Compte rendu
- Publication type: Journal article
- Journal: Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2019 – 1, n° 69. varia - Author: Couturas (Claire)
- Pages: 125 to 129
- Journal: Bulletin for the International Society of Friends of Montaigne
Arlette Jouanna, Montaigne, Paris, Gallimard, 2017.
La biographie proposée par Arlette Jouanna rejoint l’ensemble des ouvrages consacrés ces dernières années à la vie de Montaigne mais s’en démarque également par sa démarche. Spécialiste de l’histoire du xvie siècle, l’auteur intitule sobrement son ouvrage Montaigne, sans sous-titre, ne propose aucune orientation interprétative a priori et prend au sérieux l’avertissement de Montaigne : « Je reviendrais volontiers de l’autre monde pour démentir celui qui me formerait autre que je n’étais, fût-ce pour m’honorer. ». Face à son objet d’étude, Arlette Jouanna manifeste d’abord son « admiration » au sens de la langue du xvie siècle, étonnement face au geste de rupture « fondateur » accompli par cet homme de 38 ans : pourquoi prend-il la résolution de se retirer des charges publiques ? C’est le point de départ d’une enquête étayée par des données historiques, des sources précises, le texte des Essais et celui du Journal de voyage. Il s’agit de rendre compte d’un Montaigne « qui ne se laisse pas enfermer dans des définitions étroites » (Introduction, p. 16) : ni « épicurien nonchalant retiré dans son château pour se livrer aux délices des lettres », ni « “professionnel de la politique” au service de puissants patrons ou bien un ambitieux rêvant de faire arrière », ni « jouisseur impénitent surtout préoccupé de conquêtes féminines » (p. 15). Arlette Jouanna remarque simplement que « partir à la recherche de ce que fut cette vie peut aider à retrouver la saisissante actualité d’un regard si lointain. » (p. 16). Aucune grille de lecture n’est donc proposée pour aborder les Essais et chercher à comprendre la vie de l’homme dont la singularité réside aussi dans ses contradictions, jamais dissoutes ni orientées, dans une illusion rétrospective induite par les commentaires du biographe. C’est avec cette ambition qu’Arlette Jouanna rend compte de sa lecture, sensible à l’« accomplissement » d’un homme par lui-même (p 13)
Le livre est structuré en trois parties qui correspondent de manière classique aux moments charnières de la vie de Montaigne : « Une lente naissance à soi-même (1533-1571) », « Les explorations du gentilhomme périgourdin (1571-1581) », « Le service désenchanté du bien commun 126(1581-1592) ». Douze chapitres thématiques internes croisent des questions connues mais autrement éclairées ici. Parmi elles : « Le conditionnement familial et social », « Servitudes parlementaires et auliques », « L’expérience du dogmatisme et de la mort », « Du bon usage de la retraite », « Vivre au cœur des guerres de Religion », « À la découverte de l’étranger », « Maire de Bordeaux », « Ultimes efforts de conciliation », ou encore « Penser la liberté ». L’épilogue, intitulé « Lire Montaigne », met l’accent sur le caractère « fondamentalement dialogique » (p. 353) des Essais et rappelle comment l’auteur a invité les lecteurs à « éveiller leur réflexion, à être présents à eux-mêmes, à ouvrir les yeux sur les leurres qui projettent leur esprit au-dehors, le laissant vide et stérile » (p. 354). Cette connivence, Montaigne ne l’a pas toujours rencontrée de son vivant, et sa réception ultérieure ne l’a pas toujours reconnue, tant l’œuvre était, par sa nouveauté, susceptible de heurter sur tous les plans, autant sur celui des « valeurs nobiliaires » contemporaines que sur celui d’une vision du corps et de la sexualité frontalement abordée. Arlette Jouanna remarque que, depuis le xvie siècle, les lecteurs successifs de Montaigne ont toujours conformé les Essais à leur mesure, traçant autant de « pistes de lecture » utiles certes, mais « partielles et parfois partiales ». L’auteur préfère s’en tenir, quant à elle, à un Montaigne qui invite à « émanciper [son] jugement » dans la conquête d’« une liberté volontaire » (p. 358)
