Montaigne, les cannibales et tous les autres dans le monde
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2021, n° 73. varia - Auteur : Theobaldo (Maria Cristina)
- Pages : 357 à 374
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
Montaigne, les cannibales
et tous les autres dans le monde 1
La littérature critique est bien fournie en interprétations du chapitre « Des Cannibales », dans le Livre I des Essais2. Il y a celles dans lesquelles la perspective ethnographique de Montaigne et sa méfiance à l’égard des rapports sur le Nouveau Monde sont soulignées : l’essayiste soutient qu’il se méfie des hommes instruits et experts, « ils ne vous representent jamais les choses pures, ils les inclinent et masquent […] pour donner credit à leur jugement et vous y attirer » (I, 31, 205)3. D’autres approches, qui, dans une certaine mesure, adoptent le même biais anthropologique, créditent le scepticisme montaignien et son mode de fonctionnement d’une perception aiguë de la diversité naturelle et du mode de vie des Amérindiens :
Cette descouverte d’un païs infini semble estre de consideration. Je ne sçay si je me puis respondre que il ne s’en face à l’advenir quelque autre, tant de personnages plus grands que nous ayans esté trompez en cette-cy. J’ay peur que nous avons les yeux plus grands que le ventre, et plus de curiosité que nous n’avons de capacité. Nous embrassons tout, mais nous n’étreignons que du vent (I, 31, 203).
Il y a aussi les approches dans lesquelles les aspects politiques et éthiques de la critique de Montaigne à l’égard de ses contemporains sont mis en évidence, en particulier ceux résultant des comparaisons entre les peuples autochtones et les Européens dans leurs guerres, leurs ambitions 358et leurs modes de vie ; à ce propos Montaigne enregistre avec emphase qu’« il y a une merveilleuse distance entre leur forme et la nostre » (I, 31, 212). Énumérons brièvement certaines de ces approches.
Câmara Cascudo4 explore la comparaison entre les impressions de Montaigne sur le mode de vie sauvage – religiosité, polygamie, anthropophagie, coutumes dans la vie quotidienne et dans la guerre – et les descriptions présentées par des érudits et des voyageurs de l’époque, dont Hans Staden. Peter Burke5 discute de la possibilité d’établir une posture ethnographique dans « Des Cannibales », récurrente, dans une certaine mesure, dans l’humanisme du xvie siècle, et affirme qu’une telle posture constitue une transformation chez Montaigne, qui va du fonctionnaliste au relativiste, ou de l’ethnographe au moraliste6. Selon Burke, Montaigne a lu l’Histoire générale des Indes, de Francisco Lopez de Gómara, publiée en 15527 ; Les Singularités de la France Antarctique, d’André Thevet, en 1558 ; et l’Histoire d’un voyage en la terre de Brésil, de Jean de Léry, publiée en 15788.
Une autre série importante de commentaires de l’essai « Des Cannibales » reprend la critique montaignienne sévère de ce que nous appelons maintenant l’ethnocentrisme et discute les motifs et les conséquences de la réceptivité empathique de l’essayiste aux Indigènes brésiliens. Beaucoup d’allégations dans cette tendance interprétative considèrent le scepticisme de Montaigne comme un élément déclencheur d’une position relativiste sur des modes de vie différents de ceux de la culture européenne. En ce qui concerne le rapport entre le scepticisme et le relativisme culturel et moral attribué à Montaigne, Lévi-Strauss tisse une interprétation plutôt instigatrice : « La connaissance et l’action 359sont à jamais placées dans une fausse situation : prises entre deux systèmes de référence mutuellement exclusifs et qui leur sont imposés. […]. Cependant, nous devons les apprivoiser9 ». Pour Lévi-Strauss, la clarté autour de ces deux dimensions (épistémologique et éthique) garantit à Montaigne un jugement pratique sur les questions entourant les cannibales et sur toutes les autres impliquant l’action. Cet argument est repris par Comte-Sponville pour confirmer, en fin de compte, que « le relativisme de Montaigne est, tout d’abord, le respect de l’autre. Personne mieux que lui n’a défendu le droit à la différence, comme on dit aujourd’hui10 ». En examinant également la question, Tournon attribue au scepticisme la cause de l’intérêt particulier de l’essayiste pour la diversité des cultures et des coutumes, le libérant ainsi des préjugés qui empêcheraient la « découverte » de l’autre : « Le même relativisme pyrrhonien ouvre les yeux du philosophe sur les civilisations exotiques. Intituler “Des cannibales” (I, 31) les pages consacrées aux Tupinambás décrits par Thevet et Léry, accentue la partie des coutumes qui secouaient le plus violemment les Européens11 ».
Une discussion féconde, également soutenue par le scepticisme, se concentre sur les spéculations entourant l’admission d’une nature humaine immuable, mais capable de générer autant de modes de vie aussi variés que celui des Tupinambás ou de toute autre société. Dans ce raisonnement, nous sommes confrontés à ce que Danilo Marcondes appelle un « argument anthropologique », qui « peut être caractérisé avant tout par la remise en question d’une nature humaine universelle, par un scepticisme quant à l’existence d’une nature unique et homogène, conduisant à un relativisme culturel quant à la possibilité de comprendre, classer et catégoriser ces différentes cultures12 ».
