Reading reports
- Publication type: Journal article
- Journal: Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2023 – 2, n° 77. Montaigne et le xixe siècle - Authors: Roussel (François), Schneikert (Élisabeth)
- Pages: 205 to 218
- Journal: Bulletin for the International Society of Friends of Montaigne
Thierry Gontier, L’Égoïsme vertueux. Montaigne et la formation de l’esprit libéral, Paris, Les Belles Lettres (coll. « Penseurs de la liberté »), 2023, 464 p., ISBN 978-2-251-45398-9.
Ce livre substantiel se présente en partie comme la somme d’analyses antérieures de certaines grandes thématiques montainiennes qu’il reprend attentivement, complète et parfois modifie ou infléchit afin d’en constituer une synthèse interprétative cohérente. Celle-ci se propose de mieux restituer la place des Essais dans le champ de la philosophie morale et politique, avec l’ambition de construire des passerelles vers des discussions contemporaines autour de conceptions différentes et divergentes de ce qu’on nomme « libéralisme ». Les indications et remarques qui suivent ne pourront en donner qu’un aperçu fort limité au regard de l’amplitude des questions abordées et des multiples références convoquées à cet effet, outre une parfaite circulation dans les méandres des Essais. Et certaines réticences ou objections pourront apparaître partiales sinon biaisées, bien qu’elles essaient d’être motivées.
Comme cela est affirmé et explicité plus nettement dans le chapitre conclusif, T. Gontier nous convie à un « jeu intellectuel qui consiste à relire rétroactivement les Essais de Montaigne à partir d’un mouvement d’idées à laquelle [sic] ils ont contribué à donner naissance » (p. 367). Assumant les risques d’anachronisme dès lors qu’on revendique ce genre d’interprétation rétroactive, ce « jeu » spéculatif au long cours éclaire en partie l’oxymore appuyé de son titre intentionnellement provocant : « l’égoïsme vertueux », qui peut cependant laisser perplexe pour plusieurs raisons. Dans une perspective plus étroitement « idéologique », on pourrait n’y voir qu’un effet d’accroche un peu “surjoué”, surfant notamment sur un certain air du temps qui a mis au goût du jour des auteurs ou autrices comme Ayn Rand dont le recueil intitulé La Vertu d’égoïsme (selon la traduction française du terme « selfishness ») résonne évidemment ici en écho. Et de fait le dernier chapitre du livre comporte une série de remarques confrontant les Essais aux thèses de cette autrice devenue de longue date Outre-Atlantique l’étendard d’une affirmation 206individualiste sans rivage et sans nuances, une variante singulière et atypique promouvant un « égoïsme rationnel » à la croisée de divers courants « libertariens » – si l’on peut reprendre cette dénomination usuelle par ailleurs discutée la concernant.
On peut noter en passant que le responsable de la collection dans laquelle paraît ce livre est l’un des traducteurs et commentateurs patentés d’Ayn Rand. De manière cohérente et conséquente, c’est un choix éditorial que T. Gontier met en avant d’entrée de jeu, disant vouloir ainsi se démarquer de collections plus « académiques » consacrées à la pensée de Montaigne. C’est donc bien dans cette perspective que le terme d’égoïsme est mobilisé comme une clé de compréhension des Essais, l’auteur voulant du même geste inverser sa charge massivement négative qui, sinon, ne ferait que reconduire le reproche adressé de longue date à Montaigne, et parfois de façon très virulente voire inquisitoriale, de trop « se complaire en soi ». Le pari est risqué – ce qui lui donne aussi son intérêt ; mais il n’est pas certain qu’il soit vraiment gagné sur ce point précis : est-il si évident et éclairant de convertir systématiquement en « égoïsme », même ennobli à la manière de R.W. Emerson ou de Nietzsche, cette scrutation obstinée et exigeante de soi que Montaigne nomme de plusieurs manières : « savoir être à soi », « se donner à soi », « n’épouser rien que soi », ou encore sous sa forme générique : « notre ordinaire entretien de nous à nous-même » (I, 39) ?
