When literature and history move in together A happy encounter with Alain Legros
- Publication type: Journal article
- Journal: Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2020 – 2, n° 72. Saveur du savoir Mélanges Alain Legros - Author: Cocula-Vaillières (Anne-Marie)
- Pages: 39 to 46
- Journal: Bulletin for the International Society of Friends of Montaigne
Quand la littérature
et l’histoire se mettent en ménage
L’heureuse rencontre avec Alain Legros
À bien y réfléchir, il me semble que le plaisir de travailler avec Alain Legros doit beaucoup au hasard d’une homonymie liée à nos recherches respectives : celle de la ville de Tours et de la tour de Montaigne en Périgord. La première fut le lieu d’une première rencontre au Centre des études supérieures de la Renaissance (CESR) à l’occasion d’un colloque sur la Réforme où participaient historiens, historiens de l’art et spécialistes de littérature, tous fervents d’un xvie siècle auquel ils consacraient leurs recherches. D’autres rencontres suivirent et j’y retrouvai avec plaisir, du côté des historiens, Robert Sauzet, Gérald Chaix, Bartolomé Bennassar et bien d’autres collègues. Un peu plus tard, lors de soutenances de thèses, nous nous retrouvâmes dans ce lieu où il fait bon discuter et débattre grâce aux apports et bienfaits d’une pratique assidue de la pluridisciplinarité chère aux chercheurs du Centre.
DE LA VILLE DE TOURS À LA TOUR DE MONTAIGNE
EN PÉRIGORD
La référence à la tour de Montaigne vint sans tarder dans nos conversations avec pour sujet de prédilection les poutres du plafond de la librairie, source des travaux d’Alain Legros et de son ouvrage majeur : Essais sur poutres. Peintures et inscriptions chez Montaigne1. En cet endroit précis, tellement singulier et si important dans l’écriture des Essais, la méthode et la science d’Alain Legros me sont apparues 40inégalables tant elles conjuguent des approches plurielles capables de ne négliger aucun signe dans la disposition et la compréhension des sentences sélectionnées par Montaigne et reproduites selon ses instructions.
Rien n’échappe à la technique de décryptage d’Alain Legros aussi bien sur bois que sur papier ou sur plâtre…Rien n’arrête ses investigations quitte à remonter le cours de la pensée de Montaigne en déchiffrant sous les sentences actuelles celles qui ont dû leur céder la place. C’est ainsi qu’Alain Legros a perfectionné un art de l’enquête, jalonné d’interrogations et de découvertes, qui aurait fait de ce professeur de lettres classiques un redoutable commissaire semblable aux fins limiers activement recherchés au xixe siècle pour faire carrière dans la police. C’est pourquoi, à ses côtés, sous le plafond de la librairie, on passe des heures passionnantes en le suivant à pas comptés sur le territoire restreint d’une déambulation quasi-circulaire dont il a percé le mystère en reconstituant le cheminement intellectuel de Montaigne lorsqu’il compose et dicte les chapitres des Essais.
En allant ensemble à la tour de Montaigne–ce que nous fîmes assez souvent–, je me suis efforcée de le persuader d’une conviction historienne concernant ce lieu d’écriture si célèbre et célébré en littérature, qui était décrit comme une tour d’ivoire protégée du monde extérieur, bien à l’abri au sein d’une seigneurie calme et tranquille, plantée de vignes et de céréales, riveraine du ruisseau de la Lidoire qui prend sa source en pays de Gurson et se jette dans la Dordogne en amont de la ville de Castillon, lieu de la dernière bataille de la guerre de Cent ans, en juillet 1453. En effet, loin de souscrire au récit d’une retraite paisible que Montaigne appelle de ses vœux dans l’inscription solennelle de sa librairie, au sortir de ses fonctions de conseiller du roi au parlement de Bordeaux, j’ai toujours considéré comme déraisonnables sa transformation et son appropriation de la tour d’entrée de sa demeure, principal moyen de défense d’une maison forte bâtie sur un rocher au sommet d’une colline dominant la vallée de la Dordogne.
Son site et sa situation répondaient à la volonté des Anglo-gascons de protéger le Bordelais, notamment le port de Libourne, des attaques françaises lancées depuis le Périgord. Or, dès le milieu du xvie siècle, cent ans après la victoire de Castillon, la Guyenne retrouve son insécurité d’antan lors des premiers affrontements des guerres de religion dans la décennie 1550-1560.
