En marge des livres
- Publication type: Journal article
- Journal: Bulletin de la Société Paul Claudel
2014 – 2, n° 213. Paul Claudel et André Suarès - Authors: Wasserman (Michel), Kaës (Emmanuelle), Millet-Gérard (Dominique)
- Pages: 73 to 84
- Journal: Bulletin of the Paul Claudel Society
Paul Claudel en Chine, sous la direction de Pierre Brunel et Yvan Daniel, Presses universitaires de Rennes, collection « Interférences », 2013
L’ouvrage dont il est ici question procède d’une journée d’études organisée le 10 septembre 2011 à l’Auditorium des cours de civilisation française de la Sorbonne. Ce colloque coïncidait avec le centième anniversaire de la naissance de Gilbert Gadoffre, historien de la littérature française qui consacra une thèse pionnière à « Claudel et l’univers chinois » (Cahiers Paul Claudel 8, Gallimard, 1968). Ce remarquable travail a pour singulière et quasi légendaire caractéristique d’avoir été entièrement repris et mené à son terme bien des années après la guerre, les premières ébauches et travaux préparatoires ayant été confisqués et vraisemblablement détruits en décembre 1943 par la Gestapo, à laquelle le grand résistant que fut Gadoffre indiquera dans un livre d’entretiens publié après sa mort qu’il n’entendait pas « laisser le dernier mot ».
Après qu’Yvan Daniel a brossé à larges traits dans son introduction l’historique des travaux qui suivirent Gadoffre sur la relation exceptionnellement féconde qui unit la Chine à l’œuvre diplomatique et littéraire de Claudel, Didier Alexandre montre dans son intervention comment le séjour chinois joue un rôle jusque dans la réécriture (effectuée à Shanghai et à Fou-tchéou) des drames antérieurs : directement en ce sens que l’expérience de la Chine rurale et industrieuse renvoie le jeune diplomate à sa nature paysanne tout en orientant la réécriture de La Ville et de La Jeune Fille Violaine vers une solennisation des tâches les plus humbles ; par intertextualité aussi, dans la mesure où les transformations imposées entre les deux versions aux personnages de Violaine et de Pierre de Craon trahissent à plusieurs reprises des méditations qui ont préalablement nourri les poèmes de Connaissance de l’Est.
Pascale Alexandre-Bergues revient ensuite sur l’arrière-plan autobiographique et colonial de Partage de midi, dont l’assez grande transparence, pointée autrefois avec soin par Gilbert Gadoffre, ne vise pas seulement selon elle à planter un décor, mais aussi à susciter un puissant effet de dramatisation où la marche vers l’Est se veut une marche fatale vers la mort. Elle souligne d’ailleurs combien le contexte spatio-temporel de cette pièce entamée dans les mondanités et les trafics d’une société coloniale déterminée finit par perdre toute pertinence dans la transfiguration conclusive.
Pointant de son côté la récurrence quasi obsessionnelle dans l’ensemble de l’œuvre claudélienne du motif du « retour à Fou-Tchéou » comme cristallisation du désir et du souvenir, Yvan Daniel assimile la démarche de Claudel, « écologue » aspirant au retirement dans la nature et nostalgique de la vieille Chine défigurée par l’industrialisation et l’urbanisation, à celle du pêcheur du mythe taoïste qui, attiré par le parfum des fleurs de pêcher, trouve au sortir de la grotte où il s’est faufilé une campagne opulente dont les habitants, restés figés dans le passé d’anciennes dynasties, tiennent à protéger le secret de leur existence heureuse : « avons-nous » à la vérité « jamais quitté la Chine depuis Connaissance de l’Est », s’interroge Clauda Jullien qui examine jusque dans les textes exégétiques la façon dont Claudel, qui frise le figurisme des vénérables Jésuites sinisants, accommode et annexe le Tao à sa propre spiritualité. Un Tao dont la métaphysique du Vide n’est sans doute pas étrangère au travail d’allègement, d’organisation et d’encadrement que Claudel impose à sa poétique « chinoise », et que décrit Dominique Millet-Gérard dans « Ville la nuit », l’un des textes les plus abondamment corrigés de Connaissance de l’Est : c’est en effet comme si la Chine du foisonnement, de la couleur locale et du pullulement devait susciter un effort correspondant d’ascèse et de rationalisation, lequel effort pourrait d’ailleurs trahir la manière des notes et rapports que produit par ailleurs le consul, mais aussi selon Mme Millet-Gérard l’influence de la Somme théologique dont le « déchiffrage » par Claudel est contemporain de sa plongée dans l’univers chinois.
