Montaigne, between public and private service
- Publication type: Journal article
- Journal: Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2019 – 1, n° 69. varia - Author: Jouanna (Arlette)
- Pages: 17 to 30
- Journal: Bulletin for the International Society of Friends of Montaigne
Montaigne, entre service public
et service privé
Lorsqu’on essaie d’évaluer l’engagement de Montaigne dans les troubles de son temps, on est confronté à la difficulté de définir trois mots : deux adjectifs, public et privé ; un substantif, service ; termes auxquels on pourrait ajouter un quatrième, l’adjectif civil. L’erreur serait de les comprendre dans le sens qu’ils possèdent aujourd’hui : ils ont au xvie siècle une acception encore fluctuante, en voie d’évolution, évolution elle-même conditionnée par celle des structures politiques et sociales de la monarchie. L’emploi de ces termes dans les Essais suggère que Montaigne était non seulement conscient de leur caractère évolutif et mouvant, mais qu’il a contribué, par la nature de ses choix comme par les tâtonnements de sa réflexion, à éclairer leur ambiguïté voire à hâter l’émergence du sens nouveau qu’ils étaient en train de prendre, annonçant de ce fait les transformations qui résulteraient de la crise des guerres civiles.
Le mot public apparaît dans la phrase peinte en 1571 sur l’un des murs du cabinet attenant à sa bibliothèque, par laquelle il dit rejeter, outre la servitude de la Cour, celle des charges publiques (munerum publicorum). Pour un lecteur du xxie siècle, l’expression « charge publique » évoque une fonction au service de l’État, requérant une formation spécialisée sanctionnée par un diplôme et obtenue selon un processus de sélection bien défini. Au xvie siècle, une charge publique était presque toujours le résultat d’un don, d’une grâce octroyée par le roi et reçue par l’intercession d’un puissant protecteur. C’était le cas des charges à la Cour royale, au gouvernement, dans l’armée et la diplomatie ; c’était souvent vrai de la plupart des charges de magistrature. Beaucoup de grands seigneurs avaient en effet à leur disposition des offices dans les différentes cours de justice et de finance, qu’ils pouvaient attribuer à ceux dont ils désiraient acquérir ou récompenser la fidélité ; si bien que, comme l’a montré Roland Mousnier, les présidiaux, les cours des Aides, 18les chambres des Comptes, les parlements, étaient, sous Henri II et ses successeurs, remplis des créatures des grands1.
Tout don fait du destinataire un obligé, un débiteur, qui doit s’acquitter de sa dette par un contre-don, en l’occurrence un service dont le paiement est prescrit par un impératif d’honneur et non par des clauses contractuelles écrites. On rencontre dans la correspondance des gentilshommes de nombreuses lettres de remerciement adressées à leurs protecteurs : ce sont des reconnaissances de dette, où les mots « obligé » et « service » caractérisent la relation établie entre eux. Pour en citer une parmi beaucoup d’autres, voici un fragment de celle qu’envoya le 18 novembre 1552 Gaspard de Saulx-Tavanes, lieutenant général en Bourgogne, au connétable Anne de Montmorency, intervenu en sa faveur auprès du roi : « Je vous estoye tant obligé que je ne scay quel merciement vous en faire, sinon de prier Dieu qui me face ceste grace de faire service à vous et aux vostres2. » La promesse de rendre un service au donateur engageait la parole du donataire ; elle s’accompagnait de protestations de dévouement exprimées dans un vocabulaire empreint d’affectivité3. Les liens ainsi créés généraient des réseaux privés de fidélité et de clientèle.
Dans cet état de choses, le roi est bien celui qui incarne l’autorité publique ; mais il est aussi le dispensateur suprême de bienfaits destinés à s’attacher des serviteurs. La réception d’une charge engendre donc une double sorte d’allégeance : celle, officielle, due au détenteur de la souveraineté, et celle, régie par les règles privées de l’honneur, due au pourvoyeur de grâces comme à l’intercesseur qui les a procurées. Montaigne appelle la première de ces chaînes parallèles la « contrainte civile » ; quant à la seconde, qu’il nomme la « loi d’honnêteté », il la trouve beaucoup trop pesante à son goût : « Le neud qui me tient par la loy d’honnesteté me semble bien plus pressant et plus poisant que n’est celuy de la contrainte civile. » Cette assertion est explicitée dans les lignes qui précèdent : « Or je tiens qu’il faut vivre par droict et par 19auctorité, non par récompence ni par grâce. […] Je fuis à me submettre à toute sorte d’obligation, mais sur tout à celle qui m’attache par devoir d’honneur. Je ne trouve rien si cher que ce qui m’est donné et ce pourquoy ma volonté demeure hypothéquée par titre de gratitude, et reçois plus volontiers les offices qui sont à vendre. Je croy bien : pour ceux-cy je ne donne que de l’argent ; pour les autres je me donne moy-mesme4. » Il cherche avant tout, ajoute-t-il peu après, à se « descharger et désobliger » ; au point que si un supérieur l’offense, il s’estime libéré, car il ne lui doit plus que la déférence légale.
