André, Michel, et les Montaignistes
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2019 – 2, n° 70. Hommage à Jean-Yves Pouilloux et à André Tournon - Auteur : Guerrier (Olivier)
- Pages : 37 à 41
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
AndrÉ, Michel,
et les montaignistes
« André » – parce qu’il fut un Maître, puis aussi un Ami, bien sûr.
Mais surtout, et pour commencer, « André et Michel », tant était profond le lien qui rattachait l’auteur de La glose et l’essai à celui des Essais eux-mêmes – ce livre pour ainsi dire de toute une vie. Il y avait eu là une « rencontre », au sens fort que la langue du xvie siècle donne au substantif, qui faisait que la personne d’André et ses textes apparaissaient parfois comme des équivalents, dans le monde du xxe siècle et dans l’ordre du commentaire, de ce qu’on pouvait se figurer du gentilhomme périgourdin et de ce que renvoyait son œuvre. Un Montagnus redivivus, en quelque sorte, sur au moins trois plans.
Celui de la gnoséologie et de l’éthique, d’abord. Comme son compère Jean-Yves Pouilloux, André cherchait à montrer la « vérité singulière » des Essais, thématisée notamment en des expressions choc telles qu’« une philosophie sans doctrine » ou « des convictions de sceptique ». Il affectionnait particulièrement la phrase capitale du chapitre « Des boiteux » : « Je ne serais pas si hardi à parler s’il m’appartenait d’en être cru1 ». Ceci avait chez lui pour pendant une fidélité à soi-même, une vigueur dans ses options intellectuelles, qu’il donnait à partager et à agréer à ceux qui voudraient bien en reconnaître la pertinence. La précarité inhérente au contrat de confiance ainsi établi exigeait paradoxalement cohérence et constance. Avec pour prolongements, dans le quotidien, ce que tous ses proches ont pu expérimenter : une présence et une loyauté jamais démenties, et un absolu respect de la parole donnée.
38Le plan de la réflexivité et de ses différentes manifestations, ensuite. Au détour d’une page du Montaigne en toutes lettres, consacrée justement au chapitre des Essais le plus proche de l’« autoportrait » et à ce titre le plus susceptible d’hypostasier le sujet décrit en un « moi », des formules résument la logique « phénoménologique » présidant au mouvement de l’essai, laquelle postule qu’on saisisse « le reflet du regard que Montaigne porte sur lui-même, non le simulacre parcouru par ce regard2 ». De plus, à l’image de l’écrivain avec ses développements, André plaçait les siens « à distance d’examen ». Pour fermes et décisifs qu’ils fussent, ces derniers restaient donc révisables, à condition que leur auteur ait été convaincu de l’opportunité de la chose. Un des meilleurs exemples de cette totale honnêteté est fourni par le « Réexamen », justement, qui ouvre la réédition de La glose et l’essai chez Champion en 2000, puis aux Classiques Garnier en 2006. En réalité, André gardait une distance sur tout propos, et jusqu’aux siens, souvent teintée d’humour. En sa compagnie, savante et bienveillante, on actualisait le « prognostic » de Pantagruel à Panurge à la fin du Tiers Livre, un de ses autres ouvrages de prédilection : par le chemin, on n’engendrait jamais mélancolie3.
Venons-en enfin un peu plus précisément à la manière du critique4. Une citation seule de l’œuvre examinée est fréquemment choisie pour titre, d’articles ou de sections de livre. Influence de Montaigne, peut-être encore, pour qui le nom de ses chapitres en désigne la matière « par quelque marque ». Toujours est-il qu’il s’agit là de pointer un énoncé qui fait problème, et dont ce qui va suivre va aborder les différents visages, avec l’espoir d’un éclaircissement. La méthode suivie est alors tout entière indicielle, et tâche de démêler par des repères un écheveau ou une « embrouillure », en y privilégiant les « dérapages », « inflexion » ou « dérives ». Soit en somme la « fantastique bigarrure » – la formule figurait dans le titre du recueil des Mélanges en l’honneur d’André parus en 2000 –, prise vraiment au sérieux. Et on s’emploie également à inclure le partenaire, en une sorte de scénario herméneutique, à rebondissements, 39parfois facétieux, et qui n’exclut ni les retours en arrière ni un certain dialogisme. Autant d’éléments qui requièrent du lecteur l’attention propre à donner consistance aux parcours proposés. Quelques expressions favorites jalonnent du reste ceux-ci (« tout se passe comme si », « reste à » …), qui s’appuient volontiers en outre sur les conjonctions de coordination – car, mais – à l’initiale des phrases. Souvenir cette fois du « langage coupé » de l’Exemplaire de Bordeaux ? C’est possible, et ce serait maintenant sur le plan du style que le discours second se ferait mimétique et empathique, juste ce qu’il faut pour correspondre sous son régime propre à l’œuvre qu’il prend en charge.