Observant que Gadoffre n’était jamais allé en Chine et qu’il était donc sensible à l’aspect représentatif d’une œuvre telle que Connaissance de l’Est, c’est-à-dire moins à la littérarité pure qu’à la vision « stéréoscopique » (documentaire autant que poétique) qui se dégage de ce « Journal de voyage », Claude-Pierre Perez consacre son intervention à la composition du recueil, et au rapport de « dissymétrie violente » qui s’instaure entre les deux parties chronologiquement égales du recueil (cinquante-deux poèmes pour le premier « quinquennat », neuf seulement pour le second), rapport dans lequel il voit notamment un effet de la « torsion » qu’affectionnerait un poète baroque, ainsi que de la « coupure » opérée, tel un blanc entre les deux blocs de poèmes, par la « fissure » de l’année à tous égards décisive passée en 1900 en Europe. Remontant quant à lui aux premiers mois de Chine, Bernard Hue tente de préciser les lectures sur la religion locale et les expériences préalables du théâtre chinois, y compris à l’Exposition de 1889 et durant le séjour
aux États-Unis, qui ont pu servir de soubassement au Repos du septième jour. C’est peu dire, observe à cet égard Jacques Houriez, que la Chine que Claudel a sous les yeux, héritée de la laïcité confucéenne, ne porte plus guère trace de la métaphysique taoïste du Vide créateur que le poète aura donc tendance à aller chercher dans un « Japon primitif et forestier », et pour tout dire « océanien », où « la poésie de l’absence qui s’exprime dans le blanc » animera les Cent phrases pour éventails, sollicitant brutalement l’attention du lecteur, révélant le non-dit « en laissant passer un autre sens à travers le discours disjoint », et valant ainsi pour l’être issu du néant.
Le dernier mot revient comme il se doit à Pierre Brunel, qui rencontra pour la première fois Gadoffre à l’occasion de la décade Claudel organisée à Cerisy-la-Salle en 1963 par Jacques Madaule et Georges Cattaui (Gadoffre y traitait de « La filiation mallarméenne de Paul Claudel »), et qui a pris sa succession à la mort du fondateur (1995) à la tête de l’Institut collégial européen que Gadoffre avait installé dans les années d’après-guerre à Royaumont. C’est donc ès-qualités que Pierre Brunel prit l’initiative de la journée d’études de septembre 2011, laquelle intervenait un an après la mort de Jean-Pierre Angremy, en littérature Pierre-Jean Rémy, cet autre grand diplomate-écrivain de ses amis qui avait séjourné en Chine au début de sa carrière et y avait puisé la matière du Sac du Palais d’Été, « un roman à beaucoup d’égards écrit en marge des œuvres de Victor Segalen ». L’intervention de Pierre Brunel constituera donc, à la faveur d’une relecture notamment du Sac du Palais d’été (1971) et de Chambre noire à Pékin (2004), une rêverie sur cette sorte de passage de relais entre Segalen et Claudel (leur unique rencontre, évoquée dans Le Sac du Palais d’Été, ayant lieu à Tien-tsin à la veille du retour définitif de Claudel) et sur les relations complexes qui les ont unis, Segalen construisant son œuvre selon son biographe Gilles Manceron « dans une sorte de dialogue et d’affrontement avec » Claudel, mais ne lui en dédiant pas moins la première édition de Stèles, et procurant en 1914 à Pékin de Connaissance de l’Est une somptueuse édition à la chinoise, débarrassée au surplus de bien des scories des éditions précédentes.
