Gaillardise, liberté et illustration de la langue française De Montaigne à Marie de Gournay
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2018 – 1, n° 67. varia - Auteur : Perona (Blandine)
- Pages : 191 à 209
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
GAILLARDISE, LIBERTÉ ET ILLUSTRATION
DE LA LANGUE FRANÇAISE
De Montaigne à Marie de Gournay
Michel Magnien a déjà rappelé le paradoxe qu’il y avait à parler de « sublime » à propos des Essais, puisque Montaigne n’utilise ce mot qu’une seule fois et que son usage n’est pas rhétorique1. En outre, Michel Magnien, mais aussi Francis Goyet2, ont montré de façon convaincante que Longin n’était nullement incontournable pour que soit pensé et défini le sublime dans les Essais. Montaigne a, en effet, d’autres sources en tête lorsqu’il pense l’écriture des Anciens et des poètes en particulier. Cet article, à la suite de ces travaux fondateurs, se propose de poursuivre la caractérisation de ce « sublime » admiré et recherché par Montaigne à la lumière des analyses que propose Marie de Gournay dans ses trois textes consacrés à la défense de la poésie qui constituent le centre et le cœur de l’ensemble de ses traités linguistiques3. Ces œuvres de Marie de Gournay permettent de mieux identifier des sources parfois allusivement présentes dans les Essais, ainsi que l’a montré Jean-Charles Monferran à propos d’Horace4. Elle met 192aussi en évidence la présence de certains lieux communs dans les Essais, soulignant notamment que le « lustre » que recherche Montaigne s’exprime en des termes qui évoquent conjointement inspiration, improvisation, et « vive représentation ». Marie de Gournay prolonge aussi la perspective diachronique déjà présente dans les Essais. Montaigne voyait en Du Bellay et Ronsard un sommet de la langue et s’inscrit dans la suite de ce travail d’enrichissement du lexique. Dans ses trois traités de « Deffense de la Poësie et du langage des Poetes », sa fille d’alliance déploie cette histoire de l’illustration de la langue française jusqu’aux Cardinaux du Perron et Bertaut. Enfin, Marie de Gournay souligne à quel point est totalisante la conception de la langue des Essais : l’illustration de la langue française repose déjà sur la grandeur morale de ses auteurs. En voulant se libérer des injonctions de Malherbe et de ses disciples, Marie de Gournay ne fait là encore que poursuivre le travail des Essais pour qui le sublime de la langue tient aussi bien à un refus de toute forme de pudibonderie, qu’à un rejet de toute servitude courtisane. Le sublime des Essais s’ancre dans la franchise de son auteur qui parle avec son corps tout entier. De même, la langue qu’admire Marie de Gournay chez Ronsard ou Montaigne et qu’elle veut faire exister est une langue libre, si ce n’est libertine et incarnée, les deux allant de pair.
Montaigne :
gaillardise et illustration
de la langue française
Les travaux de Gisèle Mathieu-Castellani ont mis en évidence de quelle façon la poésie constituait un horizon de l’écriture des Essais et dans cette perspective, ils ont montré en particulier les affinités entre Ronsard et Montaigne5. Les trois traités de défense de la poésie de Marie 193de Gournay confirment ces analyses. De façon plus générale, la lecture conjointe de Montaigne et de sa fille d’alliance permet de mieux saisir les caractéristiques de cette langue qui « ravit », qui est présente dans les Essais et dont Marie de Gournay veut écrire l’histoire. Le texte de la « Preface sur La Franciade, touchant le Poëme Heroïque » est sans doute un texte particulièrement important pour Marie de Gournay. La langue à laquelle elle aspire tient sa qualité de la hauteur des « conceptions » qu’elle exprime et révèle ; elle tient aussi à la vive représentation de la nature. Ces deux éléments sont constitutifs de la langue du poète héroïque selon Ronsard. À ce sujet, Jean-Charles Monferran et Olivia Rosenthal ont bien montré que dès les années 1540-1550, le poème héroïque, avant même qu’il connaisse son plein essor, était théorisé comme horizon de toute tentative poétique et lieu privilégié de l’illustration de la langue française6. Dans un autre article, Jean-Charles Monferran écrit ainsi à propos de Du Bellay : « l’œuvre héroïque est, plus qu’un genre à quoi elle ne peut se réduire, un principe dynamique d’illustration de la langue ; c’est “un long poème”, dit précisément Du Bellay, c’est-à-dire à la fois un poème à la conception ambitieuse et un poème copieux, abondant7 ». Une dernière caractéristique découle des précédentes, si la langue idéale visée est celle du poète héroïque, elle suppose aussi un caractère héroïque. Jean-Charles Monferran évoque ainsi une « persona altière, virile, belliqueuse » du poète de la Pléiade. Il y a déjà dans le projet de Ronsard la rencontre d’une exigence poétique, linguistique, poétique et morale. Marie de Gournay pense aussi que la grandeur de la langue du poète ou de l’orateur repose sur sa « générosité » et ses analyses soulignent que Montaigne a poursuivi ce travail d’illustration de la langue initié par la Pléiade : pour lui aussi, la beauté de la langue 194tient aux « divines conceptions » qu’elle révèle ; elle donne à voir et aimerait pouvoir donner à toucher ; et enfin, elle repose sur la générosité et la franchise de celui qui écrit.
« Tu auras les conceptions
grandes et hautes […] »
Selon Michel Magnien, le style sublime de Montaigne fusionne trois parties de la rhétorique (inventio, dispositio, elocutio) en une seule, la « conception8 ». Le mot souvent employé au pluriel est aussi très important pour Ronsard et Marie de Gournay. La hauteur des conceptions donne sa vigueur à la poésie et cette vigueur survit, même si l’on supprime rimes et vers. En outre, c’est parce que les conceptions sont extraordinaires qu’il faut aussi avoir recours à de nouveaux mots. Elles sont donc également garantes de l’illustration de langue. Ces idées se trouvent assez clairement articulées dans la « Preface sur la Franciade » éditée dans les Œuvres de 1587 :
[…] en telle peinture, ou plutost imitation de la nature consiste toute l’ame de la Poesie Heroïque, laquelle n’est qu’un enthousiasme et fureur d’une jeune cerveau […] celuy qui pourra faire un tel ouvrage, et qui aura une bouche sonnant plus hautement que les autres, et toutesfois sans se perdre dans les nues, qui aura l’esprit plus plein de prudence et d’advis, et les conceptions plus divines, et les paroles plus rehaussées et recherchées, bien assises en leur lieu par art et non à la volee, donne luy nom de Poete, et non au versificateur9 […].
