En passant par Bâle
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2018 – 2, n° 68. varia - Auteur : Sgattoni (Marco)
- Pages : 141 à 152
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
En passant par BÂle
Dans les manuels de littérature, Montaigne a trop souvent été représenté comme reclus dans sa tour d’ivoire, victime du scepticisme qui l’a condamné au solipsisme. Cette image caricaturale ainsi que les ombres projetées par des géants comme Descartes et Pascal ont empêché ou, du moins, compromis le jugement philosophique porté sur son œuvre. Même si l’on veut partir de sa « retraite », en considérant les mots qu’il consacre à l’« oisiveté1 » (I, 8), sa forteresse cesse immédiatement d’apparaître comme un lieu protégé et inanimé : entouré de « mille volumes de livres » (III, 12, 1056 B2), l’esprit inquiet de Montaigne prend forme dans l’écriture, dans les Essais, qui voient le jour en 1580, à l’aube de son célèbre voyage. Il interrompt cette vie retirée, inspirée par une sorte de résignation cicéronienne à l’« otium cum dignitate3 », pour se rendre à Rome, qu’il atteint le 30 novembre, puis, il reprend la route le 15 octobre de l’année suivante, après de nombreuses étapes intermédiaires. Montaigne laisse dans son œuvre diverses traces de son goût pour le voyage : « Je me destourne volontiers du gouvernement de ma maison », mais ces mots ne sont pas ceux avec lesquels il annonce son prochain départ ; ils appartiennent au troisième livre, qui n’est publié qu’en 1588, laissant transparaître, plus qu’un désir, le plaisir de l’avoir exaucé : « Cette humeur avide des choses nouvelles et inconnues ayde bien à nourrir en moy le desir de voyager, mais assez d’autres circonstances y conferent » (III, 9, 948 B). Quelles autres circonstances poussent le gentilhomme de Bordeaux à abandonner son château ? Outre 142les « espines domestiques » (Ibidem, 950) – la gestion de sa propriété, les « devoirs de l’amitié maritale » (III, 9, 975) –, le voyage lui permet de s’éloigner du spectacle dramatique de la corruption et de la ruine de la France, bouleversée par les guerres civiles4 :
L’autre cause qui me convie à ces promenades, c’est la disconvenance aux meurs presentes de nostre estat. Je me consolerois ayséement de cette corruption pour le regard de l’interest public, […] mais pour le mien, non. J’en suis en particulier trop pressé. Car en mon voisinage, nous sommes tantost par la longue licence de ces guerres civiles envieillis en une forme d’estat si desbordée, […] qu’à la verité c’est merveille qu’elle se puisse maintenir (III, 9, 956).
Des temps pires que ceux de l’âge du fer font du voyage en Italie une fuite loin de la France :
Si on me dict que parmy les estrangers il y peut avoir aussi peu de santé, et que leurs meurs ne valent pas mieux que les nostres, je respons : premierement, qu’il est mal-aysé… (III, 9, 972).
Chaque voyage est d’autant plus une fuite qu’il est dépourvu de but précis. Aucun objectif culturel spécifique ne le rapproche du Grand Tour tel qu’il sera institutionnalisé plus tard comme étape dans la formation des membres de l’aristocratie et de la petite noblesse européenne. Pour Montaigne il s’est surtout agi d’un parcours pour recouvrer la santé, à la recherche de remèdes au mal qui l’a tourmenté jusqu’à la fin de ses jours. Dans le temps de la vie s’introduit de toute façon le temps du monde :
Non parce que Socrates l’a dict, mais parce qu’en verité c’est mon humeur, et à l’avanture non sans quelque excez, j’estime tous les hommes mes compatriotes, et embrasse un Polonois comme un François, postposant cette lyaison nationale à l’universelle et commune. Je ne suis guere feru de la douceur d’un air naturel. Les cognoissances toutes neufves et toutes miennes me semblent bien valoir ces autres communes et fortuites cognoissances du voisinage. Les amitiez pures de nostre acquest emportent ordinairement celles ausquelles la communication du climat ou du sang nous joignent. Nature nous a mis au monde libres et desliez ; nous nous emprisonnons en certains destroits : comme les Roys de Perse, qui s’obligeoient de ne boire jamais autre eau que celle du fleuve de Choaspez, renonçoyent par sottise à leur droict d’usage en toutes les autres eaux, et asseçhoient pour leur regard tout le reste du monde (III, 9, 973).
