Quatre pistes de lectures autour des essais amérindiens de Michel de Montaigne
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2019 – 1, n° 69. varia - Auteur : Lins (Fabien Pascal)
- Pages : 43 à 64
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
Quatre pistes de lectures
autour des essais amérindiens
de Michel de Montaigne1
Joint qu’à l’aventure ais-je quelque obligation particulière à ne dire qu’à demi, à dire confusément, à dire discordamment.
Montaigne, Essais, « De la vanité », III, 9, p. 3062.
Le titre de notre article évoque les essais amérindiens de Michel de Montaigne, autrement dit, l’ensemble des textes qui, au sein du corpus montaignien, se réfère explicitement au phénomène du Nouveau Monde et, par voie de conséquence, aux mœurs de ses habitants. Les lecteurs de Montaigne savent qu’au gré des nombreux chapitres que comportent les Essais, ce thème précis peut jouer un rôle plus ou moins prépondérant. Sujet central de « Des Cannibales » (I, 31), comme de « Des Coches » (III, 6), et d’une importance non négligeable au sein de l’argumentaire proposé par la longue « Apologie de Raymond Sebond » (II, 12), Montaigne évoque également le Nouveau Monde – bien que de manière parfois brève, voire anecdotique – parmi divers autres passages, que l’on pourra notamment lire dans : « Au Lecteur » ; « Nos affections s’emportent au-delà de nous » (I, 3) ; « De la coutume et de ne changer aisément une loi reçue » (I, 23) ; « De la modération » (I, 30) ; « Qu’il faut sobrement 44se mêler de juger des ordonnances divines » (I, 32) ; « De l’Usage de se vêtir » (I, 36) ; « Des destriers » (I, 48) ; « De l’affection des pères aux enfants » (II, 8) ; « Du démentir » (II, 18) ; « Des Postes » (II, 22) ; « Sur des vers de Virgile » (III, 5) ; « De l’art de conférer » (III, 8) ; ou encore « De l’expérience » (III, 13).
Quels seraient, dès lors, les enjeux conceptuels du discours montaignien à propos de ces « nations » – comme il aime à le dire –, qui pouvaient composer le continent américain au XVIème siècle ? En consultant certains des nombreux commentateurs de Montaigne, on constate en quelle mesure, suivant qu’un interprète embrasse une perspective historique, ethnographique, philosophique, rhétorique ou politique, les questions soulevées, les problématiques déployées, ainsi que les éléments de réponse obtenus au regard des essais amérindiens peuvent être passablement distincts, parfois antithétiques et s’avérer, par là même, foncièrement féconds. Considérant qu’aucune interprétation ne fait autorité ou n’est, à l’inverse, absolument erronée, mais que l’abondance de la critique littéraire répond avant tout aux déploiements de questions suscitées par une « œuvre » dont l’« être » demeure, à tout prendre, une « énigme3 », nous avons choisi de mettre en exergue quatre pistes de lecture possibles, comme autant de champs problématiques suscités par les essais amérindiens (plus particulièrement par « Des Cannibales » et « Des Coches »), et touchant respectivement l’épistémologie, la morale, l’anthropologie et le politique. Dilué en quatre aires de recherches qui, loin de s’exclure mutuellement nous semblent être intimement liées, le faisceau de problématiques ici suggéré aurait (tel est tout au moins notre souhait) le mérite de n’exclure a priori aucune des méthodes, ou des perspectives de lecture usuellement employées par l’ensemble des commentateurs, ainsi que de mettre à jour, de manière forcément non exhaustive, quelques-uns des principaux débats contemporains qui sont en orbite autour des essais amérindiens de Michel de Montaigne. On comprendra dès lors assez aisément qu’il s’agira moins pour nous de répondre à des questions, que d’en formuler « discordamment », par voie de paradoxe.
45Le champ épistémologique :
scepticisme et naturalisme ?
Le phénomène du Nouveau Monde ouvre parmi les intellectuels du xvie siècle une crise à la fois théologique, épistémologique et anthropologique. L’existence du continent américain n’étant pas mentionnée dans les Écritures, se pose dès lors le problème de la possibilité de connaître et de stipuler l’origine de ses habitants. En accord avec le dogme chrétien de l’unité du genre humain, nombre d’auteurs tels que, parmi tant d´autres, Roldán et Jean de Léry tâcheront d’insérer les indios, ou « les sauvages Ameriquains », dans l’Histoire Sacrée. Selon les interprétations, les Indiens des Amériques seraient dès lors un peuple adamique maudit, d’origine hébraïque, cananéenne, ou encore chamitique4. D’autres auteurs, comme Francisco de Gómara et Gonzalo de Oviedo, émettront de surcroît certaines hypothèses non-bibliques, et chercheront à expliquer l’origine de ces peuples par d’anciennes spéculations géographiques, notamment celles avancées par Platon et le pseudo-Aristote5. Selon les auteurs susmentionnés, les indios pourraient être d’origine païenne, héritiers directs des peuples de l’Atlantide, des Hespérides ou encore de Carthage6.
46Dans ses essais amérindiens, Montaigne semble, quant à lui, remettre en cause la capacité de ses contemporains à définir l’origine historique des Amérindiens. Plutôt que d’adhérer aux thèses dites monogéniques, adamiques ou encore judéogéniques, il considère avant tout que le Nouveau Monde est justement nouveau, en ceci qu’il comporte des « terres neuves », largement méconnues des érudits de son siècle. Montaigne s´interroge à ce propos : « Notre monde vient d’en trouver un autre (et qui nous répond si c’est le dernier de ses frères, puisque les Démons, Les Sibylles, et nous, avons ignoré cettui-ci jusqu’asteure ?) » (III, 6, p. 182). Probablement inspiré par la thèse épicurienne de la pluralité des mondes7, Montaigne ne défend pas pour autant celle du polygénisme de manière explicite, mais semble avant tout ouvrir un débat auquel il n’apportera pas forcément de réponse précise. Il soulignera de même l’erreur vaine dans laquelle s’engouffrent ceux qui cherchent à situer ce « pays infini », en faisant appel à l’autorité de géographes antiques. Aux « témoignage[s] de l’antiquité », Montaigne oppose ce que « les navigations des modernes ont déjà presque découvert », concluant ainsi qu’il n’y a pas grande apparence que l´Atlantide soit « ce monde nouveau, que nous venons de découvrir », ajoutant que la narration d’Aristote à propos des Carthaginois « n’a non plus d’accord avec nos terres neuves » (I, 31, p. 394-395). En d´autres termes, si même « Ptolémée s’y est trompé autrefois », Montaigne se demandera de manière générale « s’il n’est pas plus vraisemblable que ce grand corps que nous appelons le monde est chose bien autre que nous ne jugeons. » (II, 12, p. 352).
En somme, pour Montaigne, aussi bien les œuvres universalistes publiées par les cosmographes du seizième siècle, que la teneur des récits bibliques et les spéculations philosophico-géographiques des Anciens ne nous seraient d’aucun secours pour la connaissance de ce récent phénomène appelé Nouveau Monde. À la formule d’inspiration pyrrhonienne « que sais-je ? » (II, 12, p. 287), Montaigne semble répondre qu’en définitive nous ne savons rien, ou encore trop peu, au sujet de ce « pays infini (…), tant de personnages plus grands que nous ayant été trompés en cette-ci » (I, 31, p. 392). Reprenant à son compte l’examen de conscience socratique8, mais aussi le pessimisme épistémologique 47exprimé dans l’Ecclésiaste9, Montaigne reconnaît enfin qu´en ce qui concerne cet « autre monde », il a bien « peur que nous ayons les yeux plus grands que le ventre, et plus de curiosité, que nous n’avons de capacité : Nous embrassons tout, mais nous n’étreignons que du vent. » (ibid., p. 392-393).
