Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Cabanis, comprendre l’homme pour changer le monde
- Auteur : Pigeaud (Jackie)
- Pages : 7 à 18
- Collection : Histoire et philosophie des sciences, n° 10
Chapitre d’ouvrage : 1/13 Suivant
PrÉface
Le sujet est difficile. Comme le dit Mariana Saad, « L’œuvre de Cabanis constitue un ensemble complexe qui concerne autant la médecine que la politique et la philosophie. » Et on le verra tout à fait à la lecture. Écrire une préface c’est donner une force à ce qui va être lu. Il s’agit d’apporter des compléments de réflexion qui mettent en valeur le travail présenté.
La question qui m’occupe en tout premier lieu ici, et pour laquelle je ne saurais que dégager des voies, est en fait le rapport entre la médecine et une philosophie conçue comme autre chose qu’une sorte de sophia généraliste assez peu intéressante, rencontre de lieux communs et de bons sentiments.
Le xviiie siècle nous fait assister à la naissance d’une histoire historienne. Et nous assistons, en même temps, à la renaissance d’une médecine qui prétend prendre les voies de l’histoire et se maintenir comme pratique historique, unir l’histoire et la pratique et qui, en fait, pratique sa propre histoire. Ce que j’ai appelé le noyau mythique de l’histoire de la médecine permet aux médecins de se retrouver, de classer et de polémiquer. On doit percevoir, contrairement à ce que je lis parfois, qu’une telle approche légitime une mise en contact brutale de l’Antiquité et du xviiie siècle. C’est même en approfondissant les problématiques antiques, en réfléchissant sur l’organisation que Celse ou Galien proposent du champ de la médecine, que l’on peut comprendre les débats du xviiie. Telle est en tout cas la méthode que je propose.
Dans la Préface de son De medicina, Celse esquisse ce qu’il faut bien appeler une histoire de la médecine (Proemium 8 ssq1.) Avant de donner sa liste de médecins, il écrit : « Dans une première étape, l’art de guérir fut considéré comme une partie de la philosophie, de sorte que le traitement des maladies et l’étude de la nature (rerum naturae contemplatio) ont eu à
l’origine les mêmes maîtres2. » Et surtout, s’agissant d’Hippocrate, ce qui est pour mon propos l’essentiel, Celse reprend : « a studio sapientiae disciplinam hanc separavit, vir et arte et facundia insignis… », c’est-à-dire « Homme remarquable par l’art et le style3, il sépara la médecine de la philosophie4. »
Il est très difficile de donner un sens précis à cette sapientia. Que ce soit l’équivalent de philosophie, cela ne fait aucun doute5. Mais quel contenu lui donner ? Ph. Mudry a bien souligné le rapport que cette phrase suggère avec le début d’Ancienne médecine du Corpus hippocratique6 :
La médecine devient donc une discipline et cesse d’être simplement une province de la philosophie. Preuve supplémentaire que Celse n’entend pas cette séparation comme une renonciation aux recherches et aux méthodes des philosophes de la nature : en soulignant l’intérêt pour la médecine de l’étude de la nature, Celse cite précisément Hippocrate comme un exemple de médecine qui a dû sa supériorité à cette préoccupation7.
Celse dit, en effet (Praef. 47) :
Voilà pourquoi cette étude de la nature aussi, (naturae rerum contemplatio), bien qu’elle ne fasse pas le médecin, rend cependant plus apte à l’exercice de la médecine. Il est vraisemblable qu’Hippocrate, Erasistrate et les autres, quels qu’ils soient, qui ne se sont pas limités à traiter fièvres et plaies, mais ont cherché à connaître tel ou tel aspect de la nature, n’ont pas été médecins pour cela, mais pour cela ont été des médecins encore plus grands8.
On a voulu donner des contenus variés à la philosophie que visait Celse. Ainsi l’on a pu penser à la philosophie pratique, ou éthique9. On
a pu, au contraire, n’y voir qu’une formule symbolique, ou une simplification grossière10. Cette séparation d’avec la philosophie, en tout cas, est conçue comme un acte fondateur.