143La métaphore montre bien que ce voyage est soif de nouvelles expériences, mais aussi l’occasion de chercher quelque bienfait dans les eaux thermales les plus renommées. Il y a pourtant un passage du Journal de voyage qui, sinon négligé par la critique qui s’intéresse au philosophe de Bordeaux, mérite d’être mieux mis en valeur, extrêmement significatif : dans la première partie de son long périple, en Suisse et en Allemagne, en terres protestantes ou à la confession incertaine (en passant par Bâle), Montaigne semble mener une véritable enquête sur le grand problème politique auquel doivent faire face les États nationaux en cette période de guerres de religion ; le problème est celui de la conquête d’une souveraineté autonome et émancipée de l’autorité du pape – un problème qui continuera d’être au centre de la pensée de Hobbes et de Spinoza, tout au long du xviie siècle. En ce sens, sur le terrain de l’histoire de la philosophie, il convient de redonner un juste poids non seulement à l’averroïsme latin et padouan, mais aussi aux sources de cette pensée islamico-hébraïque médiévale où la philosophie avait, pour la première fois, refusé d’être servante de la théologie, une pensée qui retrouve une surprenante actualité au moment où l’État souverain refuse d’être le porte-drapeau de l’Église. Derrière Bruno, Bodin et Sarpi, émergent peu à peu les figures d’Averroès, de Maïmonide et d’Al-Farabi5, et de la même façon, derrière Montaigne se fait jour l’influence du naturalisme italien, en particulier de Pomponazzi.
Pour certains critiques, Montaigne semble avoir été tenté par la Réforme dans sa jeunesse, mais s’en serait vite éloigné : remettre en question certains fondements de l’Église entraînerait une onde de choc dont on ne peut mesurer les conséquences, risquant de faire s’écrouler l’édifice de l’ordre établi tout entier. Il ne cesse assurément pas de croire en cet accord ou ce compromis entre catholiques et réformés qui avait échoué au Colloque de Poissy (9 septembre-14 octobre 1561), organisé par Michel de l’Hospital, un autre partisan d’une possible réconciliation entre les parties en conflit, avec qui il partage une même aversion pour la violence. Sous prétexte de « piété et de religion » (I, 31, 209 A), huit guerres civiles font de la France le théâtre principal des conflits et accompagnent la vie de Montaigne de 1563 jusqu’à sa mort. Les vingt années pendant lesquelles prennent forme les Essais en sont profondément 144marquées. L’auteur évoque « nos premiers troubles » (I, 24, 124 A) dans le chapitre Divers evenemens de mesme conseil, « nos troisiesmes troubles, ou deuxièmes » (II, 6, 373 A) dans De l’exercitation, ou encore, dans De la phisionomie, « Monstrueuse guerre : les autres agissent au dehors ; cette-cy encore contre soy se ronge et se desfaict par son propre venin » (III, 12, 1041 B). Le Bordelais est conscient des désordres, et en connaît la généalogie, au point de réprouver certaines décisions prises par sa faction. Dans l’incipit du chapitre De la liberté de conscience, il s’adresse aux « gens de bien », dénonçant leurs bonnes intentions qui ont eu de funestes résultats :
Il est ordinaire de voir les bonnes intentions, si elles sont conduites sans moderation, pousser les hommes à des effects tres-vitieux. En ce debat par lequel la France est à présent agitée de guerres civiles, le meilleur et le plus sain party est sans doubte celuy qui maintient et la religion et la police ancienne du pays. Entre les gens de bien toutes-fois qui le suyvent (car je ne parle point de ceux qui s’en servent de pretexte pour, ou exercer leurs vengences particulieres, ou fournir à leur avarice, ou suyvre la faveur des Princes ; mais de ceux qui le font par vray zele envers leur religion, et sainte affection à maintenir la paix et l’estat de leur patrie), de ceux-cy, dis-je, il s’en voit plusieurs que la passion pousse hors les bornes de la raison, et leur faict par fois prendre des conseils injustes, violents et encore temeraires (II, 19, 668 A).
