Book reviews
- Publication type: Journal article
- Journal: Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2021, n° 73. varia - Authors: Schneikert (Élisabeth), Sgattoni (Marco)
- Pages: 451 to 461
- Journal: Bulletin for the International Society of Friends of Montaigne
Renzo Ragghianti, Le lexique du droit dans les Essais de Montaigne, Quaderni di Rinascimento, 53, Firenze, Leo S. Olschki, 2019, 138 p. ISBN 978 88 222 6667 5
L’objectif de ce livre est d’établir une comparaison entre le lexique juridique, en particulier des coutumes et des ordonnances, et celui de Montaigne.
L’ouvrage se présente en deux parties, avec une importante introduction intitulée « Le droit, le lexique et les Essais », laquelle est suivi d’un « Glossaire de droit et de pratique ».
Dans un premier temps, l’ouvrage retrace l’historique de la formation du droit moderne et relate comment s’est effectué le passage du droit romain à l’affirmation de la coutume. Il revient sur le débat portant sur l’opposition entre « jus » et « aequitas », qui entraîne l’éthicisation du droit, de l’époque justinienne au xvie siècle. De même, il revient sur les enjeux du renouvellement de la pensée juridique moderne. De fait, l’humanisme juridique, porté par Budé, Bodin ou encore Baudouin, s’attache à l’étude philologique et historisante du droit de Justinien et développe l’acribie dans l’analyse critique des textes. Le droit romain se voit relativisé tandis qu’on assiste à une pleine valorisation des coutumes. S’attachant à l’évolution de la notion de droit coutumier, R. Ragghianti revient sur le débat interrogeant le rapport entre le roi et la loi, initié par Budé, Seyssel, Hotman et Jean de Coras. L’ordonnance de Villers-Cotterêts amène en effet la « production de nouveaux outils conceptuels et de communication qui a impliqué le renforcement de l’autorité royale. » (p. 10). En outre, l’enrichissement lexical et le maintien de locutions latines a entraîné des problèmes d’intelligibilité, dont Montaigne se fait l’écho : « Pourquoy est-ce que nostre langage commun, si aisé à tout autre usage, devient obscur et non intelligible en contrat et testament ? » (III, 13, 1066, éd. Villey-Saulnier).
Le propos se focalise ensuite sur la position de Montaigne, qui se révèle étudier assidument le droit coutumier, le milieu parlementaire s’imprégnant de culture juridique, et s’interroge sur « la nature de 452la norme avec pour conséquence la démystification des coutumes. » (p. 13). L’essayiste s’inscrit dans la critique du droit coutumier, courante à son époque, mais contrairement à ses contemporains refuse la notion de droit naturel. Il constate la nature aléatoire des règles et de ce fait s’en tient à l’attitude pragmatique consistant à seconder la tradition. R. Ragghianti évoque alors la figure de Charles du Moulin, qui avait la volonté d’unifier les coutumes françaises, et creuse la position de Montaigne sur l’élaboration du droit. Il s’attache en particulier à L’Apologie de Raimond Sebond, où la critique de la coutume est un élément essentiel : « Les Essais offrent le choix entre une posture épistémique, le fidéisme, et une posture éthique, le coutumisme. » (p. 17). Pour finir, dans la lignée d’André Tournon, l’auteur dresse le parallèle entre les pratiques juridiques de Montaigne et l’écriture des Essais, qui en sont imprégnés, avec au premier chef la tendance à ne pas conclure, l’interrogation sur le statut du témoignage et les critères de la vraisemblance.