La seule possibilité pour une charge publique d’échapper aux obligations privées du don et du contre-don était d’être achetée, comme l’a noté Montaigne. La vénalité puis l’hérédité des offices qui se répandaient peu à peu ont été les moyens, pour les magistrats, de s’arracher à la dépendance à la fois du roi et des grands seigneurs, dans la mesure où elles leur assuraient un monopole de plus en plus solide sur la circulation des charges de justice et de finances ; l’évolution sera parachevée en 1604 avec l’institution de la Paulette, taxe dont le paiement éliminait les derniers obstacles à l’hérédité. Montesquieu ne s’y trompera pas en estimant, dans L’Esprit des lois, que la vénalité et l’hérédité garantissaient en France l’indépendance du pouvoir judiciaire. Le roi pouvait cependant réaffirmer sa maîtrise sur les offices en en créant de nouveaux, ce qu’il ne manquait pas de faire ; la chance de Montaigne aura été la mise sur le marché d’un bon nombre d’offices lors de la création en 1554 de la cour des Aides de Périgueux, dont l’un fut acheté par son oncle Pierre Eyquem de Gaujac, puis lui fut légué.
Toutefois, quand il entra peu après au parlement de Bordeaux, il put constater combien cette cour était polluée par les appartenances clientélistes. Le président Geoffroy de la Chassaigne, grand-père de sa future femme, dépendait du puissant Frédéric de Foix-Candale et adhéra à la ligue catholique fondée par ce dernier au printemps 1563. Montaigne se trouva lui-même entraîné dans ces réseaux par ses attaches familiales, qui le liaient à un autre membre de la lignée des Foix, son 20voisin Germain-Gaston de Foix-Gurson, marquis de Trans. On en a un exemple en décembre 1563, lorsque le président modéré Jacques Benoist de Lagebaston, à la veille d’une délibération du Parlement sur un conflit qui le concernait, entreprit de récuser tous ceux qu’il considérait comme ses adversaires : il cita La Chassaigne et Montaigne en même temps que les membres du groupe des ultra-catholiques de la cour5. Son expérience parlementaire a ainsi enseigné à Montaigne que l’exercice d’une charge publique était presque inévitablement contaminé par des liens privés de clientèle, contamination d’autant plus forte qu’elle se doublait de militantisme confessionnel. Il y a là certainement l’une des raisons qui le firent rejeter en 1570 ce qu’il nomme la servitude des charges publiques.
Il lui est pourtant arrivé de s’exposer volontairement aux obligations de la gratitude. Il a reçu et probablement sollicité des honneurs obtenus par l’intermédiaire du marquis de Trans : en 1571 le collier de l’ordre de Saint-Michel et en 1573 la charge honorifique de gentilhomme de la chambre du roi. Il s’est ainsi trouvé lié par un devoir de reconnaissance ; néanmoins, le service à rendre en contre-don au marquis se bornait sans doute à lui rendre fréquemment visite dans ses châteaux tout proches, au Fleix ou à Gurson, à lui fournir des informations diverses ou encore à être son procureur pour un acte notarié, comme ce fut le cas en mars 1579 lors de la signature du contrat de mariage de Louis de Foix6. La dépendance ainsi créée restait relativement légère. Mais quand il reçut en 1577 sa deuxième charge de gentilhomme de la chambre, accordée cette fois par le roi de Navarre, il nota dans l’almanach de Beuther qui lui servait de livre de raison que ce fut à son insu ; il est possible que l’insistance mise à préciser ce fait trahisse le souhait de ne plus solliciter dorénavant de dons d’un grand7. Il était cependant difficile d’échapper à l’omniprésence des réseaux d’amitié, de fidélité et de clientèle qui structuraient la société. Montaigne, à l’en croire, s’est efforcé d’en atténuer la pesanteur en limitant volontairement les services privés qu’il se trouvait 21contraint de rendre : « [Je] m’offre maigrement et fièrement à ceux à qui je suis. Et me présente moins à qui je me suis le plus donné8. » Ce qui, il en convient, l’exposait à des déconvenues : les princes, déplore-t-il, « n’acceptent pas les hommes à moytié et mesprisent les services limitez et conditionnez9. »
On pourrait voir dans cette profession de foi une posture rhétorique destinée à masquer les servitudes de sa condition de noble moyen, qui feraient de lui, comme l’hypothèse en a été avancée, un « professionnel de la politique » programmé par ses puissants patrons10. Je pense au contraire qu’elle annonce l’ouverture audacieuse d’une voie nouvelle : celle de la possibilité de servir le public en homme « désobligé ». Cela conduit Montaigne à formuler l’étonnant paradoxe avancé dans le chapitre i du livre III : « Aussi ne sont aucunement de mon gibier les occupations publiques : ce que ma profession en requiert, je l’y fournis, en la forme que je puis la plus privée11 ».