41Pierre Eyquem, le père de Montaigne, bien conscient de cette menace aggravée par le statut de sa seigneurie dépendante des archevêques de Bordeaux, seigneurs de La Mothe-Montravel, avait fait rehausser les murs de sa demeure avec la permission de l’archevêque. Il avait pris la mesure des risques encourus dans une région exposée aux violences religieuses, surtout depuis que les protestants dirigeaient les corps de ville de Bergerac et Sainte-Foy, villes proches des possessions des Eyquem, utilisées comme haltes par les troupes protestantes pour traverser sans encombre la rivière de Dordogne. Toutes ces précautions défensives sont abandonnées par Montaigne lorsqu’il hérite de la seigneurie au décès de son père, en 1568. Pour sa seule commodité et pour se réserver l’exclusivité des trois étages de la tour, Montaigne se prive de la modeste garnison de quelques soldats occasionnels, sans doute des tenanciers présents à tour de rôle au rez-de-chaussée. Désormais ce niveau, directement exposé aux intrusions extérieures, est consacré à Dieu et devient une chapelle vouée au culte de saint Michel. Les deux étages supérieurs accueillent sa chambre où il entend rester seul et, au-dessus, sa librairie avec un cabinet attenant. L’ensemble restant d’une remarquable simplicité, proche de la rusticité, qui n’a rien de commun avec les appartements privés et autres cabinets de curiosités des châteaux de la Renaissance dans la vallée de la Loire, familière à Alain Legros.
Dès lors, pour le linguiste et spécialiste de lettres classiques et pour l’historienne de la vallée de la Dordogne, s’offrait la perspective de travailler ensemble sur l’aménagement et le rôle de la tour de Montaigne, non seulement dans sa vie et la composition de son œuvre, mais aussi dans l’histoire de sa province, la Guyenne, pièce maîtresse de l’accession au trône de France d’un prince qui a été reçu par deux fois dans la demeure de Montaigne : Henri de Navarre, le futur Henri IV. Ainsi avons-nous élaboré et mené à bien un ouvrage intitulé : Montaigne aux champs, paru aux éditions Sud-Ouest en 2011. Il est doté de deux cahiers d’illustrations en couleurs, pour la plupart dues à Alain, attentif aux paysages et à leurs transformations, et observateur minutieux des écrits de Montaigne et des ajouts de l’exemplaire de Bordeaux (EB) conservé à la bibliothèque municipale de Bordeaux. Enfin, cet ouvrage attache une grande importance à la description des fresques du cabinet attenant à la librairie, avec un souci de reconstitution et d’interprétation rendu nécessaire par leur effacement et leur détérioration.
42MONTAIGNE AUX CHAMPS : UNE AVENTURE PARTAGÉE
Cette aventure, passionnante à tous égards, fut précédée d’un partage des tâches fondé sur un triple objectif : saisir les conditions de la prise de possession de Montaigne comme seigneur des lieux, suivre le cheminement de son aménagement de la tour et préparer le contenu d’une visite virtuelle de ses étages avec le soutien du laboratoire numérique de l’université Bordeaux-Montaigne, intitulé Archéovision, où officiait alors Robert Vergnieux avec l’assistance de Pascal Mora. Tous deux, aux côtés d’Alain Legros, ont pu relever et retranscrire les sentences qui ont précédé celles d’aujourd’hui, inchangées depuis la mort de Montaigne en 1592.
La répartition des chapitres de l’ouvrage fut une tâche facile car leur agencement s’imposait de lui-même avec, pour partie essentielle, l’étude de la « singularité » de la tour d’élection de Montaigne et de ses trois niveaux ainsi que le millier d’ouvrages, aujourd’hui disparus ou dispersés, disposés sur les étagères de sa bibliothèque dont il ne reste que des pitons fichés dans le mur circulaire du bâtiment. Cette partie de l’ouvrage est tout naturellement revenue à Alain Legros, accompagnée des photographies déjà évoquées et des notes de synthèse de Montaigne sur ses lectures. Ce paragraphe central étant précédé de deux chapitres introductifs sur « l’héritier des Eyquem », puis sur « la distinction » qui sépare Pierre et Michel, le père et le fils. L’histoire et la littérature y furent conviées tour à tour, sans obstacles ni scènes de ménage entre nous. La troisième et dernière partie revenait à l’histoire et à la chronologie précise des événements qui se sont déroulés dans la demeure de Montaigne et à proximité sur les rives et les chemins des bords de la Lidoire, en pays de Gurson. Indéniablement, la maison forte et la tour sont alors entrées dans une période tourmentée qui coïncide avec les années où Montaigne s’installe en Périgord et commence à rédiger les chapitres des deux premiers livres des Essais.
