Un cosmopolitisme électif Accomplir l’homme par l’éducation
- Publication type: Journal article
- Journal: Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2018 – 2, n° 68. varia - Author: Cappa (Carlo)
- Pages: 61 to 72
- Journal: Bulletin for the International Society of Friends of Montaigne
UN COSMOPOLITISME ÉLECTIF
Accomplir l’homme par l’éducation
Le miroir prismatique de l’éducation
À toute analyse, l’œuvre de Michel de Montaigne s’avère un territoire polycentrique, où les arguments se regroupent en poursuivant des trajectoires complexes et mobiles1, proposant ainsi une mappemonde variable qui confère au « suffisant lecteur2 » de lourdes responsabilités. Poursuivant nos recherches consacrées à la Renaissance française et italienne, l’article propose une interprétation intertextuelle de l’éducation en liaison avec d’autres thèmes capitaux de l’œuvre, en créant une conversation entre les chapitres des Essais où l’on peut écouter des résonances suggestives, qui confèrent à l’image de l’éducation des fonctions différentes, et la rendent une composante essentielle pour comprendre l’effort de l’auteur pour positionner sa réflexion – et son portrait en tant qu’intellectuel – dans un milieu culturel précis. Depuis longtemps3, les interprètes des Essais ont identifié l’éducation en tant qu’un des éléments indispensables pour comprendre l’approche de l’auteur à la culture de son époque ainsi que pour lire au mieux les nouveautés parsemées dans ses pages. La plupart des fois – et avec des résultats remarquables – la critique a dessiné le côté éducatif des Essais en l’interprétant en dialogue avec le milieu intellectuel établi par la diffusion de la pensée d’Érasme de Rotterdam4 62et de l’humeur caustique de Rabelais, pour ainsi parcourir des topoi très répandus à la fin du xvie siècle, tels que la stigmatisation du pédantisme, le refus des punitions corporelles, l’opportunité – sinon la nécessité – de commencer très tôt, avant les sept ans, l’instruction et la recherche d’une méthode où la douceur aurait pu être le dénominateur commun de tous les enseignements.
En lisant les passages de l’œuvre consacrés à l’éducation, on peut constater que plusieurs aspects confluent et font leur demeure dans ce domaine, parce que, si « Chaque homme porte la forme entière, de l’humaine condition » (III, 2, 1486), imaginer un chemin éducatif signifie donc choisir un point d’observation privilégié. Ici la complexité de l’être humain décèle une pluralité qui, difficile à maîtriser, ne peut pas être résumée dans un seul registre : l’homme et le citoyen, la vie privée et publique, être à soi-même et appartenir à une institution, chaque binôme semble vibrer d’une tension nouvelle et déployer ses voiles qui font prendre à l’Auteur – et au lecteur – des routes inédites. « Réciter » l’homme et être « le Roi de la matière » (III, 8, 1753) qui compose l’œuvre sont des mouvements conceptuels qui créent un aller-retour entre les pages et la vie, un trajet où l’existence individuelle donne les matériaux pour la pensée et où le jugement s’exerce sur la multiplicité pour l’inscrire dans une forme toujours nouvelle. L’éducation radicalise ce mouvement, parce que l’écriture est forcée à se projeter vers la vie pour saisir les enjeux d’un dessein hasardé et aléatoire, mais capable de faire face à l’incertitude que Montaigne révèle au cœur de l’expérience toute humaine du monde. Pendant l’automne désenchanté de la Renaissance, le rêve humaniste d’une éducation capable d’harmoniser la vie privée avec l’engagement civil est irréparablement brisé. Les Essais ne tentent pas de reconstruire l’unité perdue : la contemplation d’une varietas mundi perturbante, mais qui ne perd rien de son pouvoir de fascination, fait naître dans l’esprit de Montaigne la fresque vertigineuse d’une éducation risquée, une stratégie de vie où manière et profondeur sont entremêlées indissolublement. En même temps, le caractère inédit de cette éducation pose à l’auteur la question concernant le langage : comment pourra-t-on dire un processus qui ne veut pas établir des 63catégories nouvelles pour simplifier la partition polyphonique du réel et de l’être humain ? L’écriture des Essais établit un mélange nouveau entre philosophie littéraire et littérature philosophique, mais en rapportant cette union au champ de bataille de la vie : une réflexion qui naît dans les vagues de l’existence et les flots de l’âme et qui s’en éloigne pour y retourner. Montaigne laisse courir sa plume pour peindre le passage et son éducation, comme sa pratique de lecture, ne pourra être que « à pièces décousues » (III, 3, 1531), mais cette abnégation de tout ordre fictif lui permet d’offrir un nouveau regard qui peut s’acquitter de la beauté fuyante du monde, capable, avec une tactique dont les nuances varient suivant les expériences, de « juger le lustre de l’écarlate » (II, 10, 726).