Pour comprendre le sens donné ici au mot privé, il faut recourir au chapitre « De mesnager sa volonté », dans lequel il affirme la priorité de l’amitié qu’on se doit à soi-même sur toutes les autres ; celui qui la pratique, « sçachant exactement ce qu’il se doibt, trouve dans son rolle qu’il doibt appliquer à soy l’usage des autres hommes et du monde, et pour ce faire, contribuer à la société publique les devoirs et offices qui le touchent. Qui ne vit aucunement à autruy, ne vit guère à soy12. » Deux sortes de services privés sont ici distingués : le premier s’adresse à autrui, le second à soi ; le premier est aliénant, le second libérateur. Plus largement est signifié le double champ du « privé » : l’un est le réseau des liens de dépendance et de protection qui sous-tendent les relations officielles ; l’autre est le for intérieur de chaque individu. De là découle la double dissociation qu’il convient d’opérer à l’égard du service public : d’une part, il s’agit de le disjoindre de tout engagement privé envers un protecteur ; d’autre part, il faut aussi distancier la sphère 22publique ainsi autonomisée de la sphère privée de l’intime, afin de ne pas se laisser dévorer par l’affectivité, préserver sa santé et conserver sa liberté intérieure. Faire tout le contraire, en somme, de ce gentilhomme, ami de Montaigne, qui faillit « brouiller la santé de sa teste par une trop passionnée attention et affection aux affaires d’un prince, son maistre13 ». Voir dans le prince un patron auquel se donner corps et âme, telle était bien son erreur. Montaigne, pour sa part, souhaite avoir avec le monarque une relation réduite à l’allégeance légale, pure de tout lien de reconnaissance personnelle : « Je regarde nos Rois d’une affection simplement légitime et civile : ni émue ni démue par intérêt privé14 ». « La volonté et les désirs se font loi eux-mêmes, précise-t-il encore ; les actions ont à la recevoir de l’ordonnance publique15. »
Cette conviction lui commandait de ne pas rechercher les charges, car il connaissait trop la difficulté d’y respecter la double dissociation qu’il préconisait. Cependant il n’entendait pas les rejeter quand elles se présentaient. D’où les deux dilemmes qu’il a eu à résoudre : comment, s’il lui incombait une responsabilité publique, l’exercer en la manière « la plus privée » possible ? Et de quelle façon, une fois rendu à la vie privée, servir tout de même le public ?
Le premier cas s’est produit quand il a été élu maire de Bordeaux, sans l’avoir demandé. Montaigne pense avoir réussi à maintenir le cap qu’il s’était fixé pendant ses deux mandats, c’est-à-dire à préserver la liberté de son for intime. On connaît sa phrase souvent citée : « J’ay peu me mesler des charges publiques sans me départir de moy de la largeur d’une ongle, et me donner à autrui sans m’oster à moy16. »
L’avertissement adressé aux jurats en entrant en fonction annonçait la couleur : « À mon arrivée, écrit-il, je me deschiffray fidèlement et conscientieusement tout tel que je me sens estre : sans mémoire, sans vigilance, sans expérience, et sans vigueur ; sans haine aussi, sans ambition, sans avarice, et sans violence17 ». Peu importe si ces paroles ont vraiment été prononcées devant les jurats ; Montaigne fait ici entendre, outre le désir de ressembler aux « cannibales », ces hommes « sans lois », 23la volonté de de se délier de toute obligation envers ceux qui lui avaient procuré cette charge, à savoir Henri III et sans doute le marquis de Trans, appuyé par Catherine de Médicis. Par cette accumulation de prépositions privatives, il se dérobait par avance au devoir de compétence que ses bienfaiteurs pouvaient exiger de lui en guise de contre-don, et affirmait par ailleurs n’avoir aucune aspiration carriériste – ce qui ne signifie pas, évidemment, qu’il ait eu l’intention d’être un maire inactif.