Le doublet synonymique « enthousiasme et fureur » fait apparaître dans ce passage une figure de poète inspiré. Le transport qui l’inspire doit cependant être tempéré par un travail, ainsi que l’indique la mention des « paroles […] recherchées, bien assises en leur lieu par art », qui s’opposent à l’idée d’une poésie « à la volée ». Ronsard a retenu la leçon tirée de la lecture des Satires d’Horace10 : « Les conceptions 195divines » ne disparaissent pas lorsqu’on ôte et la rime et le rythme. Il le réécrit ainsi :
Si tu trouves apres tel desassemblement de la ruine du bastiment, de belles et excellentes paroles, et phrases non vulgaires, qui te contraignent d’enlever ton esprit oultre le parler commun, pense que tels vers sont bons et dignes d’un excellent Poète11.
Ronsard souligne l’importance des « conceptions » de l’apprenti poète en l’avertissant une nouvelle fois : « Tu auras les conceptions grandes et hautes […] ». Montaigne, avant même la parution de la « Preface sur la Franciade », se souvient du passage des Satires d’Horace auquel fait référence Ronsard. Dès 1580, dans le chapitre « De l’institution des enfans », il écrit :
Je ne suis pas de ceux qui pensent la bonne rime faire le bon poesme : […] si les inventions y rient, si l’esprit et jugement y ont bien joué leur rolle, voila un bon poete, diray-je, mais un mauvais versificateur. qu’on fasse, dict Horace, perdre à son ouvrage toutes ses coustures et mesures, il ne se démentira point pour cela : les pieces mesmes en seront belles12.
Marie de Gournay se réfère explicitement à cet extrait des Essais dans son troisième traité de défense de la poésie : « chacun sçait aussi, combien ce jugement de mon second Pere, incomparable sur la Poesie, dédaigne ceux qui croyent, que la bonne ryme ou les menus scrupules de la Grammaire et les soins d’attiffer le Vers, facent le bon Poeme » (OC, 1092). On peut noter qu’en 1580, Montaigne parle de « jugement » et d’« inventions ». En revanche, dans l’édition de 1588, il préfère à ces termes le mot de « conceptions », comme le montre le célèbre passage où il commente les vers de Lucrèce :
C’est la gaillardise de l’imagination qui esleve et enfle les parolles. Pectus est quod disertum facit. Nos gens appellent jugement, langage ; et beaux mots, les plaines conceptions. Cette peinture est conduitte non tant par dexterité de la main comme pour avoir l’object plus vifvement empreint en l’ame. Gallus parle simplement, par ce qu’il conçoit simplement. Horace ne se contente point d’une superficielle expression, elle le trahiroit. Il voit plus cler et plus outre dans la chose : son esprit crochette et furette tout le magasin des mots 196et des figures pour se représenter ; et les luy faut outre l’ordinaire, comme sa conception est outre l’ordinaire (III, 5, 873).
Les nombreuses lectures critiques de ce passage soulignent à quel point sont diverses les sources qui permettent à Montaigne de décrire le « langage » qu’il ne caractérise jamais comme sublime, mais qu’il dit ici « tout plein et gros d’une vigueur naturelle et constante » (III, 5, 873). Une récente étude de Jean-Charles Monferran a mis en évidence l’importance de l’intertexte horacien13 en arrière-plan. Les analyses plus anciennes de Terence Cave avaient de leur côté souligné la présence de « loci théoriques, tels que l’analyse, par Quintilien, de la force du discours improvisé14 ». Michel Magnien, de son côté, a souligné en outre que, pour « élaborer une doctrine du sublime », Montaigne a fusionné trois moments de la composition oratoire en « conception » et a en outre abandonné la tripartition des genera dicendi15. On peut mettre en avant une autre fusion : Montaigne fait se rencontrer aussi une approche poétique et une approche rhétorique16. C’est en effet bien souvent la poésie qui lui permet de penser ce « sublime » qui ne dit pas son nom. Il met en particulier en avant l’idée poétique et rhétorique de « vive représentation » ou d’evidentia, tout en prenant, là encore, le soin d’éviter un terme trop technique. Néanmoins, une expression telle que « avoir l’object plus vifvement empreint en l’ame » évoque en effet le pouvoir de l’hypotypose qui donne à voir. Le verbe « représenter » se teinte alors d’une connotation déjà rhétorique. Mais, en outre, ce syncrétisme de Montaigne qui fait aussi bien appel à Platon, aux poètes et aux théoriciens comme Horace qu’aux spécialistes de rhétorique, est aussi celui de la notion d’evidentia ou enargeia. Celle-ci se trouve en effet au carrefour de la rhétorique et de la poétique comme le montre bien le livre d’Adriana Zangara. En s’appuyant sur ses analyses, on pourrait distinguer deux grands types d’enargeia. Il y aurait d’une part une enargeia poétique et inspirée dans la lignée de Platon et de l’autre une enargeia plus rhétorique. 197Et au sein de cette conception rhétorique, on pourrait faire une nouvelle distinction entre : une enargeia qui procède de l’usage de la phantasia et qui suscite l’émotion chez Quintilien et une autre qui a recours à l’épidictique et à l’amplification à la façon de Démétrios17. Montaigne ne choisit pas entre ces différentes formes d’évidence, puisqu’il peut tout aussi bien exprimer des conceptions empreintes de néoplatonisme que se référer à Quintilien, comme il le fait en ajoutant après 1588, dans le passage précédemment cité, un extrait du livre X de l’Institution oratoire consacré à l’improvisation.