Le métier de « vivre à propos »
Le passage célèbre où le lecteur tombe sur le syntagme « vivre à propos5 » révèle, tout au long du chapitre conclusif de l’œuvre, l’attention aiguë que l’auteur porte sur une approche éducative qui s’insinue dans toutes les pages : « Notre grand et glorieux chef d’œuvre, c’est vivre à propos » (III, 8, 2068). Montaigne a modifié ce passage, parce qu’on sait que la première formulation était plus simple, en laissant indéterminé l’objectif de notre apprentissage, « c’est vivre », sans aucune spécification supplémentaire ; l’ajout « à propos » souligne une référence capitale pour la réalisation de l’individu : les caractéristiques au-dedans et les conditions à l’extérieur doivent être arbitrées soigneusement. L’« arrière-boutique », bien qu’espace d’une solitude qu’il faut préserver pour la liberté de son propre jugement, est ainsi un lieu poreux où il est possible de prendre des demi-temps d’arrêt successifs, en l’éloignant de l’imperméabilité du cloître ou de l’image d’un studiolo-refuge pour un intellectuel qui refuse le monde. Montaigne utilise avec insistance des affirmations qui désignent le processus de formation éthique et esthétique de l’homme, en suggérant toujours de claires implications éducatives ; parmi les 64formulations de ce thème récurrent, il y a aussi la dialectique proposée entre l’effort de son père, qui « aimait à bâtir Montaigne, où il était né » (III, 9, 1764), et sa propre activité, qui refuse la démarche habituelle : « Nous empêchons nos pensées du général et des causes et conduites universelles qui se conduisent très bien sans nous, et laissons en arrière notre fait et Michel qui nous touche encore de plus près que l’homme » (III, 9, 1766). L’opposition entre le nom de famille et le prénom franchit le chemin à l’écho du passage avec des notes bibliques de Rabelais : « Je ne bâtis que de pierres vives, ce sont hommes », de Gargantua et Pantagruel (III, 4).
Le métier de mouler sa vie est une entreprise au cœur des Essais, qui concerne l’auteur dans le rapport entre vie et œuvre6, bien sûr, mais qui constitue une invitation véhémente au lecteur, en produisant un nœud conceptuel très important, où auto-éducation et éducation sont liées étroitement. Dans I, 25 et I, 26, on peut voir aisément ces aspects en dialogue : les invectives contre le pédantisme du premier, dans ce cadre, sont des réflexions à l’égard de la manière d’entrer en un rapport vivifiant avec l’héritage culturel du passé et du présent. Une enquête serrée qu’il poursuit dans les premières pages du chapitre suivant, en mettant en cause l’écriture même des Essais, pour créer des renvois minutieusement échafaudés. Le passage qui conclut le réquisitoire contre le pédantisme et ouvre la partie éducative, est joué habilement : « Je ne vise ici qu’à découvrir moi-même, qui serai par aventure autre demain, si nouveau apprentissage me change. Je n’ai point l’autorité d’être cru, ni ne le désire, me sentant trop mal instruit pour instruire autrui » (I, 26, 264). On peut lire la référence au but de l’œuvre, mais avec le soulignage de l’apprentissage comme outil du changement et le refus d’une autorité apportée par l’acquisition du titre de magister.