360En restant sur la voie de l’influence du scepticisme chez Montaigne et en y ajoutant l’accueil lucrétien, on trouve la précieuse étude de Nicola Panichi13, qui réunit le thème de la variation et de la diversité dans la catégorie de la pluralité, combinant les termes « naturel » et « raison » sous de multiples formes – langues, sociétés, altérités – résultant à la fois du scepticisme et de la participation de l’épicurisme à la vision montaignienne. En outre, en ce qui concerne l’interface entre l’influence épicurienne et le thème amérindien dans les Essais, il convient de distinguer l’analyse de Marcel Conche sur le chapitre « Des Coches » (III, 6), laquelle tient pour évident le rapport entre la diversité des coutumes et des comportements que Montaigne souligne lors de la découverte d’un « autre » monde – « si enfant » qu’il « ne vivoit que des moyens de sa mere nourrice » (III, 6, 908) – et la conception lucrétienne de la pluralité des mondes et de la diversité que la nature est chargée d’engendrer en eux. Conche souligne que l’épicurisme convient à Montaigne dans la mesure où l’argument de l’« immensité de la nature et de ses innombrables ressources14 » devient une analogie pour penser la pluralité des « mondes culturels », dont l’exemple est réalisé chez les Indigènes du Nouveau Monde. L’essayiste s’approche de la morale épicurienne pour associer le bonheur des natifs au plaisir, mais y ajoute des exigences morales qui ne dépendent pas de l’atteinte ou non du bonheur, ce qui déplace sa critique vers les procédures des colonisateurs des Amériques, ce qui, pour Conche, donne son originalité à l’essai « Des Coches ».
Ainsi, à « l’argument anthropologique » de Marcondes, on peut ajouter la critique par Montaigne de la conduite de ses contemporains par rapport aux pratiques morales des peuples autochtones. Cela inclut alors les discussions autour de la morale chrétienne et de l’éthique des anciens15361et surtout, tout ce qui implique les justifications de l’évangélisation des natifs et de la défense de la colonisation européenne de l’Amérique. Dans ce même sens, on peut signaler l’étude de Maria Celia França, pour qui, « comme les anciens, les Indigènes ont atteint des valeurs et des vertus que les chrétiens ne sont pas arrivés à mettre en pratique. Dans la reconnaissance d’une vertu totalement païenne réside toute l’audace de notre auteur [Montaigne]16 ».
Par-dessus tout, la littérature critique concernant « Des Cannibales » nous aide à percevoir l’originalité des arguments de Montaigne et le cadre controversé dans lequel ils sont émis, ainsi qu’à mettre en évidence les nombreuses implications de son scepticisme à la fois pour la connaissance du Nouveau Monde et pour les jugements qu’il porte sur son propre peuple. Cette perspective sceptique se confirme comme étant déterminante dans la perception et le traitement de ce qui est différent – autres coutumes, autres mondes, autres sociétés17 – et par conséquent dans la critique à l’égard de ses contemporains, en ce qui concerne leur mode de vie et leurs valeurs et intentions vis-à-vis des terres américaines. Enfin, les informations et les connaissances présentées par la « voix commune » sur l’Amérique et ses habitants ne sont pas dignes de confiance et provoquent chez Montaigne un triple rejet.
Premièrement, le rejet des opinions contemporaines sur qui est « barbare » et la vision humaine limitée et vantarde qui les soutient, comme semble le dire ce passage :
[…] sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ; comme de vray il semble que nous n’avons autre mire de la verité et de la raison que l’exemple et idée des opinions et usances du païs où nous sommes. Là est tousjours la parfaicte religion, la parfaicte police, perfect et accomply usage de toutes choses (I, 31, 205).
362Deuxièmement, le rejet des hommes de « science » : topographes, géographes et historiens, tous ceux qui sont imprégnés par les vices de la raison et ne sont donc pas fiables : « Ou il faut un homme tres-fidelle, ou si simple qu’il n’ait pas dequoy bastir et donner de la vray-semblance » (I, 31, 205). Et enfin, discrédit ou rejet des récits anciens de l’existence de terres lointaines supposées paradisiaques, où l’innocence et la vie simple dessinent l’image idyllique de l’humanité : « Cette narration d’Aristote n’a non plus d’accord avec nos terres neufves » (I, 31, 204).
Délaissant des sources largement connues au xvie siècle, considérées comme peu fiables lorsqu’elles sont passées au crible sceptique, Montaigne préfère recueillir les informations sur les récits du Nouveau Monde dans ce qui est considéré comme moralement fiable et non auprès de ceux qui détiennent une expertise supposée. En raison de l’application méthodologique du scepticisme18, il refuse de n’accorder du crédit aux jugements que dans le domaine de la science, et commence à les adapter dans la sphère morale. Toutefois, il ne s’agit pas seulement de douter des conditions et des instruments de la vérité, mais aussi de soupçonner la parole de ceux qui prononcent celle-ci, ce qui conduit à privilégier un jugement basé sur le témoignage d’un homme simple qui est allé au Brésil, et donc supposé fiable (I, 31, 205).
En effet, divers récits de voyageurs et descriptions de peuples « barbares » puisés dans des textes grecs et romains sont scrutés par Montaigne et utilisés dans sa description et sa réflexion sur les Indigènes brésiliens. Cependant, ce n’est pas le point central de son écriture ; le nœud de la question posée dans « Des Cannibales » est moins la préoccupation de décrire l’Indigène que le jugement et la critique résultant des comparaisons entre la société indigène et la société européenne. Ainsi, comme nous le propose Birchal : « ni vérité objective, ni description scientifique de la vie des primitifs, ce qui reste comme une exigence fondamentale dans “Des cannibales” est le refus d’ériger ce qui est relatif en absolu, sous la forme de refus de l’opinion vulgaire qui prétend savoir qui est le barbare et qui est le civilisé19 ».
Ainsi, les mouvements du chapitre i, 31 structurent plusieurs noyaux interprétatifs sur le sauvage et le civilisé, qui occupent progressivement 363la place d’une description factuelle20. Nous insistons donc sur le fait que la cible finale de l’essai « Des Cannibales » concerne moins la description du mode de vie exotique des peuples autochtones que la réflexion éthique et anthropologique qu’un tel mode de vie inspire. Autour des termes « barbare, barbarie, sauvage », se développent des comparaisons et des réinterprétations qui se réfèrent au débat sur la diversité culturelle et à des rôles distincts dans le domaine de la morale et de la politique.