Pour finir, les actes du colloque proposent en annexe deux textes publiés par Gadoffre préalablement à l’édition de sa thèse. « Claudel et la Chine du Tao » (Mercure de France, janvier 1959) fait le point sur le secours que la religion populaire chinoise, prise comme une école de pensée, a pu apporter par sa métaphysique de l’ordre rythmique et du
Vide créateur à l’angoisse existentielle et au christianisme encore mal assuré du converti de fraîche date qu’est le Claudel du tournant du siècle. Quant au second article, « La Chine du xixe siècle vue par deux consuls de France à Fou-Tchéou » (Cahiers de l’Association internationale des études françaises, 1961), il est malgré son titre très largement consacré en fait à Eugène Simon et aux raisons de la brève fortune de sa Cité chinoise auprès du public des années 1880, traumatisé par la défaite de 1870 et accusant le coup des difficultés imprévues rencontrées par la France au cours du conflit franco-chinois. Agronome, diplomate, Simon n’en est pas moins tributaire de préjugés qui mêlent le confucianisme conçu comme une arme dans le combat anticlérical à « la nostalgie du paradis perdu des civilisations bucoliques » : bref, dans son utopie chinoise Simon aurait voulu faire le procès de l’Occident, dont la Chine fournit une sorte d’image en creux, moyennant quoi l’optimisme avec lequel il décrit du point de vue de l’économie rurale le potentiel formidable que recèle ce géant provisoirement endormi aurait pu, s’il avait été compris, éviter aux Occidentaux bien des erreurs d’appréciation. Claudel ne suit certes pas son lointain prédécesseur à Fou-tchéou sur le plan de l’interprétation religieuse, et il est sans doute, à la veille de la Révolution de 1911 qui rendra obsolète le volumineux mémoire que lui-même préparait et le contraindra à en différer de quelque quarante années la publication, sensible quant à lui au déclin irrémédiable de l’Empire. Quoi qu’il en soit, les deux essais font appel à des instruments d’analyse et à une qualité d’observation qui distinguent radicalement le tableau qu’ils proposent de celui de « la Chine de paravent des hommes de lettres ».
Michel Wasserman
Yehuda Jean-Bernard Moraly, L’Œuvre impossible : Claudel, Genet, Fellini, Le Manuscrit – Recherche-Université, coll. « L’esprit des lettres », 2013
Plaçant son propos sous l’égide du Chef-d’œuvre inconnu de Balzac et du « Livre » mallarméen, Yehuda Moraly, dans son dernier ouvrage, vise à mettre en lumière une loi de la création artistique : un projet rêvé, repris puis abandonné constituerait le cœur de l’œuvre de tout artiste et sa clé. Il s’intéresse plus particulièrement au « grand œuvre » abandonné de trois artistes du xxe siècle, Claudel, Genet et Fellini. Pour chaque artiste, il reconstitue, à partir des brouillons et des correspondances, les différents états du projet puis les phases de son délaissement et recherche les multiples traces de « l’œuvre impossible » dans l’œuvre réalisée.
Il Viaggio di G. Mastorna, voyage au pays des morts, est le « film maudit » de Fellini. Commencé en 1965 dans une période de crise artistique et spirituelle profonde, le cinéaste le portera jusqu’à sa mort en 1993 (le scénario sera publié en 1995). Changement de producteurs, maladies, collaborations chaotiques, interruptions pour d’autres tournages, Il Viaggio restera à l’état de scénario jamais tourné. Giuseppe Mastorna, violoncelliste renommé, va de concert en concert. Lors d’un voyage, son avion, pris dans une tempête, est contraint à l’atterrissage. Mastorna découvre alors une ville mystérieuse, tandis qu’à la télévision, on annonce que le crash n’a laissé aucun survivant. Le scénario est construit comme un voyage dans l’au-delà, une déambulation dans le pays des Morts inspirée de la Divine Comédie de Dante, mais qui en inverse le sens ; il donne à voir un au-delà aussi dénué de signification que le monde des vivants : « Ce serait ça, la deuxième vie, la vraie vie ? Ça le but qu’on devait atteindre après toutes ces années de peur, d’angoisses, de solitude, de mal ? Une vie si maigre et si amère, tout ça pour arriver à cette fête misérable ? C’est ça le royaume de Dieu ? (avec un hurlement de désespoir) ». Le cinéaste empruntera, dans ses œuvres ultérieures, des idées ou des scènes à ce film fantôme : ces traces apparaissent dans Toby Dammit (1968) où le personnage principal évolue, lui aussi, dans le monde des morts, dans Ginger et Fred (1985) et dans La Voce della Luna (1990), dernier film de Fellini, où les personnages sont en contact avec l’autre monde.