Cette introduction qui dresse de façon synthétique le panorama historique de l’évolution du droit, se focalise ainsi par la suite de plus en plus sur le rapport avec l’écriture des Essais et permet d’en informer la lecture. Elle est suivie par un glossaire. Les entrées sont établies en mettant en regard la Concordance des Essais de Roy Leake (1981) et le Dictionnaire de droit et de pratique contenant l’explication des termes de Droit, d’Ordonnances, de Coutumes et de Pratiques, rédigé par M. Claude-Joseph de Ferrière (1758), le Glossaire de L’Ancien Droit françaiscontenant l’explication des mots vieillis ou hors d’usage qu’on trouve ordinairement dans les coutumes et les ordonnances de notre ancienne jurisprudence par M. Philippe Dupin et M. Edouard Laboulaye (1846) et le Glossaire d’Alain Legros, ajouté à son édition numérique des Arrêts du Parlement de Bordeaux au rapport de Montaigne. La méthode consiste à comparer les entrées du Glossaire de l’Ancien Droit Français avec la page des Essais qui en contient l’occurrence. Mais R. Ragghianti souligne que Montaigne semble parfois lui-même avoir perdu la conscience que le terme qu’il emploie appartient à la sphère sémantique jurisprudentielle. En tout cas, Montaigne en use de façon à en « limiter tout aspect technique pour le rapprocher de la langue de tous les jours. » (P. 20)
On pourra regretter l’absence d’une bibliographie mais gageons que cet ouvrage constituera un outil pratique et utile pour affiner notre 453lecture des Essais, tant l’étendue de la connaissance que Montaigne a du lexique juridique en influence l’écriture.
Elisabeth Schneikert
Strasbourg
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Bruno et Montaigne. Chemins de la modernité, sous la direction de Saverio Ansaldi et Raffaele Carbone, Paris, Classiques Garnier, coll. « Constitution de la modernité » sous la direction de Jean-Claude Zancarini (no 25), 238 p., ISBN 978-2-406-10362-2 (livre broché) ISBN 978-2-406-10363-9 (livre relié) ISSN 2493-8947.
Pour reprendre une distinction chère à Delio Cantimori, le rapprochement de Bruno et de Montaigne reste une suggestion historiographique qui n’a qu’une faible réalité historique. En même temps, dans le champ historique, juger, c’est comparer. C’est en ce sens que Saverio Ansaldi et Raffaele Carbone ont réalisé cette entreprise aussi remarquable qu’ambitieuse, et coordonné un volume composé de huit précieuses contributions qui s’attachent à comparer l’expérience intellectuelle et philosophique de Bruno et de Montaigne, dans la seconde moitié du xvie siècle (Jordi Bayod, Sur Bruno, Montaigne et la « credula pazzia » ; Maurizio Cambi, Intrigues et réflexions. Montaigne, Bruno et la rhétorique ; Olivier Guerrier, Fantaisie et fortune chez Bruno et Montaigne ; Raffaele Carbone, Nature, parité, liens chez Montaigne et Bruno ; Alberto Fabris, Philosopher dans la mort. Les Essais comme exercice de congé du soi ; Sophie Peytavin, Les liaisons vertueuses. Pour un réexamen du relativisme montaignien ;Massimiliano Traversino Di Cristo, Le débat sur la condition des indigènes américains au xvie siècle. 454Quelques pistes de réflexion ; Fabio Raimondi, Le multiple infini est un. La modernité de Giordano Bruno).
Il n’existe pas d’éléments irréfutables qui permettent de mettre en relation l’un et l’autre au-delà de l’époque à laquelle ils appartiennent : tous deux ont travaillé avec vigueur dans la décennie quatre-vingt de ce siècle. La première édition des Essais en deux livres (1580) et la dernière, remise par Montaigne à Abel L’Angelier (1588), constituent deux bornes qui englobent plusieurs publications de Bruno : La Cena de le Ceneri, De la causa, principio et uno, De l’infinito, universo e mondi, Spaccio de la bestia trionfante paraissent en 1584 ; Cabala del cavallo pegaseo et De gli eroici furori en 1585 – nous nous limitons aux seules œuvres en langue vulgaire. Il est vrai, pourtant, qu’un éventuel point de contact se fait jour en la figure de John Florio, ami du Nolain et traducteur des Essais en anglais (1603), c’est ce que rappellent Jordi Bayod (p. 17) et Fabio Raimondi (p. 193). Dans une très belle page (To he curteous Reader), préambule à sa traduction de Montaigne, il cite avec une sympathie dont on doit se souvenir, les mots du Nolain sur l’importance de traduire : « my olde fellow Nolano tolde me, and taught publikely, that from translation all Science had it’s of-spring ».