Conscients, donc, du cadre complexe des questions entourant « Des Cannibales » et des hypothèses mobilisées dans sa construction, nous avons choisi de nous arrêter sur ce que nous considérons comme le cœur du chapitre : les polarisations et les inversions de sens de sauvage et barbare et d’Européen civilisé – qui, enfin, est le barbare ? –, suivies de la manière dont, au cours de ces réinterprétations, nous pouvons appréhender la relation entre nature et artifice (habitudes, coutumes et valeurs), ce qui nous conduit à la diversité des cultures et des jugements, c’est-à-dire à la pertinence de l’essai « Des Cannibales » par rapport aux enjeux du débat sur la diversité culturelle et les préjugés.
Nature et art : sauvage ? Qui ?
Dans le premier paragraphe de « Des Cannibales », rappelant les épisodes historiques des guerres, Montaigne partage la méfiance des chefs militaires à l’égard des impressions de la « voix commune » quant à savoir qui est le barbare : la disposition des armées ennemies suggère que, aux yeux des commandants grecs, il y avait derrière ces différents peuples-là une capacité raffinée pour l’art de la guerre (I, 31, 202). Plus tard, déjà dans une allusion directe aux Indigènes, on soupçonne que le 364barbare et le sauvage ne sont pas définis par ce qu’ils sont vraiment, mais par ce que l’Européen, par rapport à ses propres standards habituels, voit en eux comme différent. Le différent est abaissé, diminué parce que les critères d’évaluation sont définis par ceux qui émettent le jugement sans aucune tentative de médiation avec l’autre. Ainsi, l’opinion courante identifie comme barbarie tout ce qui est différent de son mode de vie : « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage » (I, 31,205). Montaigne, au contraire, échappe au piège ethnocentrique en allant à la rencontre de ce qui est divers et étrange dans l’autre.
Les réinterprétations des sens de sauvage et barbare, qui dans les premiers paragraphes du chapitre sont utilisés d’une manière approximative – « il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation » (I, 31,205) –, déplacent l’argumentation du soutien à celui qui est différent de l’habituel et à celui qui est inconnu en référence, d’une part vers la proximité que l’Indigène a par rapport à la nature, lui permettant de construire un mode de vie associé aux desseins naturels ; et, d’autre part, vers le sens de sauvage associé à la brutalité, à la sauvagerie, à l’acte cruel, indépendant de l’agent. En cela, la cruauté et la corruption des valeurs sont établies comme un critère pour identifier le barbare ou le sauvage, suggérant une nouvelle distinction entre l’Indigène et l’Européen. Dans cette nouvelle perspective, les Amérindiens sont des sauvages « de mesmes que nous appellons sauvages les fruicts que nature, de soy et de son progrez ordinaire, a produicts » (I, 31, 205), et ce qui les qualifie, c’est la proximité de la nature, valorisant leur « naifveté originelle » au détriment des artifices produits par les civilisés.
Le critère de distinction entre le barbare et le sauvage réside donc en la proximité ou en l’éloignement de la façon de vivre selon l’ordre de la nature : « [A] Ce n’est pas raison que l’art gaigne le point d’honneur sur nostre grande et puissante mere nature » (I, 31, 205-206). En outre, les Amérindiens sont sauvages dans le sens où ils ont reçu « fort peu de façon de l’esprit humain » (I, 31, 206), mais ils ne le sont pas dans le sens d’être cruels dans leurs coutumes. L’accent mis sur l’humanité sauvage de l’Indigène et sur la civilité barbare et corrompue de l’Européen peut être corroboré dans le chapitre « Des Coches » (III, 6) à partir du commentaire sur les relations entre les natifs et les Européens : « La plus part de leurs responces et des negotiations faictes avec eux tesmoignent qu’ils ne nous devoyent rien en clarté d’esprit naturel et en pertinence » 365(III, 6, 909). Les expressions « clarté d’esprit naturelle » – à propos des Indigènes – et « esprit humain » – se référant au lustre intellectuel offert par la culture européenne – peuvent être comprises ici comme la capacité de discernement sans et avec le soutien des artifices produits par la raison, mais n’impliquent aucun démérite quant à l’humanité des Indigènes du Nouveau Monde21 : « nous les pouvons donq bien appeller barbares, eu esgard aux regles de la raison, mais non pas eu esgard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie » (I, 31, 210). Au contraire, sur « la clarté d’esprit naturelle » des peuples autochtones, Montaigne déclare dans l’« Apologie de Raimond Sebond » :
[C] Ce qu’on nous dict de ceux du Bresil, qu’ils ne mouroyent que de vieillesse, et qu’on attribue à la serenité et tranquillité de leur air, je l’attribue plustost à la tranquillité et serenité de leur ame, deschargée de toute passion et pensée et occupation tendue ou desplaisante, comme gents qui passoyent leur vie en une admirable simplicité et ignorance, sans lettres, sans loy, sans roy, sans relligion quelconque (II, 12, 491).
L’âme des Indigènes est peu imprégnée d’artifices, « [en se tenant] vives et vigoureuses les vrayes, et plus utiles et naturelles vertus et proprietez » (I, 31, 205), tandis que celle des Européens, loin de la « clarté d’esprit naturelle », est par frelatée avec leur propre art (p. 206-207). Ces derniers sont les sauvages : ils attaquent, étouffent et détournent la nature de leur « ordre commun », en la modifiant et en l’adaptant à leur mode de vie, déjà corrompu par « vaines et frivoles entreprinses » (I, 31, 206). Compte tenu de ces considérations, on peut dire que la distinction entre l’Indigène et l’Européen réside dans le type d’interaction qui favorise à la fois l’art et la nature et leurs répercussions dans leurs modes de vie et leurs comportements. L’Indigène est sauvage pour garder sa « naifveté originelle » simple et pure, pour être gouverné par des lois naturelles22 et en se laissant peu corrompre par des lois humaines. L’Européen est sauvage par la brutalité avec laquelle il transforme sa propre nature et s’éloigne de la « mere nature », conséquence de l’utilisation des artifices 366qu’il a produits, se défigurant lui-même et défigurant la nature avec des inventions fausses et superflues. Encore une fois, un passage de l’« Apologie » corrobore la critique (d’inspiration épicurienne) des distorsions causées par l’« esprit » cultivé de l’Européen :
Ces nations que nous venons de descouvrir […] nous viennent d’apprendre […] nostre mere nature nous avoit munis à planté de tout ce qu’il nous falloit ; voire, comme il est vraysemblable, plus plainement et plus richement qu’elle ne fait à present que nous y avons meslé nostre artífice, […] le débordement et desreglement de nostre appetit devançant toutes les inventions que nous cherchons de l’assouvir (II, 12, 457-458).