« Gaillardes élévations »
Les analyses de Marie de Gournay invitent également à donner toute son importance au mot « gaillardise ». Les importantes études déjà mentionnées de Gisèle Mathieu-Castellani ont mis en valeur la dimension érotique du passage consacré à la vigueur de la poésie18. L’imaginaire érotique est encore présent dans la phrase suivante : « C’est la gaillardise de l’imagination qui esleve et enfle les parolles ». Comme chez Quintilien, l’éloquence naîtrait d’« images toutes fraîches des faits » (« recentes rerum imagines »), mais d’images que seule une certaine liberté permet d’engendrer. Le terme « gaillardise » évoque à la fois une forme 198de jeunesse et de santé, mais aussi ce qui, comme l’indique le Littré est « un peu libre ». L’entrée « gaillard » de ce dictionnaire indique une occurrence significative extraite de la première nouvelle des Nouvelles récréations et joyeux devis. Nous restituons le passage plus longuement parce qu’il relève d’une érotique de la lecture très proche de celle que Montaigne met en place dans le chapitre « Sur des vers de Virgile » et en particulier à destination de ses lectrices :
Lisez hardiment, dames et damoyselles : il n’y a rien qui ne soit honneste : Mais si d’aventure il y en ha quelques unes d’entres vous qui soyent trop tendrettes, et qui ayent peur de tomber en quelques passages trop gaillars : je leur conseille qu’elles se les facent eschansonner par leurs freres, ou par leurs cousins : affin qu’elles mangent peu de ce qui est trop appetissant19.
La gaillardise évoque ainsi une forme de liberté gauloise. Elle assure, selon le narrateur de cette première nouvelle, une solide nourriture pour le lecteur ou la lectrice hardi(e). Il y a comme chez Montaigne dans ce passage de Des Périers la recherche d’images qui donnent une matérialité à la lecture. Montaigne associe la « gaillardise » à une idée de santé et d’énergie. On trouve ainsi dans les Essais le doublet « gaillardise et verdeur » (II, 11, 425) ; il caractérise Caton, qui, selon Montaigne, meurt non sans une certaine volupté. On trouve encore le doublet « gaillardise et liberté », qui exprime alors les qualités propres aux « esprits anciens » (II, 12, 560). La « gaillardise » est ainsi signe de liberté et d’excellence. L’adjectif « gaillard » qualifie régulièrement les éphémères et splendides enthousiasmes de l’esprit. Le mot apparaît dans tous les passages importants où Montaigne s’exprime sur la poésie. C’est le cas dans le célèbre passage de l’« Apologie » où il est question du Tasse :
Aux actions des hommes insansez, nous voyons combien proprement s’avient la folie avecq les plus vigoureuses operations de nostre ame. Qui ne sçait combien est imperceptible le voisinage d’entre la folie avecq les gaillardes elevations d’un esprit libre et les effects d’une vertu supreme et extraordinaire ? Platon dict les melancholiques plus disciplinables et excellans : aussi n’en est-il point qui ayent tant de propencion à la folie. Infinis esprits se treuvent ruinez par leur propre force et soupplesse. Quel saut vient de prendre, 199de sa propre agitation et allegresse, l’un des plus judicieux, ingenieux et plus formés à l’air de cette antique et pure poisie, qu’autre poete Italien aye de long temps esté ? (II, 12, 493).
Ce passage permet de déployer presque tout le sémantisme de l’adjectif. Il est associé ici à l’idée de vigueur, de force, d’allégresse et de liberté. Néanmoins, la gaillardise de l’esprit décrite en 1580 reste proche d’une folie dangereuse. Mais dans un autre célèbre passage, publié en 1588, il associe de nouveau poésie et folie, mais de façon plus positive puisqu’après avoir affirmé qu’il aime « l’alleure poetique », il ajoute qu’il « faut un peu de folie, qui ne veut avoir de sottise » (III, 9, 995). Le mot « gaillard » n’apparaît pas encore. Montaigne parle en revanche de « vigueur et hardiesse poetique ». Après 1588, il décrit plus précisément ce qu’il entend par « alleure poetique ». Il s’appuie alors sur l’Ion de Platon ; selon ce dialogue qu’il paraphrase, la poésie est légère, ailée et sacrée et explique ainsi les changements subits de thèmes. Montaigne parle alors, pour décrire les admirables surgissements de thèmes nouveaux, de « gaillardes escapades ». Toute la suite du passage est marquée par la présence de Platon. Montaigne le lit attentivement après 158820 et poursuit son interrogation sur ce qui est conjointement à l’origine de la « gaillardise » de l’esprit et du style, puisque les deux vont de pair, comme Montaigne le rappelle dans ces mêmes lignes21. Terence Cave a montré cependant que l’auteur des Essais garde une certaine réserve quant à l’idée de fureur dans ce passage. La meilleure prose n’est pas furieuse, mais « represente l’air de la fureur » et l’inspiration transcendante est toujours avancée comme une explication donnée par d’autres : Platon ou les savants.
C’est peut-être dans le chapitre « Sur des vers de Virgile » que l’auteur des Essais trouve ce qui lui semble l’une des explications les plus convaincantes des élancements extraordinaires de l’esprit, à savoir la santé. On retrouve, dans ce passage également postérieur à 1588, une nouvelle occurrence de l’adjectif « gaillard » :
200Noz maistres ont tort dequoy, cherchant les causes des eslancements extraordinaires de nostre esprit, outre ce qu’ils en attribuent à un ravissement divin, à l’amour, à l’aspreté guerriere, à la poesie, au vin, ils n’en ont donné sa part à la santé ; une santé bouillante, vigoureuse, pleine, oisifve, telle qu’autrefois la verdeur des ans et la securité me la fournissoient par veneues. Ce feu de gayeté suscite en l’esprit des eloises vives et claires, outre nostre portée naturelle et entre les enthousiasmes les plus gaillards, si non les plus esperdus. (III, 5, p. 844)
Les enthousiasmes montaigniens sont en contradiction avec leur étymologie, en devenant purement immanents, venant d’un corps plein de santé. On retrouve, associé à l’adjectif « gaillard », les mêmes sèmes de vigueur et verdeur trouvés régulièrement jusqu’à présent.