C’est toujours la manière de se gouverner qui occupe la scène : le style d’utilisation des sources pour dire soi-même, en liaison avec l’humanisme précédent mais déjà nuancé avec l’ironie du xvie siècle, se mélange avec la proposition d’une nouvelle façon pour conduire l’éducation. La formule pour décrire le conducteur du jeune homme, « qui eût plutôt la tête bien faite que bien pleine, et qu’on y requît tous les deux, mais plus les mœurs et l’entendement que la science » (I, 26, 268), est une véritable antichambre pour entrer dans le bâtiment éducatif, dont 65l’aspect est très loin de celui d’une université et très proche des éclats de la cour. La critique a déjà éclairci que beaucoup d’interprétations ont donné une lecture imprécise de ce passage, en oubliant qu’il peint le conducteur et pas l’enfant ou le but de l’éducation7 ; je souhaite, donc, porter l’attention sur l’affirmation qui suit, souvent passée sous silence. Après un point qui donne de l’importance à la phrase suivante, Montaigne affirme : « Et qu’il se conduisît en sa charge d’une nouvelle manière » ; en effet, les indications données par l’auteur ne sont pas des nouveautés si on les place dans le milieu de la réflexion éducative de la Renaissance, déjà héritière d’une riche élaboration pendant le xve siècle. En faisant référence à l’accusation de Durkheim8, il est possible d’affirmer que le côté le plus important des pages consacrées à l’institution des enfants n’est pas celui de la pédagogie, en tant qu’outils et disciplines, pour le processus d’apprentissage ; il est nécessaire, pour comprendre ces aspects des Essais, s’adresser au côté éducatif lato sensu.
La manière avec laquelle le conducteur devra proposer les disciplines à son élève a deux conséquences très significatives : les disciplines ne sont pas importantes en tant que telles, mais pour l’usage que l’élève pourra en faire pendant sa vie et pour sa vie9 ; la représentation du but de l’apprentissage de l’élève est en portrait en pied10 et parlant de l’honnête homme que Montaigne réalise pour mouler son image. Pour mieux comprendre ces conséquences, on peut faire référence au parcours éducatif tracé par les Essais : avec un goût typiquement humaniste, les premières attentions du conducteur seront destinées à comprendre 66l’unicité de l’élève, pour régler la démarche de l’enseignement avec les possibilités naturelles du jeune, en reproduisant des recommandations répandues dans les œuvres d’Érasme, de Budé et de Vives. L’air qui accompagne l’entrée des disciplines est celui du doute : « Che non men che saver dubbiar m’aggrada », un air qui répond à la lutte contre le pédantisme, bien évidemment, mais qui est joué en utilisant les touches d’un clavier réalisé par l’affaiblissement de la confiance envers la tradition. Le livre de l’écolier de Montaigne sera « Ce grand monde » (I, 26, 284), mais pour en faire l’apprentissage il faudra prendre soin de traverser la culture classique et contemporaine ; le soin requis n’est pas celui de l’érudit, parce que l’élève ne sera pas un professeur de l’université mais un gentilhomme, donc la bonne leçon donnée par Castiglione à l’égard de l’emblème du courtisan, la sprezzatura, sera toujours une constante. Le voyage11, les commerces avec les autres contemporains et, grâce à l’histoire, avec les anciens, la conversation et ses manières12, la concorde délicate entre corps et esprit13, seront tous des outils pour nourrir une identité en mouvement et toujours prête à échapper aux pièges artificieux de la rigidité et du classement imposés à la complexité du réel. Les pages de I, 26, en outre, présentent une parmi les plus belles apologies de la philosophie écrites pendant la Renaissance : en utilisant les Lettres à Lucilius de Sénèque, surtout la lettre 88, Montaigne propose la philosophie comme l’art libéral par excellence, qui sert à « l’instruction de notre vie et à son usage […] qui y sert directement et professoiremment » (I, 26, 284). Dans le choix de ce dernier adverbe, on peut entendre l’expression latine ex professo, qui donne à l’affirmation une intensité particulière, pour conférer à la philosophie la possibilité d’être le miroir où le jeune devra regarder pour faire passer « par l’étamine » 67toute autre connaissance, du monde, des hommes et, spécialement, de soi-même. Cette discipline sera l’institutrice du corps et du jugement14 de l’élève, auquel Montaigne, bien avant Kant et avec une acception très différente, adresse l’exhortation horatienne « Sapere aude » (I, 26, 286), qui doit être encadrée toutefois dans un projet avec un but spécifique « Son exercitation suive l’usage » (I, 26, 302).