Ainsi, nous nous demandons si, aux yeux de Montaigne, nous serions face à une scène de l’enfance de l’histoire de l’homme : « Nostre monde vient d’en trouver un autre […] si enfant qu’on luy aprend encore son a, b, c » (III, 6, 908). En allant vite, nous pourrions même avancer que les forts liens entre l’Indigène et la nature reflètent une image proche de celle d’un état de nature. Toutefois, le commentaire critique rejette cette interprétation. En particulier, nous sommes d’accord avec André Tournon lorsqu’il déclare qu’il n’y a ici « ni la nostalgie feinte de l’état de nature, ni la condescendance du civilisé : mais la découverte de l’autre, rendue possible par l’extirpation des préjugés et des critères invétérés23 ». Montaigne souligne les avantages de la convivialité intime avec la nature, indique la pureté et la vigueur que ses lois engendrent dans chaque homme et dans les sociétés du Nouveau Monde, mais rien ne peut être déduit sur les caractéristiques spécifiques de la nature, sur l’état de nature de l’homme ou même sur la nature humaine24. Plus que la description d’un « ordre naturel », l’argument met l’accent sur les conséquences bénéfiques de la vie vécue auprès de la nature et sur la façon dont les artifices élaborés par l’« esprit humain » ont dégradé et corrompu l’Européen. Il n’y a donc pas de doctrine ou de métaphysique sur la vie selon la nature ou sur la nature elle-même.
Les lois de la nature ne sont pas perceptibles. Chez l’Européen, elles sont complètement couvertes par le voile des coutumes et par les « regles 367de la raison » : « [B] Il est croyable qu’il y a des loix naturelles, comme il se voit és autres créatures ; mais en nous elles sont perdues, cette belle raison humaine s’ingerant par tout de maistriser et commander » (II, 12, 580). Chez l’Indigène, l’existence d’une régularité naturelle peut éventuellement être faiblement déduite de la contiguïté qu’il entretient avec la nature, de la proximité qui lui permet, précisément, de jouir de son influence de bon augure. Ce sont cependant les conséquences de l’intense familiarité avec la nature qui peuvent être connues et évaluées et non pas elle-même. En d’autres termes, l’Indigène et l’Européen se font connaître par leur art, dont le potentiel d’ingérence dans un ordre naturel supposé est proportionnel aux médiations qu’ils créent afin de satisfaire des besoins et des désirs. Plus les médiations liées aux habitudes, aux coutumes, à la culture sont complexes et nombreuses, plus la distance entre l’homme et la nature est grande, et moins elle devient visible. Les hommes interfèrent dans la nature et leurs artifices génèrent non seulement des besoins, des opinions et des coutumes différents dans les sociétés, mais aussi différentes habitudes personnelles25 : « [A] Les sujets ont divers lustres et diverses considérations : c’est de là que s’engendre principalement la diversité d’opinions. Une nation considère un sujet par un visage, et s’arreste à celuy là ; l’autre, par un autre » (II, 12, 581).
En outre, il n’est pas possible de considérer le chapitre « Des Cannibales » comme un champ de spéculations sur la possibilité d’une morale naturelle et originale ; ou plutôt, le risque de malentendu peut être encore plus grand si l’Indigène est considéré ainsi. La « naifveté originelle » des natifs favorise, selon Montaigne, une morale mince et simple et rien de plus que cela : « toute leur science ethique ne contient que ces deux articles, de la résolution à la guerre et affection à leurs femmes » (I, 31, 208). La morale, quelle que soit sa genèse (divine, naturelle ou coutumière), recouvre la matière première originale qui devient finalement inaccessible même aux hommes aussi proches de la nature que les Indigènes. C’est sur la facticité des coutumes de l’Indigène que Montaigne entreprend son examen, et il le fait avec une extrême prudence sceptique afin de ne pas lui ôter les normes morales universelles extraites des lois naturelles (voire théologiques). Il n’est possible de rien conjecturer sur la nature humaine, qu’elle soit bonne ou mauvaise ; le 368centre de l’argumentation réside, en effet, dans l’exercice de l’ingéniosité humaine et dans ses conséquences pour la morale26.
Toujours focalisé sur le thème des médiations entre culture et morale, Montaigne est impressionné par la fierté de l’Indigène dans les manifestations de justice et d’honneur dans les guerres, en particulier dans le traitement des prisonniers, et même dans les coutumes matrimoniales (I, 31, 208-209). Il s’agit maintenant d’un argument sur les « avantages empruntés » de l’art ou du hasard par opposition à l’acte vertueux légitime. La fortune, de même que la coutume, dirige et consolide les comportements et les modes de vie ; ainsi, les deux restreignent la liberté de choix et de décision : « Par long usage cette forme m’est passé en substance, et fortune en nature. […] Plus nous amplifions nostre besoing et possession, d’autant plus nous engageons nous aux coups de la fortune et des adversitez » (III, 10, 1011). Les Amérindiens sont plus proches de la nature et, par conséquent, dominent plus facilement et plus spontanément les désirs : « Ils sont encore en cet heureux point, de ne desirer qu’autant que leurs necessitez naturelles leur ordonnent : tout ce qui est au-delà, est superflu pour eux » (I, 31, 210). Même avec des faveurs supposées de la nature ou de la fortune, ce qui compte comme une conduite vertueuse est l’authenticité de la volonté qui s’y manifeste, et aucun autre dispositif. C’est parce que la valeur morale d’une action ne réside ni dans le hasard des circonstances, car en ce qui concerne la chance il n’y a pas de contrôle, ni dans l’avantage de la possession d’artifices et de connaissances, ni – et encore moins – dans une « servile obligation à leur usance et par l’impression de l’auteur de leur ancienne coustume, sans discours et sans jugement » (I, 31, 213). Tous ces aspects font partie d’une extériorité qui échappe à l’assentiment moral vrai et personnel : « L’estimation et le pris d’un homme consiste au cœur et en la volonté ; c’est là où gist son vray honneur » (I, 31, 211).