En ce qui concerne les essais amérindiens, on s’attendrait dès lors à ce que Montaigne adopte une posture des plus épochales. Suivant le pithanon du néo-académicien Carnéade10, il pourrait en effet nous présenter des hypothèses probables ou vraisemblables11 à ce sujet, ou encore juxtaposer comme à son habitude (« Il est des peuples où12… ») une série quasi infinie de coutumes amérindiennes ou autres, et dont la diversité et l’équipollence mèneraient son lecteur à pénétrer durablement dans une zone d’indécidabilité. Au demeurant, en abordant le thème du Nouveau Monde, tout porterait à croire qu’à l’aune du scepticisme, Montaigne chercherait plus à ouvrir les débats qu’à soutenir sans ambages quelques thèses indubitables à ce propos.
Nonobstant, en lisant aussi bien « Des Cannibales » que « Des Coches », force est de constater que Montaigne y affirme de manière soutenue que ces « terres neuves » ont bien les propriétés d’un « monde enfant », dont les habitants ont – de manière avérée – coutume de suivre au plus près les règles de la Nature : « En ceux-là sont vives et vigoureuses, les vraies, et plus utiles et naturelles, vertus et propriétés » (I, 31, p. 397) ; « Ils sont encore en cet heureux point, de ne désirer qu’autant que leurs nécessités naturelles leur ordonnent (…) » (ibid., p. 404). Autrement dit, ce monde « si nouveau et si enfant » était encore « tout nu, au giron, et ne vivait que des moyens de sa mère nourrice. » (III, 6, p. 182). Concernant la vie sauvage, pas de doute donc, pas de suspension du jugement. Selon des sources sûres – notamment un « homme simple et grossier », apte à rendre « véritable témoignage », « très fidèle » 48et n’ayant « rien épousé » (I, 31, p. 396) – Montaigne nous confirme bien que ce que nous « voyons par expérience en ces nations-là » est, qu’en toute « naïveté », ses membres arborent une « sciences éthique » ne recommandant que deux simples articles : « la vaillance contre les ennemis, et l’amitié à leurs femmes » (ibid., p. 400).
Finalement, alors que dans « Des Cannibales » Montaigne doute en premier lieu de nos capacités de connaître le Nouveau Monde, rien ne l’empêche par la suite – dans ce même essai, mais aussi dans « Des Coches » – de soutenir sans conteste qu’il connaît lui-même les mœurs amérindiennes, et ceci de manière fort précise. La coexistence à première vue paradoxale entre d’une part un scepticisme épistémologique avoué, et d´autre part l’identification attestée d’une éthique naturaliste amérindienne pourrait surprendre plus d’un lecteur13. Dans quelle mesure, en effet, expliquer tel passage du doute scientifique à la certitude morale, de la modalité suspensive au jugement thétique ? Les essais amérindiens seraient-ils à la fois sceptiques et naturalistes14 ?
49Le champ moral.
Relativisme culturel et relativisme moral ?
Pour nombre de lecteurs des Essais, Montaigne serait avant tout un philosophe du devenir ou, pour le dire autrement, un relativiste : « Je ne peins pas l’être. Je peins le passage » (« Du repentir », III, 2, p. 34). En termes ontologiques, la formule montaignienne – aux allures héraclitéennes – est des plus célèbres : « Le monde n’est qu’une branloire pérenne. Toutes choses y branlent sans cesse » (ibid.). Le constat de différences extrêmes, qui semblent séparer toutes choses, incitera par ailleurs Montaigne à intégrer le devenir phénoménal mondain à la condition humaine. À l’instar du monde, la raison serait chancelante, vacillante : « c’est un pot à deux anses, qu’on peut saisir à gauche et à dextre » (II, 12, p. 366).
Grâce notamment à l’intérêt qu’il porte aux récits historiques comme, entre autres, ceux d’Hérodote et de Plutarque, Montaigne prend également conscience de la diversité des civilisations et de la variété des mœurs qu’elles peuvent offrir. C’est pourquoi, hormis un relativisme ontologique et épistémologique, on trouverait également dans les Essais un relativisme culturel prononcé ; Montaigne n’hésitant pas à se demander : « quelle vérité que ces montagnes bornent, qui est mensonge au monde qui se tient au-delà ? » (ibid., p. 363).
Le phénomène du Nouveau Monde serait en ce sens extrêmement révélateur. Élaborant de riches descriptions des mœurs amérindiennes, qui auraient été rédigées à l’aide d’une documentation conséquente (Léry, Chauveton, Benzoni, Gómara, Thevet…) et de témoins directs (« très fidèle[s] », neutres et parlant en connaissance de cause), Montaigne semble pouvoir renforcer la thèse de l’existence, parmi les êtres humains, d’une « seconde » nature, d’ordre, dirions-nous, culturel : « Les lois de la conscience, que nous disons naître de nature, naissent de la coutume » (I, 23, p. 268) ou, si l’on préfère, de l’« accoutumance15 ».
Les essais amérindiens abondent en ce sens, confirmant à maintes reprises le caractère contextuel, historique, particulier et local de toute norme 50établie16. Montaigne constate ainsi que nombre de certitudes de son temps auraient, dès leur origine, été formées selon « cette erreur commune, de juger d’un autre selon que je suis. » (« Du jeune Caton », I, 37, p. 429), faisant par conséquent du jugement moral, non plus une vérité universelle, mais avant tout une habitude de pensée autocentrée, où chacun se limiterait à appeler « barbarie, ce qui ne fait pas partie de son usage » (I, 31, p. 396). On peut dès lors considérer que Montaigne – déjà au seizième siècle – met à jour une première vérité, un premier constat ultérieurement consolidé par l’anthropologie moderne, à savoir : la thèse selon laquelle, en matière normative, il n’y aurait pas de vérité absolue ou universelle, mais seulement des coutumes variables d’une société à l’autre17. Sous la plume de l’essayiste, le phénomène du Nouveau Monde aurait, en ce sens, été déterminant pour démontrer la pertinence de la thèse du relativisme culturel et, par voie de conséquence, celle du scepticisme épistémologique.
51On remarquera toutefois qu’à la différence de l’essai « De la coutume… », les essais tels que « Des Coches » et « Des Cannibales » ne se contentent pas d’énoncer de manière sérielle la variation et la diversité des coutumes de ce monde, mais semblent à bien des égards correspondre à des essais de jugement18. En effet, en établissant un contraste entre les coutumes dites sauvages et celles tenues pour civilisées, Montaigne semble conclure que pour ce qui est d’atteindre l’état de bonheur ataraxique, le naturalisme spontané des « peuples nus » est factuellement plus utile et efficace que l’artificialisme lettré des « f ines gens ». Dans « Des Cannibales », on peut observer que Montaigne oppose par voie de comparaison les « vertus » (matrimoniales, guerrières, corporelles, religieuses, fraternelles, libertaires…) de « ceux-là », à « la trahison, la déloyauté, la tyrannie, la cruauté, qui sont nos fautes ordinaires » (I, 31, p. 404). De plus, les « vaines et frivoles entreprises » réputées civilisées représenteraient à elles seules un danger, une menace certaine au « repos », à la « pureté » et à la « perfection » propres à la vie sauvage. Les vertus amérindiennes, jusqu’ici établies à l’aune de « l’ordre commun », pourraient ainsi se voir ruinées, « étouffée(s) », « abâtardies » et « accommodées au plaisir de notre goût corrompu. » (I, 31, p. 397). D’où la teneur fortement pessimiste du constat établi par Montaigne dans « Des Coches » : « Notre monde vient d’en trouver un autre (…). Bien crains-je, que nous aurons bien fort hâté sa déclinaison et sa ruine, par notre contagion, et que nous lui aurons bien cher vendu, nos opinions et nos arts. » (III, 6, p. 182).