Le sujet de tout cet extrait est le titre même du chapitre : la liberté de conscience. Montaigne le publie en 1580 (couche A), dix-huit ans après l’édit de tolérance de janvier 1562 à Saint-Germain-en-Laye, proposé par Jean Calvin, négocié par Théodore de Bèze, garanti par l’amiral Gaspard de Coligny, fruit du concordat entre Catherine de Médicis et Michel de l’Hospital, dont les mots sont restés célèbres : « le Roy ne veult point que vous entriez en dispute quelle opinion est la meilleure, car il n’est pas icy question de constituenda religione, sed de constituenda republica6 ».
Post factum, l’État ne peut intervenir dans les désaccords relatifs à la foi, pas plus que les factions religieuses en lutte ne peuvent faire appel à lui pour qu’il tranche leurs controverses : l’autorité politique doit s’occuper exclusivement de constituer la république, laissant à l’autorité religieuse la tâche de constituer la religion. Ce faisant, l’État proclame 145son indifférence pour les choix religieux de ses citoyens (il sanctionne le devoir de chacun de se désintéresser des convictions d’autrui en matière de foi), déclarant tolérer en son sein aussi bien la confession catholique que la confession calviniste, pourvu que ses adeptes respectent les lois publiques : c’est ainsi que l’unité religieuse sort du domaine des instrumenta regni, et qu’y entre, en revanche, la tolérance. Fille du relativisme, la tolérance de la diversité doit avoir été la réponse impénitente de Montaigne aux questions incontournables qu’il affronte en conversant, en latin, avec les théologiens et les ministres : prédestination, ubiquité, forme de l’eucharistie, culte des images, mariages mixtes et alia, autant de problèmes qui fixent la frontière entre les deux fronts antagonistes, qui déterminent des différences de conduite et qui, s’ils avaient été résolus à Poissy, auraient pu réduire les dissensions, offrant un espoir pour fuir une dérive désastreuse qui se transforme en tragédie lors de la Nuit de la Saint-Barthélemy, puis des combats qui ont lieu jusqu’à Bordeaux7. Les affrontements entre la France et l’Espagne pour l’hégémonie en Italie s’étaient achevés par le traité de Cateau-Cambrésis de 1559, de sorte que « le voyage en Italie était d’ailleurs à la mode », alors que la France devient le théâtre de la guerre : les protestants commencent une offensive fulgurante en riposte au massacre de Wassy (1562) en vue de prendre le contrôle d’un grand nombre de villes, telles que Lyon et Rouen ; chaque conquête s’accompagne du saccage des églises catholiques, quand ce n’est pas de leur destruction. Mais les armées catholiques se reprennent progressivement et, après avoir défait les protestants à Toulouse et à Bordeaux, entament une longue campagne de siège des villes qui étaient passées aux mains des protestants. S’ensuit une série d’affrontements et de trêves et, dans le cadre de la dernière, avant la Guerre des Trois Henri, Montaigne laisse son château, le 22 juin 1580, emportant avec lui deux copies de la première édition bordelaise de ses Essais : il remettra la première au roi, Henri III, et la seconde finira sur le bureau des censeurs, passant sous la loupe des collaborateurs du « Maître del sacro palasso ». Deux consultores rédigent deux rapports de censure de l’œuvre, avant que Sisto Fabri ne la restitue à l’auteur : 146« Ce jour au soir me furent randus mes Essais, chatiés selon l’opinion des Docteurs Moines8 », trois mois et vingt jours après l’inspection de ses coffres. Ce heurt avec la censure romaine figure parmi les épisodes du Journal de voyage les plus débattus par l’historiographie, et jusqu’en 2008, sans avoir pris connaissance des lettres des censeurs découvertes par Peter Godman huit ans auparavant9.