369Cannibalisme : l’art en acte
De toutes les coutumes attribuées aux Indigènes brésiliens, celle qui choque le plus l’Européen est le cannibalisme. Encore une fois, la « voix commune » considère que dans cet acte résident toute la sauvagerie, l’animalité et même la raison de douter de l’humanité des Indigènes. Montaigne ne nie pas l’« horreur barbaresque qu’il y a en une telle action » (I, 31, 209), ni combien une telle pratique inflige des coups aux « regles de la raison », et il y a certainement de la barbarie dans cet acte. Cependant, une fois de plus, avant d’émettre son jugement, il va à la rencontre du point de vue des cannibales afin de comprendre leurs motivations.
L’anthropophagie des Indigènes brésiliens est inscrite dans au moins deux contextes symboliques27 : dans les rituels d’honneur au guerrier comme expression de la vengeance et de la reconnaissance du courage et de la fierté de l’ennemi (I, 31, 212) ; et dans la démonstration de respect et d’affection envers les parents, par lesquels les enfants considèrent comme indigne de jeter leurs parents à la terre pour les enterrer (II, 37012, 581). Dans les deux épisodes, dévorer l’ennemi ou l’être cher, c’est s’incliner devant lui, idée dans laquelle, comme le prévient Montaigne « ne se sent aucunement la barbarie » (I, 31, 212).
Prendre le cannibalisme d’un point de vue symbolique, c’est-à-dire, comme une expression culturelle et non comme un simple régime alimentaire, révèle, en même temps, la vie sociale des Indigènes et repousse complètement un état de nature supposé, voire une inhumanité. Et cela conduit donc à la reconnaissance de l’univers symbolique des cannibales, à la constatation d’un certain degré de proximité entre l’Indigène et l’Européen : les deux construisent des réseaux de croyances, de coutumes et d’artifices dans lesquels, chacun à sa manière, nous pouvons voir un sens civilisationnel. Toutefois, les similitudes sont limitées ; entre les modes de vie de l’un et de l’autre, il y a un abîme moral profond, dénoncé de manière incisive, en plus du chapitre « Des Cannibales », dans celui « Des Coches ». D’ailleurs, pour Géralde Nakam28, ces essais favorisent la rencontre de l’Ancien et du Nouveau Monde, ce dernier étant décrit par Montaigne dans sa vivacité et ses contrastes ainsi que dans son agonie résultant du contact et des atrocités commises par l’Européen29.
La devise anthropophagique nous permet à nouveau de reprendre la question afin de savoir qui est le barbare : le sauvage est-il celui qui, dans la mort, honore les ennemis et les amis par l’anthropophagie, ou l’Européen qui tue avec raffinement de cruauté et d’intolérance ? Les conditions dans lesquelles Montaigne traite la question ne laissent aucun doute quant à la réponse ; les motifs impliqués dans la sauvagerie résolvent la demande : « Sans mentir, au pris de nous, voilà des hommes bien sauvages ; car, ou il faut qu’ils le soyent bien à bon escient, ou que nous le soyons » (I, 31, 212). Cela confirme les critiques de l’Européen civilisé. Plus qu’une constatation, les récits des rituels anthropophagiques dénoncent les moyens cruels de l’Européen pour imposer ses convictions 371et ses desseins, comme dans un miroir inversé où, en regardant l’autre, on se voit soi-même.
La vision de Montaigne invite à observer le cannibalisme des peuples indigènes au-delà du seul fait de manger des gens. Dans l’expansion de la perception de la différence et de ses propres frontières culturelles, se trouve l’occasion d’élargir les bases des jugements. Dans ce sens, Montaigne revient aux anciens et prend Socrate (III, 9, 973 ; I, 26, 157) comme une inspiration et un exemple d’ouverture au monde : la variété (de coutumes, de géographie, de langue) élargit les horizons et crée un certain embarras par rapport à nos propres choix et pratiques ; le familier et l’inconnu se transforment en motifs de doute et d’enquête.
Tout le monde dans le monde
Considérer ce qui nous frappe comme extensif à toute l’humanité (I, 26, 157) n’est que le cas particulier d’un malentendu majeur, une erreur qui entraîne des effets : « [C] erreur de grande suite et prejudice » (I, 26, 157). Quelle erreur, quelle conséquence et quel préjudice ? L’erreur : prendre une expérience personnelle pour extensive au monde entier. La conséquence : perdre la dimension de l’ignorance humaine face aux choses. Le préjudice : émettre des jugements dogmatiques. La vanité et la présomption entraînent avec elles l’illusion que l’homme est au centre et au-dessus d’autres créatures. En dénonçant un tel désordre, Montaigne indique la place effective de l’homme dans le monde :
[A] La presomption est nostre maladie naturelle et originelle. La plus calamiteuse et fraile de toutes les creatures, c’est l’homme, et quant et quant la plus orgueilleuse. Elle se sent et se void logée icy, parmy la bourbe et le fient du monde, attachée et clouée à la pire, plus morte et croupie partie de l’univers, au dernier estage du logis et le plus esloigné de la voute celeste, avec les animaux de la pire condition des trois ; et se va plantant par imagination au dessus du cercle de la Lune et ramenant le ciel soubs ses pieds. C’est par la vanité de cette mesme imagination qu’il s’egale à Dieu, qu’il s’attribue les conditions divines, qu’il se trie soy mesme et separe de la presse des autres creatures […] (II, 12, 452).