Dans sa tentative de trouver des indices directs de la lecture de l’œuvre de Montaigne de la part de Bruno, Bayod propose une « première preuve » et d’autres parallèles, jusqu’à estimer que le chapitre De la cruauté (II, 11) a laissé des traces dans le Spaccio (p. 19). Fulvio Papi avait également mis au jour plusieurs correspondances textuelles entre les pages du Nolain et Des cannibales (I, 31), l’un des chapitres les plus provocateurs et paradoxaux de Montaigne – Bayod, lui, insiste sur De la cruauté. Quoi qu’il en soit, au-delà des points de convergence, la différence de perspective entre Bruno et le Bordelais ne saurait être ignorée. Cette comparaison s’avère de toute façon utile, paradoxalement, parce qu’elle met bien en lumière la différence radicale de leur itinéraire intellectuel et personnel, à commencer par le relativisme, ou pour le dire mieux, par le scepticisme, avec tout ce que cela suppose.
Carbone choisit justement la catégorie de « nature » comme cadre d’une possible confrontation entre le Nolain et Montaigne (cf. p. 73-116). Si l’homme moderne ne peut la concevoir sans un recours systématique à l’expérience, au xvie siècle, le concept de nature demeure essentiellement spéculatif, comme pour la théorie de l’univers infini. Cependant, l’idée 455de nature ne tourne pas le dos au recours à la praxis, qui se configure chez Bruno comme l’activité par laquelle les hommes, transformant le monde en réponse à leurs besoins, se transforment eux-mêmes. En même temps, le niveau objectif de la connaissance reste lié à une préoccupation d’ordre théologique ; modifiant ses perspectives propres, la science doit se justifier face aux autorités religieuses, et Bruno ne se dérobe pas face à cette nécessité : puisque Dieu est puissance créatrice infinie, l’univers aussi est l’effet infini de cette cause infinie. Si Dieu est l’artisan interne des réalités infinies qui constituent la nature, il se manifeste également, cependant, comme la nature même, dans sa totalité et sa créativité infinie. D’un point de vue théologique, Dieu est Mens super omnia, hors du cosmos et de la portée des capacités rationnelles humaines ; en revanche, du point de vue de la raison, c’est Mens insita omnibus, principe immanent du cosmos et donc accessible à la raison humaine, se constituant comme objet privilégié du discours philosophique (cf.Cambi, p. 39-62). Si dans l’univers tout est vie, et la mort n’est qu’apparente, alors tout mute et, comme il est spécifié dans Candelaio, « nulla si annihila » puisque toute chose participe de la vie universelle. Précisément par rapport à la participation à l’être, il faut noter la position de Montaigne, proche de celle du Nolain, dans le respect de la tradition grecque, incarnant une conception inactuelle de scepticisme, antique et en même temps trop moderne, qui nie la « communication à l’estre » (II, 12, 601), se recomposant dans son ombre, la « participation au vray estre » (cf.Carbone, p. 114). Le passage en question se trouve dans le ΠερὶτοῦΕτοῦἐν ∆ελφοῖςde Plutarque, comme le restitue dès l’editio princeps d’Aldino de 1509 : « Ημινγαρόντωςτουείναιμετεστινουδέν ». Jacques Amyot, dans sa célèbre édition française des Œuvres morales de 1572, traduit : « nous n’avons aucune participation du vray estre ». Et philologiquement parlant, c’est une traduction qui colle au texte grec. En latin on la trouve sous cette forme dans le recueil de traductions humanistes des Œuvres morales de Plutarque préparée par Henri Estienne en 1572 : « Revera enim essentiae nos nequaquam sumus participes ». Montaigne intervient, quant à lui, non pour corriger la traduction ni pour interpréter à sa façon l’auteur grec qu’il vénère, plus qu’aucun autre. Avec la formule « nous n’avons pas aucune communication a l’estre », il force de façon évidente le texte pour affirmer avec des mots qui deviennent siens l’impossibilité humaine de se définir en dehors de l’être, indépendamment de l’être. L’homme 456n’est pas empire dans l’empire, mais il participe inconsciemment à un dessein qui le prédétermine. L’impossibilité de la communication avec l’être est en revanche le fruit des réflexions autour des argumentations sceptiques, ainsi que Montaigne les propose avec une adhésion radicale et une sophistication louable.