Ce parcours de « gaillardes élévations » en « enthousiasmes les plus gaillards » met en évidence une appropriation de l’idée de sublime et peut-être moins une doctrine bien constituée qu’une enquête éclectique et tâtonnante sur son origine. Esprit et style sublimes deviennent sous la plume de Montaigne esprit et style gaillards. Montaigne a beau être un lecteur attentif de Platon, sensible au néoplatonisme, il préfère à la transcendance du sublime une gaillardise incarnée dans un corps sain et vigoureux en contact avec un monde lui aussi très matériel. Cette gaillardise est également la voie de l’illustration de la langue, comme le montre Marie de Gournay qui inscrit Montaigne plus ostensiblement qu’il ne le fait lui-même dans une histoire où la Pléiade constitue un sommet.
Marie de Gournay : liberté et illustration
de la langue française
Montaigne invente et recherche ce qui peut apparaître comme une contradiction, un enthousiasme immanent, un sublime émanant d’un corps sain qui donne voix à la matière. Après avoir admiré les élévations de la poésie des Anciens, il exprime précisément une volonté d’écrire « plus materiellement et simplement » (III, 5, 877), et montre que ce désir ne va pas sans frustration, puisque les « discours fortuites qui [lui] tombent en la fantaisie » (III, 5, 876), aussi colorés soient-ils, lui 201échappent comme des songes et deviennent sans consistance. La matérialité de l’écriture est comme la poésie, un horizon des Essais. Marie de Gournay prolonge et éclaire cette quête de gaillardise, faite et de liberté et de corporéité et l’inscrit plus explicitement dans une histoire de la langue. Dans les « éléments épars22 » de son art poétique, il est un mot fondamental qui n’est plus celui de « gaillardise », mais celui de « liberté ».
« En matière d’enrichir des Langues,
il ne faut quasi que la résolution
des esprits bien nez »
Montaigne, quand il évoque la « gaillardise de l’imagination qui esleve et enfle les paroles », évoque Horace qui a besoin de mots « outre l’ordinaire, comme sa conception est outre l’ordinaire » (III, 5, 873). C’est une idée que Marie de Gournay reprend dans sa préface. Ainsi que l’a montré Jean-Charles Monferran23, elle repense à la suite de son père d’alliance les vers 46 à 72 de l’Épître aux Pisons consacrés à l’invention de mots nouveaux. Dans sa préface de 1595, à celui ou celle qui accuse son « Père » « de quelque usurpation du Latin, de la fabrique de nouveaux mots, et d’employer quelques phrases nonchalantes ou Gasconnes », elle réplique, en se souvenant de la formule déjà citée de Montaigne, que celui-ci fait des « emprunts outre les tiens, pour exprimer ses conceptions, qui sont outre les tiennes24 ». Marie de Gournay, s’inspirant toujours des vers 46 à 72 de l’Art poétique d’Horace déploie cette réflexion dans le « Troisième traicté » de sa « Deffence de la Poesie et du langage des Poetes » :
202Horace d’ailleurs, desnie absolument le tiltre de Poëte à celuy de qui l’eloqution demeure dans les termes du langage courant […]. De tout temps, la mesme Poësie s’est faict baptiser, non seulemnet « Grandiloquentia », mais le langage des Dieux et non des Humains […]. C’est le langage des Poëtes […]. Que si ce langage sur-humain est permis absolument à la Poesie, combien plus à l’Heroïque […]. (OC, p. 1097).
Marie de Gournay se montre bien l’héritière de la Pléiade en voyant dans le poème héroïque le genre privilégié de l’innovation lexicale et de l’enrichissement de la langue. Le motif de la fureur et de l’inspiration presqu’absent des deux premiers traités apparaît plus fortement dans le troisième. Mais la présence nouvelle de ce motif ne signifie pas nécessairement que, contrairement à son père d’alliance, Marie de Gournay est soudain convaincue par la nature transcendante et divine de l’inspiration des poètes25, elle trouve plutôt dans ce lieu commun une raison de défendre la liberté des poètes et orateurs, quand ils sont bons. Tout doit être permis aux « esprits bien nez » :
En matiere d’enrichir des Langues, il ne faut quasi que la resolution des esprits bien nez : puis qu’aussi-tost qu’elles ont receu quelque nouveau present ou nouveau ply, de main adroicte, ou seulement autorisée, pour hardy qu’il soit ; l’estrangeté en est ordinairement passée en dix jours […]. (OC, p. 1099)
La grandeur morale du poète assure que le mot qu’il invente s’intégrera naturellement dans la langue. Le motif topique de l’inspiration divine donne par conséquent surtout à Marie de Gournay un argument pour se révolter contre les règles imposées par Malherbe : « La vraye Poesie au surplus, estant une fureur Apollinique, veulent-ils que nous soyons leurs Disciples, après avoir esté ceux d’Apollon ? » (OC, p. 1189). Il y a quelque chose du refus de la servitude volontaire dans les protestations de liberté de Marie de Gournay qui semble aussi se souvenir de La Boétie. 203Le véritable poète est « bien né26 » et s’oppose aux poètes esclaves et courtisans dont elle fait la satire :
Ils veulent par une esclave complaisance, imitans ce dialecte des frisez et poupées de Cour desrober au moins leur particuliere approbation, comme croyans, ce semble, en leur cœur ne pouvoir pas bien meriter l’universelle. Mais certes il ne faut point qu’un esprit et moins un Poeme muguette la faveur, il faut qu’il la ravisse […]. (OC, p. 1113)
Ni Malherbe, ni les « frisez et poupées de Cour » n’ont de légitimité à déterminer si un mot nouveau peut être admis ou non. Seul l’usage (par le vulgaire ou les parlementaires par exemple) peut éprouver un néologisme ; c’est par lui seul que de nouveau le mot peut devenir courant (OC, p. 1086-1087).
