En marge des livres
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
2020 – 3, n° 232. Premières correspondances - Auteur : Lioure (Michel)
- Pages : 107 à 111
- Revue : Bulletin de la Société Paul Claudel
Christelle Brun, Paul Claudel et le monde germanique, Droz, 2020. Un vol. de 688 p. Avant-propos de Monique Dubar. Hommages, bibliographie, index.
Christelle Brun, prématurément décédée en 2013, avait soutenu avec succès à la Sorbonne, en 2001, une thèse de doctorat, dirigée par le professeur Michel Autrand, sur Paul Claudel et le monde germanique. Méticuleusement revu par Madame le Professeur Monique Dubar, cet ouvrage explore et décrit avec précision les relations complexes et continues de Claudel avec la nation, la culture et la civilisation allemandes. En se fondant sur une documentation abondante et originale, empruntée non seulement aux travaux antérieurs du docteur Edwin-Maria Landau et d’André Espiau de la Maëstre, longuement cités, mais aussi sur les archives du Quai d’Orsay, minutieusement explorées, l’auteur expose avec rigueur non seulement la teneur des échanges et des démarches afférentes aux fonctions du consul, mais analyse aussi, plus profondément, le « dialogue » entre Claudel et le monde germanique, la « vision affective et passionnée » que le consul et le poète en a perçue et relatée dans sa correspondance et ses écrits.
Après avoir évoqué les premières approches de la littérature et de la pensée allemandes, à travers les leçons scolaires reçues sur Lessing, Goethe et Schiller, les cours du philosophe Auguste Burdeau sur Kant, au lycée Louis-le-Grand, ainsi que les conversations avec Romain Rolland, et rappelé les grands traits de l’« air du temps », partagé entre la défiance envers le militarisme prussien et l’admiration pour la musique et la littérature d’outre-Rhin, l’auteur s’attache aux réactions de Claudel sur la religion, l’art et la pensée allemandes. Christelle Brun retrace et analyse avec précision, en leur consacrant à chacun un chapitre abondamment nourri de citations, les jugements de Claudel sur Kant, Luther et Goethe, et s’attarde avec raison sur les variations de ses appréciations sur Wagner, successivement admiré et dénigré.
Une autre partie de l’ouvrage est naturellement consacrée aux activités commerciales et diplomatiques de Claudel lors de ses consulats à Francfort et à Hambourg. Puis l’auteur s’attache à l’exploration que Claudel a effectuée, lors de son séjour, des richesses artistiques et culturelles de la 108civilisation allemande, à la création de Mariä Verkündigung (L’Annonce faite à Marie) à Hellerau en 1913, à ses relations avec les traducteurs et les metteurs en scène allemands de l’époque. Christelle Brun s’intéresse enfin largement à la diffusion, au rayonnement et à l’interprétation des écrits poétiques et dramatiques de Claudel en Allemagne, à l’accueil de la presse allemande, aux affinités avec Brecht, à la diffusion et à la réception de l’œuvre claudélienne en Allemagne.
L’intérêt de ce travail tient d’abord à l’étendue de l’enquête et à la richesse de la documentation. L’auteur a exploré toutes les voies que Claudel a suivies pour s’initier à la culture et à la civilisation allemandes : depuis les premières leçons de littérature et de philosophie reçues au lycée, qui ont provoqué son ennui devant les drames de Schiller et sa répulsion pour la pensée de Kant, jusqu’à son initiation aux symphonies de Beethoven et aux opéras de Wagner, donnés en version de concert et découverts grâce à l’« amitié initiatrice » de Romain Rolland. Dans sa « conversation » sur Richard Wagner, rêverie d’un poëte français, en 1926, il rappellera son enthousiasme initial pour Tannhaüser, La Walküre et L’Or du Rhin. Plus tard, Claudel reviendra sur ces admirations de jeunesse : devenu chrétien, déclarera-t-il dans « Aegri somnia », il était désormais à l’abri de « ces prestiges germaniques ». Les drames de Wagner, d’abord passionnément goûtés, seront progressivement critiqués et condamnés comme le « poison wagnérien ». La littérature et la pensée allemandes seront l’objet d’un rejet à la fois idéologique et artistique. Goethe, Luther et Kant seront englobés et jugés simultanément comme les « trois fléaux », « les trois mauvais génies de l’Allemagne ». Ces anathèmes vaudront à leur auteur de ne pas obtenir, comme il l’avait espéré, le poste d’ambassadeur en Allemagne.