La principale difficulté résidait dans ses relations avec le lieutenant général en Guyenne, le maréchal de Matignon. Celui-ci lui faisait clairement sentir sa position de supérieur, en mesure de lui accorder sa protection et de lui réclamer, parallèlement à l’exécution de sa tâche de maire, une allégeance de fidélité. Dans l’une des lettres adressée à Montaigne, il signe : « Votre entremetteur et très parfait ami » : la parfaite amitié dont il se targue est implicitement conditionnée par la déférence que manifestera Montaigne envers ses pouvoirs d’entremetteur, autrement dit d’intercesseur auprès du roi, capable de favoriser ceux qui lui sont dévoués18.
Les réponses de Montaigne éclairent la solution adoptée pour sauvegarder son autonomie sans refuser ce qu’il appelle « les offices apparents de la raison publique » : dans la mesure du possible, il a opposé une fermeté courtoise aux injonctions trop impérieuses du maréchal. Par exemple, le 12 juillet 1584, alors qu’il est à Montaigne, après avoir reçu un « commandement » de Matignon lui enjoignant de venir le rejoindre, il commence par écrire qu’il voit dans cet ordre le signe que son assistance n’est pas désagréable à son correspondant : « C’est, ajoute-t-il, le plus grand bien que j’attende de cette mienne charge publique ». Jean Balsamo a montré toute l’ambiguïté de cette phrase, dans laquelle Montaigne semble réduire les avantages de sa charge de maire à une satisfaction privée, due aux marques d’estime de son supérieur. Concession à vrai dire tout ironique : car bien loin de répondre immédiatement à l’appel du lieutenant général, comme il l’aurait fait, en bon fidèle, s’il s’était contenté de cultiver son amitié, Montaigne se borne à répondre qu’il espère arriver « au premier jour » ; puis il énumère toutes les informations qu’il a pu glaner chez les huguenots ses voisins, comme pour signifier à Matignon qu’il connait mieux que lui la conduite 24à tenir pour se rendre utile19. Dans une autre lettre, le 9 février 1585, consécutive à un « commandement » identique du maréchal, il « supplie très humblement » ce dernier de croire « qu’il n’est rien qu[’il] fasse plus volontiers » ; cependant il doit aller au château du Fleix pour y négocier avec des représentants du roi de Navarre ; et il ajoute : « J’espère vous aller baiser les mains un jour de la semaine prochaine ou vous avertir s’il y a [une] juste occurrence qui m’en empêche20. » Manière, une fois de plus, de résister aux appels trop pressants du lieutenant général et même d’annoncer que cette temporisation pourrait bien se prolonger, dans l’intérêt du service royal. La liberté de ton qu’il se permet se dévoile aussi dans la lettre du 26 janvier 1585, où il souhaite que son correspondant, qui lui avait demandé de l’accompagner à Bayonne pour y rencontrer Henri de Navarre, lui laisse en ce cas le temps de prendre les eaux en chemin21… Ce qui ne l’empêche pas de protester de son « affection » et de signer : « Votre très humble serviteur ». On voit bien là comment Montaigne s’y prenait pour « s’offrir maigrement et fièrement. »
Une autre façon de conserver sa liberté d’action dans sa charge publique était de s’autoriser des initiatives personnelles, sans l’aval de Matignon. Pendant son second mandat, l’occasion s’en est présentée plusieurs fois. Quand les soldats de Mas-de-Verdun (Mas-Grenier aujourd’hui), place de sûreté concédée aux protestants depuis l’édit de 1576, bloquèrent le commerce sur la Garonne parce qu’ils ne recevaient pas la solde promise par le gouvernement royal, Montaigne fut chargé, avec le syndic bordelais Gabriel de Lurbe, de porter les remontrances collectives du corps de ville à Henri de Navarre. En chemin, il passa par Bazas, l’une des villes que Matignon venait de faire occuper en représailles de la prise de Mont-de-Marsan par Navarre ; il y arriva juste à temps, le soir du jeudi 11 décembre 1583, pour convaincre le sénéchal du lieu de ne pas exécuter les ordres rigoureux du lieutenant général et d’agir au contraire avec prudence et modération ; le lendemain, le sénéchal dut se justifier auprès de Matignon en invoquant les « doutes » que Montaigne lui avait 25insufflés22. L’intervention ne manquait pas de courage. Montaigne a-t-il obéi à des instructions secrètes que lui aurait données le surintendant des finances Pomponne de Bellièvre, qu’Henri III avait envoyé pour réconcilier Marguerite de Navarre et son époux ? Rien n’est moins sûr ; Bellièvre se disait sans pouvoir dans l’affaire de Bazas et savait que Matignon n’était pas homme à souffrir une immixtion de sa part23. Le 18 janvier 1585 s’offrit encore l’occasion de prendre une initiative risquée : Montaigne confessa au maréchal avoir écrit au vicomte Henri de Turenne, qu’il avait reçu chez lui le 19 décembre précédent avec Henri de Navarre, pour le prier de favoriser la rencontre tant attendue entre le Béarnais et le lieutenant général ; il s’était permis de suggérer qu’elle pourrait se dérouler dans « les beaux jardins de Pau24 ». Parallèlement, il avait utilisé le crédit personnel dont il jouissait auprès de la comtesse de Guiche, la belle Corisande, pour lui conseiller d’œuvrer en ce sens.