Ainsi, il semble que pour Marie de Gournay les lieux communs néoplatoniciens permettent de réinventer un sublime immanent qui s’ancre dans une vision aristocratique, proche de celle de La Boétie et Montaigne. La langue du poème héroïque est celle d’un esprit supérieur qui se distingue par sa « liberté genereuse27 ». Elle le dit très clairement ; pas de grâce sans liberté : « A vray dire, toutes les actions qui manquent d’une splendeur de liberté, manquent aussi de grace et de dignité » (OC, p. 1090). La suite du texte montre que cette liberté a quelque chose de la gaillardise montaignienne : « Voyez la differene de beauté et d’aggrément, entre une grace et une taille libres, et celles qui par leur contraincte, semblent toujours avoir ce qu’on appelle, une eschalas fiché au derriere » (OC, ibid.). Dans le même esprit de revendication de liberté et de satire, elle oppose aussi « les valets de la ryme et de la Grammaire » aux « Graces, riantes, benignes, et qui pour marque expresse de liberté porte la robe desceincte » (OC, p. 1178). Les poètes malherbiens manquent de cette gaillardise, qui est audace, courage, vigueur et gaité et en cela, il manque en quelque sorte d’une forme de virilité qui, selon Marie de Gournay, appartient aussi aux femmes mais non pas aux fillettes :
204[…] ces Escrivains nouveaux venus, affectent en leur travail autre triomphe qu’une espineuse et triste difficulté, c’est de parler pur François, et sans licence, ouy sans hardiesse : c’est de parler en Poesie à la mode qu’une fillette parle en Prose ; sinon plus servilement et scabreusement : afin qu’il soit dit de leur bassesse de courage, qu’elle vise en ses appetits au dessous du noble choix des choses. (OC, p. 1166)
Ces poètes sont non seulement de tristes esclaves, mais ils sont en outre castrateurs d’une langue qu’ils « écourtent », alors qu’elle n’« enfante » que dans l’amplification (OC, p. 1114-1115). La solidarité de la dimension morale et linguistique se voit dans la personnification de la langue et des mots : l’une doit être « déniaisée » (OC, p. 1115), les autres « emancipez » (OC, p. 1084). La langue est en outre vivante comme un corps qui enfante et qu’on peut étouffer. Comme Montaigne, Marie de Gournay donne beaucoup de place au corps et à la matière lorsqu’elle décrit la langue des poètes ou des Dieux, autrement dit celles de Ronsard ou de Montaigne, les élans et les escapades qu’elle admire sont toujours très incarnés ou ancrés dans le concret et la variété du monde.
« Mots emancipez »
Dire librement, dire ce qu’on veut, voilà ce qui garantit donc la supériorité des « conceptions » :
[…] la conception et l’enonciation fortes et puissantes, ne vont non plus l’une sans l’autre, que les deux roues opposites d’un chariot. Mais qu’est-ce que discourir fortement ? c’est dire ce qu’on doit et veut dire, et ce que les autres veulent, et ne peuvent, ce qu’ils cherchent et ne treuvent point. C’est mettre devant les yeux la chose qu’un foible ou commun parleur cherche en vain, ahannant et suant sang et eaue, soubs sa douceur et sa politesse de langage. (OC, p. 1154)
Marie de Gournay met plus encore que Montaigne l’accent sur la liberté, comme source de l’excellence de la langue, ce qui s’explique en particulier parce qu’elle écrit précisément à une époque qui veut contraindre « à [l]a douceur et à [l]a politesse de langage ». Il faut sans doute prendre en considération le caractère pamphlétaire de ses écrits, 205ainsi que le fait Michèle Clément28. Cependant, comme Montaigne et comme Ronsard, mais avec un ton plus évidemment polémique, elle fait reposer la qualité de l’écriture sur une « conception forte » et cette qualité se traduit également par l’évidence ou enargeia : « discourir fortement », c’est « mettre devant les yeux la chose ». L’évidence est, comme chez Montaigne, une qualité de la langue poétique. Marie de Gournay l’admire chez Ronsard29. On mesure combien, dans l’extrait précédemment cité, les comparaisons empruntées à un univers prosaïque et quotidien (« les roues opposites d’un chariot »), les images qui donnent place au corps (« ahannant et suant sang et eaue ») contribuent à « faire voir ». En faisant suer le poète malherbien « soubs sa douceur et sa politesse de langage », l’image du charriot évoquée auparavant est réactivée et le poète laborieux implicitement comparé à un bœuf ou à un cheval de trait tirant laborieusement son chariot de contraintes. Juste avant cet extrait, Marie de Gournay condamne précisément ceux qui rejettent « la moitié du langage ordinaire » et fait se succéder une série de métaphores qui essaient de donner une image de solidité à la langue. En écho avec le prologue du Gargantua30, elle invite non seulement à extraire la moelle de la langue en la croquant et non en la « morcill[ant] doucettement », mais elle oppose aussi une langue huilée à une langue qui serait comme du vin.
Comme l’a précisément montré Romain Menini dans son analyse du prologue de Gargantua, cette opposition entre une langue qui sent l’huile et une autre qui sent le vin est un moyen topique de critiquer une langue laborieuse issue du travail et d’en louer une autre plus inspirée31. De nouveau, l’appropriation que fait Marie de Gournay du motif topique du vin donne encore plus de matérialité à cette image : elle développe ce motif à travers la métaphore d’une langue mise sous la presse du vendangeur. La liberté qui fait la densité de la langue tient ainsi largement au recours au langage ordinaire, à la 206mention du corps agissant ou sentant, ou encore à la référence aux métiers agricoles ou viticoles. Marie de Gournay suit en ceci et Ronsard et Montaigne : le premier en particulier dans l’utilisation d’images empruntées au monde des hommes qui cultivent la vigne ou la terre et le second dans l’effort d’incarnation de la langue32. Mais, ainsi que l’a fait remarquer Jean-Charles Monferran33, Montaigne lui aussi se faisait l’écho des recommandations de la Pléiade, en louant dans ses Essais, moins les mots relevant de l’agriculture ou de la viticulture que ceux de la chasse ou de la guerre. Il voit en effet en ces derniers un « genereux terrein à emprunter » (III, 5, 874). Du Bellay, dans la Deffence, évoque en effet les « Ouvriers […] jusques aux Laboureurs mesmes, et toutes sortes de gens mecaniques34 ». Dans la « Preface sur la Franciade », Ronsard, comme Montaigne, mentionne les chasseurs, parce qu’ils fournissent des comparaisons, mais il évoque plus largement « des artisans de fer et des veneurs, comme Homere, pescheurs, architextes, massons et brief de tous mestiers dont la nature honore les hommes35 ».