On peut, de ce fait, conclure qu’en « Des Cannibales » et « Des Coches », Montaigne évalue deux sociétés précises et distinctes, mais dont l’une paraît être plus sage, voire moralement supérieure à l’autre. Autrement dit, si d’une part Montaigne soutient que l’infinie diversité des règles prescriptives exclurait que celles-ci puissent être fondées sur autre chose que sur des conventions arbitraires, il souligne d’autre part la supériorité des vertus sauvages comparées aux barbaries civilisées. Si 52tel est le cas, plutôt que d’adhérer aux exigences égalitaristes propres au relativisme culturel – qui tend à placer toutes les sociétés sur un pied d’égale dignité – Montaigne semble avant tout estimer qu’en matière d’éthique, ou de morale, les différentes coutumes ne s’équivalent point.
Tout bien considéré, alors que son argumentation semblait cautionner le relativisme culturel, on peut se demander pour quelle(s) raison(s) Montaigne choisira, de manière à première vue paradoxale, de juger d’un point de vue moral – sous la forme critique ou apologétique – les conduites des uns et des autres ? Dans quelle mesure pourrait-on expliquer le fait qu’au moment précis où Montaigne se donne pour tâche de décrire les mœurs amérindiennes, il tende de manière prononcée à hiérarchiser les coutumes entre elles ? Les essais amérindiens seraient-ils, à la fois, culturellement relativistes et moralement normatifs ?
Le champ anthropologique
Le « bon Sauvage » : mythe et critique ?
Supposé né d’une rencontre transcontinentale entre l’Europe et l’Amérique (dont le Brésil et la Nouvelle-France), puis Tahiti, ledit « mythe du bon Sauvage » est le plus souvent associé au nom de Montaigne. Bien que, à proprement parler, la formule « bon Sauvage » ne figure point dans les Essais, Montaigne serait, pour beaucoup, un des précurseurs les plus influents de ce mythe. L’affaire est bien connue, les propos contenus dans les essais amérindiens auraient, de façon directe ou indirecte, influencé divers auteurs du XVIIIème siècle, parmi lesquels Lahontan, Montesquieu, Lafitau, Voltaire, Rousseau, ou encore Diderot19.
Faire du « bon Sauvage » un mythe n’a évidemment rien d’anodin. On estime le plus souvent que le « Sauvage », tel qu’il est décrit à la Renaissance puis au Siècle des Lumières, correspond à une idéalisation 53des hommes vivant au contact étroit de la Nature, et parmi lesquels on pourrait observer la bonté humaine à sa racine. En ce qui concerne Montaigne, le caractère apologétique de ses propos envers les « nations » amérindiennes a été maintes fois souligné. La mise en avant de la « pureté » du « Sauvage » du fait de son habitat naturel et de son ingénuité due à sa distance d’avec les artifices civilisés, aurait in fine conduit Montaigne à souligner la dimension quasi-divine de ces peuples : « Combien trouverait-il [Platon] la république qu’il a imaginée éloignée de cette perfection : viri a diis recentes. Hos natura modos primum dedit20. »(I, 31, p. 398).
Pour nombre de lecteurs des Essais, l’opposition entre « nature » et « culture », qu’incarnerait à merveille la figure sublimée du « bon Sauvage », indiquerait chez Montaigne l’adoption d’une posture judicative historiquement déterminée. On trouverait ainsi, notamment dans « Des Cannibales », des Amérindiens aux allures fort hellénistiques qui, jouissant « encore de cette liberté naturelle qui les fournit sans travail et sans peine, de toutes choses nécessaires » (ibid., p. 404), réitèrent les conditions de vie de « l’âge doré » maintes fois loué par Hésiode, Ovide et Virgile21. De plus, dotés d’une sagesse tout épicurienne22, ces peuples seraient à même de « ne désirer qu´autant que leurs nécessités naturelles leur ordonnent »(ibid.). Quant au rapport qu’ils entretiennent à la notion de finitude, les habitants de « cet autre monde » se rapprochent à bien des égards d’une éthique aux tournures stoïciennes, telle qu´un Sénèque23 aurait pu la préconiser, puisqu’aux dires de Montaigne : « il ne s´en trouve pas un en tout un siècle, qui n´aime mieux la mort, que de relâcher »(ibid., p. 405). Enfin, lorsqu´à la fin de « Des Cannibales », le « Capitaine » amérindien se confie à Montaigne pour mieux critiquer « notre façon, notre pompe, la forme d’une belle ville [Rouen] » (ibid., p. 409), ses propos ressemblent à s´y méprendre à ceux que pouvait tenir Étienne de la Boétie, en son Discours de la Servitude Volontaire24. Ovide, 54Virgile, Épicure, Sénèque et La Boétie sont des auteurs que Montaigne cite à foison tout au long des Essais : les poètes et philosophes qui composent et inspirent sa propre pensée.
D’aucuns concluront qu’en idéalisant la vie sauvage, l’essayiste se serait en somme cantonné à reproduire un type de discours préexistant, subissant l’effet d’un déterminisme culturel ou historique qui lui échappe. Aveuglé par la quête de soi-même (« car c’est moi que je peins », I, « Au Lecteur », p. 117), Montaigne finira par instrumentaliser autrui en projetant son idéal personnel sur les Indiens d’Amérique. Loin de nous décrire la vie sauvage de manière objective, il l’aurait jugée à la lumière de codes propres à sa culture nobiliaire, chrétienne et humaniste, pêchant de ce fait par ce même ethnocentrisme qu’il dénonce par ailleurs. En définitive, les essais amérindiens équivaudraient à autant de tentatives échouées, à des expérimentations dont l’objectif ne pourrait être atteint. Alors qu’il souhaitait dire et écouter l´Autre, Montaigne n’aurait su éviter de digérer la différence, de l’interpréter à l’aune de soi-même, en assimilant – peut-être bien malgré lui – l’altérité à la mêmeté25.
Afin de nuancer quelque peu ces propos, on observera toutefois qu’au fil des essais amérindiens, le « Sauvage » n’est pas toujours entièrement « bon ». Situé, au même titre que l’Européen, dans la sphère de l’humaine condition, celui-ci ferait également preuve de faillibilité. Dans le chapitre « Des Cannibales », on peut lire à ce titre que l’Amérindien se laisse « piper au désir de la nouvelleté26 », et que ses actes anthropophagiques 55révèlent une « horreur barbaresque » qui, de manière symbolique, répond à cette extrême passion que serait la « vengeance ». En d’autres termes, si sur l’échelle de la barbarie le « Sauvage » paraît effectivement moins cruel que le « Civilisé », il n’en demeure pas moins que son mode de vie naturel ne l’exempte point de l’« instinct à l’inhumanité », propriété anthropologique diagnostiquée par Montaigne en son chapitre « De la cruauté27 ».