La mémoire de Rome, « ce n’estoit rien que son sepulcre ». La papauté naît des ruines du pouvoir païen, et le grand domaine ecclésiastique n’est rien d’autre que le fantôme de l’empire romain, couronné sur son sépulcre10. C’est ainsi que Montaigne décrit la Ville Éternelle :
Le monde, ennemy de sa longue domination, avoit premierement brisé & fracassé toutes les pieces de ce corps admirable, et, parce qu’encore tout mort, renversé et desfiguré, il luy faisoit horreur, il en avoit enseveli la ruine mesme. Que ces petites montres de sa ruine qui paroissent encores au dessus de la biere, c’estoit la fortune qui les avoit conservées pour le tesmoingnage de cette grandeur infinie que tant de siecles, tant de feux, la conjuration du monde reiterées à tant de fois à sa ruine, n’avoit peu universellement esteindre. Mais qu’il estoit vraisemblable que ces membres desvisagés qui en restoient, c’estoient les moins dignes, et que la furie des ennemys de cette gloire immortelle, les avoit portés, premierement à ruiner ce qu’il y avoit de plus beau et de plus digne ; que les bastimens de cette Rome bastarde qu’on alloit asteure attachant à ces masures antiques, quoy qu’ils eussent de quoy ravir en admiration nos siecles presens, lui faisoient resouvenir proprement des nids que les moineaux et les corneilles vont suspendant en France aus voutes et parois des eglises que les Huguenots viennent d’y demolir11.
Mais avant d’arriver dans la « Rome bastarde », Montaigne traverse une terre du milieu qui n’est ni l’Allemagne de Martin Luther ni la 147Genève de Calvin, mais un espace partagé entre hérétiques italiens et d’autres exilés qui ont échappé à l’Inquisition catholique, des amis qui ont trouvé là un refuge hospitalier après Érasme, une île heureuse qui résiste au climat de soupçon qui règne autour des disputes doctrinales : Bâle12. Déjà au cours de son chemin, Montaigne s’était entretenu avec le célèbre jésuite espagnol Juan de Maldonado, hostile aux controverses théologiques inutiles, partisan d’un retour à la lettre des Saintes Écritures et proche des idées des cercles intellectuels de Bâle. Puis, à Kempten, il continue de recueillir des détails sur la nouvelle rédaction de la Confession d’Augsbourg (la Formula concordiae de 1577, qu’il ne peut lire parce qu’elle est écrite en allemand) ; mais il évite soigneusement de se rendre à Genève, bastion d’orthodoxie et de discipline calviniste ; il voudrait également aller à Zurich, un autre lieu réputé de la tolérance, mais doit y renoncer car la peste y sévit – tous ceux qui résistaient à la réforme luthérienne ou calviniste, et qui aspiraient cependant à une réforme, avaient les yeux tournés vers Zurich, d’où parvenaient des indications pour un accord éventuel sur l’unité de la religion réformée. Dans cette terre du milieu avait pris pied la difficile cohabitation de doctrines, base du socinianisme tel qu’il s’affirmera ensuite en Pologne – et il n’est pas étonnant que Montaigne veuille également se rendre à Cracovie : ville splendide et renommée comme l’une des plus belles capitales d’Europe, mais aussi refuge de tous ceux qui luttent pour la liberté religieuse. Non pas que nous faisions l’hypothèse que Montaigne ait pu être chargé officiellement d’une mission pour vérifier les possibilités de conciliation entre catholiques et réformés. Mais qu’il a mené une espèce d’enquête, même seulement à titre personnel, le Journal l’atteste clairement. C’est aussi dans la perspective de l’aspiration fondamentale et commune à la réforme radicale de la société chrétienne, et à la paix idéologique, qu’il convient de replacer l’itinéraire de Montaigne, voyage doublement thérapeutique : pour soigner il mal della pietra e il male della Francia.