372Dans ce passage, Montaigne s’oppose à la notion de dignitashominis30, traitée notamment dans La Dignité del’homme, écrite par Pic de la Mirandole pour introduire ses œuvres. Celui-ci défend la supériorité des capacités humaines pour faire face à l’adversité, dans le commandement de son propre destin ; ce qui fait de l’homme un être unique et élevé c’est, précisément, la prérogative d’élever sa propre nature par la liberté de s’autodéterminer31.
La critique montaignienne remet en question la primauté humaine sur d’autres êtres dans le monde, ce qui, du point de vue européen, inclut les Amérindiens. L’illusion de supériorité est opposée à la misère et à l’insignifiance de la condition humaine. Selon Montaigne, quand l’homme se compare avec d’autres êtres de la nature, il se rend compte qu’il ne leur est pas supérieur et qu’il n’est pas doté de ressources qui l’élèvent à la condition du divin ; au contraire, dans son existence, il ne diffère en rien des animaux, parce que les deux raisonnent, communiquent, coexistent entre leurs égaux et créent des moyens de survivre – « [A] Au reste, quelle sorte de nostre suffisance ne reconnoissons nous aux operations des animaux ? Est-il police reglée avec plus d’ordre, diversifiée à plus de charges et d’offices, et plus constamment entretenue que celle des mouches à miel ? » (II, 12, 454-455) –, ou même des comportements et des intentions similaires : « [C] Quand je me joue à ma chatte, qui sçait si elle passe son temps de moy plus que je ne fay d’elle » (II, 12, 452). Ce sont des commentaires concernant le thème de la miseriahominis venue de la tradition antique et médiévale qui, dans sa version radicale, peuvent être trouvés dansles écrits de Lottario di Segni, le pape Innocent III, 373dans le traité Contemptumundi, sive demiseria humanaconditionis (écrit vers 1190)32. Dans la vision médiévale, la misère de l’expérience terrestre se révèle dans la dépréciation du monde dans son ensemble et, en particulier, dans la condition humaine, conséquence non seulement du péché originel, mais aussi de ceux commis par chaque homme, ce qui le rend co-auteur de sa propre misère. L’« Apologie » reprend le discours sur la misère humaine dans une lecture sceptique, comparant les hommes aux animaux et, par la suite, détruisant les prétentions humaines à être privilégié et supérieur au sein de la nature :
Est-il possible de rien imaginer si ridicule que cette miserable et chetive creature, qui n’est pas seulement maistresse de soy, exposée aux offences de toutes choses, se die maistresse et emperiere de l’univers, duquel il n’est pas en sa puissance de cognoistre la moindre partie, tant s’en faut de la commander ? Et ce privilege qu’il s’atribue d’estre seul en ce grand bastimant, qui ayt la suffisance d’en recognoistre la beauté et les pieces, seul qui en puisse rendre graces à l’architecte et tenir conte de la recepte et mise du monde, qui lui a seelé ce privilege ? Qu’il nous montre lettres de cette belle et grande charge. (II, 12, 450)33
Cependant, contrairement aux animaux et aux Indigènes, qui vivent en accord avec la nature, l’arrogance de l’Européen s’est mélangée aux possibilités que la nature offre également à toutes les créatures, à leurs propres artifices et à leurs dérèglements – « Nous avons tant rechargé la beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions, que nous l’avons du tout estouffée » (I, 31, 206) –, tout cela étouffant ensemble, finalement, les besoins et les capacités humaines.
L’expédient utilisé pour éloigner des Indigènes le préjugé habillé du surnom de « barbares », et concrétisé dans la cruauté des colonisateurs, peut être emprunté au chapitre « De l’institution des enfans » (I, 26), dans lequel la recommandation qui agit comme un remède contre l’arrogance et le rétrécissement de la vision consiste à renverser la version reprise, à la Renaissance, de la métaphore de l’homme comme miroir du monde. L’homme n’est pas le plus grand ni le meilleur reflet de toutes choses, 374mais il lui appartient d’observer l’immense variété de tout ce que le miroir du monde reflète : « c’est le mirouer où il nous faut regarder pour nous connoistre de bon biais » (I, 26, 157). Dans cet exercice, il se rendra compte à quel point la profusion d’images du monde dépasse les limites de son art, de ses coutumes et même de ses meilleurs désirs, comme la société des Tupinambás semble se refléter dans le miroir de Montaigne :
car il me semble que ce que nous voyons par experience en ces nations là, surpasse, non seulement toutes les peintures dequoy la poesie a embelly l’age doré, et toutes ses inventions à feindre une heureuse condition d’hommes, mais encore la conception et le desir mesme de la philosophie. Ils n’ont peu imaginer une nayfveté si pure et simple, comme nous la voyons par experience ; ny n’ont peu croire que nostre societé se peut maintenir avec si peu d’artifice et de soudeure humaine (I, 31, 206).
Comprendre la pluralité des images du monde – le Nouveau Monde et tant d’autres – c’est avoir la chance de saisir les sens que les choses prennent dans chaque monde particulier. Se confronter à l’autre, c’est aussi prendre la mesure de soi-même accompagnée de la possibilité de réinterpréter et d’élargir les sens précédemment acceptés uniquement par crédit (accordé à l’autorité, à la tradition, à la coutume). En confrontant divers sens de « sauvage », Montaigne produit une conjecture sur les Indigènes qui, institués dans leur humanité, reflètent dans le miroir de l’essayiste un idéal d’homme34 et de civilisation35.
Maria Cristina Theobaldo
Université Fédérale du Mato Grosso, Brésil
1 Dans cet article, nous reconnaissons notre dette à l’égard de l’interprétation de Telma Birchal, dans son O eu nos Ensaios de Montaigne,Belo Horizonte, UFMG, 2007.
2 Pour les Essais, nous avons recours à l’édition des P.U.F établie par Pierre Villey, Paris, P.U.F, 1992, 3 vol. Dans les références, les chiffres romains indiquent les livres et les chiffres arabes, les chapitres et les pages.