Chez Bruno, également, l’être se développe soit comme forme ou intellect universels – âme qui remplit, illumine et met tout en mouvement –, soit comme matière, substrat immuable et toujours présent dans les choses : matière et forme sont par conséquent une même réalité. Comme pour Montaigne, le concept traditionnel de matière apparaît profondément changé. Pour le Nolain, dotée d’un principe actif et de mouvement intrinsèque, de créativité infinie et de puissance, la matière est partout mue et animée par des forces vitales, comme un immense organisme vivant. En tant qu’esprit animateur des choses, Dieu est cause, énergie productrice du cosmos, mais aussi un principe et un élément constitutifs. L’univers est par conséquent un organisme constitué d’une seule forme et d’une seule matière. La seule forme est justement Dieu comme âme du monde qui donne forme tandis que la seule matière est le substrat que l’intellect divin anime et modèle. Cela ressort de façon évidente dans Causa : dans la nature, la matière n’est ni pure puissance, ni absolue passivité, car elle ne reçoit pas, inerte, les formes de l’extérieur mais, les ayant en elle par œuvre de l’intellect, elle les « chasse » hors de son propre « sein ». La matière n’est pas séparée de la forme en tant qu’âme et corps sont des aspects d’une seule substance universelle et infinie qui est la nature, comme l’Un (le tout) des éléates. Ces motifs centraux dans la réflexion de Bruno, que l’on peut aussi retrouver chez Montaigne – la découverte et l’idée d’un univers infini animé par un principe vital inépuisable, qui change de façon ininterrompue le visage des choses se déployant sous d’innombrables formes, et l’animation universelle de la nature –, doivent être mis en exergue surtout dans les dialogues italiens. Dans la Cena de le Ceneri, au sujet des argumentations présentées à l’appui du copernicanisme et du rapport entre le déploiement du monde et la complication divine, le Nolain définit « l’ordine della constituzion della natura, vivo specchio dell’infinita deità ». Dans la perspective de la vie universelle, s’ouvre ainsi un écart net entre le destin des êtres singuliers et le sort des astres ; pour tous les composés qui existent dans la nature la mutation vicissitudinale se résout dans la mort et dans la 457dissolution (cf.Fabris, p. 117 et suivantes) alors que pour les astres, le rythme vicissitudinal agit selon une altération inépuisable des parties, sans porter atteinte à l’intégrité du corps qui reste indissoluble sous le flux des transformations : « Però a questa massa intiera della qual consta questo globo, questo astro, non essendo conveniente la morte e la dissoluzione, et essendo a tutta natura impossibile l’annihilazione : a tempi a tempi, con certo ordine, viene a rinovarsi, alterando, cangiando, mutando le sue parti tutte ». Dans ce cadre théorique la définition de l’intellection comme figuration est essentielle, qui montre la modalité avec laquelle est conçu le rapport entre dimension naturelle et dimension artificielle : « Et in ciò fa giusto com’un pittore ; al qual non basta far il semplice ritratto de l’istoria : ma anco, per empir il quadro, e conformarsi con l’arte a la natura vi depinge de le pietre, di monti, de gli arbori, di fonti, di fiumi, di colline ». Sur le renvoi au peintre dans la Cena agit la doctrine de la vie qui envahit le cosmos à tous les niveaux, dissolvant les hiérarchies traditionnelles. À l’instar du peintre, le philosophe cueille la réalité en mettant en lumière ses innombrables aspects