Durant son séjour en Allemagne, de 1912 à 1914, à Francfort puis à Hambourg, Claudel néanmoins s’était plu non seulement à explorer les richesses artistiques et culturelles de l’Allemagne, mais il avait eu aussi l’occasion de lier des relations amicales avec des traducteurs, des metteurs en scène et des régisseurs qui œuvrèrent à la diffusion de son œuvre poétique et dramatique. C’est d’abord à Francfort, au mois de mars 1913, puis le 2 avril suivant à Strasbourg, alors en terre allemande, que Claudel a fait inviter Lugné-Poe à jouer L’Annonce faite à Marie qu’il venait de créer à Paris à Noël 1912. Puis c’est à l’Institut d’art de Hellerau, près de Dresde, que fut jouée avec un succès éclatant L’Annonce faite à Marie, traduite et adaptée par Jakob Hegner (Mariä Verkündigung) au mois d’octobre 1913, représentation qui demeurera pour 109Claudel une référence. Plus tard, au mois de mai 1930, c’est encore à l’Opéra de Berlin que sera créé Le Livre de Christophe Colomb. Dépité par plusieurs échecs en France, où son œuvre était souvent mal comprise, il appréciera d’autant plus l’accueil reçu en Allemagne : « il n’y a qu’un pays pour les artistes », écrira-t-il à Darius Milhaud le 23 mai 1931, « c’est l’Allemagne ».
La guerre de 1914, au début de laquelle Claudel, alors consul général de France à Hambourg, avait été brutalement expulsé, le dressa provisoirement contre le pays ennemi, sévèrement jugé dans sa religion, sa littérature et sa philosophie : dans son poème « Sainte Geneviève », en 1918, Claudel stigmatisera violemment « les hordes de Satan », englobant dans une même réprobation « Luther, et le grand âne solennel Goethe, avec Kant et sa philosophie ». Dans « Saint Martin », au mois de septembre 1919, il condamnera de nouveau ce « peuple mal baptisé », « peuple de Luther et de Kant » qui « médite de nouveaux nuages empoisonnés ». Plus tard, la guerre de 1940 ne fera qu’aggraver ses réticences et sa condamnation, dans le poème intitulé « Ainsi donc encore une fois », de « l’Allemagne épileptique » et de la Germanie, « Caïn, entre les peuples qui ne fut créé que pour la haine ». De 1870 à 1940, Claudel rappelle avoir « vu trois guerres », qui ne pouvaient qu’aggraver profondément les relations entre les deux nations. Mais s’il rêvait déjà, dans Le Soulier de Satin, d’une « république enchantée des âmes » où « le désordre et la douleur d’aujourd’hui » soient « le commencement d’autre chose », au lendemain de la dernière guerre, en 1953, dans « Le serment de Strasbourg », il appelait de ses vœux la réconciliation de ces deux grands peuples.
Une part remarquablement documentée de l’ouvrage est consacrée aux activités de Claudel en qualité de consul de France à Francfort, puis à Hambourg, de 1912 à 1914. Christelle Brun a consciencieusement consulté les archives du Quai d’Orsay pour y découvrir les nombreux rapports très circonstanciés que le consul adressait régulièrement aux services de l’ambassade à Paris pour les informer de ses démarches auprès des établissements industriels et commerciaux de Francfort et de Hambourg, de ses visites à « tout cet État-major de capitalistes, d’administrateurs et d’ingénieurs », et pour en décrire avec minutie, jusque dans le détail des marchandises et des comptes, les opérations matérielles et la situation financière. Claudel adresse au ministère une série de notes extrêmement détaillées et très précisément chiffrées sur les importations et les exportations de vins, de céréales ou de main-d’œuvre. 110De très nombreuses citations inédites, extraites des rapports du consul, présentent à la fois un état concret des activités de ces entreprises, et une description circonstanciée des intérêts commerciaux de la France dans ses échanges avec l’Allemagne. Les rapports de Claudel, longuement cités et souvent très détaillés sur le plan des réalités commerciales et financières, constituent à cet égard un document fort intéressant à la fois sur les relations de la France avec l’Allemagne, et un témoignage instructif sur les activités du consul, soucieux d’informer précisément sa hiérarchie sur la situation et les tractations économiques entre les deux pays. En Allemagne, comme auparavant en Chine et en Autriche, et plus tard au Brésil, Claudel a démontré ses remarquables capacités d’agent commercial ou, comme il se plaira plus tard à le répéter, d’« épicier ».