En gardant une attitude classique, l’éducation des Essais s’inscrit dans l’approche libérale qui a une longue tradition, un véritable fil rouge sous-tendu par le chapitre viii de la Politique d’Aristote et tressé dans des points de condensation de notre héritage : la cultura animi et l’oraison Pro Archia de Cicéron, le Banquet de Dante, les réflexions de Pétrarque et le renouvellement des studia humaniora pendant l’humanisme italien : mettre « en fantaisie une honnête curiosité de s’enquérir de toutes choses » (I, 26, 280) avec le but d’éduquer plutôt un « habile homme qu’un homme savant » (I, 26, 268), ne vise pas à un éloignement de la vie publique, mais aboutit à un soigné détachement15 individuel pendant la vie publique16, une qualité indispensable pour acquérir les manières de la Respublica litteraria17, une authentique communauté cosmopolite liée par la sodalitas qui a agi politiquement sur la scène européenne.
L’éducation, synecdoque du livre
Si on feuillette le « livre consubstantiel à son auteur » (II, 28, 1232), il est possible de retrouver, développés dans des chapitres fondamentaux des Essais, les thèmes éducatifs traversés par Montaigne pour peindre, en utilisant la sentence de Rabelais pour décrire Gargantua, « un Docteur en gaye science ». L’aspect le plus intéressant est de constater la correspondance entre les aspects de l’éducation de I, 26 et leurs reprises : les voyages conseillés « pour frotter et limer notre cervelle 68contre celle d’autrui » (I, 26, 274) obéissent à la théorie du vagabondage illustrée dans « De la Vanité » (III, 918) ; les rapports avec les autres seront détaillés dans « De trois commerces » (III, 3) ; les règles que l’élève doit respecter pour une conversation fructueuse sont seulement un petit morceau du grand traité « De l’art de converser » (III, 8). Parmi ces correspondances, les plus frappantes sont instituées avec le chapitre « De l’expérience » (III, 13), parce qu’elles sont étroitement liées et peuvent enrichir l’interprétation ; le premier thème est celui de la complexité de l’homme entre corps et esprit : ce rapport, qui anime l’éducation proposée dans I, 26, devient le cœur de l’apologie d’une humaine condition imparfaite mais qu’il faut accepter pour jouir de notre existence. La nécessité de ne pas couper l’unité plurielle de notre être au cours de l’éducation se transforme dans la condamnation des ceux qui voudraient « se mettre hors d’eux, et échapper à l’homme : C’est folie : Au lieu de se transformer en anges, ils se transforment en bêtes : au lieu de se hausser, ils s’abattent » (III, 13, 2082). Le deuxième thème est parmi les plus hasardeux de l’éducation de Montaigne et arrive juste après la recommandation au conducteur pour lui rappeler l’obligation de suivre l’usage19 : les excès auxquels l’élève doit s’habituer pour la vie de la cour, sans toutefois cesser de les juger en tant que tels, dans le chapitre conclusif de l’œuvre se modifient en conseils donnés pour interrompre un régime de vie trop régulier20. Le troisième thème, encore une fois typiquement éducatif, concerne la tentative de l’auteur de placer sa réflexion dans un contexte différent de celui de la culture universitaire, une culture très proche d’être identifiée complètement avec le pédantisme. Les références, presque toujours négatives, aux grandes Facultés (Médecine, Droit, Théologie) sont