Quelques exemples parmi d’autres permettront d’éclairer la démarche d’Arlette Jouanna. Ainsi, les relations de Montaigne avec la Boétie et ses « ambitions politiques » dans le chapitre de la deuxième partie intitulé : « Le choix de la publication ». À partir de 1571, le projet de publier certaines des œuvres de La Boétie accompagnées de la rédaction de quatre lettres dédicaces adressées à des personnes d’influence, susceptibles de soutenir son dessein, manifeste la double ambition de Montaigne : servir la mémoire de son ami disparu et se faire reconnaître, dans l’intention probable de préparer la publication de son propre travail, ce dont témoigne l’épître à Michel de L’Hospital. La reconstitution des démarches de Montaigne, de ses réticences à publier le Discours de la servitude volontaire aux lendemains de la paix de Saint-Germain, le réexamen de l’attribution douteuse à La Boétie du « Mémoire touchant l’édit de janvier » à la lumière des données historiques et du contenu même de ce mémoire, permettent d’avancer des hypothèses sans conclure de manière définitive, avec les précautions historiques nécessaires face 127aux incertitudes qui demeurent. De la sorte, Arlette Jouanna écarte les interprétations récentes qui s’appuient sur les épîtres dédicatoires placées en tête du volume – en particulier la lettre destinée au chancelier – pour déceler dans cette démarche une ambition politique. Pour l’auteur, il est peu vraisemblable que Montaigne ait mis à profit cette publication en hommage à la Boétie afin de se faire valoir publiquement et de manifester des aspirations politiques et diplomatiques. Par un retour sur le contexte historique précis du moment et sur le texte même de l’épître, Arlette Jouanna rappelle que Michel de L’Hospital n’est plus en grâce en 1570. Lorsque Montaigne évoque les « qualités singulières » de son correspondant, ce sont celles du poète, auteur de Carmina, auxquelles il fait allusion et non à celles du chancelier (p. 187). De la sorte, si une intention préside à ces adresses à des personnages illustres du royaume, elle est plutôt à chercher derrière le nom des destinataires et Arlette Jouanna formule deux hypothèses. La première d’importance moindre : tous sont attachés à une résolution pacifique des conflits religieux, la seconde plus probable : Montaigne cherche sa place dans la « république des lettres » auprès d’hommes de culture. « Les préfaces recélaient bien l’expression d’une ambition, littéraire toutefois plutôt que politique : celle d’un aspirant à la reconnaissance des hommes de goût de son temps. » (p. 189). De même, dans le chapitre « servitudes parlementaires et auliques », Arlette Jouanna écarte l’hypothèse d’un Montaigne qui aurait aspiré à une ambassade romaine, hypothèse mise à mal par son attitude originale vis-à-vis de la notion de « service1 ». L’analyse d’un itinéraire « aussi sinueux et irrégulier » (p. 207) en Italie en septembre 1580 permet d’invalider autrement l’éventuelle promesse faite par Henri III d’une ambassade intérimaire : pourquoi alors ne pas avoir rejoint alors au plus vite Rome ? Est aussi interrogée l’image d’un Montaigne en « professionnel de la politique » : en reprenant l’expression de « capital relationnel » proposée par l’historienne Claire Lemercier, l’auteur examine de manière très précise les relations complexes de sujétion 128impliquées par les réseaux du monde nobiliaire à la Renaissance. C’est à cette lumière que la « dépendance » de Montaigne est observée. En maintenant un équilibre subtil, il a toujours réussi, remarque l’auteur, à se tenir à une certaine distance de la faveur des protecteurs dont il était l’obligé, au risque de subir des déconvenues, qu’il s’agisse de Gaston de Foix, du Maréchal de Matignon, ou des souverains successifs. Là encore, Arlette Jouanna choisit de ne pas prendre pour simple effet de rhétorique l’affirmation de Montaigne : « Je m’offre maigrement et fièrement à ceux à qui je suis » (cité p. 157).