La dernière partie de l’étude est consacrée à la diffusion et à la réception des écrits de Claudel en Allemagne, aux traductions et aux essais qu’ils ont inspirés, notamment aux ouvrages d’Ernst Robert Curtius, à l’accueil réservé aux représentations des drames, et plus généralement à la vision que le public allemand a perçue de son œuvre. Sont particulièrement étudiées l’adaptation en allemand de L’Annonce en 1913 par Jacob Hegner, les considérations sur la poésie et la traduction ébauchées par Bernhard von der Marwitz ou échangées avec Richard Dehmel, les traductions de Franz Blei, Hans Urs von Balthazar et Edwin-Maria Landau pour le théâtre et l’ensemble de l’œuvre ainsi que l’adaptation par Paul Hindemith de la Cantate de l’Espérance en 1953. Christelle Brun a également recensé l’accueil de la presse et des écrivains allemands notamment lors des représentations de L’Annonce en 1913, l’émotion du public – et du poète – en 1953 lors de la représentation de l’Histoire de Tobie et de Sara à Hambourg, ainsi que la réaction de la presse allemande à la mort de Claudel en 1955.
L’ouvrage de Christelle Brun, tout au long de son parcours, s’appuie sur de très nombreuses et longues citations, souvent transcrites en allemand et intégralement traduites en français, qui manifestent une très vaste information et une connaissance approfondie non seulement de la totalité des œuvres de Claudel, du théâtre à la poésie, de la correspondance aux textes en prose, du journal aux écrits bibliques, mais aussi de la critique et des interprétations de cette œuvre ainsi que de l’histoire de la littérature et de la civilisation allemandes. L’on ne saurait rendre compte ici suffisamment de la diversité, de l’ampleur et de la précision d’une investigation qui touche à tous les détails des relations professionnelles et littéraires de Claudel avec les entrepreneurs, les 111metteurs en scène et les écrivains allemands. Chacun des dix-sept chapitres offre un recensement très complet et un commentaire approprié de toutes les informations concernant le sujet. L’auteur manifeste un souci d’exhaustivité qui ne néglige aucune des sources d’information et de réflexion sur la relation de Claudel avec la nation, la littérature et la civilisation allemandes. Son livre, à cet égard, constitue une somme érudite et originale.
En annexe figurent un inventaire des ouvrages et traductions en relation avec l’Allemagne conservés dans la bibliothèque de Claudel, une chronologie de la présence et de l’action de Claudel en terre germanique, ainsi que la liste des publications et interventions de Christelle Brun au sujet de Claudel. L’ouvrage est suivi d’une série d’hommages à Christelle Brun par Monique Dubar, qui a permis la publication de cet ouvrage, ainsi que par Michel Autrand, François Claudel et Marie-Hélène Prêcheur, qui évoquent la personnalité attachante et les nombreuses activités de Christelle. Une bibliographie et un index des noms, des œuvres et des personnages complètent utilement cette importante étude.
Il convient de remercier particulièrement Monique Dubar, qui a travaillé à la publication de ce remarquable ouvrage qui sans elle eût été longtemps relégué dans l’ombre des bibliothèques universitaires, et dont la diffusion contribuera à éclairer toute une part, importante et relativement moins connue, de l’activité professionnelle et littéraire de Claudel ainsi que du rayonnement de son œuvre en Allemagne.
Michel Lioure
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-11303-4
- EAN : 9782406113034
- ISSN : 2262-3108
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11303-4.p.0107
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 21/12/2020
- Périodicité : Quadrimestrielle
- Langue : Français