La liberté de Montaigne s’exerçait également dans son interprétation toute personnelle des directives de Matignon. Celui-ci l’avait chargé de mettre à profit l’estime dont il jouissait chez ses voisins protestants de Sainte-Foy pour lui rapporter des informations utiles sur eux ; c’était l’inciter à jouer le rôle douteux d’agent double. Montaigne a évité ce piège, comme il l’indique dans le chapitre « De l’utile et de l’honneste », en choisissant de ne transmettre que « les choses ou indifférentes ou cogneuës, ou qui servent en commun » ; il orientait ainsi sa mission vers le maintien du dialogue entre les adversaires plutôt que vers le service de l’intérêt du camp catholique25.
Néanmoins, s’il était possible de s’acquitter d’une charge publique en la forme la plus privée possible, l’effort imposait des contorsions et des ruses dont s’offensait toute conscience scrupuleuse. L’état de simple 26particulier préservait mieux, aux yeux de Montaigne, la liberté intérieure, sans empêcher de servir. « J’ayme la vie privée, parce que c’est par mon chois que je l’ayme, non par disconvenance à la vie publique, qui est à l’avanture autant selon ma complexion. J’en sers plus gayement mon prince parce que c’est par libre eslection de mon jugement et de ma raison, sans obligation particulière, et que je n’y suis pas rejecté ny contrainct pour estre irrecevable à tout autre party et mal voulu26. »
Cette déclaration laisse entendre un regret de Montaigne, celui que sa « complexion » n’ait pas trouvé à s’épanouir dans la vie publique de son temps. On lit d’ailleurs un regret analogue dans son adieu réticent à l’ambition ; après avoir affirmé qu’il lui tourne le dos, il ajoute : « sinon comme les tireurs d’aviron qui s’avancent ainsin à reculons, tellement toutesfois que, de ne m’y estre poinct embarqué, j’en suis moings obligé à ma résolution qu’à ma bonne fortune : car il y a des voyes moings ennemies de mon goust et plus conformes à ma portée, par lesquelles si elle m’eût appelé autrefois au service public et à mon avancement vers le crédit du monde, je sçay que j’eusse passé par-dessus la raison de mes discours pour la suyvre27. » Ces voies « plus conformes à sa portée », auxquelles il déplore que sa fortune ne l’ait pas appelé, ce sont probablement celles qui l’auraient amené à être le conseiller privé du prince. Toutefois, quand il évoque ce désir frustré, (c’est-à-dire entre mars 1586 et mars 1587 selon la datation proposée par Pierre Villey), il était déjà trop tard28 ; si Henri III avait dû l’appeler, c’eût été peu après avoir reçu les Essais en juillet 1580. Que Montaigne qualifie cette déception de « bonne » fortune n’est peut-être pas tout à fait ironique : il devinait sans doute les écueils que la « liberté et privauté » qu’il souhaitait avoir avec le prince aurait eu à surmonter.
Malgré tout, il ne renonçait pas à servir en simple particulier. « Ma parolle et ma foy sont, assure-t-il, comme le demeurant, pièces de ce commun corps : leur meilleur effect, c’est le service public29. » Il brosse dans le chapitre i du livre III la conduite à suivre pour s’engager « modérément et sans fièvre ». Après avoir déclaré qu’il n’est ni beau ni honnête de se tenir chancelant et métis aux troubles de son pays et en 27une division publique, il affirme qu’il faut « prendre party par application de dessein30 ». Puis il envisage le cas d’un homme « qui n’a ny charge ny commandement exprès qui le presse », c’est-à-dire exactement la situation qui est la sienne au moment où il écrit. Que cet homme ne « s’embesogne point », autrement dit ne fasse pas suivre sa préférence pour un parti d’un engagement actif, il le trouve « excusable ». Et pourtant, ajoute-t-il aussitôt, « si ne practique pour moy cette excuse31 ».