parsemées dans plusieurs chapitres des Essais, mais, en lisant I, 25 et I, 26 on est frappé par leur collocation stratégique ; après un passage où les Facultés sont utilisées pour critiquer la faiblesse des Lettres, désormais étudiées seulement 69pour s’enrichir21, dans « De l’institution des enfants », Montaigne met en œuvre à l’égard de ce thème exactement la même approche utilisée pour le rapport avec la tradition. L’auteur ouvre le chapitre avec une référence à lui-même, pour dénoncer son insuffisance à instruire son lecteur sur les questions de l’éducation22 : la limitation de ses compétences se révélera, dans quelques pages, une intention précise de donner des coups de pinceau à son portrait d’intellectuel, parce que la négligence d’un savoir universitaire est, en même temps, une appartenance à un milieu différent. Cette approche des disciplines est une clef pour imaginer un emploi enviable du savoir, une approche confirmée pendant la présentation à Madame Diane de Foix – et aux lecteurs – de la science par l’éducation : « Elle est bien plus fière, de prêter ses moyens à conduire une guerre : à commander un peuple : à pratiquer l’amitié d’un prince, ou d’une nation étrangère, qu’à dresser un argument dialectique : ou à plaider un appel : ou ordonner une masse de pilules » (I, 26, 266). La grammaire des pédants, le droit des avocats et les diagnostics des médecins sont réunis dans un usage destiné à obtenir des buts extérieurs, qui ne peuvent pas améliorer l’individu. À ces limites éducatives des savoirs codifiés par les universités, Montaigne ajoute, dans III, 13, une attaque épistémologique destinée à en dénoncer l’insuffisance à comprendre la pluralité de l’humaine condition. L’architecture complexe de III, 13 est jouée avec l’intention de déconstruire, grâce à l’acceptation du doute, l’approche enracinée dans des catégories rigides pour penser la varietas mundi, en traversant le droit, la médecine et la réflexion philosophique.
Les développements orchestraux, réalisés surtout dans le Troisième livre des Essais, des thèmes éducatifs de I, 26, posent des questions très intéressantes sur l’interprétation de ce chapitre. Tout d’abord et sans aucune diminution de la richesse d’autres chemins possibles dans l’œuvre, « De l’institution des enfants » peut être pensé en tant que vraie mise en abyme du livre : des thèmes parmi les plus importants pour Montaigne y sont présentés in nuce pour réaliser un triptyque 70complexe. En peignant le portrait de l’écolier, l’auteur peint son portrait d’humaniste, et ce portrait embrasse celui des humanités mêmes. Les correspondances entre chapitres écrits dans des moments différents de la vie de l’auteur confirment une image très structurée, bien qu’en mouvement, des concepts éducatifs. En outre, un processus d’institution qui vise à bâtir un honnête homme et son jugement interroge ab imis fundamentis le savoir et son rôle pour la vie de l’élève, bien sûr, mais aussi pour l’identité de l’auteur, en posant à nouveau la question du rapport entre la vie et l’œuvre. L’image d’un savoir éloigné des universités et du pédantisme, il faut le souligner, ne vise pas à produire un intellectuel qui refuse son engagement dans la vie publique ; bien différemment, cette opération se présente comme un élément de référence à d’autres milieux de l’époque et, en particulier, à celui des académies23.