On va revenir chemin faisant sur certains aspects de cette interrogation à laquelle l’auteur ne se dérobe d’ailleurs pas, même si pour lui l’assimilation paraît d’emblée légitime, appuyée sur quelques prédécesseurs en réhabilitation d’un « égoïsme raffiné et intelligent » (cf. Tocqueville cité d’emblée p. 31, et repris ultérieurement), égoïsme qui se voit ainsi promu en « vertu » à la fois morale et politique, du moins sur le mode d’une « liberté négative » telle qu’elle est notamment thématisée par Isaiah Berlin (auteur auquel T. Gontier fait souvent référence) comme attitude de défiance et de retrait face à toute dimension collective perçue comme conformisme et servitude. Mais avant de préciser ces réserves, il faut d’abord et surtout rendre justice au riche contenu de ce livre dont la démarche ne peut se réduire à la justification réitérée de ce prisme interprétatif. L’essentiel ne réside probablement pas dans le concentré de la formule-titre mais bien plutôt dans le sous-titre : « Montaigne et la formation de l’esprit libéral », plus sobre, plus “sage” ou, selon les goûts, plus indicatif de la lecture des 207Essais proposée par l’auteur. Car une telle formulation correspond plus explicitement et plus précisément au « jeu intellectuel » auquel les diverses analyses thématiques du livre nous convient.
Lecture faite, on peut estimer que ce jeu “rétroprojectif” en vaut largement la chandelle, y compris dans ce qui n’emporte pas la conviction. Les remarques qui suivent ne peuvent prétendre donner un éclairage exhaustif restituant la diversité des angles choisis aux fins de nourrir l’interprétation d’ensemble. L’auteur traverse et mobilise une bibliothèque très étendue, bien au-delà des seules études consacrées ces dernières années aux Essais dans leur dimension plus expressément politique ; et pour en prendre toute la mesure, il faudrait retraverser avec lui cette “forêt” de références anciennes (Platon, Aristote, les stoïciens…), classiques (Hobbes, Locke, Hume, Tocqueville…) et contemporaines (John Rawls, Michael Walzer, Richard Rorty, Isaiah Berlin, Robert Nozick, Biancamaria Fontana, Valérie Dionne…). À cet égard, l’index des auteurs fournit un outil appréciable qui permet de s’orienter efficacement dans la relecture visant à relier et recouper des moments différents dans tel ou tel développement du livre. À défaut de pouvoir répondre ici aux rudes exigences d’une telle retraversée, on peut d’abord noter que ce livre prend place dans un fécond renouvellement des lectures politiques de Montaigne dont un précédent numéro du Bulletin s’était déjà fait partiellement l’écho (no 60-61, 2014-2015). T. Gontier situe fort judicieusement sa propre démarche en regard de ces diverses analyses, indiquant précisément en quoi il s’en rapproche et en quoi il s’en différencie sur tel ou tel point significatif.
C’est ce que précise de manière éclairante la substantielle introduction qui met le propos d’ensemble en perspective : contre une tendance générale à minorer voir à ignorer la place les Essais dans une généalogie du « libéralisme » comme promotion des droits et libertés individuelles, il s’agit de la leur donner, ou de la leur restituer, en élargissant ce que recouvre ordinairement ce terme dont les significations sont par ailleurs assez diverses sinon contradictoires dans leurs usages et implications, que ce soit dans le monde anglophone ou dans une tradition de philosophie morale et politique plus restreinte sinon exclusivement “franco-française”. En sollicitant notamment nombre d’auteurs anglophones auxquels il confronte sa lecture, T. Gontier se situe expressément et résolument dans le prolongement de R.W. Emerson évoquant Montaigne comme « a man of liberality » (p. 43-44), voulant ainsi donner à cette formule toute son 208amplitude, au-delà du sens immédiat et restreint du terme « libéralité » qu’on trouve à l’occasion dans les Essais comme synonyme de « générosité » ou de « bienveillance ». C’est donc ce à quoi se consacrent les différentes parties et chapitres du livre dont on va essayer de détailler le trajet suivi.
Une première partie est consacrée à « Être à soi, être aux autres », avec dans le 1er chapitre une explicitation de diverses significations des termes « égoïsme » et « égotisme » (en référence là encore à R.W. Emerson et Nietzsche), suivie d’une analyse de la formule de Montaigne concernant « l’amitié que chacun se doit » (III, 10), reprise et renouvellement de l’idée ancienne de philautia. Cette attention aux usages des termes est assez éclairante quant aux contextes historiques successifs dans lesquels ils se trouvent mobilisés ; mais elle ne lève pas pour autant les réserves qu’on peut avoir concernant la traduction de cette « amitié que chacun se doit » en un « égotisme » de bon aloi et plus encore en un « égoïsme vertueux ». Ou alors il faudrait s’en tenir à la simple notation descriptive de ces termes évoquant le fait d’être essentiellement sinon exclusivement concentré sur soi et consacré à soi. Or le propos de T. Gontier ne se réduit évidemment pas à cette simple dimension descriptive mais y voit bien davantage une clé de compréhension globale des Essais, ce qui rend encore plus sensible la seule question qui vaille à ce sujet : afin d’appréhender au plus juste les cheminements de Montaigne, peut-on véritablement et utilement unifier sinon uniformiser ce qu’il en est des modalités entremêlées et fort diverses de cette incessante scrutation de soi ?