De plus, la vie sauvage n’est peut-être pas strictement naturelle. En effet, si d’un côté Montaigne semble attribuer aux mœurs sauvages une simplicité quasi absolue, en ceci qu’elles seraient dénuées de toutes sciences et arts28, d’un autre il souligne à quel point elles produisent des sociétés codifiées et complexes. Dans une longue description, placée au milieu de « Des Cannibales29 », Montaigne nous dépeint effectivement des Tupinambas brésiliens à la fois pêcheurs, constructeurs, ingénieurs, tisserands, agriculteurs, chasseurs, cuisiniers, artisans, prêcheurs, religieux, guerriers, polygames, danseurs et poètes, en même temps dotés de normes éthiques précises. Le chapitre « Des Coches » souligne, quant à lui, « l’épouvantable magnificence des villes de Cusco et de Mexico » (III, 6, p. 182) ; royautés étincelantes par leurs « palais » ornés de jardins, de statues et de vases somptueux, et dont les membres feraient montre de « dévotion » et d’« observance des lois ». Tout en formant 56des sociétés moins artificieuses que celles des cours royales d’Europe, les Indiens produisent cependant nombre d’« ouvrages » ingénieux. En lisant Montaigne, on apprend en effet que la beauté des « ouvrages, en pierrerie, en plume, en coton, en la peinture » qu’arborent le royaume inca d’Atahualpa et l’empire aztèque de Cuauhtémoc, « montrent qu’ils ne nous cédaient non plus en l’industrie. »(ibid., p. 183) :
Quant à la pompe et magnificence, (…) ni Graece, ni Romme, ni Ægypte, ne peut, soit en utilité, ou difficulté, ou noblesse, comparer aucun de ses ouvrages, au chemin, qui se voit au Peru, dressé par les Rois du pays, depuis la ville de Quito, jusques à celle de Cusco (…). (III, 6, p. 191-192).
Ainsi, qu’il soit tupinamba, inca ou aztèque, l’Amérindien des Essais ne semble point se trouver en un état de nature statique, répétitif et dénué d’artifice. À tel point que dans « Des Cannibales », Montaigne s’avisera d’« alléguer quelques traits de leur suffisance30 », en attestant que « ces peuples » produisent des arts divers et complexes, et s’inscrivent dans le devenir de l’Histoire.
En incluant le « Cannibale » dans la condition humaine et l’Histoire, tout en insistant sur la « suffisance » dont il fait montre, il semblerait que Montaigne n’estime pas qu’il soit idéalement bon, pleinement naturel, et encore moins sujet à description objective, mais qu’il représente en revanche un moyen opportun pour tâcher de guérir les « Civilisés » de la cécité dont ils souffrent :
Je ne suis pas marri, que nous remarquons l’horreur barbaresque, qu’il y a en une telle action [l’anthropophagie], mais oui bien de quoi jugeants bien de leurs fautes nous soyons si aveuglés aux nôtres.” (I, 31, p. 403).
Afin de développer, parmi les siens, une connaissance de soi – plus lucide qu’egolâtre –, Montaigne s’efforce de mettre en exergue la barbarie non perçue, et pourtant immanente aux coutumes européennes. Sous couvert d’éloge de la Nature et du « bon Sauvage », les essais amérindiens seraient avant tout la satire d’une culture autoproclamée civilisée, mais 57néanmoins pétrie des maux les plus divers (vanité, ethnocentrisme, dogmatisme scientifique, moral, théologique, politique…), et héritière d’une logique duelle qui, de manière univoque et rigide, désolidarise le civilisé du barbare, le même de l’autre, le vrai du faux, le bien du mal, le beau du monstrueux, et, en toute « logique », le maitre de l’esclave31… Critique à la fois moqueuse et sévère, que Montaigne élabore par ailleurs en adoptant diverses méthodes, ou artifices littéraires (« art du camouflage », « hétérologie », « révolution sociologique »…)32 ; comme autant de recours stratégiques à même de produire, parmi les siens, un étonnement philosophique, un déplacement de perspective vis-à-vis des concepts de soi et d’autrui. On pourrait concevoir, de la sorte, qu’en rédigeant ses essais amérindiens, Montaigne chercha moins à dire l’Autre qu’à réfléchir sur sa propre société, à des fins thérapeutiques.
58Les essais amérindiens seraient ainsi d’ordre réflexif, sans pour autant être l’expression manifeste d’une manipulation d’autrui. Assurément, si dès son avis « Au lecteur » Montaigne affirme être lui-même « la matière » de son livre, la connaissance de soi qu’il appelle de ses vœux implique une mise en œuvre incessante d’innombrables rapports à l’altérité, elle-même constitutive de tout processus de subjectivation. On le sait, avec Montaigne le « je » n’est jamais réellement seul, évident ou a priori, mais constamment peuplé, en devenir et à venir33. Aussi, plutôt que de chercher – en vain, dirait-il – à décrire « objectivement » les Amérindiens, Montaigne se frotte, s’essaye et emprunte aux pensées sauvages, afin de s’entrevoir « soi-même comme un autre34 ». Une fois traduite en termes éthiques et politiques, la démarche à la fois réflexive et thérapeutique proposée par Montaigne semblerait être, non pas instrumentale ou assimilationniste, mais fort respectueuse des coutumes adoptées par les cultures non-européennes. Pour cause, tandis que nombre de ses contemporains cherchaient à universaliser des mœurs, des croyances et des institutions pourtant locales, en imposant leurs dogmes aux nations amérindiennes et en annihilant par la même occasion leurs cultures à des fins théologiques, géopolitiques et économiques, l’essayiste se propose inversement de transformer non pas le cours de la vie sauvage, mais à la fois le regard de l’enquêteur et les habitudes de pensée des lecteurs. Fort conscient que les problèmes européens concernent et « corrompent35 » directement la vie des Amérindiens, Montaigne semble 59considérer, comme le fera plus tard Lévi-Strauss, en relisant Rousseau, que s’il y a une société à changer c’est bien la « nôtre », et non pas celles des Indiens d’Amérique36.
Considérée, au gré des interprétations, comme fin ou moyen, force est de constater que la figure du « bon Sauvage » est pour le moins clivante. Soit elle revêt les couleurs du mythe et, par conséquent celles de l’apologie, de l’inconscience et de l’ethnocentrisme ; soit elle indique une dimension critique et appelle, en ce cas, la réflexivité, la thérapeutique et le perspectivisme. Les essais amérindiens pourraient-ils donc être tout à la fois mythiques et critiques ?
Le champ politique
La « machine » du monde : tolérance et condescendance ?
Le chapitre « Des Coches » semble mettre en relief les retombées géopolitiques particulièrement néfastes de cette habitude de pensée qu’est l’ethnocentrisme. À l’aune d’un dogmatisme religieux faussé, dénonce Montaigne, les conquistadores se « vantent » en effet d’adopter des méthodes de domination qui, sous couvert de « justice, ou zèle envers la religion », ne produisent, tout compte fait, qu’« une boucherie, comme sur des bêtes sauvages, universelle » ; en s’engageant, par conséquent, en des « voies trop diverses, et ennemies d’une si sainte 60fin. » (III, 6, p. 189). Tout comme Las Casas37, Montaigne s’insurge donc contre les atrocités commises en Amériques, et met en œuvre une critique humaniste sans appel à l’égard de toute politique et économie à teneur colonialiste. En témoigne un des plus célèbres passages des Essais :
Qui mit jamais à tel prix, le service de la mercadence et de la trafique ? Tant de villes rasées, tant de nations exterminées, tant de millions de peuples, passés au fil de l’épée, et la plus riche et belle partie du monde bouleversée, pour la négociation des perles et du poivre : mécaniques victoires. (ibid., p. 185)
La critique anticoloniale, notamment antiespagnole, élaborée par Montaigne comporte toutefois certaines ambigüités qu’il ne serait pas vain de souligner. Effectivement, en lisant « Des Coches », il semblerait au premier abord que Montaigne fasse essentiellement preuve d’un pessimisme prononcé concernant la possibilité d’établir un rapport pacifique et fructueux entre le Vieux Monde, déclinant et corrupteur, et le Nouveau Monde, encore plein de « vigueur » : « Bien crains-je, que nous aurons bien fort hâté sa déclinaison et sa ruine, par notre contagion, et que nous lui aurons bien cher vendu, nos opinions et nos arts. » (ibid. p. 182). Attendu que la présence européenne en ces nouvelles terres n’apporte que guerres, vices et « mécaniques victoires », on pourrait s’attendre de la part de Montaigne qu’il somme ses compatriotes de quitter les lieux et de laisser ainsi les Amérindiens à leur propre sort. Or, force est de constater que tel ne fut pas le cas, Montaigne soulignant au contraire qu’au lieu de piller l’or de ces terres de manière aléatoire et irréfléchie, les Espagnols en auraient tiré meilleur « profit » s’ils s’y étaient quelque peu attardés :
En côtoyant la mer à la quête de leurs mines, aucuns [certains] Espagnols prirent terre en une contrée fertile et plaisante, fort habitée, et firent à ce peuple leurs remontrances accoutumées. (…). Mais tant y a, que ni en ce lieu-là, ni en plusieurs autres, où les Espagnols ne trouvèrent les marchandises qu’ils 61cherchaient, ils ne firent arrêt ni entreprise, quelque autre commodité qu’il y eût, témoin mes Cannibales38. (ibid., p. 185-187)
Le fait de limiter les buts de l’entreprise coloniale à l’insatiable et génocidaire recherche de l’or serait dès lors un mauvais calcul, « car encore qu’on en retire beaucoup », nous dit Montaigne, « à cette première abondance de richesses, qu’on rencontra à l’abord de ces nouvelles terres (…), nous voyons que ce n’est rien, au prix de ce qui s’en devait attendre » (ibid., p. 190). Aux yeux du philosophe, « la plus riche et belle partie du monde » comporterait ainsi un potentiel humain qu’il ne faudrait point négliger, mais bien plutôt cultiver.