La rupture « historique » entre la médecine et la philosophie sert à la médecine de mythe fondateur. Elle contraint d’autre part le médecin conscient à s’interroger sur ses limites, en constituant son propre champ. Le médecin s’arroge bien une part du discours sur l’homme, sur son rapport au monde. L’existence de la philosophie, de son discours abondant, riche et fécond, oblige la médecine à se situer du point de vue de la pratique et de l’efficacité. D’autre part, la prégnance du discours médical, son exemplarité (d’abord hippocratique), contraint la philosophie à le considérer de l’extérieur – c’est le cas du Phèdre de Platon par exemple – tout en essayant parfois d’annexer le discours médical et de l’intégrer à une réflexion philosophique (je pense ici au Timée). La question de l’origine constitue sans doute un problème ontologique plus qu’historique11 : la médecine est un concept nouveau, autonome par rapport à la philosophie, tout en ne l’excluant pas pour autant.
Le premier historien moderne de la médecine, Daniel Le Clerc, a encore une fois bien dit les choses. Il écrit, parlant de la fameuse phrase de Celse12 :
Hippocrate… déclara ouvertement… que la Philosophie avait pour objet la Nature, en général, mais que la Médecine s’attachait en particulier à considérer la Nature par rapport à l’homme, qu’elle envisageait comme sain, ou comme malade13. Qu’il ne s’ensuivait donc pas que pour être Philosophe l’on fût médecin, à moins que d’avoir étudié le corps humain en particulier, & de s’être instruit des divers changements qui y arrivent, & des moyens de le conserver ou de le rétablir. Que cette connaissance ne pouvant s’acquérir
que par une longue expérience, il fallait pour cela un homme tout entier, qui devait quitter le titre de Philosophe pour prendre le nom particulier de Médecin, sans qu’il s’abstînt pour cela de philosopher dans sa profession14. C’est ce qu’Hippocrate appelait, faire entrer la Philosophie dans la Médecine, & la Médecine dans la Philosophie.
Le Clerc écrit encore :
Les philosophes qui s’étaient mêlés de cet art avant lui, étaient forts en raisonnement, mais l’expérience ou la pratique leur manquait. Hippocrate est le premier qui ait possédé l’un & l’autre. Ce qu’on vient de dire semble contraire à ce que l’on a avancé d’abord sur la foi de Celse, qu’Hippocrate avait séparé la Médecine d’avec la Philosophie15…
Personne, évidemment, ne saurait produire un acte quelconque qui enregistrât la séparation ; mais chacun éprouve le besoin de la vérifier en approfondissant les raisons de la différenciation. Autrement dit, on ne peut jamais avoir à faire qu’à une philosophie et une médecine constituées ; mais elles rêvent, c’est en tout cas flagrant et plus urgent pour la médecine, à un acte fondateur de leur autonomie, ce qui n’implique pas qu’il ne puisse se présenter des tentations ni des tentatives d’annexion. Ainsi, de manière obsédante, les médecins qui cherchent leur origine et fabriquent ou répètent leur histoire, reviennent-ils toujours, disons jusqu’au xixe siècle, à la séparation. Regardons Cabanis :
La révolution que les premiers philosophes firent subir à l’art de guérir, était en effet indispensable. Le temps était venu de la tirer du fond des temples… Ces philosophes firent donc perdre à la médecine son caractère hypocrite et superstitieux… Cette révolution fut infiniment utile ; elle le fut également à la médecine et à la philosophie. Mais, il faut en convenir, ses heureux effets se trouvèrent, en quelque sorte, identifiés avec de graves inconvénients…
Puis arrive le dialogue avec la préface de Celse, que l’on peut reconnaître :
Les premiers philosophes firent donc du bien et du mal à la médecine. Ils l’arrachèrent à l’ignorance sans méthode ; mais ils la précipitèrent dans plusieurs hypothèses hasardées… Enfin parut Hippocrate… Il vit qu’on avait fait trop et pas assez pour la médecine. Il la sépara donc de la philosophie, à
laquelle on n’avait pas su l’unir par leurs véritables et mutuelles relations. Il la ramena dans sa route naturelle, l’expérience raisonnée. Cependant, comme il le dit lui-même, il transporta ces deux sciences l’une dans l’autre, car il les regardait comme inséparables : mais il leur assigna des rapports absolument nouveaux. En un mot, il a délivré la médecine des faux systèmes, et il lui créa des méthodes sûres ; c’est ce qu’il appelait avec raison rendre la médecine philosophique16.