Via une référence à un livre de Claude Romano, Être soi-même (titre curieusement transformé de manière montainienne en Être à soi-même), un passage du chapitre (p. 84) cite les critiques formulées par Michel Foucault dans L’Herméneutique du sujet à l’encontre d’un usage inconsistant de formules telles « revenir à soi, se libérer, être soi-même, être authentique, etc. ». Outre le fait que l’interprétation polémique désinvolte de C. Romano est un contresens peu excusable si on se reporte au texte même de M. Foucault, il y a peut-être entre « être soi-même » et « savoir être à soi » tout l’écart que la formule-titre du livre de T. Gontier, « l’égoïsme vertueux », semble vouloir combler, là où la démarche des Essais est pourtant un continuel va et vient jamais assuré de sa « prise » sur quelque sujet que ce soit, y compris et peut-être d’abord sur soi-même.
Un 2e chapitre est centré sur « Les figures de l’altérité », avec une analyse axée plus spécifiquement sur une double expérience et mise à 209l’épreuve de cette « altérité » (terme trop générique probablement mais plus familier pour nous) : celle des peuples du « nouveau monde » et celle de la mise en regard de l’homme et des « bêtes » – thématiques qui se trouvent notamment déployées dans des chapitres importants et très commentés des Essais (I, 31 - III, 6 pour l’une, et II, 11 - 12 pour l’autre). On suit volontiers la réflexion critique de l’auteur concernant les limites respectives de la description de cette double « altérité » ; car cette reconnaissance renvoie de fait tout autant en miroir au contexte culturel, historique et politique dont Montaigne est partie prenante et par rapport auquel se constitue précisément le geste d’un continuel retour critique sur soi. On peut simplement noter qu’à l’occasion de la féconde confrontation avec les analyses de J. Derrida développées dans L’Animal que donc je suis, T. Gontier fait dire à ce dernier de manière abrupte que la violence, domination et destruction des animaux est « comme un génocide comparable à celui des Juifs et des Tziganes » (p. 116). Or sur ce registre plus que névralgique, il suffit de se reporter aux pages citées du livre de Derrida pour entendre un scrupule réflexif qui n’a rien de secondaire : « De la figure du génocide, il ne faudrait ni abuser ni s’acquitter trop vite ». La critique des analyses de celui-ci concernant la question de l’animal est parfaitement légitime, et la confrontation engagée par T. Gontier avec le discours effectif de Montaigne est solidement argumentée et convaincante, à quelques réserves près que ses réflexions stimulantes permettent d’ailleurs de mieux identifier et formuler. Mais au-delà d’un style de pensée avec lequel on a le droit de ne pas se sentir d’affinités (quitte à le taxer sans grande explicitation de « post-moderne »), il est bon de garder la même précision que lorsqu’il s’agit, comme c’est le cas dans l’ensemble du livre, de citer et d’interpréter tel passage des Essais.
Le 3e et dernier chapitre de cette première partie, « Apprendre des autres », se focalise sur l’éducation ou « institution des enfants » (I, 26), et plus largement sur la transmission et la circulation des savoirs relevant de régimes d’autorité différents. L’analyse est prolongée par une réflexion sur ce que l’auteur nomme justement, concernant l’écriture des Essais, « les paradoxes de l’emprunt », autrement dit la singulière pratique montainienne des innombrables citations qui viennent ponctuer telle ou telle continuité d’analyse ou à l’inverse telle digression. Ce 3e chapitre se conclut, avec l’ensemble de la première partie, sur une reformulation d’analyses antérieures concernant les divers niveaux de ce que recouvre 210pour Montaigne la notion de « doctrine », en insistant à juste titre sur la ligne de partage entre « doctrine sacrée » et « humaines fantaisies », ces « fantaisies » qui autorisent une très grande liberté du « dire humain » sous couvert d’humilité reconnue et affichée, voire d’éventuelle vacuité ou « vanité des paroles » (Essais, I, 51).
