le syntagme de « monomanie réflective » en 1833. Dans les deux sections suivantes de l’introduction sont analysés deux aspects de l’écriture de Nodier où convergent l’écrivain et le lexicographe : il s’agit, d’une part, de l’esthétique de la liste et, d’autre part, de la mystification envisagée comme « stratégie métacréative » (p. 14). L’introduction s’achève par une présentation détaillée des articles recueillis dans le volume.
La première section thématique est intitulée « Partis pris scripturaux, inventions conceptuelles, imaginaires narratifs ». Elle regroupe quatre articles qui ont pour trait commun de réfléchir à des inventions conceptuelles de Nodier (l’anecdote, le « fou littéraire », la « monomanie réflective ») « aussitôt réinvesties dans son imaginaire narratif et dans son esthétique littéraire » (p. 16). Ce faisant, ces articles confirment le constat de Jacques-Remi Dahan : « La lexicographie est pour [Nodier] d’importance vitale, puisqu’elle conditionne la forme même de son écriture et sa vision du monde4. » Roselyne de Villeneuve montre ainsi que le métadiscours original de Nodier sur l’anecdote double le discours anecdotique tel que le pratique l’auteur dans des écrits qui relèvent de genres littéraires 251variés. Dans les écrits historiques, par exemple, l’anecdote a le double sens d’histoire secrète et de micro-récit saillant ; elle lui permet de développer une écriture de l’Histoire qui prend le contrepied d’une « histoire événementielle décharnée » pour privilégier la perception subjective, la mosaïque d’une « histoire en miettes » (p. 38). S’intéressant à l’anecdote narrative, elle en souligne la plasticité et son lien avec la problématique de la réécriture, mais aussi les implications en termes d’énonciation et d’auctorialité : « Cette circulation anecdotique est le corollaire d’une scénographie énonciative où l’auteur se présente comme un simple passeur, en marge du sacre de l’écrivain » (p. 43). L’auteure montre aussi que, par attraction paronymique, l’anecdote devient « une unité constitutive de l’ana » (p. 52) et que, d’une œuvre à l’autre, Nodier joue du potentiel pragmatique de l’anecdote et de son caractère pittoresque. Les deux articles suivants examinent la notion de « fou littéraire ». En retraçant la genèse de cette catégorie dans l’œuvre de Nodier, Jacques-Remi Dahan démontre que le « fou littéraire » ne date pas du célèbre article de 1835 (« Bibliographie des fous. De quelques livres excentriques », Le Temps, 1835) et que, à bien y regarder, il constitue « un aboutissement plutôt qu’une origine » (p. 61). Aussi retrace-t-il le parcours qui conduit du fou textuel (Lovely/Frantz dans Les Proscrits, Baptiste Montauban ou l’Idiot, Jean-François les bas-bleus, Michel le charpentier dans La Fée aux miettes) au « fou littéraire » en passant par le « fou en titre d’office » – cette image mythique du « dériseur » que Nodier finira lui-même par incarner – et le « bibliomane », cet envers du bibliophile auquel Nodier a consacré un conte et une physiologie. L’article de Marc Décimo poursuit cette enquête sur les « fous littéraires ». Cette catégorie est une invention de Nodier qui ne restera pas sans postérité, mais elle s’inscrit elle-même dans une filiation que Marc Décimo s’attache à retracer en montrant que ce projet bibliographique engage à la fois une nosologie de la folie et le désir de construire une « bibliothèque spéciale ». Le bel article de Virginie Tellier sur la réflexivité littéraire vient clore cette première section et prolonge la réflexion sur la folie qui était déjà le trait commun des deux articles précédents. Proche de la mélancolie, la notion désigne le repli sur soi, mais elle est aussi condition de la création esthétique. Parce qu’il considère que la folie est le « territoire de l’écrivain » (p. 114), Nodier s’approprie le terme médical de « monomanie » et forge le syntagme de « monomanie réflective », lui qui se méfie pourtant des néologismes. La notion a donc 252des implications lexicologiques, psychologiques, mais aussi esthétiques qui se traduisent par le caractère réflectif de la littérature, qui réfléchit sur elle-même et va jusqu’à constituer « une véritable philosophie du langage et de la littérature » (p. 108).