Les « peuples nus » font certes preuve de vertus louables39, en prenant d’une « ardeur indomptable, (…) la défense de leurs dieux, et de leur liberté » (ibid., p. 184). Néanmoins, pour Montaigne ce monde demeure balbutiant : « si nouveau et si enfant, qu’on lui apprend encore son a, b, c » (ibid., p. 182). Face à cette humanité située au seuil de son histoire, Montaigne observe combien il lui reste encore à apprendre pour sortir enfin « de la balbutie de cette enfance » (ibid., p. 187). C’est pourquoi, regrettant l’attitude immodérée des conquistadores, il s’interroge : « combien il eût été aisé, de faire son profit, d’âmes si neuves, si affamées d’apprentissage, ayant pour la plupart de si beaux commencements naturels ? » (ibid., p. 185).
À la différence de Sepúlveda, pour qui l’assujettissement de ces peuples devrait se faire par la force des armes, et de Las Casas, qui préférait les domestiquer en les convertissant par la « douceur » de la grâce40, 62Montaigne reproche quant à lui aux Espagnols de n’avoir su séduire les « âmes » de ce « monde enfant » par les voies de la morale, de n’avoir su les gagner « par notre justice et bonté », ni les subjuguer « par notre magnanimité » (ibid., p. 182). L’enjeu semble alors être de taille pour Montaigne, car si le comportement des conquistadores avait été propre à inciter « ces peuples à l’admiration et imitation de la vertu », on aurait pu tirer un « profit » considérable de ces « âmes si neuves », en cimentant entre ces nations une « fraternelle société et intelligence41 » qui aurait ainsi établi la « réparation » et l’« amendement a toute cette machine » ronde qu’est le monde. Cela étant, compte tenu de la décadence morale de ses concitoyens, Montaigne songe pour ce faire à prendre pour modèle la politique coloniale jadis menée par les Anciens, faisant notamment cas d’Alexandre le Grand :
Que n’est tombée sous Alexandre, ou sous ces anciens Grecs et Romains, une si noble conquête, et une si grande mutation et altération de tant d’empires et de peuples, sous des mains qui eussent doucement poli et défriché, ce qu’il y avait de sauvage, et eussent conforté et promu les bonnes semences, que nature y avait produit : mêlant non seulement à la culture des terres, et ornement des villes, les arts de deçà, en tant qu’elles y eussent été nécessaires, mais aussi, mêlant les vertus Grecques et Romaines aux originelles du pays. Quelle réparation eût-ce été, et quel amendement à toute cette machine, que les premiers exemples et déportements nôtres, qui se sont présentés par-delà, eussent appelé ces peuples, à l’admiration, et imitation de la vertu, et eussent dressé entre eux et nous, une fraternelle société et intelligence ? (ibid., p. 184-185)
63Pour Montaigne, il s’agirait en définitive d’établir avec le Nouveau Monde un rapport susceptible de promouvoir son développement, sans pour autant en détruire la valeur intrinsèque et les richesses potentielles. Si tel est bien le cas, on pourrait tout d’abord souligner la dimension quelque peu illusoire du désir montaignien d’instaurer une relation politique rationnelle, pacifique et fraternelle entre les « nations » européennes et amérindiennes. On pourrait, en outre, mettre en exergue le paradoxe qui semble sous-tendre sa volonté de substituer les « mécaniques victoires », par un bon « amendement » de la « machine » terrestre. En effet, alors qu’il ne cesse de louer leur « généreuse obstination de souffrir (…) la mort, plus volontiers, que de se soumettre à la domination » ; Montaigne les cantonne par la même occasion au régime tutélaire. En parlant au nom « tant de milliers d’hommes, femmes, et enfants », dont il est à peu près sûr qu’ils se trouvent affamés d’apprentissage, Montaigne confère aux Européens – même décadents – le rôle de guides intellectuels ou d’éducateurs. De manière à tout le moins condescendante, l’essayiste conforte ainsi l’idée tenace selon laquelle la simplicité, l’innocence et la naïveté des mœurs autochtones devraient être « doucement poli[es] et défriché[es] » par des responsables adultes, supposés bienveillants, mûrs et raisonnés. Vision infantilisante des Amérindiens qui, de nos jours, perdure inscrite dans les lois42.
Opposant les « mécaniques victoires » conspuées par Montaigne, à la « machine » du monde qu’il souhaite réparer, les essais amérindiens ne seraient-ils pas, finalemnt, le fruit d’une réflexion à la fois tolérante et condescendante ?
Après avoir navigué parmi certains des principaux essais amérindiens de Michel de Montaigne, on observera que quatre champs problématiques semblent, a minima, pouvoir encore s’ouvrir aux chercheurs contemporains. En termes épistémologiques, on se demandera en quelle mesure ces essais sont à la fois d’ordre sceptique et naturaliste. Dans le 64domaine moral, il s’agira de savoir si le discours de Montaigne sur les Indiens d’Amérique peut être culturellement relativiste, tout en étant moralement normatif. Pour ce qui est du domaine anthropologique, il reste à déterminer si ces mêmes essais amérindiens comportent une teneur mythique, tout en arborant une ambition foncièrement critique. Et, pour finir, sur le plan politique on se posera la question de savoir s’ils sont le signe d’une réflexion à la fois tolérante et condescendante.
Fabien Pascal Lins43
Universidade Estadual de Campinas (Unicamp)
Université Bordeaux Montaigne
1 Je remercie vivement Jean-François Dupeyron, Sylvia Giocanti et Djamel Boubegtiten, pour les précieuses remarques et contributions faites au cours de l’élaboration de cet article.
2 Toutes nos citations de Montaigne renvoient à l’édition suivante : Michel de Montaigne, Essais, tomes I, II et III, édition présentée, établie et annotée par Emmanuel Naya, Delphine Reguig et Alexandre Tarrête, Paris, Éditions Gallimard, collection « folio classique », 2009 et 2012.
3 Tel que l’entend Claude Lefort : « L’énigme est que l’œuvre se donne tout entière dans son texte et que pourtant elle n’est ce qu’elle est que par la relation qui s’établit entre ce texte et ses lecteurs. » (in Le travail de l’œuvre Machiavel, « La question de l’œuvre », Paris, Gallimard, coll : « Tel », 1986, p. 44).