La deuxième partie du livre veut souligner la poursuite du fil rouge sous un titre générique : « Pratiques de l’égoïsme » ; mais elle apparaît cependant plus diverse sinon plus hétérogène que ne le donne à percevoir cet intitulé. Le 4e chapitre aborde une question centrale dans la perspective de l’auteur, en confrontant « liberté républicaine » et « liberté privée » – confrontation articulée de manière cohérente et tout particulièrement attentive au contexte des guerres de religion et aux controverses sur la question de la tolérance au regard d’une pleine « liberté de conscience » en matière de foi. Là encore, les références et discussions avec d’autres analyses récentes sur ce sujet majeur sont très nourries et éclairantes, reprenant également l’examen des positions respectives de La Boétie et de Montaigne dont les liens ne se réduisent évidemment pas à cette amitié exclusive idéalisée à quoi on s’en tient ordinairement à ce propos. L’interprétation privilégiée par T. Gontier radicalise la thèse de la « servitude volontaire » en suggérant que certains développements dans les Essais l’amplifient en l’étendant à toutes les nécessités et contraintes de la vie collective (c’est également la thèse de Christophe Litwin dans son récent livre Politiques de l’amour de soi. La Boétie, Montaigne et Pascal au démêlé). Cette interprétation est précisée dans le 5e chapitre, « La sagesse de l’égoïsme », qui revient de manière détaillée sur la distance et la défiance de plus en plus affirmée par Montaigne, au fil de son écriture continuée, à l’égard des « offices » publics et du souci du bien commun. Tout en reconnaissant par ailleurs l’obligation légitime de « se prêter » voire de « se donner » à autrui (III, 10), on y entend d’abord, thématisée à de nombreuses occasions, la confrontation à l’exigence de « savoir être à soi », ou de manière apparemment plus restrictive, de « ne se donner qu’à soi-même » (III, 10) afin de « savoir jouir loyalement de son être » (III, 13).
C’est peut-être là que se focalise la tension perceptible entre deux lignes d’interprétation concernant la compréhension de cette articulation complexe entre soi et autrui, et que l’assimilation de cette liberté « privée » à un « égoïsme », même « vertueux », apparaît plus réductrice qu’éclairante. Car cette « large faculté à nous entretenir à part » (II, 18) 211dont ses Essais constituent l’écriture continuelle n’est pas une pure adhésion à soi et à son « intérêt privé », expression de Montaigne (III, 1) qui renvoie non pas à ce qui sera ultérieurement identifié comme une forme commune de « libéralisme » économique, mais bien à une probité morale opposée aux pratiques plus obscures des dissimulations et mensonges politiques. T. Gontier y est d’ailleurs particulièrement attentif et ne rabat pas cette notion d’intérêt « privé » sur un pur calcul économique ou « passionnel » – dimension dont il est par ailleurs souvent question de manière très négative dans les Essais, sur fond de l’extrême violence et cruauté des guerres civiles de religion. Mais alors on ne comprend pas vraiment les raisons de voir là un « égoïsme », quel que soit le qualificatif laudatif (« noble », « raffiné », « intelligent »…) dont il faudrait, dans une lecture rétroactive, lester cette attitude. Il semble plus éclairant, quoique moins original à coup sûr, d’entendre là une exigence de « fidélité » à soi, forme singulière de socratisme dont la dimension morale, « l’ethos », est d’ailleurs souvent et à juste titre soulignée dans le livre.
Cette tension interprétative se manifeste plus nettement encore dans les chapitres 6 et 7 concernant deux « Nouveaux modèles de société », respectivement consacrés l’un à « L’amitié », l’autre à « La conférence » telles que Montaigne les conçoit et les explicite, notamment dans les chapitres i, 28 pour la première, et iii, 8 pour la seconde, attentivement relus et commentés par T. Gontier. Il s’agit bien en effet de deux formes de sociabilité distinctes, quoique compatibles : la dimension morale et politique de l’amitié d’un côté, l’art de la « conversation » ou discussion de l’autre. Ces deux sociabilités sont examinées par Montaigne en regard des traditions et modalités auxquelles chacune renvoie et dont il hérite ; mais c’est justement pour en proposer une conception fort différente dans laquelle ce qui prévaut est la reconnaissance d’une égale liberté et franchise de parole, loin de toute hiérarchie et « civilités » ou « bienséances » convenues. Ce sont donc bien deux modalités spécifiques de rapports à autrui qui y sont prioritairement engagés, quoique impliquant évidemment, mais du même mouvement, un nécessaire et salutaire retour sur soi. Il n’y a ainsi aucune réticence à concevoir que l’éloge exalté de cette amitié sans pareille avec La Boétie est aussi pour Montaigne une occasion de revenir à soi, comme le marque la trop célèbre formule « parce que c’était lui, parce que c’était moi », dont il est toujours bon de rappeler que les deux ajouts manuscrits furent rédigés à deux moments différents.