La deuxième section intitulée « Vocabulaires, genres rhétoriques, codifications lexicographiques » réunit trois articles consacrés aux travaux lexicographiques de Nodier, le premier, de la main de Marta Sukiennicka, portant davantage sur la manière dont les genres de la rhétorique structurent la prose romanesque nodiériste. La convocation du modèle oratoire n’est pas anodine puisqu’elle engage la définition même du roman. Si Nodier ne cesse de vitupérer contre la rhétorique académique dans plusieurs de ses articles de presse, les genres rhétoriques sont réinvestis ailleurs dans le genre romanesque, comme le montre fort bien Marta Sukiennicka : éloquence épidictique dans trois épisodes de l’Histoire du roi de Bohême (1830), éloquence délibérative dans L’Amour et le grimoire (1832), judiciaire dans La Fée aux miettes (1832) et l’Histoire d’Hélène Gillet (1832). Les trois articles suivants portent sur le Nodier lexicographe et métalexicographe. L’article de Valentina Bisconti s’intéresse à l’Examen critique des dictionnaires, en rappelle la genèse, le situe dans le « panorama de la production lexicographique française » et en étudie la réception, puis examine le « statut textuel de l’ouvrage » avant de réfléchir sur la « posture auctoriale du lexicographe et sur le statut du plagiat en lexicographie » (p. 152). L’article de Jacques-Philippe Saint-Gérand analyse l’apport de Nodier au Dictionnaire universel de Boiste, défenseur d’une « lexicographie totale » (p. 184), après avoir rappelé la « place singulière » de l’auteur dans le développement de la lexicographie française, à la charnière du xviiie et du xixe siècle. L’article de Christophe Rey complète ce parcours lexicographique en choisissant d’assumer l’anachronisme qui fait de Charles Nodier, l’auteur de l’Examen critique des dictionnaires (1828), un précurseur de la métalexicographie. Il souligne le rôle fondamental de Nodier dans l’émergence de la linguistique en France, au-delà des « préoccupations de puriste de la langue qui en font aussi un grammairien prescriptiviste » (p. 215).
La troisième section, « Enjeux du livre et jeux de paratexte », est sans doute un peu hétérogène, mais elle rassemble deux articles stimulants qui ont pour point commun une prise de distance réflexive à l’égard du « livre ». L’article de Daniel Sangsue restitue très clairement les positions 253de Nodier face à la production et à l’accumulation « babélique » des livres au xixe siècle, qui suscite trois attitudes possibles que notre auteur incarne lui-même exemplairement. La première consiste à rejeter le livre et à valoriser l’oral par rapport à l’écrit : « Ce rejet du livre est courant dans l’œuvre de Nodier et il se manifeste, entre autres, par le fait que la plupart de ses récits sont placés sous le signe de l’oralité. » (p. 223) Une deuxième attitude est de « gérer le nouvel espace pléthorique du livre, […] en contrôler l’excès, soit par le savoir – bibliologique, bibliographique, bibliophilique –, soit par la collection, soit encore par la fiction. » (p. 220). C’est là, à l’évidence, l’une des facettes majeures de Nodier « homme du livre ». La troisième attitude, plus rapidement évoquée, consiste à « modifier l’espace même du livre » (p. 234), autrement dit à tout faire pour singulariser le livre en le transformant « en livre objet et en livre spectacle » (p. 234), à rebours d’une fabrication industrielle qui condamne le livre à une « vie éphémère ». Quant à Marie-Françoise Melmoux-Montaubin, elle étudie finement la quête de l’identité auctoriale de Charles Nodier à travers le jeu des préfaces et épigraphes dont Nodier a assorti ses Œuvres dites complètes publiées chez Renduel entre 1832 et 1837. L’auteure s’intéresse à ces frontières qui diffèrent « l’illusion romanesque » et sont en cela, comme l’a démontré ailleurs Daniel Sangsue, des caractéristiques du « récit excentrique » ; elle souligne, du point de vue auctorial, le rapport possiblement contradictoire qui s’installe entre préface et épigraphe – la préface serait un lieu d’affirmation de l’auctorialité tandis que l’épigraphe obéirait à un principe d’effacement – avant de nuancer son propos puisque la préface peut tout aussi bien se faire « exercice de dépossession » (p. 240) et l’épigraphe, au contraire, ramener l’Autre au moi. L’article analyse alors le discours préfaciel – que Nodier désigne plaisamment dans le préface d’Adèle comme une « frange de plomb » – qui est traversé par une réflexion sans cesse renouvelée sur le plagiat, puis les épigraphes, où Nodier exhibe et manipule sa bibliothèque personnelle. C’est ainsi « une identité subtile » (p. 251) – délibérément ambiguë – que construisent préfaces et épigraphes nodiéristes. Notons qu’un article récent de Jacques-Remi Dahan5 a permis d’approfondir, 254depuis cette réflexion éclairante conduite en 2014, certains questionnements sur les épigraphes de Jean Sbogar.