La première séquence de son installation (1568-1572) correspond à un bouleversement de la stratégie des huguenots de guerre qui, dès 1568, choisissent comme base de résistance et de refuge possible la ville de La Rochelle sous l’impulsion du prince Louis de Condé et de l’amiral Gaspard de Coligny, bientôt rejoints par la reine de Navarre, Jeanne d’Albret, et 43ses deux enfants : Henri et Catherine. Dès lors et pour trois décennies, de 1568 à 1598, le cheminement des troupes protestantes suit un itinéraire en diagonale qui les mène de Provence, du Languedoc, de Guyenne et du Béarn jusqu’à La Rochelle. Lors de sa chute de cheval, sans doute intervenue en 1569, Montaigne a pris conscience de ce bouleversement militaire qui dure jusqu’à la fin des guerres dont il ne connaît pas le dénouement : lorsqu’il meurt, en 1592, Henri IV est encore protestant et n’a pas fini d’accomplir la reconquête d’un royaume dont l’issue reste incertaine.
Auparavant, deux événements marquants se sont déroulés chez lui : le premier lors de la Noël 1584, le second à la fin d’octobre 1587. La Noël 1584, qui se situe dans la dernière année de son second mandat de maire de Bordeaux, voit l’arrivée dans sa demeure du roi Henri de Navarre, de son cousin, le prince Henri de Condé, de leurs proches et d’une escorte d’hommes d’armes qui logent dans le village. Cette visite a reçu l’agrément officieux du maréchal de Matignon qui représente le roi Henri III en Guyenne et doit sans cesse composer avec Henri de Navarre, gouverneur en titre de la province et premier prince du sang, hissé au rang de prétendant au trône de France depuis la mort du duc d’Anjou, dernier frère d’Henri III, en juin 1584. Faute d’avoir pu obtenir la conversion au catholicisme du roi de Navarre, Henri III tente de se rapprocher de lui face au danger de la Ligue ultra-catholique des Guise, en train de naître clandestinement avec le soutien du roi d’Espagne et de son argent. C’est au logis de Montaigne que se déroule cette rencontre de l’avant-dernière chance. Montaigne en assume la responsabilité avec tous les honneurs qu’un modeste seigneur doit rendre au premier prince du sang et à ses proches. Cette fierté de vivre un événement extraordinaire se reflète dans le Beuther où Montaigne énumère par ordre de préséance ses hôtes d’exception et la totale confiance qui est la leur puisque Henri de Navarre a refusé les services d’un goûteur et a dormi dans le lit du maître de céans. Bien plus, Montaigne a le privilège d’offrir à ses hôtes le loisir d’une chasse dans ses bois…
À la fin d’octobre 1587, la gravité des circonstances dicte à Montaigne un silence précautionneux : rien ne transparaît dans son œuvre du passage du roi de Navarre chez lui. La seule preuve de ce séjour d’une soirée et d’une nuit se trouve dans le livre de comptes du Béarnais comme le nomment ses adversaires. Ce moment providentiel dans la carrière du futur Henri IV coïncide avec sa victoire « miraculeuse », remportée le 4420 octobre contre l’armée royale du duc de Joyeuse, dans le bourg de Coutras, au nord de Libourne. Son entrevue avec Montaigne marque sans doute une étape essentielle dans l’exercice de la diplomatie officieuse qui jalonne les dernières années de l’auteur des Essais, toujours sous le patronage du maréchal de Matignon, fort de l’agrément du roi Henri III soucieux de ne pas casser tous les liens qui le rattachent à Henri de Navarre, en dépit de leur différence de religion et des combats qui les opposent. Rien n’a transpiré de la conversation entre le seigneur de Montaigne et le vainqueur de Coutras, déjà sur le chemin du retour vers ses terres du Béarn. Il porte la terrible responsabilité d’avoir anéanti l’armée d’un roi auquel il aspire à succéder, conformément à la loi salique. Il a pour excuses d’avoir vaincu une armée royale dressée contre lui et d’avoir rendu à ses adversaires morts au combat les honneurs funéraires dignes de leur rang et de leur courage. Au sortir du logis de Montaigne, Henri de Navarre a poursuivi la chevauchée méridionale qui le rapproche de Diane d’Andoins, sa maîtresse du moment, veuve depuis 1580 du comte de Gramont que Montaigne célèbre comme un ami et dont il a escorté la dépouille sur la route de Soissons en Picardie. Pour Montaigne, cette nouvelle rencontre avec le roi de Navarre offrait la possibilité d’une future mission de conciliation auprès du roi Henri III, exposé aux exigences croissantes d’Henri de Guise, chef d’une Ligue de plus en plus puissante. Son départ vers Paris, dès le début de 1588, découle de cette entrevue imprévue, issue elle-même d’une victoire inattendue.