212On suit volontiers l’auteur dans le détail de ses analyses des deux chapitres, et les éventuels désaccords ou nuances sur un point particulier sont là encore secondaires. Identifiant dans les Essais « la présence de modèles alternatifs de société » (p. 312), l’une de ses suggestions consiste à faire valoir à ce propos la catégorie d’« hétérotopie » avancée naguère par Michel Foucault pour évoquer des « lieux » réels d’activités (et non pas des rêveries utopiques), mais constitués à l’écart des obligations et contraintes collectives ordinaires. À ce propos, T. Gontier reprend en un sens montainien le terme plurivoque de « commerces » et parle plus volontiers de « pratiques alternatives du social […] situées ou non dans des lieux spécifiques qui, précisément, se situent en deçà de l’institution elle-même pour constituer une instance critique de celle-ci » (p. 313). C’est là une façon de souligner que ces deux formes de sociabilité se conçoivent comme singulières et atypiques en regard des « vacations » et « offices » publics, et qu’elles constituent pour Montaigne la pratique la plus authentique de l’amitié et de la franche discussion qui ne peuvent se concevoir qu’entre « égaux », au sens à la fois moral et politique – du moins si ces deux dimensions sont inévitablement liées, quoique sur un mode particulier. On pourrait évoquer ici ce qu’Étienne Balibar a pu nommer dans une perspective différente « égaliberté », autre nom possible susceptible de relier ces types de rapport à autrui – même si T. Gontier a raison d’y voir des sociabilités restreintes et non une dimension proprement politique de droits humains constitutifs, reconnus et formalisés.
Concernant plus spécifiquement ce que Montaigne décrit et prescrit comme un certain « art de conférer » (III, 8) dont le propos se démarque très nettement des « arts de la conversation » codifiés dans les pratiques des sociétés de cour, on retrouve de manière plus complexe une autre articulation du rapport à autrui et de la réflexion sur soi. Là encore les analyses du livre sont éclairantes, d’autant qu’elles se confrontent à d’autres interprétations qui entrevoient dans « l’art de conférer » selon Montaigne les linéaments ou la formalisation esquissée d’une « éthique de la discussion » de tonalité plus contemporaine. Il peut apparaître plus approprié d’y entendre d’abord et surtout la manière dont une confrontation franche et libre dans l’échange de paroles, vivacité comprise, est aussi une façon d’être ramené à soi et à ses propres insuffisances, d’en « faire l’épreuve » comme le dit fort justement T. Gontier (p. 380) et comme le rappelle laconiquement une formulation à l’orée de ce 213chapitre essentiel des Essais (auquel Pascal n’avait pas manqué d’être particulièrement sensible et attentif) : « Les parties que j’estime le plus en moi, tirent plus d’honneur de m’accuser que de me recommander. Voilà pourquoi j’y retombe et m’y arrête plus souvent » (III, 8). Si l’on ne disqualifie pas d’emblée ce propos comme fausse humilité qui ne ferait que renforcer une coupable complaisance à soi, on peut toujours y voir (et pourquoi pas ?) une paradoxale « pratique de l’égoïsme » ; mais alors c’est un bien étrange égoïsme retourné contre soi. Est-ce là finalement que se trouverait véritablement la dimension « vertueuse » que promet et promeut le titre du livre ?