Les trois traités de défense de la poésie de Marie de Gournay entrent fortement en résonance avec cette préface, non seulement parce que Marie de Gournay, comme Ronsard dans ce texte, donne le poème héroïque comme horizon de la poésie, met à l’honneur la qualité d’évidence et encore la peinture d’une nature variée, mais aussi parce qu’elle lui emprunte ses comparaisons tirées du monde rural, dont Ronsard recommande l’usage. Marie de Gournay réinvente ainsi la comparaison de Ronsard, selon laquelle les véritables poètes ont l’élégance des chevaux de course. Ronsard écrit en effet qu’il y a « autant de difference entre un Poëte et un versificateur, qu’entre un bidet et un genereux coursier de Naples, et pour mieux les comparer entre un venerable Prophete et un Charlatan 207vendeur de triacles36 ». Ce parallèle entre les bons poètes et les chevaux racés a dû séduire Marie de Gournay qui l’emploie et le réinvente plusieurs fois. Ainsi, selon elle, utiliser les poètes comme garants des normes de la syntaxe, consiste à mettre des « genets à la charrette » (OC, p. 1100), autrement dit, à employer des chevaux de course espagnols comme des chevaux de trait. Elle reformule ainsi cette image dans son troisième traité : « Et puis qu’est-ce de vouloir asservir la Poesie […] à la superstition des rymes, ou à quelque chicane de mots et de manieres de parler […] sinon mettre un gentil et genereux cheval au bagage ? » (OC, p. 1178). Marie de Gournay trouve là une façon extrêmement visuelle de mettre en évidence sa vision aristocratique qui distingue quelques poètes dont la supériorité passe déjà par des valeurs morales, comme la générosité. C’est encore certainement à la préface sur la Franciade qu’elle emprunte dans son Traicté sur la poësie, dans sa préface sur les Essais et dans Du langage françois, une métaphore viticole en utilisant le mot « provigner » (OC, p. 247, 289 et 695). Elle travaille l’image visuelle de la fertilité de la dérivation en associant ce mot à l’idée générale de jardinage ou à la réalité plus précise de la greffe37. Si, sauf erreur, Marie de Gournay n’emploie plus ce terme métaphorique dans ces traités de défense de la poésie, elle continue d’illustrer sa langue par l’art du provignement, comme le montre cet exemple frappant qui relève lui aussi du monde animal. Quand elle fait la satire du poète courtisan, Marie de Gournay construit par suffixation le mot « mitouinage ». Elle souligne d’ailleurs la liberté qu’elle prend en se permettant cette innovation :
[…] il ne faut point qu’un esprit et moins un Poeme muguette la faveur, il faut qu’il la ravisse : et quiconque pretend avoir dequoy la forcer et la ravir de haute luicte, ne la subornera jamais par l’artifice d’un beau mitouinage : ainsi me plaist-il de nommer la ruse de ceste solenelle flatterie. (OC, p. 1113)
Ce mot évoque des pratiques de félins hypocrites. Marie de Gournay se souvient alors peut-être de Belleau38, lorsqu’elle utilise ainsi l’image 208du « mitou », autrement dit du chat, comme un animal caressant, rusé et flatteur. Ainsi, dans son effort polémique, Marie de Gournay utilise les recommandations de Ronsard et de Montaigne non seulement pour enrichir la langue de mots et d’images nouvelles, mais pour donner deux visages opposés à la langue qu’elle métamorphose ou personnifie sans cesse, tantôt comme animal, tantôt comme courtisan. Comme il y a les poètes libres et les poètes servilement courtisans, comme il y a les chevaux de course et les chevaux de trait, il y a une langue émancipée et généreuse et une autre qui confond douceur et faiblesse.
Les adversaires de Marie de Gournay, défenseurs de la douceur et de la politesse, voient de la rudesse où elle voit de la liberté39. Mais malgré tout, contre la réforme malherbienne, elle écrit une histoire de la langue où Montaigne poursuit un travail d’illustration commencé par la Pléiade. Comme Montaigne, pour elle, l’inspiration apollonique est surtout un motif topique. Et elle cherche ailleurs la source d’un sublime que son père s’approprie principalement sous le nom de « gaillardise ». Certes, elle insiste sur le rôle de la Nature qui a doué les « bien nés » de qualités exceptionnelles qui donnent à leur langue sa vigueur, mais plus que Montaigne, elle montre et explicite aussi ce que la langue doit à l’art et au savoir de ceux qui l’ont précédée. Ainsi, elle ne rejette pas sa dette à la rhétorique et révèle mieux celle de Montaigne. La langue qu’elle exalte est aussi bien celle des poètes que des orateurs excellents40. Par conséquent, elle dévoile mieux combien l’écriture des Essais doit à la rhétorique et à la poétique, en particulier dans son usage de l’évidence qui repose, comme le recommandent Du Bellay et Ronsard, sur un usage des mots et des images empruntés à l’univers simple et concret des artisans ou des paysans. Marie de Gournay est enfin le chantre polémique de la liberté et partage avec son père d’alliance l’idée selon laquelle l’excellence de la langue tient à la qualité morale de celui qui parle ou écrit. La gaillardise de la langue de Montaigne s’ancre dans un 209esprit franc, mais aussi dans un corps sain qui doit trouver sa place dans une langue autant que possible « matérielle41 ». La langue gaillarde de Montaigne, et celle émancipée de Marie de Gournay n’appartiennent qu’aux meilleurs. Père et fille d’alliance ont donc également en commun une vision aristocratique et même politique, où tout dans la langue refuse la tyrannie.