Faisons un détour. Je vais venir à ce moment si intéressant, du point de vue de la réflexion sur la psychopathologie, qui est la fin du xviiie siècle. Moment passionnant où se pose, de manière pressante, pour les médecins comme pour les philosophes, la question de la « connaissance » de soi, du « sentiment intérieur », du Selbstgefühl, avec la place que l’on doit donner, dans ce sentiment intérieur, à la viscéralité.
Mariana Saad note avec raison : « Pour Cabanis le médecin ne peut avancer dans sa démarche que s’il prend en compte la sensibilité ; celui-ci, affirme-t-il, n’acquiert la connaissance complète de l’homme physique qu’en le considérant dans tous les états par lesquels peuvent le faire passer l’action des corps extérieurs et les modifications de sa propre faculté de sentir. » Cabanis accorde à la vie fœtale une importance nouvelle ; l’homme intérieur est, en quelque sorte l’homme antérieur. Il faudrait longuement parler de cette recherche, en cette fin du xviiie, du « sens interne » ou du « sens intime », de la sensation de soi-même. Importante aussi cette thèse de Hübner, élève de Reil, à Halle, Commentatio de Caenesthesi.
On voit qu’il y a des nouveautés. En particulier, comme le dit Mariana Saad, le livre Les Rapports du Physique et du Moral, « permet à Cabanis d’affirmer l’existence d’une sensibilité sans sensation, ce qui constitue une démarche encore inédite… De plus en affirmant l’existence d’une sensibilité sans sensation, Cabanis transforme l’analyse empiriste de manière inédite tout en se maintenant dans le cadre d’un matérialisme strict. »Le grand médecin Van Helmont (1579-1644), dans le chapitre de son Ortus Medicinae (qu’on pourrait traduire par L’Aurore de la médecine), intitulé Demens Idea (L’idée folle), a réintroduit, dans toute sa violence, la phantasia. L’idée folle n’appartient pas au cerveau. Elle n’appartient pas à l’intelligence. Elle intéresse la région de l’épigastre. C’est là que
Van Helmont place son fameux archée, c’est-à-dire, le principe directeur de l’économie du vivant.
Mais, comme l’écrit Bordeu, un siècle plus tard, « Il n’est pas possible de pénétrer un peu avant dans l’étude de la physiologie du corps vivant sans rencontrer les traces de Van-Helmont, et sans être étonné de l’étendue de routes qu’il s’est ouvertes17. » Et, plus loin :
Ceux qui pensent que l’estomac, le diaphragme et les autres parties de cette région influent d’une manière particulière sur toutes les fonctions de l’économie animale, doivent au moins à Van-Helmont d’avoir aperçu, mieux que tous ses prédécesseurs, les faits ou les observations qui démontrent cette influence, et qui lui avaient fait imaginer son archée résidant à la partie supérieure de l’estomac.
Ceux qui sont pénétrés, comme on doit l’être, des effets singuliers que l’âme fait sur le corps, tant dans l’état de santé que dans celui de maladie, ceux à qui la pratique de la médecine et l’étude de l’homme apprennent que le physique est essentiellement lié au moral dans la plupart des fonctions de la vie, ces médecins philosophes peuvent mettre Van-Helmont en tête, et espérer qu’en suivant le fil de ses opinions ils parviendront à établir sur l’économie animale un système plus raisonnable que tous ceux qu’on a publiés jusqu’à présent18.
Une tendance très forte, en cette fin du xviiie, est d’attribuer aux viscères, notamment ceux qui sont concernés par la digestion, la cause de diverses formes de folie.
Il s’agit ni plus ni moins que d’introduire l’individu dans cette histoire ; je veux dire l’individu vivant, avec sa sensation d’être vivant, la prise de connaissance de lui-même dans son individualité, son intimité, le sentiment de soi. C’est quelque chose d’apparemment paradoxal, puisque, par définition, l’individu est comme une monade, fermée aux autres pour ce qui est de sa sensibilité particulière et unique.
C’est là que le malaise peut nous aider, la souffrance qui demande interprétation et secours. C’est bien en cela surtout que la mélancolie, par exemple, nous intéresse.