Dans les pages de I, 26, Montaigne montre une conscience aiguë d’un discours éducatif capable d’educere, de movere et de delectare : la modulation de tons différents conduit le lecteur parmi les mouvements d’une pensée qui réussit à toucher la critique âpre et le lyrisme apologétique, le conseil prudent24 et l’incitation véhémente, mais le côté littéraire ne résout pas la complexité de cette partie de l’œuvre. Le savoir et ses manières inscrivent l’élève – et l’auteur en tant qu’intellectuel – dans le milieu des savants cosmopolites des académies, où l’honnête curiosité est la devise contre le pédantisme et le signum évident d’un certain rapport désenchanté avec la tradition et la culture : signum parce qu’il est trace et indice d’une manière, mais il est aussi un drapeau sous lequel l’auteur défend une image de l’homme et de soi-même.
L’œuvre reproduit dans la page la conversation savante et la dispute courtoise des académies : elle est une déclaration d’appartenance mimétique. Repoussé le modèle de l’université, l’écriture de Montaigne semble être sous les auspices répandus dans notre continent, et surtout en Italie, pour des académies où aristocrates et savants, hommes et femmes partagent une culture qui, visant à un rapport différent avec 71le pouvoir, seront très importantes pour les siècles suivants. Dans une oraison prononcée par Tasso en 1567 à l’occasion de l’inauguration de l’Académie ferraraise25, on peut reconnaître la même idée de savoir et une même accusation contre le pédant, qui sera décrit comme : « quasi fera solitaria viva solamente a se stesso, ed ai suoi pensieri26 ». On dessine ici l’idéal d’homme discret et cultivé, éloigné de l’université et prêt à agir, à saisir les occasions en acceptant la fatalité de la fortune et des incertitudes : « there’s a special providence in the fall of a sparrow. If it be now, ‘tis not to come ; if it be not to come, it will be now ; if it be not now, yet it will come : the readiness is all », avec les mots d’Hamlet pendant la deuxième scène du cinquième acte. Le mélange de prudence et Readiness est l’équilibre difficile d’une architecture éducative qui fera des Essais le livre de chevet d’une partie de l’Europe savante et la personnification en papier et encre d’une sensibilité qui enflammera la pensée de nombreux intellectuels, de Baltasar Gracián27 à Lord Chesterfield, de La Bruyère à La Rochefoucauld.
En même temps, le désir de s’inscrire dans ce milieu, l’efficacité politique de l’écriture, ne peuvent pas réduire l’éducation des Essais à une opération purement déclarative au niveau social28 : la complexité d’une institution qui s’imagine sous l’égide du doute et qui bâtit un homme avec un jugement capable de ne pas se révéler dans les actes de 72la vie, préfigure une tension tragique entre les nécessités de son époque, la conscience de l’humaine condition et le savoir. L’éducation de l’élève, mais aussi du livre-élève qui reçoit l’enseignement d’un gouverneur qui sera moulé par la réussite de ses activités, devient un parcours d’acceptation d’un savoir tout humain qui, sans rien perdre de sa vertu sociale, trace un étroit endroit de liberté, un refus de se dire seulement avec le vocabulaire de la vie publique et la vanité de s’accepter en tant qu’homme accompli grâce à son manque constitutif.
Carlo Cappa
Università di Roma « Tor Vergata »
1 Pour des pistes de recherche récentes, à voir Nicola Panichi, Ecce homo. Studi su Montaigne, Pise, Edizioni della Normale, 2017.
2 Michel de Montaigne, Saggi, a cura di Fausta Garavini e André Tournon, Milan, Bompiani « Classici della letteratura europea », I, xxiv, 2012, p. 226. Toute référence aux Essais sera extraite de cette édition et notée entre parenthèses dans le texte de l’article.