Quant à la « situation » d’André parmi les montaignistes, repartons des ultimes pages du Montaigne en toutes lettres, et de la fin de la section « Les Essais à l’étude ». Cette dernière reconstitue le panorama des travaux sur Montaigne du second xxe siècle, parmi lesquels ceux d’Hugo Friedrich, Michaël Baraz, Richard Sayce et Jean Starobinski, mais en insistant sur le fait qu’avec eux « les Essais sont recomposés5 ». Ce qui permet de marquer l’importance décisive du Lire les Essais de Montaigne de Jean-Yves Pouilloux de 1969, pleinement soucieux lui du fonctionnement logique du discours de l’auteur, et des « ordres du désordre » qu’on peut y déceler. Dans sa thèse de 1981, André se place dans ce sillage6, mais en adossant son analyse de la stratification du texte à des bases beaucoup plus philologiques et historiques. La compréhension des « muances » des Essais, qui avaient tant dérouté des générations depuis leurs premières publications, s’en trouve totalement transformée. Suivent de très grands articles, qui éclairent de façon décisive des chapitres du Livre III en particulier, dont « Des coches », « Sur des vers de Virgile », « De l’expérience », « Des boiteux7 ». Ils seront pour la plupart repris en 40une trame suivie dans le volume Atlande à l’occasion des agrégations de Lettres de 2002, ouvrage à la puissance herméneutique et heuristique sans pareille – ce qui sans doute motivera sa réédition pour la session de 20168, décision inédite dans la collection. Par ailleurs, André s’attarde entre autres sur le « taire parlier » qu’est le Discours de la servitude volontaire au sein du chapitre 28 des Essais9, sur l’« humaine condition10 », sur la question de la croyance11, ou encore sur celle du témoignage12.
C’est dire que si d’aventure Michel et son œuvre firent quelque peu André, André fut pour beaucoup dans la mise au jour des Essais, ou disons leur renouveau, en pratiquement toutes leurs composantes et tous leurs enjeux, aussi problématiques qu’incisifs. Et pourtant, il déclarait en 1993 ne les avoir « jamais lus13 », inaugurant de façon provoquante le grand chantier éditorial qui l’occupait en fait depuis 1988. Un colloque tenu en Sorbonne en 1995 et co-dirigé avec Claude Blum14, la Société Internationale des Amis de Montaigne et son Bulletin – dont il est le responsable éditorial avec Françoise Charpentier en 1994-1995, puis seul jusqu’en 2005 – sont alors les terrains de choix de ses investigations, mais également de nombreux débats, forums ou controverses, avec Michel Simonin, puis Jean Balsamo ou Alain Legros, autour du texte et de son établissement15, débats qu’André, en digne héritier du 41chantre de la « conférence », appelle à chaque fois de ses vœux. En raison de son authenticité, il défend cependant sans en démordre l’Exemplaire de Bordeaux, sur lequel, après l’édition de l’Imprimerie Nationale de 1998, se fonde l’édition franco-italienne publiée avec Fausta Garavini en 201216.
Paru en 2006, son dernier livre, « Route par ailleurs ». Le « nouveau langage » des Essais, contient en son titre l’expression du chapitre « De l’expérience » par laquelle Terence Cave conclut dans le présent numéro sa propre contribution, et qui est significative de la visée sans cesse prospective qu’André a voulu donner à sa pensée et ses travaux. L’ouvrage bénéficie de recherches de haute volée sur le témoignage juridique et son écriture, et apporte une perspective encore nouvelle sur les Essais et leur « parler ». Jusqu’au bout, André a traqué les leurres et les paradoxes du pouvoir et du savoir ; a tenté autrement dit de toujours s’installer dans la justesse et la vérité. Lors du colloque L’erreur chez Montaigne organisé par la SIAM, le titre de sa dernière communication, consacrée à une lex barbarius qu’il avait exhumée et qui l’enchantait, le rappelle, de son tour malicieux : « Ne pas se tromper d’erreur17 ».
Olivier Guerrier
1 Voir l’article « Se prononcer dans l’incertitude. “Je ne serais pas si hardi à parler, s’il m’appartenait d’en être cru” », Certitudes et incertitudes à la Renaissance, sous la direction de Marie-Thérèse Jones-Davies, Turnhout, Brepols, 2013, p. 115-132.
2 Montaigne en toutes lettres, Paris, Bordas, 1989, p. 80.
3 « Mon pronostic est (dist Pantagruel) que par le chemin nous ne engendrerons melancholie », Tiers livre, chapitre xlvii, Rabelais, Œuvres complètes, éd. Mireille Huchon, Paris, Gallimard, 1994, Bibliothèque de la Pléiade, p. 495.
4 On la trouvera encore plus largement exposée dans notre texte, « André Tournon seiziémiste : une lecture empirique des singularités », Dossier André Tournon, RHR, 2.19, p. 17-21.