« L’œuvre impossible » de Jean Genet surgit, elle aussi, dans une période de crise existentielle et créatrice profonde liée, pour partie, à la publication en 1952 de la monographie de Sartre, Saint Genet comédien et
martyr1. En 1957, Genet évoquera cette crise dans Le Funambule : « Après une période brillante, tout artiste aura traversé une désespérante contrée, risquant de perdre sa raison et sa maîtrise ». En juillet 1954, il publie Fragments, esquisse d’une œuvre immense préalablement intitulée La Mort, dont Sartre annonçait « la tentative inouïe » : « il faudrait que l’œuvre fût à la fois Un coup de dés, Les Sept piliers de la sagesse et Eupalinos ». Ce projet extrêmement ambitieux, auquel Genet travaille de 1948 à 1967, est conçu comme une synthèse de tous les genres littéraires : « Ce sera un livre tout à fait inattendu, imprimé sur des grandes pages au centre desquelles il y en aura de petites, le commentaire, qu’il faudra lire en même temps que le récit. Au bout, il y aura une explosion lyrique qui s’intitulera La Mort » (76). Il répond dans ce texte à la vision sartrienne de l’homosexualité par une théorie fondée sur l’instinct de mort : constituée sur le refus de se perpétuer, l’homosexualité est une mort symbolique. La Mort devait aussi intégrer un cycle de sept pièces dont Les Paravents aurait fait partie. En 1964, Genet en détruit les brouillons. Mais Moraly montre que « l’œuvre impossible » se réfracte dans Le Balcon, Les Bonnes et dans les textes théoriques de Genet, Le Funambule ou Le Captif amoureux.
Attardons-nous maintenant sur « l’œuvre impossible » de Claudel, déjà abordée par l’auteur en 1998 dans Claudel metteur en scène. La frontière entre les deux mondes. Il s’agit, selon Y. Moraly, du quatrième volet du cycle des Coûfontaine, dont le dramaturge entrevoit les linéaments lors d’une nuit d’orage en Guadeloupe en 1928 (cf. J. I, p. 832-833). Ce drame fondé sur le dialogue entre judaïsme et christianisme mettrait en scène Pensée, aveugle et juive, dialoguant avec sa fille Sarah. Ce projet inabouti2 va nourrir deux autres œuvres dramatiques, en 1934 puis en 1949. Tout d’abord, de 1934 à 1938, à la demande d’Ida Rubinstein, le poète va travailler à une série de drames musicaux, La Sagesse ou la Parabole du Festin, Le Livre de Tobie et de Sara, La Danse des morts, Jeanne d’Arc au bûcher. En raison de dissensions au sein du groupe que forment Ida Rubinstein, Audrey Parr, Arthur Honegger, Darius Milhaud et le
dramaturge, le « projet » échouera3. L’interprétation de Yehuda Moraly met en lumière l’homogénéité de fait de cet ensemble qui présente une indéniable unité de forme et d’inspiration. Il confère cependant à cette suite l’unité quelque peu factice d’un « gigantesque projet de théâtre musical biblique » dont l’inspiration unirait les deux Testaments (29). Or, Claudel achèvera chacune de ces œuvres ; il ne s’agit d’aucune manière de brouillons abandonnés. Ensuite, ces drames musicaux seront montés : La Danse des morts, oratorio écrit en 1938, sera créé en 1940 à Bâle, puis en 1941 à Paris ; Jeanne d’Arc sera donnée en 1938 en version de concert en Suisse puis en 1939 en France ; seule La Sagesse mérite, dans cet ensemble, le qualificatif d’œuvre maudite. Enfin, nulle part, Claudel n’évoque le projet médité d’un cycle biblique judéo-chrétien. L’édition récente de ces textes dans la « Bibliothèque de la Pléiade » tend plutôt à montrer que c’est au gré des circonstances, des commandes et des possibilités de collaboration que le poète fait converger la création théâtrale et l’exégèse figurative de la Bible dans une série de drames musicaux unifiés par la représentation de l’histoire de l’humanité.