Laissant bien évidemment la place à d’autres lectures plus compréhensives ou conciliantes à cet égard, on conclura ce compte-rendu par quelques réflexions plus synthétiques venues chemin faisant. En explicitant progressivement les raisons d’inscrire les réflexions de Montaigne dans le processus de formation d’un certain « esprit libéral » (distingué à juste titre d’une doctrine économico-politique), le livre de T. Gontier aide à mieux percevoir une double ligne de compréhension relative à la manière dont les Essais revendiquent et dessinent les contours plus nets d’une forme de liberté « privée », tout particulièrement dans l’évocation de cette « arrière-boutique toute nôtre, toute franche, en laquelle nous établissons notre vraie liberté et principale retraite et solitude » (I, 39). À la lecture suivie des divers chapitres de L’égoïsme vertueux, on peut ainsi avoir le sentiment qu’il y aurait comme deux livres en un – sentiment à coup sûr partial et discutable sinon faussé mais pas forcément arbitraire, bien que d’autres lectures soient parfaitement légitimes.
L’une de ces lignes se rend plutôt attentive à l’articulation complexe entre d’une part cette pratique d’une liberté qui s’accorde une réelle « franchise » de parole dans l’exercice d’une « interne juridiction » (III, 8) rejetant alors tout discours de « régence », et d’autre part l’évaluation des divers rapports à autrui, y compris un certain souci du « bien public » dont T. Gontier rappelle par ailleurs quelques formulations expresses de Montaigne, bien que celui-ci insiste du même geste réflexif sur la salutaire nécessité de ne pas le confondre ou l’identifier sans reste avec son « rôle » de maire et autres « offices » ou « vacations » qu’il fut amené à « jouer dûment », mais avec la conscience d’une « séparation bien claire » (III, 10). Reprenant un terme marquant de M. Merleau-Ponty dans sa « Lecture de Montaigne », l’auteur voit là un « maléfice du social » (cf. p. 41 et 359) 214dont il faut alors conjurer les effets les plus aliénants en s’en retranchant autant que faire se peut ; effets d’autant plus aliénants et mortifères dans un contexte de guerre civile où les pires vices et cruautés déchaînées se parent d’une apparence de vertu et de piété. C’est ainsi qu’en inversant une formule célèbre de Mandeville dans La Fable des abeilles, une analyse du livre développe une opposition plus nettement tranchée entre « vices publics » et « vertus privées » (p. 225-240), opposition dont on trouverait une certaine thématisation implicite dans les Essais, au-delà du seul contexte irrémédiablement vicié de ces guerres impitoyables sous couvert de religion.
Cette inversion de valeur entre « public » et « privé » donne ainsi consistance et justification à l’autre ligne d’analyse privilégiée ou du moins plus apparente dans le livre : celle qui assimile purement et simplement cette pratique d’une liberté « privée » à un « égoïsme vertueux », projetant ainsi rétroactivement sur les Essais l’opposition entre « liberté des Anciens » et « liberté des Modernes » devenue lieu commun avec et après Benjamin Constant. Comme on l’a plusieurs fois indiqué sur des points précis, cette assimilation peut sembler davantage forcée qu’éclairante car elle convertit de manière assez surprenante toute sociabilité commune en « maléfice » irrémédiablement aliénant, là où Merleau-Ponty mettait pourtant en garde contre une division opposant trop strictement et rigidement « l’intérieur » et « l’extérieur », insistant sur le fait que pour Montaigne, nous sommes indivisiblement au-dedans et au-dehors de nous-mêmes. T. Gontier est sensible à cet entrelacement complexe des divers rapports à soi et à autrui, et de nombreuses analyses du livre en attestent, souvent très attentives à ne pas homogénéiser les propos de Montaigne en les isolant du contexte singulier du mouvement réflexif dans lequel ils sont pris.
Ce dernier dit notamment écrire les Essais « à peu d’hommes et à peu d’années » (III, 9) ; s’il s’est heureusement trompé concernant la destinée de son livre, on peut néanmoins entendre sa remarque comme relevant en partie de la conjoncture très violente dans laquelle il a écrit et par rapport à laquelle se développent, se complètent et parfois s’infléchissent ses multiples réflexions d’ordre moral et politique. À cet égard, l’interprétation de T. Gontier est à coup sûr plus structurelle que conjoncturelle, plus anthropologique, au sens de « l’humaine condition », que située prioritairement par rapport à un contexte historique particulier dont l’incontestable dimension tragique pouvait inciter quelqu’un comme Montaigne à ne voir de salut provisoire que dans une forme de liberté retranchée, en attente de 215jours moins sombres. Et pourtant l’on sait qu’il ne renonça pas, du moins pendant un certain temps, à un rôle d’intercesseur entre les différentes forces en lutte acharnée voulant à tout prix s’imposer politiquement. En généralisant l’idée de « servitude volontaire » (autre nom possible de ce « maléfice du social ») à toutes les formes de vie collective, on comprend mieux, sans pour autant la partager, la tentation de l’auteur d’aller chercher sa formule-titre frappante inspirée d’Ayn Rand – dont les développements répétitifs sinon monomaniaques sur le thème d’un « égoïsme rationnel » sont pourtant aux antipodes de la subtilité du moindre mouvement de pensée des Essais, comme le confirme d’ailleurs indirectement la curieuse esquisse de confrontation dans la conclusion du livre (p. 389-393).