Il existe au moins un champ de la médecine où la question de l’origine, de quelque façon qu’on la pose, n’est pas encore réglée. Il s’agit de la psychopathologie. Je ne fais qu’évoquer cette question qui me préoccupe depuis longtemps. La psychiatrie moderne, parlons ainsi pour être bref,
est en grande partie un objet historique. On peut justement assister à sa fondation, en cette fin du xviiie siècle, en France, avec Pinel, que Cabanis a tant aidé. Or Pinel, quand il se retourne, ne trouve pas de lieu d’origine à ce qui est pour lui une médecine nouvelle. Il se plaint qu’il n’y ait point d’histoires maniaques, au sens où Hippocrate offre des histoires de Silénos ou de Philiscos, dans les Épidémies. Il fabrique une origine historique en réunissant médecine et philosophie, Hippocrate et Cicéron, réintégrant ainsi, comme je l’ai très souvent écrit, avec la théorie stoïcienne des passions, la question du dualisme ou du monisme de l’homme. Pour autant que l’Antiquité est concernée – et elle l’est fortement, quand ce n’est pas directement – j’ai essayé souvent de montrer combien l’émergence de ce qu’on appelle psychopathologie est complexe. Tout un appareil d’événements est nécessaire pour expliquer l’évolution de la médecine à propos de la folie. Nous pouvons affirmer que ce que la médecine gréco-romaine a donné à la postérité n’est, en aucun cas, une forme naturelle ou spontanée de la folie. C’est le résultat de faits, d’événements, de pensées qui constituent pour nous un très lourd héritage. Il convient de les exorciser, en les mettant au jour.
Il va de soi, par exemple, et personne ne le conteste, que la peur fait palpiter le cœur, comme dit Chrysippe le Stoïcien19. Mais là commence le problème. Qu’est-ce qui sent et qui ressent dans la poitrine, et quel sens faut-il attribuer à ces sensations20 ? Les liens entre le thymos et la kardia, sont constants. C’est que la poitrine est un lieu manifestement impliqué dans l’affect, les émotions, les passions. Et c’est une question qui intéresse le philosophe et le médecin, comme je l’ai montré dans mon livre La maladie de l’âme.
Galien a consacré un long effort à réfuter Chrysippe, notamment dans les Dogmes d’Hippocrate et de Platon, le De placitis… (PHP) Or la théorie de Chrysippe, redoutable pour la réfutation, est que là où l’on sent, l’on pense ; que cela se passe dans la kardia ; et cette théorie entraîne chez lui à un monisme qui choque profondément Galien, lequel tient à la fois à la tripartition platonicienne entre le cerveau, le cœur et le ventre, qui repose elle-même sur ce que Galien appelle l’ancien discours
sur l’homme, c’est-à-dire un dualisme corps et âme. Cette discussion est capitale pour l’histoire des idées. On la retrouve chez les anatomistes, je pense à Vésale, comme chez les moralistes.
Même si des anatomistes ont décrit des anévrismes du cœur (je pense à Lancisi), ces affirmations ont certainement constitué un obstacle à la pathologie de l’organe lui-même, C’est ce qu’estime J. N. Corvisart, le fondateur de la cardiologie, dans son Essai sur les maladies et les lésions organiques du cœur et des gros vaisseaux, livre très important et qui m’intéresse comme une espèce de conclusion au débat entre l’anatomie et les passions.
Tout comme Cabanis, Corvisart, qui est son contemporain, note qu’il faut étudier l’homme vivant malade :
Tous les hommes doivent être, pour le vrai médecin, un mobile tableau perpétuellement offert à sa constante observation ; sans cesse il doit s’appliquer à l’étude, non seulement de l’homme physique, mais aussi de l’homme moral ; et sauf le lien qui unit ce double être, et qui est à jamais dérobé à ses regards, le médecin doit saisir jusqu’aux influences perceptibles les plus déliées, de l’un sur l’autre, et leur réciprocité d’action21.
Les causes des maladies organiques du cœur sont toutes ou physiques ou morales. L’idéal serait l’inaction, la solitude, le retrait : « Autant vaudrait-il, dans un élan de manie philanthropique, prononcer la dissolution de la société […] Il faudrait ôter aux hommes leurs passions ; or concevoir un homme sans passion, c’est concevoir un être sans ses attributs22. »
Au xviiie, après Bordeu, c’est Cabanis qui va donner toute son importance à la viscéralité. Et c’est un problème de la pensée de Pinel, que Cabanis voit, avec quelque méfiance, évacuer la viscéralité comme cause de la folie.