Blandine Perona
CALHISTE –
Université de Valenciennes
1 « Montaigne et le sublime dans les Essais », Montaigne et la rhétorique, dir. J. O’Brien, M. Quainton et J. J. Supple, Paris, Champion, 1995, p. 27-48.
2 « Le pseudo-sublime de Longin », Études littéraires, 24, 3, 1992, p. 105-120. U. Langer étudie également le sublime de Montaigne, mais dans une perspective différente. Il met en évidence une affinité entre la lyrique pétrarquéenne et le « sublime » des Essais : « Montaigne, le “sublime” et la provocation lyrique », BSAM, 55, 2012-1, p. 154-174.
3 En effet, M.-C. Thomine le rappelle dans l’introduction des Œuvres complètes : les traités linguistiques « forment un ensemble assez vaste, constitué de plusieurs petits chapitre satellites […] qui gravitent, en s’y reportant sans cesse, autour du traité en triptyque intitulé “Deffense de la Poësie et du langage des Poetes” » (Œuvres complètes, dir. J.-C. Arnould, Paris, Champion, 2002, t. I, p. 44 ; nous nous reporterons désormais au tome I de cette édition qui donne à lire les traités tels qu’ils ont été publiés en 1641, et que nous abrégeons désormais en OC). Une ébauche de ces trois traités de défense de la poésie avait été donnée dès 1619 dans un « Traicté sur la poésie » (ibid., p. 15).
4 « “J’ai un dictionnaire tout à part moy”. Réflexions sur l’exégèse vernaculaire à la Renaissance de l’Épître aux Pisons (v. 46-72) », à paraître dans les mélanges publiés en hommage à Jean Lecointe, Paris, Classiques Garnier. Je remercie vivement J.-Ch. Monferran de m’avoir permis de lire cet article avant publication. Il m’a amenée à prendre la mesure de l’importance de l’analyse de la langue des Essais par Marie de Gournay.
5 « La poésie […] offre, à l’horizon des Essais, l’image idéalisée d’une écriture vive et hardie, rajeunissant la langue usuelle » (Montaigne L’Écriture de l’essai, Paris, PUF, 1988, p. 114 ; plus généralement sur la poésie comme modèle de l’écriture de l’essai, voir les pages 90 à 132). Sur l’importance du modèle poétique pour Montaigne, on peut lire également le livre d’Y. Delègue qui rappelle que Montaigne se situe dans la mouvance de J. Du Bellay qui écrivait qu’il voulait composer « soit une prose en ryme ou une ryme en prose » (Montaigne et la mauvaise foi. L’écriture de la vérité, Paris, Champion, 1998, p. 198-199, voir plus largement les p. 185-217). Sur le même sujet, on peut également lire le numéro suivant des MS : Montaigne et la poésie, 17, 2006.
6 « Le poème héroïque dans les arts poétiques français de la Renaissance : genre à part entière ou manière d’illustrer la langue », Revue d’Histoire littéraire de la France, 100, 2, 2000, p. 200-216.
7 « La Deffence et Illustration de la langue françoyse : un œuvre ronsardien ? », Littérales, 26, 2000, p. 103. En épigraphe de cet article, J.-Ch. Monferran choisit cette phrase explicite de l’Art poétique de J. Peletier. « L’Œuvre Héroïque est celui qui donne le prix, et le vrai titre de Poète » (ibid., p. 101).
8 « Montaigne et le sublime dans les Essais », art. cité, p. 28.
9 Œuvres complètes, éd. P. Laumonier, Paris, Nizet, 1983, t. XVI, p. 345.
10 Sat. I, IV, v. 56-62.
11 Œuvres complètes, éd. citée, t. XVI, p. 346.
12 Essais, Bordeaux, S. Millanges, 1580, p. 228-229. Par défaut, nous citerons dans l’édition Villey-Saulnier.
13 « “J’ai un dictionnaire tout à part moy” […] », art. cité.
14 Cornucopia : figures de l’abondance au xvie siècle, Paris, Macula, 1997 [1979], p. 292.
15 « Montaigne et le sublime », art. cité, p. 27-28.
16 M. Magnien mentionne bien l’Art Poétique d’Horace comme l’une des sources de la « doctrine du sublime » de Montaigne (ibid., p. 45). En outre, sur les liens forts entre poétique et rhétorique à la Renaissance, on peut se référer à l’ouvrage fondateur de Kees Meerhoff, qui s’intéresse en particulier à la question du nombre oratoire : Rhétorique et poétique au xvie siècle en France. Du Bellay, Ramus et les autres, Leiden, Brill, 1986.
17 En réalité, A. Zangara annonce deux types d’enargeia et écrit ainsi : « une différence majeure apparaît à l’intérieur du corpus immense de l’évidence rhétorique : celle qui permet de distinguer – selon l’importance attribuée à l’inspiration ou au métier, à la dissimulatio artis ou à l’exhibition – deux différentes conceptions de l’enargeia et de son pouvoir d’“amplification” : l’une proprement oratoire et poétique, l’autre foncièrement épidictique » (Voir l’histoire : théories anciennes du récit historique iie siècle avant J.-C. – iie siècle après J.-C., Paris, éditions de l’EHESS, J. Vrin, 2007, p. 255). Cependant, la suite montre qu’elle distingue une enargeia poétique et évoque « l’archétype de la parole qui fait “voir” est celui de l’ancien poète “visionnaire” : c’est une parole “possédée” par une force dont elle n’est que l’“interprète”. C’est la parole de Ion, le rapsode inspiré dont parle Platon » (ibid., p. 257), puis elle parle de la phantasia chez Quintilien et enfin de l’enargeia descriptive de Demetrios, qui n’explique pas « l’enargeia des comparaisons homériques en fonction de leur capacité d’“animer l’inanimé”, mais en raison du fait “qu’aucune circonstance n’est ignorée, que rien n’est omis” » (ibid., p. 268).
18 Voir Montaigne, L’Écriture de l’essai, op. cit., « Faire l’amour avec les mots », p. 127-132 et Cornucopia, op. cit., « Une érotique du texte », p. 289-301.