Tout au long de l’ouvrage, Arlette Jouanna met ainsi en avant ce qui est sans doute pour Montaigne la première des valeurs : « penser la liberté », titre donné à l’avant-dernier chapitre. Liberté face aux grands dont il est l’obligé, dans ses relations aux autres en général et à sa famille jusque dans sa propre maison, sans lui faire délaisser pour autant un domaine géré très rigoureusement et un patrimoine qu’il s’emploie à asseoir et à agrandir (p. 122-132). Dans la dernière section, intitulée « vieillir en pays sauvage », est retracée l’image que Montaigne donne de lui-même à travers les Essais, en particulier dans le livre III, en homme désabusé mais toujours soucieux de conférer avec les hommes lettrés de son époque qu’il accueille chez lui ou avec certains représentants de la république des Lettres dont il a probablement cherché la reconnaissance, tel Juste Lipse avec lequel il échange une correspondance. Il reste jusqu’en 1592 attentif à préserver son autonomie intérieure dont son livre est le dépositaire « en mouvement ».
La biographie proposée par Arlette Jouanna est donc résolument historique, c’est-à-dire très précise sur le substrat historique, exactement documentée sur tous les points de la vie de Montaigne qui ont fait l’objet de débats critiques ces dernières années. L’auteur expose ses désaccords face à des interprétations récentes avec des argumentations historiques toujours convaincants et sans esprit de polémique, même si elle envoie au passage quelques piques savoureuses contre un « biographe trop imaginatif » (p. 144) qui fait de l’auteur des Essais un amant prodigieux. Elle vise ainsi à rendre compte d’un Montaigne dans son contexte, sans parti pris, et cherche l’homme et l’auteur à travers un travail précis sur le vocabulaire de l’époque. Sa démarche fait le pari de « reprendre à nouveau frais cette patiente traque, en quête d’un Montaigne qui 129rende justice à la fois à ses ambiguïtés et à sa vigoureuse originalité » (p. 16), sans chercher à en gommer les aspérités laissées éventuellement en l’état. Ce que le lecteur remarque et apprécie, c’est l’attitude toujours « enquêteuse, non résolutive » d’Arlette Jouanna, fidèle à son auteur qui privilégiait « une forme d’écrire douteuse en substance » et les termes de modalisation qui l’accompagnent. Elle avance toujours ses hypothèses avec une très grande prudence et à l’appui de sources vérifiées, utilisant souvent « ces mots, qui amollissent et modèrent la témérité de nos propositions » (III, 9), multipliant les « sans doute » « peut-être », « probablement », ou « on ne sait », « on ne connaît pas », « il est toutefois plausible que ». On la suit donc d’autant plus volontiers sur les voies « enquêteuses » qu’elle propose ici. Elle offre un outil de travail très fiable, informé par une lecture des Essais au plus près, très documenté, de lecture aisée, rectifiant tout du long des interprétations antérieures que les données de l’histoire déstabilisent, permettant ainsi à tout lecteur de mieux connaître l’homme et l’écrivain dans son siècle. Un détail pour finir : on remarquera en quatrième de couverture la fantaisie de l’éditeur qui a confondu, comme par un effet de contamination, la signature de Léonor de Montaigne avec celle de Montaigne lui-même.
Claire Couturas
Université de Rouen / CEREdI
Saint-Maur
1 Nous renvoyons à l’article d’Arlette Jouanna dans ce Bulletin, « Montaigne, entre service public et service privé », conférence donnée par Arlette Jouanna le 19 janvier 2019 devant la Société internationale des Amis de Montaigne, au lycée Montaigne à Paris. À partir de l’analyse historique de la notion de « service » au xvie siècle, l’auteur montre comment Montaigne contribue à infléchir le sens du terme, refusant autant que possible d’aliéner sa liberté au-delà de ce qui est dû à la contrainte civile officielle et s’octroyant « la possibilité de servir le public en homme “désobligé” ».
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-09766-2
- EAN: 9782406097662
- ISSN: 2261-897X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09766-2.p.0125
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 11-12-2019
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Montaigne, Essais, biography, Parliament, service, freedom, La Boétie, religious wars, doubt