On peut donc se laisser convaincre, sans aucune réserve majeure, de l’intérêt d’inscrire les réflexions morales et politiques des Essais dans la formation complexe, diverse et jamais stabilisée d’un « esprit libéral », d’autant que le terme « esprit » reste avantageusement flexible à toutes sortes d’usages et d’images, sinon « ployable et accommodable à tous biais » comme Montaigne le dit de la raison. Quitte à privilégier une formulation de T. Gontier plus « académique » et moins fringante que cet « égoïsme vertueux » mobilisé en guise de fil rouge un peu trop épais, on terminera sur l’une de celles en laquelle on peut reconnaître un réel « esprit » des Essais : « La vraie opposition ne se situe donc pas entre une conscience qui serait libre pour autant qu’elle resterait cachée d’une part, et l’expression publique de cette conscience d’autre part : elle se situe avant tout au niveau des modalités d’expression et des pratiques discursives. Cette recherche d’un mode d’expression non autoritaire, située à l’écart des enjeux de domination et de pouvoir, réels comme symboliques, constitue l’une des problématiques centrales des Essais » (p. 259). On saurait difficilement mieux dire à cet égard. Et cela entraîne irrépressiblement, comme le dit Montaigne, à aller « autant qu’il y aura d’encre et de papier au monde » (III, 9). À quoi on peut simplement ajouter : et un peu d’énergie et d’endurance, que ce soit dans les rapports souvent heurtés avec autrui ou dans les rapports parfois tout autant heurtés avec soi-même.
François Roussel
Paris
216*
* *
Marc Foglia, Montaigne, Du pedantisme, Essai I, 25, Paris, Classiques Garnier (Collection « Essais philosophiques sur Montaigne et son temps » 12, Série « Lectures des Essais » 5), 2022, 270 p., ISBN 978-2-406-13763-4.
L’ouvrage est le douzième d’une collection dirigée par Philippe Desan, qui se donne pour objectif de réunir des lectures philosophiques des Essais autour des « fondements de la connaissance et de ses expressions diverses » et dans ce cadre le cinquième d’une série dirigée par Thierry Gontier, où le texte d’un chapitre particulier des Essais est commenté pas à pas.
Marc Fogila insiste sur l’importance du chapitre qui « fait partie de ces chapitres–mères des Essais, chapitre dont la fécondité se vérifie dans le reste de l’ouvrage » (19), alors même qu’on considère habituellement le chapitre 26, « De l’institution des enfants », comme le chapitre canonique sur l’éducation.
L’ouvrage s’ouvre sur une introduction qui revient sur la réception du chapitre, qui d’emblée est apparu « ambigu, ironique, déconcertant » (22) et plus largement sur la façon dont les propositions de Montaigne sur l’éducation ont pu être critiquées, de Jean-Pierre Camus à Rousseau ou Durkheim, de façon à mettre en perspective la lecture du chapitre et la question générale de l’éducation. Avant de proposer un commentaire suivi, l’auteur établit le texte du chapitre à partir de l’édition de P. Villey (PUF). Les différentes couches du texte sont typographiquement distinguées et les variantes significatives relatives aux autres éditions sont mentionnées. Le commentaire est complété par une large bibliographie, qui dépasse le cadre du chapitre lui-même, et d’un index des noms.
Le commentaire suivi du chapitre, qui comporte quatorze sections, se déroule sur cent-soixante-huit pages ; l’indication des lignes concernées ainsi que les titres synthétiques donnés aux sections permettent au lecteur un repérage aisé. Le commentaire convoque abondamment la critique et le pluralisme des interprétations.