La seconde tentative de transposition théâtrale d’un dialogue entre juifs et chrétiens qui prolongerait l’impossible quatrième drame de la trilogie est, selon Y. Moraly, On répète Tête d’Or (1949). Cette ébauche, rapidement abandonnée, met en scène la répétition du drame symboliste dans un stalag en Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale. Claudel y introduit le thème du judaïsme, totalement absent des premières versions. Simon, qui se nommait Agnel en 1889, s’appelle Simon Bar Jona ; le rôle de la Princesse est accaparé par un « garçon de café » juif qui joue caché : sa voix se fait entendre derrière un rideau où l’on peut voir la transposition du voile de la Synagogue. Y. Moraly met en lumière de manière très convaincante dans ce texte la concurrence entre les deux « fils de la Colombe » : le christianisme symbolisé par Simon Bar Jona, et le judaïsme incarné par le garçon de café. Reprenant la conclusion de son étude de 1998, il explique l’abandon de Claudel4
par le fait que « la Princesse est redevenue ce qu’elle symbolise dans la Bible juive, la Sagesse, antérieure au monde même […]. La Princesse est en train de redevenir, sous les yeux horrifiés de Claudel, la Synagogue, qui est aveugle, comme Pensée5. » Il nous semble que dans On répète Tête d’Or, Claudel suggère les origines juives de l’Église par l’invention d’un personnage juif qui s’empare avec ferveur du rôle de la Princesse « et qui ne le lâchera pas », par l’image étrange et forte de Simon, figure christique, « traversé » par l’« autre », juif. Reprenant la mystérieuse parole du Christ « Je suis la porte », Simon Bar Jona déplore : « ça serait moi la porte, pour vous tous, s’y avait pas ct’aut’ fi de la colombe, là-bas, derrière le rideau qui s’occupe à me traverser. » Mais Claudel intègre aussi à son drame une symbolique antijudaïque (la « gargouille ») et un langage antisémite (« le youpin » méprisé par les prisonniers du stalag) comme si, pour embrasser dans sa totalité son rapport au judaïsme, il lui fallait aussi faire une place à cet antisémitisme chrétien qui fut longtemps le sien et celui de sa sœur Camille. On peut cependant proposer l’hypothèse que ce qui conduit Claudel à l’abandon « horrifié » de ce projet, ce ne sont pas tant les apories théologiques du dialogue entre juifs et chrétiens qu’un « impossible » d’ordre historique. Extrait d’un univers symboliste peu déterminé, Tête d’Or est inscrit en 1949 – Claudel le dit explicitement – dans l’histoire « ultra-moderne6 ». On peut à cet égard regretter que Y. Moraly, qui cite le propos du poète rapporté par Honegger (« ça se passera dans un camp de concentration et la Princesse sera la Mort qui jouera du clairon7 »), ne prenne pas davantage en compte dans sa réflexion sur la création claudélienne, par ailleurs fort stimulante, le rôle de cet événement historique qu’est l’extermination des Juifs d’Europe. Et ce d’autant plus que d’une part, le texte de On répète Tête d’Or inscrit sur un mode allusif la référence à l’événement de la Shoah qui reste toujours compatible avec la référence première, « littérale » au stalag8, que d’autre part, l’Holocauste
est clairement évoqué dans les commentaires bibliques contemporains de l’ébauche de 1949, en particulier dans L’Évangile d’Isaïe : « Tout de même, ça ! ça ! Tout de même, ô mon Dieu, quelque chose, est-ce qu’il n’est pas arrivé quelque chose9 ? »
L’auteur de L’Œuvre impossible met ainsi en lumière de façon très pertinente la dimension métaphysique de ces trois œuvres, la commune présence des questions du mal, de l’au-delà et de la mort qui « ne saurait être entendue comme fin de la vie, mais comme signe d‘un autre monde dont les héros sont les intercesseurs » (148). « Le dialogue entre le judaïsme et le christianisme si souvent abordé, est au centre de l’œuvre de Claudel ; le Livre Total de Genet, fondateur d’une nouvelle esthétique et d’une nouvelle morale […] est la clé de son théâtre, de ses textes théoriques qui veulent aller au bout de l’altérité. Le film rêvé de Fellini montre sa foi en une existence après la mort » (169). Dans sa conclusion, l’auteur suggère de nouveaux exemples, littéraires, musicaux et picturaux : l’œuvre impossible d’Alfred de Vigny hantée par le personnage de Julien l’Apostat, l’opéra impossible de Schoenberg, l’adaptation de La Recherche par Visconti, les Nymphéas repris et retravaillés par Monet jusqu’à sa mort… Il introduit la notion nouvelle de « passage à la limite » et délaisse dès lors l’approfondissement conceptuel de ce qu’il posait pourtant en introduction comme une « loi de la création » et qui aurait pu être nourri, entre autres, par la réflexion de Maurice Blanchot. L’Œuvre impossible est une entreprise ambitieuse dont l’intérêt réside avant tout dans le minutieux travail de reconstitution analytique de trois processus créatifs particuliers, mais une entreprise peut-être difficile dans sa finalité théorique, tant il paraît problématique de dégager de ces parcours singuliers un principe général de la création artistique.