particuliers qui renferment des valeurs universelles, et la vie est exaltée dans toutes ses manifestations. Pour le philosophe/peintre les règles de la pensée sont des instruments de figuration de l’être infini dont il s’agit de saisir à chaque fois les limites et la fécondité. À ce propos, dans l’essai « Fantasie et fortune chez Bruno et Montaigne » (p. 63-71), Guerrier reconnaît un écart sensible entre les deux parce que là où le Nolain exalte la liberté (de l’auteur, des personnages et des lecteurs – p. 68), Montaigne décrit une sorte d’imaginatio fanstastica, comme il l’exprime avec force dans le chapitre De l’oisiveté, dans laquelle l’esprit prend l’aspect d’un « cheval éschappé » qui donne naissance à « tant de chimères et de monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre et sans propos ». Dans les confessions du Bordelais, l’auteur se démontre incapable de domestiquer ces pensées impénitentes, et décide de la sorte de les enregistrer « esperant avec le temps luy en faire honte à luy mesmes » (I, 8, p. 33). Montaigne prend ainsi ses distances avec une méthode rigide à laquelle échapperait le naturel d’un geste précieux dans sa spontanéité – pour le dire avec Guerrier : « il associe, de façon assez improbable à première vue, l’écriture et le hasard. C’est là selon nous une des originalités radicales des Essais » (p. 69-70).
Sur le terrain de l’art aussi, Montaigne laisse la fortune dépasser l’esprit, comme dans l’exemple de Protogénès (Apelle pour Sesto, dans 458Pyrrhoniarum hypotypωseωn… – I, 28-29) emprunté à Pline : « Surpassa elle pas le peintre Protogenes en la science de son art ? Cettuy-cy, ayant parfaict l’image d’un chien las et recreu, à son contentement en toutes les autres parties, mais ne pouvant representer à son gré l’escume et la bave, despité contre sa besongne, prit son esponge, et, comme elle estoit abreuvée de diverses peintures, la jetta contre, pour tout effacer : la fortune porta tout à propos le coup à l’endroit de la bouche du chien, et y parfournit ce à quoy l’art n’avoit peu attaindre. N’adresse elle pas quelquefois nos conseils et les corrige ? » (I, 34, 221).
L’objectif de Montaigne (comme de Bruno) est la conception humaniste de la philosophie dans laquelle il voit une circularité vicieuse qui reflète l’autoréférentialité d’une conception classique du savoir, la même qui appartient au fatalisme de qui est disposé à croire que la pensée est la vérité unique et la réalité suprême, et qu’il est donné à l’être humain – « La plus calamiteuse et fragile de toutes les creatures c’est l’homme, et quant et quant, la plus orgueilleuse » – d’accéder à la perspective, un temps divine, de la totalité de tous les points de vue. Disposition à croire plus proche de la science que de la foi, de qui accepte le dogme selon lequel une volonté divine révélée – et non pas le hasard, volonté secrète – domine puissamment le monde. La considération philosophique de la religion et de la science est une transfiguration de la réalité ad majorem philosophiae gloriam, fondée sur l’hypothèse qu’il puisse exister un point de vue sur les affaires humaines qui ne se situe pas au milieu de l’histoire, et que le philosophe puisse être un spectateur impartial condamné par Dieu à être un simple philosophe. Mais comment en est-on arrivé à ce regard universel qui marque d’une empreinte aussi profonde la théodicée philosophique ? D’après Montaigne, en opérant, outre une divinisation indue du regard du philosophe ou du théologien, une transfiguration analogue du caractère