4 Cf. Razones por la que el Doctor Roldán basa su afirmación de que las Indias estuvieron probladas por las diez tribus de Israel, cité par Giuliano Gliozzi, in Adam et le Nouveau Monde. La naissance de l’anthropologie comme idéologie coloniale : des généalogies bibliques aux théories raciales (1500-1700). Préface de Franck Lestringant. Traduit par Arlette Estève et Pascal Gabellone. Lecques : Théétète éditions, 2000, p. 51-53 ; et Jean de Léry, Histoire d’un voyage en terre du Brésil, 2e édition, 1580, texte établi, présenté et annoté par Franck Lestringant, précédé d’un entretien avec Claude Lévi-Strauss, Paris, Le Livre de Poche, Coll. « Bibliothèque classique », 1994, chap. xvi, p. 419-422.
5 Ces auteurs se référant, plus précisément, au « mythe de l’Atlantide », rapporté par Platon dans le Timée (24e–25d), et le Critias (108e sq.), ainsi qu’aux navigations carthaginoises mentionnées dans Des merveilles du monde (Des merveilles inouïes, De admirandis in natura auditis, ou De mirabilibus auscultationibus) ; traité qui n’est pas d’Aristote, mais qui lui était attribué par certains érudits de la Renaissance.
6 Cf. Francisco López de Gómara, Histoire généralle des Indes occidentales et terres neuves, qui jusques à présent ont esté descouvertes, traduction Martin Fumée, Paris, Michel Sonnius, 1584 [1e éd. 1568], chap. 25, p. 478 ; et Gonzalo Fernández de Oviedo y Valdés, Historia general y natural de las Indias, islas y tierra-firme del mar océano, Madrid, Imprenta de la Real Academia de la Historia, 1851 [1e éd. 1535], primera parte, lib. II, cap. III, p. 14-18.
7 Cf. Épicure, Lettre à Hérodote (45) ; Lucrèce, De la nature des choses (II, 1080-1089) ; et Montaigne, Essais (II, 12, p. 284).
8 Cf. Platon, Apologie de Socrate (21d).
9 Cf. « L’Ecclésiaste » (1,12-14) : « Moi, Qohélet, j’ai été roi d’Israël à Jérusalem. J’ai mis tout mon cœur à rechercher et à explorer par la sagesse tout ce qui se fait sous le ciel. C’est une mauvaise besogne que Dieu a donnée aux enfants des hommes pour qu’ils s’y emploient. J’ai regardé toutes les œuvres qui se font sous le soleil : eh bien, tout est vanité et poursuite du vent ! » (in La Bible de Jérusalem, traduite en français sous la direction de l’École biblique de Jérusalem, Paris, Les Éditions du Cerf, 1998, p. 1055).
10 Cf. Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes (I, 33, 226 sq.) ; Contre les logiciens (I, 166 sq.).
11 « On me fait haïr les choses vraisemblables, quand on me les plante pour infaillibles. » (« Des boiteux », III, 11, p. 354).
12 Cf. Montaigne, Essais, I, 23, p. 263-267.
13 Au gré des Essais, Montaigne se range lui-même tantôt parmi les naturalistes – « Nous autres naturalistes estimons qu’il [y] ait grande et incomparable préférence de l’honneur de l’invention à l’honneur de l’allégation. » (« De la Physionomie », III, 12, p. 391) –, tantôt parmi les sceptiques – « Nous autres qui privons notre jugement du droit de faire des arrêts, regardons mollement les opinions diverses, et si nous n’y prêtons le jugement, nous y prêtons aisément l’oreille. » (« De l’art de conférer », III, 8, p. 204).
14 Réfractaire aux lectures dites « évolutives » des Essais, qui voudraient qu’après s’être dédié au stoïcisme, Montaigne aurait traversé une « crise sceptique », avant d’aboutir au naturalisme, Zbigniew Gierczynski appréhende ces deux derniers courants de pensée de manière unitaire : « Le naturalisme de Montaigne trouve son corrélatif dans le scepticisme : ce sont les deux pôles de sa pensée et les deux thèmes majeurs qui se suivent d’un bout à l’autre des Essais. Leur étroite liaison s’explique par le fait que c’est le scepticisme qui opère cette heureuse métamorphose de l’homme civilisé en l’homme naturel (…). La simplicité de leur vie, qui les rend proches de ces autres créatures de la nature que sont les animaux, suscite surtout l’admiration de Montaigne : il y trouve la confirmation de sa thèse sur l’unité de la nature, dans laquelle l’homme ne fait nullement exception : les sauvages constituent un chaînon entre la nature animale et la nature humaine. » Zbigniew Gierczynski, « Le naturalisme et le scepticisme, principes de l’unité de la pensée de Montaigne », in Cahiers de l’Association internationale des études françaises, 1981, no 33, p. 09-12. URL : https://www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_1981_num_33_1_1894
15 « L’accoutumance est une seconde nature, et non moins puissante. » (« De ménager sa volonté », III, 10, p. 325).
16 Certains passages des essais amérindiens sont assez explicites à ce propos : « L’assuéfaction endort la vue de notre jugement. Les barbares ne nous sont de rien plus merveilleux, que nous sommes à eux » (I, 23, p. 263) ; « Comme de vrai il semble, que nous n’avons autre mire de la vérité, et de la raison, que l’exemple et idée des opinions et usances du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police, parfait et accompli usage de toute choses. » (I, 31, p. 396) ; « Nous sommes Chrétiens à même titre que nous sommes ou Périgourdins ou Allemands. » (II, 12, p. 169) ; ou encore « Nous nous écrions, du miracle de l’invention de notre artillerie, de notre impression : d’autres hommes, un autre bout du monde à la Chine, en jouissaient mille ans auparavant. » (III, 6, p. 181).
17 La filiation intellectuelle entre Montaigne et l’anthropologie a été maintes fois soulignée. En un de ses célèbres articles, Clifford Geertz rappelle à ses lecteurs que la « propension relativiste » a éclos bien avant les anthropologues de métier ; en témoignent L’Enquête (III, 38) d’Hérodote et, surtout, les Essais (I, 31) de Montaigne : « One cannot read too long about Nayar matriliny, Aztec sacrifice, (…) and not begin at least to consider the possibility that, to quote Montaigne again, “each man calls barbarism whatever is not his own practice… for we have no other criterion of reason than the example and idea of the opinions and customs of the country we live in.” That notion, whatever its problems, and however more delicately expressed, is not likely to go entirely away unless anthropology does. » (Clifford Geertz, « Distinguished Lecture : Anti Anti-Relativism », in American Anthropologist, New Series, Vol. 86, No. 2., Jun., 1984, p. 264-265). En relisant plusieurs des essais amérindiens, Claude Lévi-Strauss entrevoit, quant à lui, « trois façons différentes de définir la sauvagerie ou la barbarie » dans la pensée de Montaigne. Chacune d’entre elles indiquant « une des voies que la réflexion sociologique ou ethnologique suivra plus tard », à savoir : le sauvage proche de la loi naturelle (première esquisse de la théorie du bon sauvage) ; le constat qu’à l’aune du critère de raison, toute société reste barbare (intuition de la nécessité du contrat social) et, troisièmement, le constat inverse selon lequel nulle société peut être dite barbare, attendu que toute coutume a sa raison d’être (confirmation du relativisme culturel intégral). (Claude Lévi-Strauss, De Montaigne à Montaigne, édition établie et présentée par Emmanuel Désveaux. Paris, éditions EHESS, coll. « audiographie », 2016, p. 80-83).