C’est dans cette optique qu’il faut considérer le séjour dans la tolérante Bâle, où il converse avec les fils spirituels des hérétiques italiens qui avaient trouvé asile dans la ville quelques décennies auparavant, comme Bernardino Ochino, Lelio et Fausto Sozzini. Là, le Bordelais rencontre François Hotman, Johann Jakob Gryner, Theodor Zwinger et Félix Platter, tous reconnus indéniablement comme des héritiers intellectuels 148de Sébastien Castellion. C’est aussi poussé par une aspiration fondamentale et commune à la paix idéologique que l’on peut situer l’itinéraire de Montaigne, en passant par la Bâle d’Érasme et de Castellion.
Derrière les événements politico-religieux qui la touchent, Bâle est une pépinière philosophique et culturelle démesurée. S’y déroule un intense travail éditorial, et c’est là-bas que voit le jour l’édition princeps de deux œuvres aussi délicates qu’emblématiques : le De incantationibus13 et le De fato14 de Pomponazzi. Dictées par des exigences de nature essentiellement philosophique et scientifique, ces publications affrontent en termes rationnels des problèmes qui s’y prêtent parfaitement si on les observe du point de vue des nouvelles idées pour la réforme de l’Église. Au fond, leur éditeur, Guglielmo Grataroli, vient précisément de l’école padouane, et il doit avoir entrevu, dans cette édition dont il est en charge, la possibilité de diffuser, dans le milieu qu’il voulait et dont il faisait partie, certains aspects de sa propre orientation idéologique, autour de problèmes largement traités et résolus sur la base de présupposés critiques qu’il partageait pleinement, fruit de ce qui peut être considéré comme son magister. Pour présenter Pomponazzi et son œuvre, l’éditeur rédige une note introductive, en insistant sur la nécessité de remédier au fait que le De incantationibus ait été exclusivement diffusé de façon manuscrite, et en définissant comme un heureux hasard le fait d’être tombé à Padoue sur l’un des seuls exemplaires, conservés « apud Italos… inter chariora et archana15 ». En plus d’être la cause d’une faible circulation16, les motifs développés par Pomponazzi s’opposent frontalement aux dogmes fondamentaux de l’Église catholique : le miracle est nié en faveur d’une explication rationnelle des phénomènes ; le pouvoir surnaturel des reliques des saints est réduit à un simple effet de suggestion ; l’existence et la fonction des démons et des anges est tenue pour fausse, décrits comme des créatures fantastiques, inventés par les prêtres pour expliquer à qui est incapable de comprendre les causes véritables chaque fait qui 149apparaît comme extraordinaire. Au refus d’une quelconque justification des causes qui ne se fonde pas sur des principes rationnellement valides, s’oppose la certitude que tous les phénomènes se produisent sous l’effet de l’influence et de la conjonction des astres. Ce qui est surhumain n’est pas surnaturel. Ce qui est surhumain n’est pas irrationnel. La raison est naturelle même quand elle apparaît surhumaine : elle est κόσμος. En effet, le contenu des œuvres de Pomponazzi ne manque pas d’offrir des éléments utiles pour comprendre ce que sont les tendances naturalistes (et matérialistes17) des Essais, comme justification du rapport étroit entre les idées de Montaigne et l’aristotélisme padouan. Comme Pomponazzi, le philosophe de Bordeaux a l’intention de démontrer la réductibilité de toute sorte de phénomène, si extraordinaire soit-il, à des causes naturelles. Ce type de rationalisme dont il a fait preuve également dans la discussion sur l’immortalité de l’âme constitue le motif pour lequel il s’est rapproché de ses thèmes (et peut-être directement de ses pages) avec une sympathie toute particulière, lesquels trouveront un nouvel élan18, justement à partir de Bâle, d’où ils rayonnent dans toute l’Europe.
