L’Annonce faite à Marie, opéra de Philippe Leroux
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
2023 – 1, n° 239. Claudel, journalistes et journalisme - Auteur : Naudeix (Laura)
- Pages : 113 à 116
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
L ’ ANNONCE FAITE À MARIE,
OPÉRA DE PHILIPPE LEROUX
Opéra pour six voix, ensemble instrumental et dispositif électronique
Opéra en français en 4 actes, prologue de Philippe Leroux, d’après la pièce de théâtre de Paul Claudel. Philippe Leroux, musique ; Raphaèle Fleury, livret ; d’après l’œuvre de Paul Claudel
Commande d’Angers Nantes Opéra
Célie Pauthe, mise en scène ; Guillaume Delaveau, scénographie ; Anaïs Romand, costumes ; Sébastien Michaud, lumières ; François Weber, images ; Denis Loubaton, dramaturgie ; Carlo Laurenzi, électronique Ircam ; Clément Cerles, diffusion sonore Ircam
Ensemble Cairn Guillaume Bourgogne, direction musicale
Raphaële Kennedy (Violaine Vercors) soprano ; Sophia Burgos (Mara Vercors) mezzo-soprano ; Els Jannssens Vanmunster (Élisabeth Vercors) mezzo-soprano ; Marc Scoffoni (Anne Vercors) baryton ; Charles Rice (Jacques Hury) baryton ; Vincent Bouchot (Pierre de Craon) ténor
L ’ Annonce faite à Marie est le premier opéra du compositeur Philippe Leroux (né en 1959). Créé à Nantes le 9 octobre 2022, il est repris en novembre à l’opéra de Rennes puis à Angers. L’idée en revient à Alain Surrans, avec qui Leroux a évoqué le projet il y a cinq ans. Il succède ainsi à la présentation en mai 2021 du Soulier de satin de Marc-André Dalbavie, commande de l’Opéra de Paris. L’« Opéra de paroles » selon la fameuse formule du poète a déjà été porté sur la scène lyrique, par Walter Braunfels en 1948, Renzo Rossellini, en 1970, et plus récemment Marc Bleuse en 20191. Citons enfin la belle mise en scène d’Yves Beaunesne en 2014, où Violaine, incarnée avec grâce et génie par Judith Chemla, interprétait les compositions de Camille Rocailleux.
Connu non seulement pour son travail sur la poésie et la vocalité, mais aussi sur la musique médiévale – il a travaillé autour du chant grégorien et 114a mis en musique les vers de Guillaume de Machaut (Quid sit musicus ? en 2014) –, on comprend que Leroux se soit penché sur la poésie qui habite la pièce de Claudel, située dans « un Moyen âge de convention ». Car ce n’est pas la dimension abstraite voire mystique du texte qui l’a attiré semble-t-il, mais davantage la bataille du poète avec sa propre langue : « L’Annonce faite à Marie est un texte charnel autant que spirituel. L’écriture de Claudel, d’une extraordinaire justesse, aussi bien quand il parle de passion amoureuse que de métaphysique, rejoint mon travail qui cherche un équilibre entre la corporalité du son et les constructions abstraites2. »
Le livret, confié à Raphaèle Fleury, spécialiste de Claudel3, et qui avait également signé le livret de Dalbavie, peut ainsi rester assez fidèle au texte, en puisant notamment dans La Jeune fille Violaine, coupant quelques passages, les plus explicatifs, comme, significativement, la première scène du dernier acte, ou encore des allusions, resserrant le texte sur le drame des deux sœurs. Contrairement au Soulier qui avait dû soumettre le poème dramatique à une réduction, le spectacle dure ainsi sensiblement la même longueur que la pièce, 2h30 sans entracte. Parallèlement, la dramaturgie musicale se met au service du théâtre, et après un début peu convaincant, l’énergie de la composition se cristallise de manière efficace, et la vocalité est bien la matière même de la personnalité des figures claudéliennes.
L’intervention la plus notable consiste en un modelage de certaines paroles, fragmentées, suspendues (« comprends-moi… vase fermé… parfum… ne sert pas… »), que Leroux nomme « récitatifs », qui « proposent aux auditeurs une écoute “flottante”, où ils peuvent associer librement les mots entre eux. Se crée ainsi une dialectique entre le sens ordinaire des mots, qui supporte la narration dramatique de l’opéra, et une signification plus métaphorique et subjective, d’ordre poétique, portée par les voix, les instruments et la partie électroacoustique, qui convoque nos sensations et notre inconscient4. »
Mais le propos est bien d’atteindre à la pensée créatrice de Claudel lui-même, élaborant son propre poème : « comme s’il rêvait, était en train d’écrire son texte, en se le récitant à lui-même, ou nous guidait dans notre écoute5. » En effet, Leroux voit dans L’Annonce une « auto115biographie indirecte6 ». Cela donne lieu à la trouvaille la plus spectaculaire de l’œuvre : la synthèse artificielle de la voix de Paul Claudel7. La « voix de Claudel » dit uniquement des choses écrites par le poète, mais soulève des questions éthiques complexes. Par ailleurs, quel en est le bénéfice artistique ? Un moment particulièrement émouvant est suscité par l’irruption du vieillard, ici l’incrustation de sa voix réelle, chantonnant la chanson d’Anne Vercors à sa fille. Ailleurs, durant le prologue, l’enregistrement ancien suscite une texture sonore touchante, et contribue à créer l’univers de la fiction. Pour autant, la plupart du temps, on a l’impression tenace d’entendre un commentaire de l’œuvre, voire la convocation intempestive de la documentation préparatoire au spectacle. À cet égard, le dernier mot laissé à une explication du sens de L’Annonce faite à Marie par le poète lui-même, s’avère particulièrement décevante pour le spectateur. On reconnaît ce type de procédé dans d’autres spectacles conçus par Célie Pauthe. La fortune en est inégale8. La voix de Claudel, plutôt qu’un guide, tient le spectateur à distance.