18 Sur le « fait que le chapitre “Des Cannibales” se donne à lire d’abord et avant tout comme un essai du jugement », voir Marc Foglia, « Bien juger du cannibalisme : “c’est pour représenter une extreme vengeance”. » in Rouen 1562. Montaigne et les Cannibales, Actes du colloque organisé à l’Université de Rouen en octobre 2012 par Jean-Claude Arnould (CÉRÉdI) et Emmanuel Faye (ÉRIAC). (c) Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude », no 8, 2013, p. 01. URL : http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?bien-juger-du-cannibalisme-c-est.html
19 Cf. Lahontan (Dialogues de M. le baron de Lahontan et d’un Sauvage dans l’Amérique, 1702-1703) ; Montesquieu (Lettres Persanes, 1721) ; Lafitau (Mœurs des sauvages américains comparées aux mœurs des premiers temps, 1724) ; Rousseau (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1754-1755) ; Voltaire (Dictionnaire philosophique, article « Anthropophages », 1764 ; L’Ingénu, 1767) ; Diderot (Supplément au Voyage de Bougainville, 1772).
20 « des hommes sortis de la main des dieux. » (Sénèque, Lettres à Lucilius, XC, 44). « Ce sont les premières lois que donna la nature » (Virgile, Géorgiques, II, 20).
21 Cf. Hésiode, Les travaux et les jours (106-120) ; Ovide, Métamorphoses (I, 89-112) ; et Virgile, Énéide (VIII, 314-328).
22 Cf. Épicure, Lettre à Ménécée (127-128).
23 Cf. Sénèque, Lettres à Lucilius (III, 24, 25) ; mais aussi Épicure, Lettre à Ménécée (124-126).
24 Avant même que les Amérindiens ne révèlent à Montaigne qu’ils trouvaient « fort étrange, que tant de grands hommes portants barbe, forts et armés, (…) se soumissent à obéir à un enfant » (I, 31, p. 409-410), Étienne de La Boétie s’étonnait déjà de « Voir un nombre infini de personnes, non pas obéir, mais servir ; (…) souffrir les pilleries, les paillardises, les cruautés, non pas d’une armée (…), mais d’un seul. Non pas d’un Hercule ni d’un Samson, mais d’un seul hommeau, et le plus souvent le plus lâche et le plus efféminé de toute la nation. » (in Discours de la servitude volontaire, notes réalisées par Myriam Marrache-Gouraud et Anne Dalsuet, Paris, Éditions Gallimard, coll. « folioplus philosophie », 2008, p. 9-10).
25 Sur la réitération mimétique de la tradition humaniste, la projection de soi sur autrui, et le « cannibalisme » épistémologique opérés par Montaigne, voir par exemple : Gérard Defaux, « Un Cannibale en haut de chausses : Montaigne, la différence et la logique de l’identité », Modern language Notes, Baltimore, Johns Hopkins University Press, vol. 97, no 4, 1982, p. 953-954 ; Tzvetan Todorov, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Éditions du Seuil, 1989, p. 60-62 ; Cathleen M. Bauschatz, « Montaigne, les femmes et les mondes de l’autre », in Bulletin de la société des amis de Montaigne. Montaigne et le Nouveau Monde, Actes du colloque de Paris 18-20 mai 1992, Septième série no 29-30-31-32, juillet-décembre 1992 – janvier-juin 1993, Paris, Klincksieck-Diffusion, p. 176 ; ou encore Peter Eubank, « Montaigne’s Cannibalistic Communion », in Montaigne Studies, Montaigne et le Nouveau Monde, vol. XXII, no 1-2, 2010, p. 59.
26 Suite aux bouleversements engendrés par les guerres de Religion, désirer la « nouveaut é » n’est pas pour Montaigne faire preuve de vertu : « Je suis dégoûté de la nouvelleté quelque visage qu’elle porte : et ai raison, car j’en ai vu des effets très dommageables. » (I, 23, p. 274).
27 « Nature, a ce crains-je, elle-même attaché à l’homme quelque instinct à l’inhumanité. » (« De la cruauté », II, 11, p. 155). Sur la cruauté comme élément constitutif de l’anthropologie montaignienne, et la sujétion, tout humaine, des « Cannibales » aux passions hostiles, donc à la barbarie, voir Celso Martins Azar Filho, « Nouveau Monde, homme nouveau », in Montaigne studies, Montaigne et le Nouveau Monde, op. cit., p. 83 ; et Sylvia Giocanti, « Les cannibales modèle de société ? » in Rouen 1562. Montaigne et les Cannibales, op. cit., p. 01. URL : http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?les-cannibales-modele-de-societe.html
28 « C’est une nation, dirais-je à Platon, en laquelle il n’y a aucune espèce de trafic, nulle connaissance de lettres, nulle science de nombres, nul nom de magistrat, ni de supériorité politique, nul usage de service, de richesse, ou de pauvreté, nuls contrats, nulles successions, nuls partages, nulles occupations qu’oisives, nuls respect de parenté que commun, nuls vêtements, nulle agriculture, nul métal, nul usage de vin ou de blé. » (I, 31, p. 398) ; « Notre monde vient d’en trouver un autre (…), toutefois si nouveau et si enfant, qu’on lui apprend encore son a, b, c : il n’y a pas cinquante ans, qu’il ne savait, ni lettres, ni poids, ni mesure, ni vêtements, ni blés, ni vignes. » (III, 6, p. 182).
29 De : « Au demeurant, ils vivent en une contrée de pays très plaisante, (…) » (I, 31, p. 399) ; jusqu’à : « Leur langage au demeurant, c’est un doux langage, et qui a le son agréable, retirant aux terminaisons Grecques. » (ibid., p. 409)
30 « Et afin qu’on ne pense point que tout ceci se fasse par une simple et servile obligation à leur usance, et par l’impression de l’autorité de leur ancienne coutume, sans discours et sans jugement, et pour avoir l’âme si stupide, que de ne pouvoir prendre autre parti, il faut alléguer quelques traits de leur suffisance. Outre celui que je viens de réciter de l’une de leurs chansons guerrières, j’en ai une autre, amoureuse, (…). Leur langage au demeurant, c’est un doux langage (…). » (I, 31, p. 408-409).
31 Sur les essais amérindiens comme tentative d’affaiblissement des catégories oppositives de la pensée occidentale, voir Rafaele Carbone, « Voye de la raison » et « voix commune » (Essais I, 31) : « reconnaissance de l’autre et mise en cause de la logique duelle. » in Rouen 1562. Montaigne et les Cannibales, op. cit., p. 01. URL : http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?voye-de-la-raison-et-voix-commune.html.
32 En analysant « l’art du camouflage », ou encore de la dissimulation, mise en œuvre par Montaigne en divers passages des Essais, et qui ne serait pas sans rapport avec la « culture judiciaire » dont il fait montre, Jean-François Dupeyron souligne que le choix du titre de l’essai « Des Coches » répond également à une nécessite de « piper la censure », s’agissant en d’autres termes de « biaiser, détourner l’attention des lecteurs peu attentifs, (…). Parce qu’un titre tels que “Des cruautés espagnoles”aurait attiré davantage l’attention, alors qu’on ne pouvait facilement soupçonner de prime abord que des considérations polémiques soient cachées dans un texte qui prétend traiter des voitures et des appareillages. » (Montaigne et les Amérindiens, Lormont, Éd. Le Bord de l’Eau, 2013, p. 126). Franck Lestringant ponctue quant à lui : « Avec “Des Cannibales”, Montaigne invente ce que Michel de Certeau a appelé une “hétérologie”, c’est-à-dire un discours de l’autre, qui est tout à la fois discours sur l’autre et discours ou l’autre parle. Au fondement de l’opération ethnographique, l’hétérologie est un “art de jouer sur deux places”, une manière d’évaluer ce qui manque dans l’autre. » (Le Brésil de Montaigne. Le Nouveau Monde des « Essais » (1580-1592), Paris, Chandeigne, 2005, p. 31). Enfin, la « révolution sociologique », expression formulée par Roger Caillois, correspondrait à : « la démarche de l’esprit qui consiste à se feindre étranger à la société où l’on vit, à la regarder du dehors et comme si on la voyait pour la première fois. L’examinant alors comme on ferait d’une société d’Indiens ou de Papous, il faut se retenir sans cesse d’en trouver naturels les usages et les lois. Il s’agit d’oser considérer comme extraordinaires et difficiles à entendre ces institutions, ces habitudes, ces mœurs, auxquelles on est si bien accoutumé dès sa naissance et qu’on respecte si fort et si spontanément qu’on n’imagine pas la plupart du temps qu’elles pourraient être autrement. Il faut une puissante imagination pour tenter une telle conversion et beaucoup de ténacité pour s’y maintenir. » (Montesquieu, Œuvres complètes, Vol. I, texte présenté et annoté par Roger Caillois, Paris, Éditions Gallimard, NRF, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1949, Préface, p. xiii).