Bâle est la patrie de ceux que Cantimori définit, à juste titre, comme irréguliers19, observant que leurs véritables intérêts se tournent essentiellement vers la sphère théorétique, la pensée pure, la recherche de la liberté du savoir et de l’indépendance de toute superstructure ecclésiastique, laquelle aurait inévitablement fini par réprimer toute tentative de parcourir de nouvelles voies de connaissance. C’est aussi pour cela que l’œuvre de Pomponazzi a semblé facile à instrumentaliser, offrant une série de points polémiques que Grataroli amplifie facilement20.
L’aristotélisme de Pomponazzi est différent, avec une aversion particulière à l’endroit de la theologia gloriae, déformation pleine de superbe de la theologia crucis, bien différent de la philosophie d’Aristote telle qu’elle est stigmatisée par Montaigne : « Dieu de la science scholastique » (II, 12, 539 A). Dans la première, comme dans la seconde et la troisième 150édition du chapitre De l’institution des enfants, Montaigne avoue ne pas s’être « rongé les ongles à l’estude d’Aristote ». Puis il revient sur ses mots, comme en témoigne l’Exemplaire de Bordeaux, et il choisit d’effacer le nom de Platon, ajoutant de sa main un jugement méprisant à l’égard d’Aristote : il le définit comme « monarque de la doctrine moderne » (I, 26, 14621). Tout bon monarque qui se respecte a des sujets fidèles, et toujours dans un ajout de sa précieuse copie de 1588, Montaigne raconte en avoir connu un à Pise, dont il préfère taire le nom :
Je vis privément à Pise un honnête homme, mais si Aristotélicien que le plus général de ses dogmes est que la touche et règle de toutes imaginations solides et de toute vérité, c’est la conformité à la doctrine d’Aristote, que hors de là ce ne sont que chimères et inanité : qu’il a tout vu et tout dit. Cette proposition, pour avoir été un peu trop largement et iniquement interprétée, le mit autrefois et tint longtemps en grand accessoire à l’inquisition à Rome. (I, 26, 151 B)
En feuilletant le Journal de voyage, il est facile d’identifier ce dernier : l’Arétin Girolamo Borri (1512-1592). En peu de lignes, il rend compte de cette rencontre :
Mi venne a visitare in casa parecchi[e] volte Girolamo Borro Medico, dottor della Sapienzia. Et essendo io andato a visitarlo il 14 di Luglio, mi fece presente del suo libro del flusso e riflusso del mare in lingua volgare : e mi fece vedere un altro libro Latino ch’avea fatto, de i morbi de i corpi. (JV 192)
Garin en parle également22, la rencontre a été singulière. Au-delà du jugement personnel de Montaigne, Borri se présente comme un grand connaisseur de la tradition littéraire latine, au détriment de la tradition toscane et, sur le terrain philosophique, comme un grand admirateur des Grecs et des Arabes, de Platon, mais surtout d’Aristote, dans un dessein concordiste avoué. Dans le but de démontrer sa théorie des marées, Borri procède de façon ordonnée à la vaste exposition d’une cosmologie dans laquelle, dans la structure aristotélicienne habituelle, prennent place des thèmes chers à la tradition arabe et 151néoplatonicienne, soigneusement purifiée de tout aspect magico-astrologique. Rivé à la raison et à l’expérience aristotélicienne, Borri tente de déduire rationnellement, en vertu de principes naturels, selon une explication à sa façon mécanique (sans « occulte virtù23 », dans les limites de la physique).