5 Montaigne en toutes lettres, op. cit., p. 171.
6 Réflexion et composition dans les Essais de Montaigne, thèse dactylographiée, Paris, Sorbonne, 1981.
7 Successivement « Fonction et sens d’un titre énigmatique (III, 6) », Bulletin de la Société Internationale des Amis de Montaigne, VI, 19-20, 1984, p. 59-68 ; « Les jeux de l’“honnesteté” (Essais, III, 5) », La catégorie de l’honneste dans la culture du xvie siècle, Actes du Colloque International de Sommières II (septembre 1983), Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1985, p. 265-274 ; « “J’ordonne à mon âme…”. Structure d’essai dans le chapitre De l’Expérience », L’Information littéraire, 38, 2, 1986, p. 54-60 ; « L’argumentation pyrrhonienne. Structure d’“essai” dans le chapitre Des boiteux », Cahiers textuel, Montaigne. Les derniers essais, 2, 1986, p. 73-85.
8 Avec Vân Dung Le Flanchec, Essais de Montaigne. Livre III, Neuilly, Atlande, 2002. Nouvelle édition mise à jour : Neuilly, Atlande, 2016. Cette dernière fut cependant accompagnée d’un autre volume de la même collection, composé lui d’articles de plusieurs spécialistes, Autres regards sur les Essais, Livre III de Montaigne (Paris, Atlande, 2017).
9 Pour la première fois sauf erreur dans « “Nostre liberté volontaire…”. Le Contre Un en marge des Essais », Europe, Montaigne / Jean Tortel, 729-730, 1990, p. 72-82.
10 « Le grammairien, le jurisconsulte et l’“humaine condition” », Bulletin de la Société Internationale des Amis de Montaigne, VII, 21-22, 1990, p. 107-118 ; « L’“humaine condition”. Que sais-je ? Qui suis-je ? », Montaigne et la question de l’homme, coordonné par Marie-Luce Demonet, Paris, P.U.F., 1999, p. 15-31.
11 « Que c’est que croire », Bulletin de la Société Internationale des Amis de Montaigne, La question de Dieu, VII, 33-34, juillet-décembre 1993, p. 163-181.
12 « L’Essai : un témoignage en suspens », Carrefour Montaigne, édité par Fausta Garavini, Pise-Genève, Edizioni ETS-Slatkine, 1994, p. 117-145.
13 « Je n’ai jamais lu les Essais de Montaigne », Cahiers textuel, Le Livre I des Essais de Montaigne, 12, 1993, p. 9-29.
14 Éditer les Essais de Montaigne, Actes du colloque tenu à l’Université de Paris IV-Sorbonne les 27 et 28 janvier 1995, réunis par Claude Blum et André Tournon, Paris, Champion, 1997.
15 Voir ainsi « Réponses » [à Michel Simonin, « L’exemplaire et l’édition posthume »], Bulletin de la Société Internationale des Amis de Montaigne, 17-18, janvier-juin 2000, p. 129-131 ; « Du bon usage de l’édition posthume des Essais », Bulletin de la Société Internationale des Amis de Montaigne, VIII, 29-30, janvier-juin 2003, p. 77-91 ; « Pour le forum du Bulletin de la Société des Amis de Montaigne. Un échantillon doublement probant (Notes critiques sur la nouvelle édition des Essais dans la collection de la Pléiade) », Nouveau Bulletin de la Société Internationale des Amis de Montaigne, II, 2, 2e semestre 2007, p. 119-124 ; « André Tournon à Alain Legros » [« Forum »], Nouveau Bulletin de la Société Internationale des Amis de Montaigne, III, 1, 1er semestre 2008, p. 77-79 ; « Forum : édition des Essais », Bulletin de la Société Internationale des Amis de Montaigne, 52, 2e semestre 2010, p. 113-117 ; « Après la controverse », Bulletin de la Société Internationale des Amis de Montaigne, 56, 2012, 2, p. 249-267.
16 Michel de Montaigne, Saggi, Traduzione di Fausta Garavini, Note di André Tournon, Testo francese a fronte a cura di André Tournon, Milano, Bompiani, 2012. Voir sur celle-ci « “… au premier que je rencontre”. Remarques préliminaires sur le double texte de l’édition de référence (Bompiani, Milan 2012) », Bulletin de la Société Internationale des Amis de Montaigne, 57, 2013, 1, p. 81-99.
17 « Ne pas se tromper d’erreur », Bulletin de la Société Internationale des Amis de Montaigne, 2015, 2 (62), p. 137-147. Voir l’enregistrement vidéo, avec les autres du colloque en question sur le site de l’université Toulouse-Le Mirail.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-10153-6
- EAN : 9782406101536
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10153-6.p.0037
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 24/02/2020
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : André Tournon, Montaigne, édition, critique, langage coupé