Effectivement, il a donné de nombreux exemples de cet « embesognement » privé ou semi-privé au service du public. Le plus étonnant est sa tentative de conciliation entre Henri de Guise et Henri de Navarre pour les amener à faire la paix. La date de cette entreprise, dont il aurait fait la confidence à son ami Jacques-Auguste de Thou, est incertaine ; selon l’étude de David Maskell, elle pourrait se situer soit entre novembre 1577 et mai 1578, soit entre le 15 février et le 18 mai 158632. La seconde de ces hypothèses paraît la plus vraisemblable. Mais, que l’on retienne l’une ou l’autre, Montaigne n’avait alors aucune charge publique ; la place que Matignon, selon de Thou, lui aurait ménagée dans son Conseil après ses mandats de maire ne saurait en tenir lieu33. Aucun indice n’autorise à penser qu’il ait été mû dans son initiative par des directives du marquis de Trans ou du maréchal de Matignon ; la présomption d’une décision personnelle est plausible. Des recherches récentes sur la notion de protagonisme permettent de l’étayer : elles montrent comment une situation de crise peut pousser une personne privée, stimulée par la perception d’un bouleversement imminent, à essayer d’intervenir pour infléchir le cours des événements, ce qui la transforme en protagoniste actif d’une histoire en train de se faire, à la frontière des sphères du privé et du public34. Montaigne n’était assurément pas n’importe quel particulier ; sa notoriété, les responsabilités qu’il avait exercées, sa connaissance des 28deux chefs des partis ennemis, pouvaient lui faire croire à la réussite de son projet. Il n’empêche qu’il a agi, selon toute apparence, en homme libre, risquant une démarche hardie pour contribuer à la pacification.
Peu de temps après, il recevait chez lui, pour la seconde fois, Henri de Navarre et sa suite. Une nouvelle opportunité se présentait à lui. Il s’apprêtait à partir à Paris pour y faire éditer les Essais ; il allait certainement rencontrer Henri III. Il pouvait servir d’émissaire au Béarnais et plaider pour une réconciliation entre le roi et son héritier présomptif. Il avait déjà, au cours de ses mandats de maire, servi plusieurs fois de porte-parole à Navarre ; la comtesse de Guiche, aux pieds de laquelle le vainqueur de Coutras alla déposer les drapeaux pris à l’adversaire, encouragea probablement son amant à recourir encore à Montaigne. Le maréchal de Matignon dut aussi avoir une part à l’élaboration de cette mission ; il a sans doute ajouté aux objectifs confiés au futur messager le soin de rendre compte à Henri III des pourparlers qu’il avait engagés avec Henri de Navarre. Il serait cependant excessif de voir dans le rôle ainsi attribué à Montaigne une charge officielle ; il n’a sans doute été en l’occurrence qu’un des agents officieux que le roi de Navarre utilisait pour maintenir des contacts secrets avec Henri III. Agent malheureux d’ailleurs : la conjoncture politique et religieuse en 1588 n’était pas, c’est le moins qu’on puisse dire, propice à la réalisation des buts qu’on lui avait assignés.
L’avènement d’Henri IV ranima la volonté de Montaigne d’être utile. Dans la première des deux lettres au roi qui ont été conservées, datée du 18 janvier 1590, il exprime discrètement l’espoir que celui-ci se souviendra de ses « assurances et espérances35 ». Mais Henri IV, dans une missive perdue dont on devine la teneur à travers la réponse de Montaigne, crut pouvoir lui proposer une rémunération. La réaction de ce dernier fut hautaine : « Sire, lui écrit-il le 2 septembre 1590, Votre Majesté me fera, s’il lui plaît, cette grâce de croire que je ne plaindrai jamais ma bourse aux occasions auxquelles je ne voudrais épargner ma vie. Je n’ai jamais reçu [un] bien quelconque de la libéralité des Rois, non plus que [je l’ai] demandé ni mérité, et [je] n’ai reçu nul payement des pas que j’ai employés à leur service36. » On voit par cette phrase que 29Montaigne continue à assimiler un éventuel salaire à un bien venu de la libéralité du souverain, partant à un don qui entraînerait la sujétion du contre-don. Être payé, ce serait abandonner la liberté du service privé.
Lorsqu’il jette un regard rétrospectif sur ses tentatives de médiation, Montaigne doit convenir de ses échecs. Ses conseils n’ont pas été suivis ; il ne peut même pas, écrit-il, citer une « entreprise publique ni privée que [son] avis ait redressée et ramenée37 ». Avec beaucoup de lucidité, il reconnaît que son choix relevait d’une illusion : « De conclure par la suffisance d’une vie particulière quelque suffisance à l’usage public, c’est mal conclud : tel se conduict bien qui ne conduict pas bien les autres » ; après 1588, il ajoute « et fait des Essais qui ne saurait faire des effaicts38 ». Il admet ainsi un défaut de jugement ; il incrimine également ce qu’il appelle la « police corrompue » de son temps, qui rend impossible d’exercer une charge publique qui ne soit pas polluée par l’asservissement clientéliste et le zèle partisan. Sa conduite, finalement, est beaucoup moins le résultat d’une libre décision que la conséquence des contraintes de son temps.