Broussais ira plus loin encore que Cabanis dans la critique, à propos du moral et des équivoques, de ceux qu’il appelle les « psychologistes » :
Les psychologistes modernes ont fortement critiqué Cabanis d’avoir établi les passions dans les viscères ; ils les ont, eux, arbitrairement placées, les uns dans cette âme, à laquelle ils n’ont jamais pu donner des attributs ni un siège positifs, les autres dans la chair, envisagée d’une manière si vague, que
personne n’a pu les comprendre… Mais à leurs yeux, ou les passions sont dans la chair, dans le sang, dans les nerfs, ou elles n’y sont pas. Si elles y sont, voilà nos philosophes du parti de Cabanis ; car il faudra bien que l’âme soit dans la tête avec l’intelligence… ; si les passions n’y sont pas, si elles voltigent dans le vague jusqu’à ce que l’âme consente à leur donner un asile, pourquoi ce langage alors insignifiant qui les place dans le cœur ? On répondra : C’est un cœur figuré, mais qu’est-ce qu’un cœur figuré 23 ?
Il fait avouer, conclut Broussais, que l’intelligence humaine n’a pas été difficile et s’est contentée de bien peu de choses en anthropologie jusqu’à nos jours.
Je m’arrêterai simplement à la question de la connaissance de soi-même, telle qu’elle a été posée par la thèse de Hübner, inventeur de la caenesthésie, élève de Reil, qui est un aliéniste distingué, auteur du nom psychjaterie24, qui sera adopté vers les années 1860 et d’un livre à la fois inspiré de Pinel et agacé par lui, les Rhapsodien, jamais traduit en français.
Il existerait donc un sens autonome, irréductible à la somme de tous les autres, qui nous renseigne, sur le mode agréable ou désagréable, sur l’existence de notre corps. La caenesthésie est obscure et faible dans la bonne santé, pour que nous ne soyons pas troublés par ses mille impressions. Elle est en revanche forte dans les maladies, pour que, prévenus bientôt du danger, nous soyons incités à rechercher de l’aide. En outre ses idées sont corrigées par l’effet des organes sensitifs. Nous voyons notre corps avec les yeux ; nous le touchons et nous percevons et jugeons son poids et la pression qui s’y exerce, par l’intermédiaire des nerfs cutanés, avec l’aide du jugement de l’âme.
L’invention du stéthoscope par Laennec s’inscrit dans un mouvement semblable qui tend à une meilleure connaissance de l’intérieur du corps humain. Loin de la légende, Laennec a travaillé à réintégrer l’invention du stéthoscope dans une continuité de pensée. En vérité, le génie de Laennec n’est pas tant dans l’invention de l’objet baptisé stéthoscope que dans l’utilisation systématique qu’il en a fait, en opérant une véritable révolution.
Le cylindre transforme l’organisme en un ensemble physique. Il faut que la description du signe se réfère à une expérience constante ; la
nomenclature doit être imagée ; dans les bruits de la toux, par exemple25, on distingue entre le râle humide ou crépitation, le râle muqueux ou gargouillement, le râle à sec à grosses bulles ou craquement. Les noms sont autant de références concrètes. C’est que les signes ne sont pas des concepts. D’autre part, s’ils renvoient à la physique, il faut que ce soit à une physique très simple sinon rudimentaire : le plein et le creux, le roseau fendu, la soupape… Nous avons donc de quoi réfléchir sur la différence entre le symptôme et le signe. Cela revient à dire les vertus du signe par rapport au symptôme. D’abord le signe dédramatise la maladie. Ce caractère « dédramatisant » est très important pour le médecin. Le signe n’est pas lié, comme le symptôme, à l’aspect extérieur, à l’angoisse, au comportement. Les symptômes des maladies thoraciques ont aussi l’inconvénient d’être semblables. Les signes ont une tendance nettement distinctive26. Ils sont en eux-mêmes diacritiques27. C’est que le signe est lié à l’altération des organes et non au trouble des fonctions28. À la variété pathétique et anarchique du trouble des fonctions, les signes opposent la variété organisée, où l’on peut se retrouver grâce à l’habitude, à l’analogie et aux caractères physiques. Les symptômes sont surabondants et équivoques ; les signes sont nombreux, certes, mais limités et constants et Laennec s’emploie à déterminer leur univocité.