La dernière section, « Diégèse et création de l’espace romanesque », est composée de trois articles qui s’intéressent essentiellement aux jeux de mise en abyme et aux structures d’enchâssement qui, bien souvent, caractérisent les œuvres de Nodier. Le quatrième article est plus décalé, même s’il considère également la diégèse de Jean Sbogar, en l’occurrence du point de vue de sa transposition théâtrale. Il n’est guère étonnant que l’Histoire du roi de Bohême fasse l’objet d’une étude particulière dans un volume consacré à la tension entre création et métacréation, puisque, comme l’écrit Georges Zaragoza « la quasi-totalité de l’ouvrage pourrait être appréhendée comme métadiscours » (p. 263). Aussi l’auteur, se concentrant plus particulièrement sur Les Aveugles de Chamouny et l’Histoire du chien de Brisquet, deux histoires incluses dans l’Histoire du roi de Bohême, mais parfois publiées séparément, s’intéresse-t-il au statut du narrateur et à ses fonctions dans un roman où « le savoir-faire du conteur devient l’objet même de l’entreprise narrative » (p. 270). Dans une perspective qui se veut également métatextuelle et qui fait écho, d’une certaine manière, à l’article de Virginie Tellier sur la « monomanie réflective », Caroline Raulet-Marcel propose de lire, dans le sillage d’études devenues classiques comme celles de Michel Picard6, le conte le plus célèbre de Nodier comme une fable sur la lecture. Elle montre ainsi que Nodier, qui s’est beaucoup intéressé « aux évolutions du goût du public au gré des vicissitudes historiques » (p. 275), ne cesse par ailleurs dans ses œuvres de mettre en scène des « figures de récepteurs contrastées, narrataires ou personnages, voire narrataires-personnages » (p. 276). Cette « mise en scène du lecteur » est particulièrement visible dans La Fée aux miettes, qui convoque les images du « labyrinthe » et du « dédale » pour référer aux « méandres textuels et métatextuels dans lesquels Nodier entraîne le lecteur » (p. 277). Dans une étude aussi élégante que convaincante, l’auteure étudie la mise en abyme ambivalente de la réception du texte et nous entraîne dans cet « espace de déambulation jubilatoire » (p. 285) que constitue le « labyrinthe » du texte. Ce faisant, elle nuance l’idée d’un échange littéraire fondé sur une « communication immédiate renvoyant à une culture orale en train de disparaître » (p. 291-292) et souligne au contraire la prédilection de 255Nodier pour la voie complexe du détour, sollicitant à chaque instant la sagacité de son diligent lecteur. L’article de Luc Ruiz analyse pour sa part trois contes de Nodier (Smarra, M. Cazotte et Inès de Las Sierras) qui, par-delà leurs évidentes différences, ont en commun des « effets de structure » et un lien intime à la catégorie du fantastique. L’auteur décrit la structure d’enchâssement des contes qui permet à Nodier d’exhiber l’acte de raconter et de mettre en abyme les effets de la narration sur les auditeurs. Dans l’article qui clôt cette dernière section, Patrick Berthier étudie les transpositions de Jean Sbogar sur la scène – ce qui implique un infléchissement de la notion de « métacréation » du côté de la métamorphose générique plus que de la réflexivité. S’intéressant à trois mélodrames et une comédie créés en 1818-1819, après la parution du roman, l’auteur montre que « l’examen des transformations apportées à l’œuvre-source invite à ne pas raisonner d’abord en termes de perte, mais à considérer l’intérêt intrinsèque des mutations que subissent sa fable et son écriture » (p. 327) : mutation, donc, plus que perdition.
Le volume a l’incontestable mérite, comme le souligne Jacques Dürrenmatt dans la postface qui fait suite aux articles, de rendre justice à la complexité de l’écrivain Nodier, « envisagé dans son rapport complexe à la matérialité de la langue, pensée comme objet d’études autant que comme matériau de la création » (p. 329-330), lors même que cet « acteur majeur du Romantisme » est encore trop souvent présenté, ou bien comme un mentor de la génération romantique, ou bien comme un savant amoureux des beaux livres. La principale qualité de ce vaste ouvrage collectif, outre qu’il renferme des pages importantes sur l’écriture et les travaux linguistiques, lexicographique et philologique de Nodier, est d’envisager l’écrivain dans ses diverses facettes : à cet égard, la notion de « métacréation », comprise dans un sens large, s’est avérée particulièrement féconde. On ne peut que souscrire, enfin, au vœu formulé par Jacques Dürrenmatt, de voir, grâce à de tels travaux scientifiques et aux diverses entreprises éditoriales en cours, l’œuvre de Nodier à la fois mieux connue et mieux diffusée.
Paul Kompanietz
1 Ch. Nodier, « De la prose française et de Diderot », Revue de Paris, 1830.
2 Ch. Nodier, Œuvres complètes de Charles Nodier. VII, Le Dernier banquet des Girondins, Paris, Renduel, 1833, p. 229.
3 V. Hugo, Œuvres complètes, édition chronologique, tome IV, Les Feuilles d’automne, Paris, Le Club français du livre, 1967, p. 368.
4 J.-R. Dahan, « Présentation », Feuilletons du Temps, Paris, Classiques Garnier, 2010, t. I, p. 27.
5 J.-R. Dahan, « Les épigraphes de Jean Sbogar : un parcours européen », in É. Pézard et M. Sukiennicka (dir.) Autour de Jean Sbogar. Le bicentenaire d’un roman majeur du romantisme, Atelier du xixe siècle de la SERD en ligne, 2019, https://serd.hypotheses.org/latelier-du-xixe-siecle#JeanSbogar (consulté le 08/02/2022).
6 M. Picard, Nodier, La Fée aux miettes : Loup y es-tu ?, Paris, PUF, 1992.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-13157-1
- EAN: 9782406131571
- ISSN: 2556-2371
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-13157-1.p.0243
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 05-04-2022
- Periodicity: Biannual
- Language: French