Montaigne s’en est souvenu devant l’Inquisition. Grégoire XIII était sur le trône pontifical lors de la rencontre du Bordelais avec Sisto Fabri, et c’est la même chose qui sauvé Borri plusieurs fois des foudres de la censure. Peu d’années après avoir connu Montaigne, le 12 février 1583, l’évêque Odescalchi écrit au duc de Mantoue, depuis Rome : « Dimani dopo pranzo nella Chiesa della Minerva si fà una grande abiurazione di circa 30 heretici… et dicesi vi sia anche il Borro d’Arezzo Dottor famoso che ha letto in molti studi, il quale dicono che haveva una opinione pazza cioè tenendo che l’anima sia mortale24 ». Et Borri se forme sous la houlette du théologien Bonucci, élève de Pomponazzi. À l’évidence, la philosophie de Montaigne est profondément marquée par le contact avec les traductions humanistes d’Aristote, nouvelles par rapport aux versions médiévales, diffusées dans les écoles et jugées inadaptées, parfois sans nuances, comme dans le cas de Leonardo Bruni, Ermolao Barbaro et alii, qui justifient de la sorte un travail minutieux, largement récompensé par l’énorme diffusion de leurs œuvres. En ce sens, on ne souligne jamais suffisamment la précieuse contribution des savants byzantins, exilés dans l’Europe de Thomas d’Aquin.
Tout instrumentalisé qu’il est, l’Aristote de Padoue, au centre d’une dispute entre les commentaires d’Averroès et ceux d’Alexandre d’Aphrodite, n’est pas enfermé dans des limitations théologiques précises et gagne du terrain, ainsi que, de façon générale, le naturalisme et le scepticisme. Tandis qu’à Rome et à Genève l’intolérance prend de l’ampleur, l’exacerbation des hostilités confessionnelles génère des phénomènes d’avant-garde, et des centres comme la Bâle de Castellion25 en sont la parfaite démonstration : célébrée dans l’oraison de Pierre de 152la Ramée pour sa « iucunditas, liberalitas, humanitas26 », pour son cosmopolitisme et son hospitalité envers les exilés et les voyageurs comme Montaigne.
Pendant que les religions théologiques continuent de s’armer pour venir à bout de toute forme de dissension (le bûcher de Michel Servet brûle encore), invoquant une interprétation exclusive de la révélation divine, et pendant qu’elles sacrifient l’espace moral, certains philosophes (III, 9, 950 C : « Je ne suis pas philosophe ») réagissent en proposant de différentes manières de subsumer chaque conflit sous l’égide manifeste et universelle de la nature : « Nous autres naturalistes… » (III, 12, 1056 C).
Marco Sgattoni
Scuola Normale Superiore
1 Voir Fausta Garavini, Monstres et chimères : Montaigne, le texte et le fantasme, Paris, Champion, 1993.
2 Nous citons Les Essais dans l’édition P. Villey, Paris, PUF/Quadrige, 1988. On en a retrouvé une centaine, grâce à l’habitude qu’il avait prise d’en signer le frontispice : ce sont des exemplaires précieux, objets de nombreuses études, réunis dans : Barbara Pistilli et Marco Sgattoni, La biblioteca di Montaigne, Florence-Pise, Istituto Nazionale di Studi sul Rinascimento-Edizioni della Normale, 2014, p. 17-55.
3 Cicéron, De Oratore, I, 1-2.
4 Philippe Desan, s.v. « Guerres civiles », dans Dictionnaire de Michel de Montaigne, sous la dir. de Desan, Paris, Champion 2004, p. 450-451.
5 Gilberto Sacerdoti, Sacrificio e sovranità : teologia e politica nell’Europa di Shakespeare e Bruno, avec une préface de Michele Ciliberto, Macerata, Quodlibet, 2016 (Milan, Einaudi, 2002).
6 Œuvres complètes, précédées d’un essai sur sa vie et ses ouvrages par Dufey, Pierre Joseph Spiridion Dufey, Genève, Slatkine Reprints, 1968, 5 vol., réimpression anastatique (Paris, Auguste Boulland et Ce, 1824-1826), t. I, p. 452.
7 Ce n’est peut-être que pure coïncidence, mais manquent, dans le registre-journal de la famille Montaigne (le fameux exemplaire des Ephemeris historica du philosophe et théologien Michel Beuther qui sera utilisé comme livre de raison), les pages du 24 août et du 3 octobre (dates des massacres parisiens et bordelais). Cf. La biblioteca di Montaigne, cit., n. 11.