Cependant, si le parti pris par Montaigne de servir le public en homme privé a débouché sur des impasses, il n’en ouvrait pas moins la perspective de voies nouvelles. En appelant à ne donner à l’autorité publique qu’une allégeance « simplement légitime et civile », il postulait l’existence d’un espace politique dégagé des dépendances privées à l’égard d’un patron comme des passions religieuses : un espace neutre, aconfessionnel, dans lequel les différences pourraient se rencontrer et dialoguer. Ce qu’il pressentait obscurément, c’était la notion d’État, qui commençait à peine à se préciser et que la crise des guerres de religion a incontestablement aidé à émerger. En outre, préconiser la scission entre la sphère étatique et la sphère intime du for privé était aussi une manière d’innover en annonçant l’avènement de l’individu, délié des liens qui l’attachaient mystiquement à la totalité du corps social. Le « commun corps » que souhaitait servir Montaigne avait perdu sa densité ontologique, libérant à la fois la puissance étatique et l’autonomie individuelle. La « société publique », telle qu’il l’envisageait, ne devait être régie ni par des dettes d’honneur envers des bienfaiteurs ni par le sentiment d’appartenance à un corps ; elle était fondée sur les devoirs 30civils librement rendus par chacun au détenteur de l’autorité. Elle permettait aussi, par ailleurs, l’émergence d’une autre sorte de « public », celui que souhaitait atteindre l’auteur des Essais par la publication de son œuvre39.
Pourtant subsistent chez Montaigne des traces d’archaïsme : le refus du salaire, qui sera pourtant l’un des instruments de la stabilisation de la fonction publique ; le rêve non abouti d’une relation personnelle avec le monarque, difficile à concilier avec la volonté de lui porter une allégeance purement civile ; enfin le recours à l’initiative privée sans autre régulation que la liberté individuelle, en quoi se révèle peut-être un vestige de l’éthos nobiliaire. Ses contradictions reflètent celles de son époque. Il n’en reste pas moins qu’il a pressenti l’évolution en cours et contribué à la favoriser. Les écrits de sa postérité libertine encourageront l’atomisation de la société et l’essor de l’individualisme ; de même, l’avènement de l’espace politique nouveau qu’il a concouru à dégager a permis aux monarques d’affirmer leur pouvoir absolu. Mais quand il est mort, le 13 septembre 1592, au cœur des troubles de la Ligue, cet avenir restait encore bien opaque tant à ses yeux qu’à ceux de ses contemporains.
Arlette Jouanna
Professeur émérite
Université Montpellier III
1 Roland Mousnier, La Vénalité des offices sous Henri IV et Louis XIII, Paris, PUF, 1971, p. 70-72, 85.
2 Correspondance des Saulx-Tavanes au xvie siècle, pub. par Léonce Pingaud, Paris, Champion, 1877, p. 4, cité par A. Jouanna, Le devoir de révolte. La noblesse française et la gestation de l’État moderne, Paris, Fayard, 1989, p. 67.
3 Sharon Kettering, Patrons, Brokers and Clients in Seventeenth-Century France, New-York, Oxford, Oxford Univ. Press, 1986 ; Patronage in Sixteenth and Seventeenth-Century France, Aldershot, Ashgate, 2002.
4 Les Essais, III, 9, p. 966 b et c (1011). Les références aux Essais renvoient à l’édition procurée par Pierre Villey et Verdun-Louis Saulnier, rééditée en un volume en 2004 avec une préface de Marcel Conche, Paris, PUF (coll. Quadrige). Pour la commodité du lecteur, les références à l’édition procurée par Jean Balsamo, Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin, Paris, Gallimard, 2007 (Bibliothèque de la Pléiade) sont données entre parenthèses après celles à l’édition Villey-Saulnier.
5 Arch. Municipales de Bordeaux, copie (ca 1770) des registres secrets du parlement de Bordeaux par François-Martial de Verthamon d’Ambloy, 48 vol., t. XV, Ms 772 (du 7 juillet 1563 au 9 juin 1564), p. 624-627.
6 Les Essais, I, 26 (25 dans l’édition de 1595), p. 148-149 a (153) : Montaigne évoque la part qu’il a eue au mariage de Diane et de Louis de Foix.