3 Outre les lectures sur les sujets du nouveau monde, la curiosité ethnographique de Montaigne nous apporte une collection d’artefacts produits par les peuples autochtones, y compris les paroles de « chansons de guerre » et « d’amour » (I, 31, 212-213).
4 « Montaigne et l’indigène du Brésil. Le chapitre “Des Cannibales” lu et annoté par un brésilien », Bulletin de la Société Internationale des Amis de Montaigne,Avril-septembre 1975, 5ª série, no 14-15, p. 89-102.
5 Peter Burke, Montaigne, Madrid, Aliança Editorial, 1981.
6 Manuela Carneiroda Cunha confère également un biais moral à « Des Cannibales » : « Ce sont ces cannibales qui connaîtront avec Montaigne une consécration durable. Ils deviennent la mauvaise conscience de la civilisation, ses juges moraux, preuve qu’il existe une société égalitaire et fraternelle, dans laquelle le Mien ne se distingue pas du Tien », « Imagens de índios do Brasil : o século xvi », Estudos Avançados, vol. 4, no 10, 1990, p. 91-110, à la p. 100.
7 Mentionnée dans l’introduction de P. Villey au chapitre « Des Coches » (Paris, PUF, 1992, p. 898).
8 Sur les réserves de Montaigne quant aux historiens et géographes, voir Yvonne Bellenger, « Dire l’histoire », Montaigne et l’histoire, Paris, Klincksieck, 1988, p. 277-287.
9 Claude Lévi-Strauss, « Relendo Montaigne », História de Lince (traduction Beatriz Perrone-Moisés), São Paulo, Companhia das Letras, 1993, p. 197.
10 André Comte-Sponville, « Montaigne cínico ? (Valor e verdade nos Ensaios) », Valor e verdade : estudos cínicos, 2008, tradução Eduardo Brandão, São Paulo, WMF Martins Fontes, p. 75-143.
11 André Tournon, Montaigne, São Paulo, Discurso Editorial, 2004, p. 137. À ce sujet, Hugo Friedrich (Montaigne, Paris, Gallimard, 1968, p. 219) écrit : « L’essai sur les cannibales est un beau produit du scepticisme clairvoyant. Celui-ci porte ses regards sur un vaste horizon cosmopolite et se rit de l’opinion qui veut que tout le monde s’aligne sur nous, et qu’il n’y ait rien que méprisable barbarie en dehors de ce que nous sommes. Les expériences ethnographiques des siècles de la Renaissance ont favorisé cette forme de scepticisme ».
12 Danilo Marcondes, « Montaigne, a descoberta do novo mundo e o ceticismo moderno », Kriterion, Revista de Filosofia, no 126, 2012, p. 24-35, à la p. 428.
13 Nicola Panichi, Les Liens à renouer : scepticisme, possibilité, imagination, politique chez Montaigne (traduit par Jean-Pierre Fauquier), Paris, Champion, 2008, p. 507sq.
14 Marcel Conche, « L’unité du chapitre “Des coches” », dans Claude Blum et François Moureau (dir.), Études Montaignistes en hommage à Pierre Michel, Paris, Champion, 1984, p. 89-94, à la p. 93.
15 Les considérations de Sylvia Giocanti s’inscrivent dans ces débats : « À force de vouloir lire en Montaigne ce qu’il n’y a pas : une morale du péché et non une éthique de la jouissance, une peinture d’un paradis perdu par la Chute, et non la description d’un peuple moins corrompu par la civilisation que nous (thème lucrétien et non chrétien en I, 31), on ne voit pas que les Cannibales, par leur cannibalisme même, qui “représente” c’est-à-dire exprime et réalise une extrême vengeance, sont barbares » « Les Cannibales Modèle de Société ? », dans Jean-Claude Arnould et Emmanuel Faye (dir.), Rouen 1562. Montaigne et les Cannibales, Publications numériques du CÉRÉdI, 2013, p. 5, [http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/IMG/pdf/12-_Giocanti.pdf] (consulté le 21/03/2019).
16 Maria França, O Selvagem como figura da natureza humana :o discurso da conquista americana, Porto Alegre, Editora Fi, 2018, p. 279, [https://www.editorafi.org/329mariaveiga] (consulté le 17/02/2019).
17 Sur ce sujet, D. Marcondes pondère l’idée selon laquelle chez Montaigne « le scepticisme ouvre la voie à l’acceptation et à la compréhension du nouveau, maintenant dans le sens de nouvelles coutumes » (D. Marcondes, « Montaigne, a descoberta do novo mundo e o ceticismo moderno », art. cité, à la p. 431).
18 D. Marcondes, « Montaigne, a descoberta do novo mundo e o ceticismo moderno », art. cité p. 431.
19 Telma Birchal, O eu nos Ensaios de Montaigne, op. cit., p. 107.
20 Même en assumant la distance entre la société tupinambá et les propos de Montaigne, nous tenons pour indéniables les dimensions anthropologiques et symboliques que révèlent leurs analyses. De même, Jean-François Chougnet (« Tupi or not tupi, that is the question », Núcleo Histórico Albert Eckhou e séculos xvi/xvii, [https://entretenimento.uol.com.br/27bienal/anteriores/1998/especiais/ult3926u14.jhtm], consulté le 10/02/2019) juge qu’en distinguant deux sphères symboliques du cannibalisme, l’une relative à l’anéantissement des adversaires (exo-cannibalisme) et une autre se référant à la démonstration de respect des ancêtres (endo-cannibalisme), l’essayiste exprime une perception aiguë de l’univers symbolique des peuples autochtones.
21 Sur la comparaison entre l’humanité de l’Européen et celle des Indigènes et sur la position de Montaigne (et sa motivation soutenue par le scepticisme), voir França, O Selvagem como figura da natureza humana :o discurso da conquista americana, op. cit., p. 23 et p. 259.
22 Pour une discussion sur les cannibales et la loi naturelle, voir C.-M. Azar Filho, « Les cannibales et la loi naturelle », dans Rouen 1562. Montaigne et les Cannibales, op. cit., 2013 [http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/IMG/pdf/11-_Azar.pdf] (consulté le 21/03/2019).