Je voudrais dire un mot, à ce propos, sur Bichat et ce qu’il dit sur la physiologie ; sur l’Idéologie de Destutt de Tracy et la question de la sensation. Pour Bichat la chose est claire ; les organes de la vie interne sont le siège unique des passions. Destutt écrit, de son côté : « sentir est aussi la même chose que penser29. » On voit qu’il y a une réflexion commune, on voit aussi qu’il y a polémique. On ne communique pas comme cela, de la sensation à l’idée.
Le sensualisme de ces médecins rencontre ainsi l’épicurisme. Nous pouvons, à ce propos, rappeler Lucrèce et son poème La Nature des choses. Tout au long des siècles, une fois ce poème redécouvert à la Renaissance, La Nature des choses n’a cessé d’être une référence philosophique.
Pour terminer, j’aimerais rappeler ce que j’ai déjà eu l’occasion de souligner : on oublie trop l’importance de Cabanis, en cette fin du xviiie siècle. Pour Cabanis, l’homme n’est pas deux : « Le dualisme n’est qu’une distinction méthodologique de philosophes. À proprement parler les facultés physiques, d’où naissent les facultés morales, constituent l’ensemble de ces mêmes opérations30. »
Quelque chose résiste. Par exemple les Anciens, dit Cabanis, ont bien mis en évidence la résistance des tempéraments. « Ces grands observateurs ne tardèrent pas à s’apercevoir que l’action des corps extérieurs ne modifie que jusqu’à un certain point les dispositions organiques. »
Cette notion de résistance est fondamentale. Cabanis l’attribue à Destutt de Tracy, et il est vrai qu’il l’a, en quelque sorte, conceptualisée. Mariana Saad souligne les liens entre ces deux penseurs. « Être voulant et être résistant, c’est être réellement, c’est être », écrit Destutt dans ses Éléments d’Idéologie. Mais on a déjà vu cette notion dans des textes de Bordeu. Ce qui résiste, c’est l’homme intérieur découvert, dit Cabanis, par Sydenham. Et cet homme intérieur, c’est l’homme cérébral ; allons plus loin, c’est l’homme viscéral. Pour Cabanis le cerveau est un viscère qui produit la pensée, comme l’estomac et les intestins opèrent la digestion. « Le cerveau digère en quelque sorte les impressions… il fait organiquement la sécrétion de la pensée. » :
Dans certaines dispositions des organes internes, et notamment des viscères du bas-ventre, on est plus ou moins capable de sentir ou de penser… ; des appétits extraordinaires et bizarres se développent, des images inconnues assiègent l’esprit ; des affections nouvelles s’emparent de notre volonté ; et ce qu’il y a peut-être de plus remarquable, c’est que souvent alors l’esprit peut acquérir plus d’élévation, d’énergie, d’éclat, et l’âme se nourrir d’affections plus touchantes ou mieux dirigées.
Cabanis estime, comme Cioran, ou comme Freud, qu’il faut un certain malaise pour penser. On trouve dans la correspondance de Freud cet aveu :
« Mon style était malheureusement mauvais parce que physiquement j’allais trop bien ; il faut que je sois quelque peu mal en point pour bien écrire31. » Mariana Saad rappelle la continuité d’un raisonnement qui va de Jérôme Cardan à Freud, en passant par Cabanis. Son livre est la première étude philosophique, épistémologique, historique consacrée à l’ensemble de l’œuvre de ce médecin philosophe, dont elle souligne le rôle éminent dans l’histoire de la médecine et de la philosophie. Il est donc appelé à occuper une place de choix dans la bibliographie et la compréhension de l’œuvre de Cabanis.
Jackie Pigeaud
1 Philippe Mudry, La préface du De medicina de Celse : texte, traduction et commentaire. [Rome], Institut suisse de Rome, 1982. Le commentaire de Mudry est indispensable.