effectif de l’agir humain dans l’histoire. Sur la base d’un dessein révélé clair, celle-ci est comprise comme une histoire dans laquelle les individus singuliers exercent la simple fonction de moyens avec lesquels le divin réalise astucieusement ses propres objectifs. Au contraire, Montaigne cherche à concilier la libre poursuite des fins de la part des individus et la prédétermination du sens de leurs actions de la part d’une instance universelle à mettre en œuvre inconsciemment. Il conçoit « l’esprit libre », l’idée d’un homme qui inspire sa propre philosophie, comme un homme politique de l’histoire dont la liberté réside dans la 459coïncidence de résolution consciente et d’impulsion inconsciente : « je voy, ce me semble, que ceux qui les conduisent, n’y employent la deliberation et le conseil, que par acquit ; et que la meilleure part de l’entreprinse, ils l’abandonnent à la fortune ; et sur la fiance qu’ils ont à son secours, passent à tous les coups au delà des bornes de tout discours » (I, 24, 128) – il s’agit dans ce cas aussi d’une forme particulière de liberté négative, d’une conscience des limites humaines qui se traduit en faveur de la « fortune », là où Bruno exalte de toute façon l’homme (le magicien). Le Nolain aussi concentre toute son attention sur la nature, il aspire ardemment à la connaître et se montre extrêmement réceptif envers les nouvelles conquêtes de la science, exaltant avec un amour sans bornes le défi à chacun de ses secrets. Cet amour, amour pour la nature, l’induit à embrasser complètement la vie qu’elle accueille dans chacune de ses manifestations, au point d’en arriver à mépriser (précisément comme Montaigne) la pédanterie des intellectuels, pervers amants des livres et trop peu du caractère concret de l’existence (comme le rappelle souvent Michele Ciliberto dans sa critique des modernes : l’homme l’emporte sur la page). Ce même amour pour la nature et pour la vie le pousse à détester la religion chrétienne, qu’il appelle « santa sanità ». Comme Montaigne, il avait une vision panthéistique : Dieu est dans la nature et la nature est en Dieu. En outre, à l’inverse des aristotéliciens, il suppose l’existence d’univers infinis, dans l’absolue conviction que Dieu est infiniment puissant et ne peut avoir créé un univers fini. Bruno lui aussi s’avère critique à l’endroit de l’anthropocentrisme, en soustrayant l’homme et la Terre du centre, en ne leur conférant pas une place exclusive à l’intérieur de ce qui a été créé, comme le voulait, à l’inverse, l’Église (cf.Traversino Di Cristo, p. 153-177). Un objectif commun devient la célèbre Oratio de Jean Pic de la Mirandole, manifeste de la Renaissance, avec l’échelle hiérarchique que l’homme est libre de parcourir vers le haut et vers le bas, depuis les bêtes jusqu’aux anges, selon son « voto » et son « conseil ». Il n’y a dans la vie-matière infinie aucune hiérarchie entre les êtres : tous (astres, hommes, animaux, plantes, pierres) sont composés « dalle medesime membra », selon une proportion déterminée. Non seulement la différence qualitative entre céleste et terrestre tombe donc, et avec elle, le géocentrisme de l’univers aristotélique-scholastique, mais aussi celle qu’il y a entre l’homme et l’animal pour la possession et l’absence de l’âme rationnelle et/ou divine. Le thème classique de la 460dignitas hominis – illustré par les argumentations stoïques du De natura deorum de Cicéron – avait connu une transformation radicale dans les écrits des Pères de l’Église qui eurent tant d’échos chez les humanistes.