ET, POUR FINIR, UNE TROUVAILLE D’ALAIN LEGROS :
L’IDENTIFICATION DU LIGNOU…
On sait que sur son chemin jalonné d’obstacles et de mauvaises rencontres, Montaigne et son escorte sont dévalisés de maints objets précieux, dans la forêt de Villebois, au nord du Périgord, par un bandit qui a l’habitude de sévir dans la région2. Montaigne, parvenu à Orléans 45à la mi-février, fait un récit circonstancié de sa mésaventure au maréchal de Matignon. Il en profite pour nommer son voleur : « C’est le Lignou qui a fait cette prise ». Précision d’autant plus précieuse pour Matignon que c’est son fils, le comte de Thorigny, qui dirigeait l’escorte qui accompagnait Montaigne. Thorigny, lui aussi, a souffert des méfaits de ce bandit de grand chemin qui, jusqu’à la découverte d’Alain Legros, était identifié comme Ligueu et donc assimilé à un ligueur…
Tout allait pour le mieux dans le meilleur des scénarios puisque ce partisan de la ligue avait tout intérêt à intercepter un convoi favorable à la cause du roi de France, Henri III. Or, c’est l’inverse qui se produit : ce Lignou en question appartient à l’autre camp, celui des protestants, qui auraient dû laisser passer sans encombre une escorte qui œuvrait pour la cause du roi de Navarre, l’un des chefs des huguenots de guerre.
La trouvaille d’Alain Legros fut de découvrir à la Bibliothèque nationale de France un document éclairant sur « Les Inhumanitez et Sacrileges du Capitaine Lignou » et daté de la même année que le guet-apens de Villebois. Ce texte figure dans les annexes de Montaigne manuscrit, source de premier plan constituée par Alain Legros à partir des manuscrits de Montaigne, transcrits et longuement explicités par lui. Désormais, plus de doute, ce capitaine Lignou qui sévissait entre Loire et Charente, sur près de 300 kilomètres de distance, n’était pas le premier bandit venu : la preuve en est donnée par l’entremise dont bénéficient Thorigny et Montaigne pour pouvoir reprendre la route. C’est le prince Henri de Condé en personne, pour lors en résidence à Saint-Jean d’Angély où il se remet d’une blessure reçue à la bataille de Coutras, qui intervient pour permettre la suite de leur voyage vers Paris.
À tous points de vue, cette entrée en scène du fils de Louis de Condé, frère cadet d’Antoine de Bourbon, mort à la bataille de Jarnac en 1569, est éclairante : non seulement, ce prince qui occupe la seconde place dans l’ordre de succession au trône, est jaloux de son cousin Henri de Navarre, mais il occupe une place de choix parmi leurs coreligionnaires en soutenant leurs revendications face aux concessions acceptées par Henri de Navarre lorsqu’il négocie les édits de pacification avec la monarchie : à Bergerac, en 1577, à Nérac, au Fleix et à Coutras, en 1578 et 1579. Ce prince que Montaigne a reçu chez lui à la Noël 1584 et qui a loyalement servi son cousin Navarre à Coutras, désapprouve au plus haut point le rapprochement politique esquissé par la mission de Montaigne 46vers Henri III. L’orchestration du complot de Villebois pour en savoir plus sur le contenu des messages et autres documents transportés par les chefs de l’escorte mérite bien de faire appel aux services du fameux capitaine Lignou, quitte à des dédommagements en butin prélevé sur les voyageurs. Heureusement, il n’a pas été tenté par les Essais qui faisaient eux aussi partie de l’expédition avant d’être accueillis chez le libraire-imprimeur parisien : Abel L’Angelier.
Qu’Alain Legros soit remercié pour cette contribution à l’histoire de Montaigne et de son temps.
Anne-Marie Cocula-Vaillières
Professeure honoraire de l’université Bordeaux-Montaigne
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-11356-0
- EAN: 9782406113560
- ISSN: 2261-897X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-11356-0.p.0039
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 01-25-2021
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: history, literature, philology, Montaigne, interdisciplinarity