3 Cf. Gabriel Compayré, Montaigne et l’Éducation du Jugement, Paris, P. Delaplane, 1905.
4 Dans ce cadre, les œuvres les plus significatives sont : De pueris statim ac liberaliter instituendis (1530), surtout pour l’âge auquel commencer l’éducation, et l’Institutio principis christiani (1516) pour la liaison entre éducation humaniste et responsabilité politique à l’égard de son pays. Il faut aussi mentionner l’apport d’Érasme, qui dans cette vaste entreprise est de mèche avec Rabelais, contre le pédantisme.
5 En interprétant les chapitre III, v et III, xiii, Michel Onfray et Pascal Hervieu offrent une lecture partielle de Montaigne, qui souligne seulement quelques-uns des aspects de la pensée de l’auteur. À voir Montaigne. Vivre à propos, Paris, Flammarion, 2009.
6 À voir Philippe Desan, Montaigne. Une biographie politique, Paris, Odile Jacob, 2014.
7 À voir l’article récent de Philippe Desan, « De l’usage anecdotique de Montaigne dans les sciences sociales : Durkheim, Geertz, Boudon, Sennet », in Philippe Desan (sous la direction de), Les usages philosophiques de Montaigne, Paris, Hermann, 2018, p. 439-462 (en particulier, le paragraphe I, Émile Durkheim et la critique des « têtes bien faites », p. 441-446) et le chapitre « Alcibiade nel giardino. Un’educazione per la vita » de mon livre L’educazione nella torre. La formazione dell’individuo nel Rinascimento e gli Essais di Montaigne, Milano, FrancoAngeli, 2011, p. 227-272.
8 Émile Durkheim : « En somme, Montaigne n’est pas loin d’aboutir à une sorte de nihilisme pédagogique plus ou moins consistant », L’évolution pédagogique de la France [1904-1905], Paris, p.u.f., 1938, p. 44.
9 « Qu’il ne lui demande pas seulement compte des mots de sa leçon, mais du sens et de la substance, et qu’il juge du profit qu’il aura fait, non par le témoignage de sa mémoire, mais de sa vie » (I, 26, 270).
10 Pour le rapport de Montaigne avec les arts, à voir le numéro du Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne, no 59, 1 – 2014 et Géralde Nakam, Montaigne. La manière et la matière, Paris, Kilckseick, 1991.
11 À voir Concetta Cavallini, « Cette belle besogne » : Étude sur le Journal de Voyage de Montaigne, Fasano-Paris, Schena-Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2005.
12 À voir Concetta Cavallini, « Montaigne et la conversation. Pour une philosophie de la sociabilité renaissante », in Nicola Panichi, (a cura di), L’antidoto di Mercurio. La « civil conversazione » tra Rinascimento ed età moderna, Florence, Leo S. Olschki, 2013, p. 191-205 ; Nicola Panichi, La virtù eloquente. La « civil conversazione » nel Rinascimento, Urbin, Montefeltro, 1995.
13 « Ce n’est pas une âme, ce n’est pas un corps qu’on dresse, c’est un homme, il n’en faut pas faire à deux » (I, 26, 298). L’héritage d’Érasme, et surtout de l’Enchiridion qui a eu une fortune énorme en France et en Europe, est bien évident. Pour la complexité de l’être humain toujours suspendu entre corps et âme, à voir en particulier les parties consacrées à « l’homme intérieur et de l’homme extérieur ».
14 À voir Marc Foglia, Montaigne, pédagogue du jugement, Paris, Classiques Garnier, 2011.
15 À voir Daniel Ménager, La Renaissance et le détachement, Paris, Classiques Garnier, 2011.
16 « Si son gouverneur tient de mon humeur, il lui formera la volonté à être très loyal serviteur de son prince et très affectionné et très courageux, mais il lui refroidira l’envie de s’y attacher autrement que par un devoir public » (I, 26, 278).
17 À voir Marc Fumaroli, La République des Lettres, Paris, Gallimard, 2015.
18 « Je ne suis guère féru de la douceur d’un air naturel. Les connaissances toutes neuves, et toutes miennes, me semblent bien valoir ces autres communes et fortuites connaissances du voisinage » (III, 9, 1806).