2 Ibid., p. 6.
3 Ou le talent littéraire, comme traduit Mudry.
4 Cf. Mudry, « La Place d’Hippocrate dans la Préface du De medicina de Celse », Colloque de Mons, 1977, p. 345-352.
5 Sapientia, comme l’écrit Mudry, La préface du De medicina de Celse, op. cit., p. 64 : « y désigne la philosophie en tant que discipline, tandis que rerum naturae contemplatio indique l’activité particulière des premiers philosophes qui se vouèrent à l’étude de la nature dans ces nombreux traités qu’on intitula par la suite Sur la nature. »
6 La préface du De medicina de Celse, op. cit., p. 63 sqq.
7 Ibid.
8 Ibid., Traduction Mudry.
9 L. S. King, « Hippocrates and philosophy », in Journal of the history of medicine and allied sciences, 18, New-Haven, 1963, p. 77-78. King, (Cf. Mudry, « La place d’Hippocrate… », op. cit., p. 346), rapproche la phrase de Celse d’un texte de Boerhaave, (Praelectiones academicae, Taurini, 1742-1745, vol. I, cap. I, mon édition, p. 27) qui semble faire référence à la phrase de Celse : « et quando philosophiam ad medicinam nihil facere adseruit, de philosophia dixit morali, in qua sola tunc versabatur Schola Pythagorica… » Ce qui voudrait dire qu’Hippocrate se serait séparé de la seule philosophie éthique, et, plus précisément, de la doctrine pythagoricienne. Contra Ph. Mudry, « La place d’Hippocrate… », op. cit., p. 346.
10 F. Kudlien, Der Beginn des medizinischen Denkens bei den Griechen, Zurich-Stuttgart, 1967, p. 146, cité par Mudry, La préface du De medicina de Celse, op. cit., p. 64.
11 C’est la question que j’ai abordée dans « La médecine et ses origines – l’origine de la médecine : un problème historique ou ontologique ? » (Paterson Lecture), Bulletin de la Société canadienne d’histoire de la médecine, déc. 1992.
12 Daniel Le Clerc, Histoire de la Médecine, Amsterdam, 1723, p. 114.
13 Les italiques sont de Le Clerc.
14 Souligné par moi.
15 Ibid., p. 114.
16 Révolutions et Réformes de la Médecine, Œuvres philosophiques, éd. C. Lehec et J. Cazeneuve Paris, PUF, t. 2, p. 95-100. En fait Cabanis suit très exactement Le Clerc.
17 Théophile de Bordeu, Œuvres Complètes, Paris, Caille et Ravier, 1818, p. 670.
18 Ibid., p. 671.
19 V K 331.
20 Cette question est si capitale qu’elle entraînera, comme je l’ai déjà rappelé, la distinction radicale entre maladie de l’âme et maladie du corps, et ce que j’ai appelé le triomphe du dualisme. J’évoque ici simplement ce problème, pour le garder à notre horizon.
21 Corvisart, Essai sur les maladies et les lésions organiques du cœur et des gros vaisseaux, Paris, Méquignon-Marvis, 1818, p. xiii. Je souligne.
22 Ibid., p. xxxiv.
23 Broussais, De l’irritation et de la folie, Paris, Baillière, 1839, t. 1, p. 494-495. Je souligne.
24 Orthographe de Reil.
25 Laennec, Traité de l’auscultation médiate, Paris, Brosson et Chaudé, 1819, t. 1, p. 96.
26 Ibid., p. 3 : « Les maladies des organes thoraciques […] extrêmement nombreuses et très diverses, ont presque toutes des symptômes semblables. La toux, la dispnée, et chez quelques-uns l’expectoration, sont les principaux et les plus saillants ; et les variétés que présentent ces symptômes ne correspondent pas, à beaucoup près, d’une manière constante, à des différences dans les altérations organiques qui les occasionnent. »
27 En médecine se dit des signes qui permettront de différencier une maladie de l’autre.
28 Laennec, Traité de l’auscultation médiate, op. cit., p. xxx, et surtout p. 3. La médecine de tous les âges a cherché des signes propres. Ce fut un échec « tant qu’on s’en est tenu aux signes que peuvent donner l’inspection et l’étude du trouble des fonctions. »
29 Destutt de Tracy, Éléments d’Idéologie, Logique, Paris, 1818, p. 164.
30 Les rapports du physique et du moral, in Œuvres philosophiques, op. cit., t. 1, p. 317.
31 Lettre du 6 Septembre 1899, citée par Ilse Grubich-Simitis, Freud : retour aux manuscrits, Paris, PUF, 1997, p. 94.
- Thème CLIL : 3126 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie
- ISBN : 978-2-406-05805-2
- EAN : 9782406058052
- ISSN : 2260-9873
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05805-2.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 30/05/2016
- Langue : Français