Emmanuelle Kaës
Jacques Boncompain, De Scribe à Hugo. La condition de l’auteur (1815-1870), préface de L. Petitgirard et J.-C. Bologne et De Dumas fils à Marcel Pagnol. Les auteurs aux temps modernes (1871-1996), préface de J.-C. Carrière, Honoré Champion, coll. « Histoire du livre et des bibliothèques », no 12 et no 13, 2013
Ces deux forts volumes, très soigneusement documentés du point de vue historique, sont la suite de La Révolution des auteurs. Naissance de la propriété intellectuelle (1773-1815) [Fayard, 2002]. Il s’agit, au départ, d’une commande de la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques10, et, à l’arrivée, d’une véritable saga qui trouve son origine dans l’exigence de Beaumarchais, qui transforma le statut de l’auteur en lui faisant octroyer des droits en espèces sonnantes : c’est à la fois une émancipation du régime du mécénat, mais aussi le début, avec l’indépendance, d’une lutte pour défendre et étendre ces droits. Juriste de formation, spécialisé dans le droit d’auteur (c’est lui qui a charge de la gestion juridique de ces droits, en ce qui concerne Claudel), familier des milieux artistiques, Jacques Boncompain fait ici œuvre d’historien du droit, à partir d’une somme impressionnante de documents d’archives.
La Condition de l’auteur pose les fondements d’une nouvelle situation, jalonnée par les initiatives de Nicolas Framery, polygraphe qui établit en 1791 une première agence à Paris, le Bureau dramatique, doté de représentants dans chaque ville disposant d’un théâtre ; d’Eugène Scribe, qui crée en 1829 la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques, ouvrant ainsi la voie à deux nouvelles institutions, la Société des Gens de Lettres (1838), et la SACEM (1851). Non seulement ces sociétés veillent à la rétribution des auteurs, mais elles leur assurent également une protection sociale. Ce système, mis en place en France, sera par la suite imité à l’étranger. Jacques Boncompain étudie avec une précision admirable, fondée sur l’étude des lois, des contrats, des arbitrages et contentieux, de l’intervention d’écrivains qui sont aussi des hommes politiques, comme Lamartine et Hugo, l’évolution de ces différentes sociétés et leurs liens réciproques, leur attitude vis à vis de la censure, les rapports entre auteurs dramatiques et auteurs littéraires.