8 Ces mots sont suivis de l’énumération partielle que Montaigne fait dans son Journal, avec les « excuses que je faisois sur chaque article d’animadversion que lui avoit laissé ce François, qu’il remit à ma consciance de rabiller ce que je verrois être de mauvès gout ». Cf. Maturin Dréano, La pensée religieuse de Montaigne, (Bibliothèque des Archives de Philosophie), Paris, Beauchesne, 1936, p. 127-128.
9 The Saint as Censor. Robert Bellarmine between Inquisition and Index, Brill, Leyde-Boston-Cologne, 2000, p. 339-342 (il y a des corrections significatives de transcription dans le chapitre « 1581. Le paure della censura », dans Nicola Panichi, Montaigne, Rome, Carocci, 2010, p. 45-96). Les originaux sont conservés à l’acdf (Archivio della Congregazione per la Dottrina della Fede), Vatican, Index, Protocolli C, ff. 470r-471r [346r-347r] : Documentum 32, In librum sermone Gallico impressum Abordeaus 1580 auctore Michaele de Montagnie.
10 Cf. Hobbes, Leviathan, vol. II, p. 664.
11 Journal de voyage de Montaigne, éd. F. Rigolot, Paris, PUF, 1992, p. 100.
12 Garavini, Monstres et chimères…, cit., p. 30.
13 Petri Pomponatii… De naturalium effectuum causis, siue de Incantationibus…, Bâle, par Henrichum Petri, 1556.
14 Publié avec la deuxième édition du De incantationibus : … Idem de fato : Libero arbitrio : Praedestinatione : Prouidentia Dei, libri V…, Bâle, ex officina Henricpetrina, 1567.
15 Dans : De naturalium effectuum causis, siue de Incantationibus…, cit., p. 5.
16 Dans un codex du Vatican (le ms. Barber. Lat. 271), sous le titre de l’œuvre, une main qui n’est pas celle du copiste a écrit : « considera si est prohibitum et recordare », témoignant de la perplexité que l’œuvre suscitait dans les milieux catholiques.
17 Michel Conche, « Tendances matérialistes chez Montaigne », dans Bulletin de la Société des Amis de Montaigne, 19-20 (2000), p. 11-22.
18 Giancarlo Zanier, Ricerche sulla diffusione e fortuna del De incantationibus di Pomponazzi, Florence, La Nuova Italia, 1975.
19 Cf. Delio Cantimori, Eretici italiani del Cinquecento : ricerche storiche, Florence, Sansoni, 1939.
20 Manuela Doni, « Il De incantationibus di Pietro Pomponazzi e l’edizione di Guglielmo Grataroli », dans Rinascimento, xv (1975), p. 183-230, en particulier p. 192.
21 Exemplaire de Bordeaux, f. 53v : peut-être était-il en train d’écrire « philosophie », dans un premier temps, mais il a ensuite effacé et rendu presque tout à fait illisible le terme qu’il a remplacé par « doctrine moderne ».
22 Eugenio Garin, Storia della filosofia italiana, II, Turin, 1966, p. 588, 611 ; Cesare Vasoli, Studi sulla cultura del Rinascimento, Manduria, 1968, p. 341.
23 Dans : Giorgio Stabile, s.v. « Borri, Girolamo », dans Dizionario Biografico degli Italiani, Istituto Giovanni Treccani, 1971, vol. 13.
24 Dans : Giuseppe Mazzatinti, Inventari dei manoscritti delle Biblioteca d’Italia, VI, p. 177 ; X, p. 89 ; XII, p. 126.
25 Marco Sgattoni, « … haereticum haberi, quisquis a nobis dissentit. Letture e lettori di Sébastien Castellion », dans Montaigne : penser en temps de guerres de religion, Garnier, Paris (à paraître).
26 Petri Rami Basilea ad senatum populumque Basiliensem, 1571, p. 79.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-09085-4
- EAN : 9782406090854
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09085-4.p.0141
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 09/03/2019
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français