Néanmoins, tout unis qu’ils sont par des ennemis communs, la distance qui sépare Bruno et Montaigne reste infranchissable et c’est sur le plan anthropologique qu’elle se fait le plus jour. À la critique serrée de la « raison » dans les Essais, s’oppose le primat accordé par le Nolain à l’intellect, qui critique le sens et se bat pour une loi universelle de fraternité et de philanthropie humaine, soutenant qu’il existe un rapport étroit entre raison et justice, combattant par conséquent Luther, qui, au nom de la justitia sola fide, a brisé ce lien fondamental pour le développement del « convitto umano » (cf.Raimondi, p. 179-197). Agit une profonde reconsidération de la force intellective de l’homme – qui dépasse une lecture simplificatrice de la gnoséologie de Bruno comme réduction négative à la perspective « dell’ombra della morte » (De umbris idearum) –, pour refonder les bases du parcours d’ascèse intellectuelle, vers une compréhension unitaire du tout et de l’intuition de la force vitale implicite qui rapproche la substance-nature, les êtres qui sont présents en elle et l’homme même. Pareil parcours est bien illustré par Bruno dans les œuvres dialectiques, mais c’est dans les Eroici furori qu’il effectue la meilleure synthèse entre instances gnoséologiques, philosophiques et éthiques, décrivant la recherche du bien essentiel comme une quête qui pousse le sage à poursuivre la vérité à l’aide d’instruments dialectiques, concentrant au maximum tout effort intellectuel, jusqu’à en être lui-même transformé dans la proximité de l’intuition de la totalité divine de la nature et de l’identité de soi avec cette même force vitale.
Cette pars construens de la philosophie brunienne a également son pendant sur le front politique, moral et civil : ce sont des vices culturels et sociaux qui transforment les hommes en animaux. Tenant compte des différents diagnostics (et thérapies) tour à tour identifiés par la crise éthique générale dont l’ensauvagement est l’expression, il n’y a pas une grande différence, à bien y regarder, entre l’enchantement de Circé qui restaure l’ordre assignant des corps bestiaux aux « animi ferini celati sotto una scoria umana » et la métamorphose volontaire, dépeinte dans la Cabala, des savants du cycle judéo-chrétien qui, à force de se comporter comme des ânes, en fermant les yeux, en réprouvant « qualsivoglia uman pensiero » et en reniant « ogni sentimento naturale », finissent par devenir de 461véritables ânes : pour compléter et parachever la perte de leur humanité, les doigts de la main, l’organe sur lequel Bruno fonde l’excellence et la civilisation de l’homme, s’« inceppano » dans le sabot.
Quoique Bruno et Montaigne expriment des jugements opposés sur des thèmes que tous les deux tiennent pour décisifs, ils lancent le même défi à la culture et à l’idéologie humanistes. Hiram Haydn les avait choisis comme protagonistes de son The Counter-Renaissance (1950). Pour l’auteur, le Nolain accomplit sur le terrain physique et cosmologique la même opération que Montaigne sur le plan de la conception anthropologique et culturelle. Naturellement, Haydn sait bien que l’œuvre de Bruno ne se réduit pas au scepticisme, et qu’elle vise à redonner de l’ordre et du sens à l’univers au-delà de l’horizon même des sceptiques relativistes (cf.Peytavin, p. 137-152). Mais, selon lui, le Nolain réalise cette opération à travers un mysticisme de facture radicalement anti-intellectualiste qui tient pour sûr le caractère décentralisant propre à la Renaissance tardive (Paul Oskar Kristeller), niant, d’un côté, le concept de limite, et valorisant, de l’autre, les processus de différentiation et de particularisation typiques de cette époque. De concert avec la perspective de Montaigne, Bruno mène à bien le rejet de l’idée de loi universelle, au cœur d’un processus historique qui pousse également à reconsidérer de façon nouvelle les liens qui se tissent entre Réforme et Renaissance, entre Renaissance et modernité.
Marco Sgattoni
Scuola Normale Superiore, Pise
Istituto Nazionale di Studi sul Rinascimento, Firenze
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-12607-2
- EAN: 9782406126072
- ISSN: 2261-897X
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-12607-2.p.0451
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 11-10-2021
- Periodicity: Biannual
- Language: French