C’est dans Les Auteurs aux temps modernes qu’apparaît Claudel. Pour ponctuelles qu’elles soient, les remarques le concernant sont instructives :
de la Troisième République à la Quatrième, en passant par les deux conflits mondiaux, c’est toute une tranche agitée d’histoire des droits d’auteur que traverse celui en qui Paul Achard, secrétaire de la SACEM en 1946, année de son élection à l’Académie française, célèbre un « gentilhomme des lettres, hautaine et noble figure de l’art dramatique ». Nous retrouvons son nom, quelques années plus tard, en 1951, parmi les principaux auteurs de l’Agence Générale Leclair : il s’agit de la refonte de l’Agence Générale antérieurement dirigée par Alfred Bloch, compagnon de la comédienne Yvonne Debray, et que les lois anti-juives contraignirent à démissionner. Plus concrètement, nous suivons, pendant la Seconde Guerre, les déboires et arrangements de Claudel avec la censure : on apprend que c’est Gerhard Heller, ancien lecteur à l’École Normale Supérieure, ami de Céline et travaillant alors à la censure, qui obtint le visa de représentation du Soulier de Satin, bien que son auteur fût jugé germanophobe ; que Claudel renonça à la représentation de l’Échange, plutôt que d’accepter de changer les noms des personnages et de transplanter l’action dans un autre pays ; ainsi qu’à celle de Protée, en août 1942, plutôt que de renoncer à la musique de Darius Milhaud ; qu’enfin il désavoua celle de Jeanne au Bûcher, mise en scène à Lyon en été 1941, par Pierre Barbier, pour des raisons personnelles, mais aussi politiques : il avait demandé, sans succès, que « rien ne fût fait pour rendre les Anglais odieux11 ».
L’ouvrage apporte également un aperçu de la vie théâtrale sous l’Occupation à travers les journaux d’époque : Panorama du 18 février 1943 fait état de l’engouement du public pour le spectacle en général (Le Soulier en fait partie), qui « semble de plus en plus vouloir prendre place parmi les matières de première nécessité12 », puis cite a contrario les chroniques des « ennemis », notamment Alain Laubreaux dans Je suis partout des 8 novembre, 3 et 10 décembre 194313. Dans le registre des droits et cachets, J. Boncompain attribue à la même plume, dans la rubrique « Derrière le décor » du numéro du 10 décembre, sous le chapeau « Plein les bottes », le détail de la « manne » reçue par « l’entourage de M. Michel Bourdet, secrétaire général de la maison de Molière […] ; le public paie deux fois : comme contribuable et comme spectateur… Le Soulier de M. Claudel n’est pas le soulier de Cendrillon14… ».
La question des droits – et du droit de regard sur les mises en scène – va évidemment au delà de la vie d’un auteur. Est évoqué par Jacques Boncompain l’épisode de la production de Tête d’Or au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis par Daniel Mesguich en 1980, à l’enseigne de cette interprétation contestable : « la réalité de la pièce, c’est l’homosexualité », ainsi que les péripéties qui s’ensuivirent : réaction des enfants de Paul Claudel qui s’en remettent à Jean Matthyssens, alors directeur de la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques pour obtenir en référé l’arrêt des représentations – ce qui fut fait pour la province –, passes d’armes dans les journaux15. Notons le commentaire de J. Boncompain, très pertinent, sur cette affaire et d’autres, nombreuses, qui illustrent le théâtre d’aujourd’hui :
Alors que les metteurs en scène étaient placés dans la position de solliciteurs des auteurs, leur nomination à la direction de salles subventionnées leur a conféré une position dominante dont ils ont usé, parfois, de manière narcissique. Sous leur règne le mot « création » a été dévoyé. Réservé jusque-là à la production d’une nouvelle œuvre dramatique il a été utilisé pour désigner une nouvelle mise en scène, le cadre prenant le pas sur le tableau. Au lieu de débusquer de nouveaux talents, tels les Baty, les Jouvet, les Dullin, et de susciter une nouvelle génération d’auteurs, nombre se sont attachés à la relecture de grands textes, y apposant leur marque, comme on voit aujourd’hui de pseudo-plasticiens anoblir leurs productions en les exposant dans des monuments nationaux. La forme a pris le pas sur le fond, le décor sur le verbe, l’apparence sur la transcendance16.
Claudel reste relativement discret, dans son Journal et sa correspondance, sur ce côté très matériel de sa vie d’auteur dramatique. C’en était pourtant une composante essentielle, vécue au quotidien comme un second métier, avec tout son appareil. Jacques Boncompain aide le lecteur ignorant de ces mécanismes à en comprendre le fonctionnement, l’histoire, l’évolution à travers mille autres exemples présentés de façon chronologique et faciles à repérer grâce aux index qui rendent très aisé et profitable le maniement de ces deux riches volumes. Qu’il soit remercié pour sa science et la patiente recherche dont ce gros ouvrage est le fruit.