217Le chapitre commence par un récit autobiographique qui constitue une expérience originelle de dépit telle que l’expérience scolaire se voit démystifiée. Le personnage du pédant au théâtre devient la matrice d’une réflexion sur la valeur de l’étude, tendue entre érudition et formation du jugement, mais aussi sur l’efficacité de la pédagogie. De fait, la critique porte sur l’usage pédantesque de la science ; de façon plus générale, la critique du pédantisme oppose art et nature (117). Il s’ensuit une critique de la conception mimétique du savoir, le chapitre offrant une lecture ambiguë de la pédagogie de l’appropriation. La conception humaniste de l’éducation se voit mise en opposition avec une formation continue à partir de l’expérience. On observe « une radicalisation des critiques de l’éducation » (138). À la question provocante : « une éducation inutile ? », Marc Foglia répond que Montaigne critique le collège humaniste des années 1540, qui a évolué entre-temps et remarque une certaine ingratitude de l’essayiste. Le défaut de l’éducation est qu’elle nourrit la présomption, dont le pédantisme est partie prenante, lui qui entretient un monde imaginaire de références et de termes spécialisés. Turnèbe, qui possède un esprit prompt et dont l’intuition est efficace et juste, constitue néanmoins une exception. Il sait que « pour que le jugement s’exerce, il faut le soustraire à l’emprise des savoirs qui risquent de l’embarrasser. » (155). Le passage sur Turnèbe est crucial pour les Essais dans leur ensemble, car Montaigne y expose le scénario originel de l’essai. Dans les lignes qui suivent, il interroge la finalité de l’école : l’exercice du jugement. Quelques lignes sur l’éducation des femmes posent la question de l’antiféminisme de Montaigne, restée sans réponse, cependant que l’entreprise de démystification de l’enseignement dans les collèges est creusée. À ce stade, Montaigne reprend l’interrogation initiale : comment devient-on pédant ? La réponse est d’une part sociologique : l’enseignement existe pour permettre aux maîtres de vivre, non aux élèves d’apprendre. Doit-on voir ici la morgue aristocratique de Montaigne face à des maitres de basse extraction ? Marc Foglia rappelle à juste titre que la critique des pédants est ici une réécriture de la lettre 88 de Sénèque et que le propos est de philosophie morale. D’autre part, dans la lignée de Platon et contre l’optimisme d’Érasme, de mauvaises dispositions naturelles amènent à « savoir et ne tirer aucun profit des connaissances que l’on acquiert. » (183). Le retour aux modèles antiques constitue-t-il une solution ? Les descriptions tirées de l’histoire ancienne 218doivent permettre d’imaginer qu’une autre éducation, qui relève de la coutume, est possible. Montaigne revient en particulier sur l’éducation spartiate. Comme le note l’auteur, la fin du chapitre radicalise le propos, les studia humanitatis affaibliraient en effet la vaillance guerrière. La critique se fait en références à des modèles antiques et en particulier par l’opposition traditionnelle entre Sparte et Athènes, associée à la rhétorique et au risque du pédantisme. Montaigne reprend en outre le lieu commun qui associe inculture et férocité sur le champ de bataille.
En définitive, le chapitre n’établit aucun programme d’étude mais questionne la valeur de la formation reçue. Montaigne préconise des modèles d’éducation dialogique, favorable à l’exercice du jugement. Le pédantisme est une « contrefaçon d’éducation » et une « contrefaçon de la philosophie. » (233). Le lecteur se voit placé devant la possibilité d’une double lecture paradoxale du chapitre : soit entrer dans une lecture humaniste et s’approprier le savoir pour vivifier ses facultés propres, soit rompre avec la tradition humaniste, c’est-à-dire faire « l’essay du sens » (I, 295) et « l’essay de l’action » (I, 419). Ce faisant, il s’agit de reconnaitre notre risque d’exposition au pédantisme.
Marc Foglia propose avec cet ouvrage une lecture suivie et précise du chapitre, sans en omettre les ambiguïtés, les paradoxes et une certaine radicalité. L’abondant recours aux diverses positions critiques relatives au chapitre permet d’en saisir la richesse et d’en montrer son importance face au chapitre « De l’institution des enfants ». Peut-être s’agit-il aussi de nous mettre en garde contre notre propre tentation de céder à cette folie douce de l’esprit qu’est le pédantisme.
Élisabeth Schneikert
Strasbourg
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-15723-6
- EAN: 9782406157236
- ISSN: 2261-897X
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-15723-6.p.0205
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 10-04-2023
- Periodicity: Biannual
- Language: French