33 Sur la constitution du « je » au travers d’autrui chez Montaigne, voir Telma de Souza Birchal : « A reflexividade do eu é um exercício constante, e assim a subjetividade é um resultado que supõe a passagem pelo outro, e não um ponto de partida. » (in O eu nos Ensaios de Montaigne, Belo Horizonte, Editora UFMG, 2007, p. 205).
34 Formule de Paul Ricœur – pour qui « l’Autre n’est pas seulement la contrepartie du Même, mais appartient à la constitution intime de son sens. » (Soi-même comme un autre, Paris, Éditions du Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 1990, p. 380) –, qui n’est pas sans rappeler la pensée de Montaigne : « Je ne dis les autres, sinon pour d’autant plus me dire. » (« De l’institution des enfants, à Madame Diane de Foix, Comtesse de Gurson », I, 26, p. 316).
35 « Ils sont sauvages de même que nous appelons sauvages les fruits, que nature de soi et de son progrès ordinaire a produits (…) En ceux-là sont vives et vigoureuses, les vraies, et plus utiles et naturelles, vertus et propriétés, lesquelles nous avons abâtardies en ceux-ci, et les avons seulement accommodées au plaisir de notre goût corrompu. » (I, 31, p. 396-397) ; « Trois d’entre eux, ignorant combien coûtera un jour à leur repos, et à leur bonheur, la connaissance des corruptions de deçà, et que de ce commerce naîtra leur ruine, comme je présuppose qu’elle soit déjà avancée, bien misérables de s’être laissez piper au désir de la nouvelleté, et avoir quitté la douceur de leur ciel, pour venir voir le nôtre, furent à Roüan, du temps que le feu Roi Charles neuvième y était » (ibid., p. 409).
36 « Les autres sociétés ne sont peut-être pas meilleures que la nôtre ; même si nous sommes enclins à le croire, nous n’avons à notre disposition aucune méthode pour le prouver. À les mieux connaître, nous gagnons pourtant un moyen de nous détacher de la nôtre, non point que celle-ci soit absolument ou seule mauvaise, mais parce que c’est la seule dont nous devions nous affranchir : nous le sommes par état des autres. Nous nous mettons ainsi en mesure d’aborder la deuxième étape qui consiste, sans rien retenir d’aucune société, à les utiliser toutes pour dégager ces principes de la vie sociale qu’il nous sera possible d’appliquer à la réforme de nos propres mœurs, et non de celles des sociétés étrangères : en raison d’un privilège inverse du précédent, c’est la société seule à laquelle nous appartenons que nous sommes en position de transformer sans risquer de la détruire ; car ces changements viennent aussi d’elle, que nous y introduisons. » (Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Plon, coll. « Terre humaine », Neuvième partie, chap. xxxviii, « Un petit verre de rhum », 1955, p. 453-454).
37 Cf. par ex. Bartolomé de Las Casas : « En estas ovejas mansas (…), entraron los españoles desde luego que las conocieron como lobos y tigres y leones crudelíssimos de muchos días hambrientos » [« C’est chez ces tendres brebis (…), que les Espagnols, dès qu’ils les ont connues, sont entrés comme des loups, des tigres et des lions très cruels affamés depuis plusieurs jours. »] (in Brevísima relación de la destruición de las Indias, Edición de Trinidad Barrera, Madrid, Alianza editorial, 2014 [1e éd. 1552], p. 83).
38 Montaigne se réfère ici à l’essai « Des Cannibales » où il est précisé qu’« ils vivent en une contrée de pays très plaisante et bien tempérée » (I, 31, p. 399).
39 Dans « Des Coches », Montaigne mentionne plusieurs de ces vertus : « dévotion, observance des lois, bonté, libéralité, loyauté, franchise » ; mais aussi « hardiesse et courage (…) fermeté, constance, résolution contre les douleurs et la faim, et la mort (…) » (III, 6, p. 183).
40 Cf. par ex. Bartolomé de Las Casas, La controverse entre Las Casas et Sepúlveda, introduit, traduit et annoté par Nestor Capdevila, Paris, Vrin, 2007, p. 207-208. Pour distinguer l’objectif de Las Casas (« a soma da virtude cristã e do conhecimento do verdadeiro Deus com a bondade natural dos indígenas ») [« la somme de la vertu chrétienne et de la connaissance du véritable Dieu à la bonté naturelle des indigènes »], de celui de Montaigne (« articular virtudes pagãs antigas a virtudes pagãs indígenas »), [« articuler les vertus païennes antiques aux vertus païennes indigènes »] voir Maria Celia Veiga França, O Selvagem como figura da Natureza Humana. O discurso da conquista americana, Porto Alegre-RS, Editora Fi, 2019, p. 276-277. URL : https://www.editorafi.org/329mariaveiga
41 À ce sujet Gliozzi établit un parallèle théorique entre la « fraternelle société et intelligence » souhaitée par Montaigne, la naturalis societas et communitas proposée par l’École de Salamanque – en la figure de Francisco Vitoria –, et la « République universelle » que Bodin souhaitait établir. Au vu de cette affinité intellectuelle, Gliozzi fait des essais amérindiens une sorte de prélude à l’idéologie libérale : soucieux d’établir de manière « douce » des échanges commerciaux durables entre les européens et les autochtones, Montaigne préconiserait ainsi une « politique coloniale alternative à celle de l’Espagne » (Giuliano Gliozzi, op. cit., p. 179). Différemment de Gliozzi, França considère que l’on ne peut, en toute rigueur, « falar de colonização e menos ainda de evangelização entre as ideias de Montaigne » [« parler de colonisation et moins encore d’évangélisation entre les idées de Montaigne »] (Maria Célia Veiga França, op. cit., p. 274). Philippe Desan souligne, quant à lui, que pour l’auteur des Essais « la société cannibale (…) s’offre désormais comme le seul exemple possible d’une société non encore corrompue par le mode de production capitaliste et l’éthique bourgeoise qui accompagne l’économie de marché. » (Montaigne, les Cannibales et les Conquistadores, Paris, Librairie A.-G. Nizet, 1994, p. 48).
42 En témoigne le droit brésilien qui en 1973, en pleine dictature militaire, stipulait dans son « Statut de l’Indien » (« Estatuto do Índio »-LEI Nº 6.001) que les « communautés indigènes » considérées « isolées », ou « non intégrées à la communion nationale », seraient « assujetties au régime tutélaire », dont la compétence incombe à l’« organe fédéral d’assistance aux sylvicoles ». URL : http://licenciaturaindigena.ufsc.br/files/2010/09/estatuto-do-indio.pdf
43 Boursier de la Coordenação de Aperfeiçoamento de Pessoal de Nível Superior (CAPES - Brasil), « Programa de Doutorado Sanduíche no Exterior » (PDSE), procès nº 88881.186841/2018-01.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-09766-2
- EAN : 9782406097662
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09766-2.p.0043
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 12/11/2019
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Montaigne, essais amérindiens, épistémologie, morale, anthropologie, politique