7 Il note dans son Beuther, à la date du 30 novembre 1577 : « Henri de Bourbon, roi de Navarre, sans mon su et moi absent, me fit dépêcher à Lectoure des lettres patentes de gentilhomme de sa chambre. »
8 Les Essais, I, 40 (39 dans l’éd. de 1595), p. 252-253 b (256-257).
9 Ibid., III, 1, p. 794 b (834).
10 Francis Goyet, « Montaigne et l’orgueil de l’“humaine prudence” », in Pierre Magnard et Thierry Gontier (dir.), Montaigne, Paris, Éd. du Cerf, 2010, p. 111-112.
11 Les Essais, III, 1, p. 795 b (835).
12 Ibid., III, 10, p. 1007 b et c (1052). Thierry Gontier a analysé la portée philosophique et politique de ce passage (« Prudence et sagesse chez Montaigne », Archives de Philosophie, 2012/1, t. 75, p. 113-130).
13 Les Essais, III, 10, p. 1008 c (1053).
14 Ibid., III, 1, p. 792 c (831).
15 Ibid., III, 1, p. 794 b (834).
16 Ibid., III, 10, p. 1007 b et c (1053).
17 Ibid., III, 10, p. 1005 b (1050).
18 A. Legros (éd.), Lettres de Montaigne, Bibliothèques virtuelles humanistes, www.bvh.univ-tours.fr ; annexe, lettre de Matignon à Montaigne, 13 juin 1585.
19 Ibid., lettre no 11, Montaigne à Matignon, 12 juillet 1584 ; Jean Balsamo, « Le plus grand bien que j’atande de cete mienne charge publique », B.S.A.M., no 48 (2008-2), p. 359-375.
20 A. Legros (éd.), Lettres de Montaigne, op. cit., lettre no 18, Montaigne à Matignon, 9 février 1585.
21 Ibid., lettre no 15, Montaigne à Matignon, 26 janvier 1585.
22 Lettre à Matignon du sénéchal de Bazas, Aymeri de Jaubert, sieur de Barrault, 12 décembre 1583, citée par Richard Cooper, « Montaigne dans l’entourage du maréchal de Matignon », Montaigne Studies, vol. XIII, (2001 1-2), La familia de Montaigne, p. 111.
23 Lettre de Bellièvre à Marguerite de Navarre, reçue par celle-ci le 29 novembre 1583, citée par Armand Garnier, « Un scandale princier au xvie siècle », Revue du seizième siècle, 1913, t. 1, p. 367-368.
24 A. Legros (éd.), Lettres de Michel de Montaigne, op. cit., lettre no 14, Montaigne à Matignon, 18 janvier 1585.
25 Les Essais, III, 1, p. 794 b (834) ; A. Jouanna, « Avoir des amis chez l’ennemi intérieur. Montaigne au risque de la trahison », in Montaigne. Penser en temps de guerres de religion, Actes du Colloque international organisé par Nicola Panichi, Thierry Gontier et Emiliano Ferrari, École Normale Supérieure de Lyon, 9-10 novembre 2017, à paraître.
26 Les Essais, III, 9, p. 988 b et c (1034).
27 Ibid., III, 1, p. 795 b (835).
28 Ibid., III, 13, p. 1077-1078 b et c (1125).
29 Ibid., III, 1, p. 796 b (837).
30 Les mots « par application de dessein » sont absents de l’édition de 1595.
31 Les Essais, III, 1, p. 793 b (832) et 796 b (837). Une citation de Tite-Live vient à l’appui du jugement négatif porté sur celui qui resterait « chancelant et métis ».
32 David Maskell, « Montaigne médiateur entre Navarre et Guise », B.H.R., t. XLI (1979), p. 541-553.
33 Ingrid A. R. De Smet, « Montaigne et Jacques-Auguste de Thou : une ancienne amitié mise à jour », Montaigne Studies., vol. XIII (2001 1-2), La familia de Montaigne, p. 223-240.
34 Jérémie Foa a montré comment la notion de protagonisme, élaborée par l’historien italien Haïm Burstin à propos des situations révolutionnaires, peut être appliquée aux guerres de Religion : « Les acteurs des guerres de Religion furent-ils des protagonistes ? », Politix, no 112 (2015/4), p. 111-130.
35 A. Legros (éd.), Lettres de Michel de Montaigne, op. cit., lettre no 30, Montaigne à Henri IV, 18 janvier 1590.
36 Ibid., lettre no 32, Montaigne à Henri IV, 2 septembre 1590.
37 Les Essais, III, 2, p. 844-815 c (855-856).
38 Ibid., III, 9, p. 992 b et c (1038).
39 Hélène Merlin, Public et littérature en France au xviie siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994, p. 89-101.
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- ISBN: 978-2-406-09766-2
- EAN: 9782406097662
- ISSN: 2261-897X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09766-2.p.0017
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 11-12-2019
- Periodicity: Biannual
- Language: French
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