Dominique Millet-Gérard
1 Comme le note Y. Moraly dans l’ouvrage qu’il a consacré à Jean Genet : « lorsque le livre [de Sartre] paraît, Genet, déjà engagé dans un voyage esthétique vers le rien, vit l’impossibilité d’écrire. Le livre de Sartre lui a fourni un prétexte facile pour expliquer une période de stérilité aux causes plus complexes. » (Jean Genet, la vie écrite, La Différence, 1988, p. 109-110).
2 Claudel indiquera dans ses Mémoires improvisés : « Il m’a semblé saisir une possibilité d’une quatrième pièce qui terminerait la Trilogie, et quand le jour est venu, ça s’était dissipé, je suis resté court. »
3 En réalité, deux drames sur les quatre, La Sagesse et Jeanne d’Arc au bûcher, devaient être montés ensemble à l’Opéra de Paris à l’initiative d’Ida Rubinstein. « Pour des raisons diverses et pas toujours clairement élucidées, la création régulièrement annoncée comme sûre, puis finalement repoussée, n’aura pas lieu, et la guerre mettra un terme définitif à ce projet. » (Notice de P. Lécroart dans P. Claudel, Théâtre II, Bibliothèque de la Pléiade, 2011, p. 1670).
4 Claudel écrit à Barrault : « Le premier acte, 2 fois écrit, me donne à peu près satisfaction. Le 2 n’est qu’un crayon informe que j’ai planté là au milieu, ne sachant plus comment m’en tirer, et au surplus découragé. » (Lettre du 2 septembre 1950, « Correspondance avec Jean-Louis Barrault », Cahiers Paul Claudel 10, Gallimard, 1974, p. 217).
5 Y. Moraly, Claudel metteur en scène. La frontière entre les deux mondes, Presses universitaires franc-comtoises, 1998, p. 309.
6 Claudel écrit à Barrault : « J’ai repris pour ce drame ultra-moderne la forme la plus archaïque du drame, le dithyrambe, dont il ne reste plus qu’un exemple (par moi très admiré) : Les Suppliantes d’Eschyle. Le dialogue d’un personnage unique avec des voix anonymes (le chœur) qui l’interpellent. » (Op. cit., p. 217-218).
7 A. Honegger, « Collaboration avec Paul Claudel », NRF, 1955, p. 559.
8 Sur cette question, nous nous permettons de renvoyer à notre article : Emmanuelle Kaës, « Des camps de concentration à la restauration d’Israël : On répète Tête d’Or de Paul Claudel (1949) », « L’Actualité », ELFe XX-XXI, Études de Littérature française des xxe et xxie siècles, Garnier Classiques, 2013.
9 P. Claudel, « Le Serviteur de Yah », Le Poëte et la Bible II, 1945-1955, éd. M. Malicet, D. Millet-Gérard, X. Tilliette, Paris, Gallimard, 2004, p. 673 sq.
10 SACD ; un seul petit regret concernant cette somme : que les sigles ne soient pas répertoriés et explicités dans une rubrique initiale (les plus fréquemment utilisés sont ce dernier, et SACEM = Société des Auteurs, Compositeurs et Éditeurs de Musique), et que ces mêmes entités ne soient pas répertoriées dans les index.
11 Les Auteurs aux temps modernes, p. 470 ; J2, p. 367-368. Voir aussi G. Antoine, Paul Claudel ou l’Enfer du génie, Laffont, 1988, 2004, p. 356 ; Cahier Paul Claudel no 7, p. 325.
12 Ibid., p. 512.
13 Ibid., p. 516. Voir aussi J2, p. 553-554 et notes ; BSPC no 15, janvier 1964, p. 8-11.
14 Ibid., p. 517.
15 Ibid., p. 665. Voir à ce sujet M. Lioure, « Tête d’Or sur scène : une “bombe à retradement” », Coulisses, hors série no 2, 2003, p. 22-23.
16 Ibid., p. 665.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-8124-3051-0
- EAN: 9782812430510
- ISSN: 2262-3108
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-3051-0.p.0073
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 09-18-2014
- Periodicity: Four-monthly
- Language: French