Le caractère intellectuel de la mise en scène s’explique par la volonté de relier la pièce à son processus d’écriture, confondu avec la vie du poète lui-même. Pauthe s’en explique : « [Claudel] dit de cette œuvre : “c’est un drame qui domine au fond toute mon existence.” De là l’idée est venue que l’histoire se déroule comme dans la chambre d’écho du bureau de Claudel. […] En outre, l’objet livre lui-même est là et les chanteurs le citent, s’en emparent, un peu comme si les personnages venaient rouvrir ce bureau mental plein d’obsessions, riche d’une vie entière qu’ils allaient redéplier avec nous9. » Leroux ajoute : « On peut faire revenir des morts d’une certaine façon. Il y avait aussi cette idée de faire une irruption de l’Histoire de la littérature dans l’opéra10. » La proposition 116reste statique, voire, osons le terme, scolaire. Cet effet est aggravé par une direction d’acteur timide, un décor ingrat, des lumières monotones.
Ailleurs, fort heureusement, le spectacle s’émancipe, quitte sa déférence pour nous mettre en contact avec une véritable saisie du poème par l’opéra. La « voix de Claudel » est alors noyée dans le son qui envahit l’espace sonore depuis l’auditorium. Le compositeur confie l’orchestre, une petite formation instrumentale, à l’amplification sonore qui fait le tour de la salle et enveloppe l’auditeur dans une texture acoustique mystérieuse. Cet effet est en particulier obtenu lors de la scène de la résurrection de l’enfant où le chœur et les deux voix féminines qui se répondent se voient démultipliés par un véritable paysage qui fait se fondre dans une spatialisation qui rend vraiment immense l’espace du théâtre, scène et salle. À cet égard, il faut saluer la réussite du compositeur, qui donne une interprétation parfaitement réussie de ce qui constitue le point culminant de l’œuvre.
Au plan plastique, ce même aspect pour ainsi dire « paysagiste » se retrouve dans le dispositif de projection très simple qui substitue au fond du plateau un écran disponible au film en noir et blanc de François Weber : un doux défilé d’images de forêts, de champs, d’ombre et de branches traversées par la lumière, selon les étapes du parcours spirituel de l’œuvre11. Ces échappées constituent là encore une respiration non seulement au sein de l’espace scénique mais bien de l’imaginaire du texte.
À ces deux endroits du spectacle, la mise en scène et la musique suggèrent une mise en espace, au sens littéral du terme, de la pensée de Claudel, sans prétendre rivaliser avec elle mais en cherchant une expérience physique d’un autre ordre que celui que procure le poème. Il me semble que c’est pour ces propositions littéralement lyriques que le spectacle de Leroux et Pauthe est le plus convaincant, trouvant des langages sonores et plastiques cohérents, et surtout aptes à se saisir du drame, et à en proposer une interprétation faite de matérialité sensible et évocatrice.
Laura Naudeix
1 Compte rendu de Jean-Noël Segrestaa : https://societe.paul-claudel.net/wp-content/uploads/LAnnonce-faite-a-Marie-de-Marc-Bleuse.pdf consulté le 31-1-23.
2 https://www.ircam.fr/agenda/lannonce-faite-a-marie-1/detail consulté le 31-1-23.
3 Elle a notamment publié Paul Claudel et les spectacles populaires, le paradoxe du pantin, Paris, Classiques Garnier, 2012.
4 Entretien réalisé avec Philippe Leroux par Jérémie Szpirglas, avril 2022. Dossier de presse : https://www.opera-rennes.fr/sites/default/files/2022-10/Dossier%20presse%20Rennes%20L%27Annonce%20faite%20%C3%A0%20Marie.pdf
5 https://www.ircam.fr/agenda/lannonce-faite-a-marie-1/detail consulté le 31-1-23.
6 Entretien avec Philippe Leroux et Célie Pauthe, réalisé par Angélique Dascier, octobre 2022, https://toutelaculture.com/spectacles/opera/lannonce-faite-a-marie-par-philippe-leroux-et-celie-pauthe-aux-fondations-de-la-cathedrale/ consulté le 31-1-23.
7 Entretien réalisé avec Philippe Leroux par Jérémie Szpirglas, avril 2022, art. cité : « avec Christophe Veaux et Carlo Laurenzi, grâce à un synthétiseur neuronal composé de deux réseaux de neurones – une technique qui relève de l’apprentissage profond. »
8 Voir par exemple sa proposition embarrassante autour de La Chauve-Souris de Johann Strauss en 2019, mise en lien avec la représentation orchestrée par les nazis dans le camp de concentration de Terezin, ou encore, de manière plus convaincante la projection du film Césarée de Marguerite Duras durant Bérénice de Racine en 2018.
9 Entretien avec Philippe Leroux et Célie Pauthe, réalisé par Angélique Dascier, octobre 2022, art. cité.
10 Entretien avec Philippe Leroux et Célie Pauthe, réalisé par Angélique Dascier, octobre 2022, art. cité.
11 On apprend incidemment qu’il s’agit de lieux connus de Claudel, les paysages du Tardenois, dans l’Aisne, ce qui n’apporte que peu à l’expérience sensible du spectateur.
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- ISBN : 978-2-406-14859-3
- EAN : 9782406148593
- ISSN : 2262-3108
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14859-3.p.0113
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 10/05/2023
- Périodicité : Quadrimestrielle
- Langue : Français