19 « Qu’il puisse faire toutes choses, et n’aime à faire que les bonnes » (I, 26, 302).
20 « Un jeune homme doit troubler ses règles, pour éveiller sa vigueur : la garder de moisir et s’apoltronir : Et n’est train de vie si sot et si débile que celui qui se conduit par ordonnance et discipline […] Il se rejettera souvent aux excès mêmes, s’il m’en croit. Autrement, la moindre débauche le ruine » (III, 9, 2018).
21 « Et si cette fin de s’en enrichir, qui seule nous est aujourd’hui proposée, par le moyen de la Jurisprudence, de la Médecine, du pédantisme, et de la Théologie encore, ne les tenait en crédit, vous les verriez sans doute aussi marmiteuses qu’elles furent onques » (I, 25, 252).
22 « Car en somme, je sais qu’il y a une Médecine, une Jurisprudence, quatre parties en la Mathématique, et grossièrement ce à quoi elles visent : Et à l’aventure encore sais-je la prétention des sciences en général au service de notre vie » (I, 26, 260).
23 À voir : Marco Sgarbi, « What Was a Renaissance Academy ? An Aristotelian Perspective », in Archivum Mentis, a. VI, 2017, p. 263-290 ; Amedeo Quondam, « La scienza e l’Accademia », in Laetitia Boehm, Enzo Raimondi (a cura di), Università, Accademie e Società scientifiche in Italia e in Germania dal Cinquecento al Settecento, Bologne, il Mulino, 1980, p. 21-67.
24 À voir Évelyne Berriot-Salvadore, Catherine Pascal, François Roudaut, Trung Tan (sous la direction de), La Vertu de prudence entre Moyen Âge et âge classique, Paris, Classiques Garnier, 2012.
25 À voir « “Esercitazione degl’ingegni e degli animi nostri” : l’Accademia come ideale educativo nell’Orazione di Tasso », in I problemi della pedagogia, vol. 2, 2015, p. 213-245.
26 Torquato Tasso, « Orazione fatta nell’aprirsi dell’Accademia ferrarese », in Delle Opere di Torquato Tasso con le controversie sopra la Gerusalemme Liberata e con le Annotazioni intere di varj Autori, notabilmente in questa impressione accresciute, vol. VIII, Venezia, appresso Stefano Monti e N. N. Compagno, 1738, p. 273.
27 L’influence de Montaigne est perceptible aussi dans la traduction de Baltasar Gracián réalisée par Amelot de La Houssaie. Au début de I, xxvi, pour décrire son approche à l’égard des sciences dans un sens négatif, l’auteur affirme : « mais d’y enfoncer plus avant […] ou opiniâtré après quelque science, je ne l’ai jamais fait », p. 260. Pour indiquer les individus avec lesquels il ne faut pas discuter, dans la maxime CLXXXIII, « Ne se point entrer », de L’Homme de cour, on peut lire : « Tous les sots sont opiniâtres, et tous les opiniâtres sont des sots. Plus leurs sentiments sont erronés, mois ils en démordent », éd. De Sylvia Roubaud, Paris, Gallimard, 2010, p. 489.
28 Pour comprendre deux interprétations différentes du rapport entre vie et œuvre, à voir Philippe Desan, « La vie publique des écrivains. L’exemple de Montaigne » et Jean Balsamo, « La biographie de Montaigne : pour comprendre les Essais. À propos du Montaigne de Philippe Desan », tous les deux in Philippe Desan, Daniel Desormeaux (sous la direction de), Les Biographies littéraires. Théories, pratiques et perspectives nouvelles, Paris, Classiques Garnier, 2018, p. 67-82 et p. 83-93.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-09085-4
- EAN: 9782406090854
- ISSN: 2261-897X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09085-4.p.0061
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 03-09-2019
- Periodicity: Biannual
- Language: French