23 A. Tournon, Montaigne, op. cit., p. 137.
24 Selon Hugo Friedrich (Montaigne, op. cit. p. 165), Montaigne ne s’intéresse ni aux « espèces humaines » ni aux systèmes de classification visant à définir les caractéristiques générales de la nature humaine. Au contraire, il se concentre sur le détail, cherchant à « juger l’homme pièce par pièce ».
25 « [B] L’accoustumance est une seconde nature, et non moins puissante » (III, 10, 1010).
26 Le chapitre « De la coutume et de ne changer aisément une loi reçue » (I, 23) éclaire les questions qui impliquent la façon dont chaque homme et chaque pays constituent et consolident une façon de vivre autour des coutumes enracinées, au point d’alerter Montaigne sur la relation directe entre les coutumes établies et le maintien ou la modification des lois.
27 Selon Cunha, « Les Tupi[…] ne sont pas de cannibales, mais des anthropophages : la distinction qui est, au premier moment, lexicale, et plus tard, lorsque les termes deviennent synonymes […] sémantique, est cruciale au xvie siècle, et c’est elle qui permettra l’exaltation de l’Indigène brésilien. La différence est la suivante : les cannibales sont des gens qui se nourrissent de chair humaine ; très distincte est la situation des Tupi qui mangent leurs ennemis par vengeance » (« Imagens de índios do Brasil : o século xvi », art. cité p. 99). Pour une autre interprétation de l’anthropophagie et du « Des Cannibales », nous avons le point de vue d’Oswald de Andrade, qui, selon Benedito Nunes, « a pris du chapitre xxxi des Essais de Montaigne l’idée même de la vie primitive. Des coutumes saines concernant la liberté conjugale et la propriété commune de la terre, le goût du loisir et le plaisir de danser, les vertus naturelles que la “naïveté originelle inspirait, des institutions sobres et sages que Platon envierait, forment le portrait que l’humaniste a dessiné de la société sauvage, équilibrée et heureuse, incomparablement supérieure à celle des civilisés, malgré l’anthropophagie, un acte de vindicte moins barbare que la cruauté avec laquelle les Européens, incapables de manger un mort, torturent et déchirent un corps humain vivant, “sous prétexte de piété et de religion”. De ce tableau découle la superposition de la vie des Tupis, qui aurait été le modèle sur lequel Montaigne a calqué son interprétation de la société primitive à l’âge d’or mythique, matriarcale et sans répression, dont la violence serait déchargée dans le rituel anthropophagique, qui était le genre de cannibalisme apprécié par Oswald de Andrade », Benito Nunes, « Antropofagia ao alcance de todos », dans A utopia antropofágica, SãoPaulo, Globo, Secretaria de Estado da Cultura, 1990, p. 19-20.
28 G. Nakam, Les Essais de Montaigne :miroir et procès de leur temps, Paris, Nizet, 1984, p. 349-350.
29 Frank Lestringant, suivant une autre approche en traitant le thème de l’évangélisation, nous aide à comprendre la perspective montaignienne en la comparant avec la description de Léry des peuples autochtones dans Histoire d’un voyage en la terre de Brésil (1578) : « Son Brésil [celui de Léry] est un monde déjà vieux ; l’humanité qui y habite appartient sans aucun doute à la “race corrompue d’Adam” », « De Jean de Léry a Claude Lévi-Strauss : por uma arqueologia de Tristes trópicos », Revista de Antropologia, 2000, vol. 43, no 2, p. 81-103, aux p. 82-83.
30 Sérgio Cardoso (« O homem, um homem : do humanismo renascentista a Michel de Montaigne », Pertubador Mundo Novo :História, Psicanálise e Sociedade Contemporânea, São Paulo, Editora Escuta, 1994, p. 48) enregistre la particularité de la critique montaignienne par rapport à ce sujet : « Montaigne marche en son temps, en quelque sorte, à contre-courant ». À cet égard, voir aussi D. Marcondes, « Montaigne, a descoberta do novo mundo e o ceticismo moderno », art. cité, p. 428.
31 « Chez l’homme, cependant, quand il était sur le point de s’épanouir, le Père a semé toutes sortes de graines, de sorte qu’il avait toutes variétés de vie. Celles que chacun cultivait, celles-ci grandiraient et produiraient en lui leurs fruits. […]. Mais si, peut-être, il ne s’attachait pas au sort d’aucune créature et se retirait au cœur de l’unité divine, devenant ainsi un seul esprit avec Dieu, alors il serait inséré dans la mystérieuse solitude du Père. Qui est constitué sur tous les êtres et sur tous est favorisé. Qui n’admire pas ce caméléon ? Ou quoi d’autre est plus digne d’être admiré ? », G. Pico, A dignidade do homem (traduction et présentation de Luiz Feracine), Campo Grande, Solivros, Unider, p. 1999, p. 54-55.
32 Sur les écrits d’Innocent III, voir José Antônio de Souza & João Barbosa, O reino de Deus e o Reino dos homens : as relações entre os poderes espiritual e temporal na Baixa idade média(da Reforma gregoriana a João Quidort), Porto Alegre, Edipucrs, 1997, p. 105-113.
33 Voir H. Friedrich (Montaigne, op. cit., p. 132-136) et J. Starobinski (Montaigne em movimento, São Paulo, Companhia das Letras, 1992, p. 126-129).
34 Pour comprendre le sujet, voir Telma Birchal, O eu nos Ensaios de Montaigne, op. cit. p. 110.
35 G. Nakam, en rapprochant « Des Cannibales » et « Des Coches », pointe ces clés importantes de lecture pour les deux chapitres : que peut-on comprendre par civilisation et par culture ? Dans quel sens peut-on penser l’Histoire ? (Les Essais de Montaigne :miroir et procès de leur temps, op. cit., p. 350).
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12607-2
- EAN : 9782406126072
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12607-2.p.0357
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 10/11/2021
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Montaigne, cannibales, morale, nature et artifice, diversité culturelle