19 B. des Périers, Nouvelles récréations et joyeux devis, éd. K. Kasprzyk, Paris, Champion, 1980, p. 17. Montaigne a sans doute lu attentivement cette première nouvelle qu’il cite dans le chapitre « Que le goust des biens et des maux depend en bonne partie de l’opinion que nous en avons » (I, 14, 53).
20 L’ajout inséré juste avant la fin du chapitre « Du jeune Caton » (I, 37, 232) consacré à la fureur montre aussi que Montaigne s’intéresse plus à l’approche platonicienne de l’expérience poétique après 1588. Montaigne s’inspirant du dialogue intitulé Ion décrit de quelle façon l’enthousiasme se communique du poète à l’interprète et de l’interprète à la foule qui l’écoute. Montaigne emprunte alors à ce dialogue l’image de l’aimant, image qu’avait également retenue Ronsard dans son « Ode à Michel de l’Hospital ».
21 « Mon stile et mon esprit vont vagabondant de mesme » (III, 9, 995).
22 Nous reprenons cette formule au titre de l’article de M. Clément « Les éléments éparts d’un art poétique dans l’Ombre de la damoiselle de Gournay » (Marie de Gournay et l’édition de 1595 des Essais, dir. J.-Cl. Arnould, Paris, Champion, 1996, p. 163-173). Elle y met précisément en évidence un dialogue entre l’œuvre de M. de Gournay et la Deffence et illustration de la langue françoise de J. Du Bellay (en particulier, p. 165-167).
23 Voir l’article déjà cité « “J’ai un dictionnaire tout à part moy” […] ».
24 Les Essais, éd. J. Balsamo, M. Magnien et C. Magnien-Simonin, Paris, Gallimard, 2007, p. 7.
25 M. de Gournay invoque aussi un dessein de la Nature pour expliquer la conservation et le progrès de la langue garantie par une transmission des œuvres des grands esprits aux bons lecteurs : « Je ne croy nullement avoir tort de mettre une bonne part des Langues entre les Œuvres de la Nature, elle y travaille à son tour, du moins à leur conservation : conservatrice des monuments et du portraict de ses plus chers Ouvrages, les grands esprits, qui subsistent et qui vivent en leurs Compositions. Ouy vrayment, elle suscite les Lecteurs forts et suffisans à s’interesser avec elle au soin et au progrez de cette conservation, par l’amour qu’elle leur inspire de choses si belles » (OC, p. 1061). La vision reste très aristocratique, l’histoire de langue est assurée par les meilleurs auteurs et les meilleurs lecteurs.
26 Il y a bien chez M. de Gournay l’idée d’une aristocratie des œuvres et des esprits qui procède de la Nature. Les lecteurs doués naturellement sont les garants de la mémoire des grandes œuvres : « La providence et la majesté de la Nature soigneuses de maintenir ses Ouvrages, sentans qu’un cerveau leger peut rejetter autant de mots qu’il veut, ont faict quand et quand, qu’un cerveau tymbré ne l’en peut advouer ny se plaire à cette rejection […] » (OC, p. 1161).
27 M. de Gournay parle en effet de la « liberté genereuse » des écrits des deux prélats qu’elle défend (OC, p. 1111).
28 « Les éléments éparts d’un art poétique dans l’Ombre de la damoiselle de Gournay », art. cité, p. 168.
29 Elle dit en effet des œuvres de Ronsard qu’elles sont « reluisantes d’hipotypose ou peincture, d’invention, de hardiesse, de generosité : et dont la vive, floride, et Poetique richesse authoriseroit trois fois autant de licences » (OC, p. 1176).
30 Voir ibid., note B, p. 1153.
31 « Lucien batave, Lucien français », Érasme et la France, dir. B. Perona et T. Vigliano, Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 97-104.
32 Sur l’importance du concret et du matériel dans la langue de Montaigne, voir l’article de M.-C. Thomine, « Le goût de la langue : Remarques sur l’usage des mots concrets dans le chapitre “De ménager sa volonté” », Fabula / Les colloques, Montaigne. Le livre III des Essais, dir. R. Cappellen et D. Knop, Fabula, Colloques en ligne, 2017, URL : http://www.fabula.org/colloques/document4232.php.
33 « Le “dictionnaire tout à part [s]oi” de Montaigne : quelques remarques sur les mots des métiers et les mots “paysans” dans les Essais », dans La Langue de Rabelais – La Langue de Montaigne, dir. F. Giacone, Genève, Droz, 2009, p. 405-421.
34 La Deffence et illustration de la langue françoyse (1549), éd. J.-Ch. Monferran, Genève, Droz, 2001, p. 145.
35 « Preface sur la Franciade », Œuvres complètes, éd. citée, t. XVI, p. 343.
36 Ibid., p. 345.
37 Sur les utilisations du mot « provigner » et sur l’art du provignement, voir l’analyse de R. Menini dans l’article suivant : D. Knop et R. Menini « L’art du provignement dans le livre III des Essais », Montaigne Le livre III des Essais, dir. R. Cappellen et D. Knop, Fabula, Colloques en ligne, 2017, URL : http://www.fabula.org/colloques/document4264.php.
38 Dans La Reconnue (1578) de R. Belleau, Potiron fait rimer « mitouin » avec « patelin » et ensuite Janne s’écrie : « Il l’a si bien mitouinée / et si bien empatelinée / qu’il a fait ce qu’il a voulu » (éd. J. Braybrook, Genève, Droz, 1989, v. 1342-1346, p. 102-103). Le Französisches Etymologisches Wörterbuch relève également la locution « faire le mitou » qui signifie « faire l’hypocrite ».
39 Sur ce point, voir A. Volpilhac, « Montaigne le “barbare” : la crise de la lisibilité des Essais au xviie siècle », Fabula-LhT, 16, « Crises de lisibilité », janvier 2016 [en ligne].
40 Elle écrit ainsi « non seulement le Poete, mais l’Orateur élégant, dira tousjours mesme chose en divers lieux » (OC, p. 1115).
41 Nous renvoyons par cet adjectif à la phrase déjà citée où Montaigne exprime son désir d’écrire « plus materiellement et simplement » (III, 5, 877).
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-08398-6
- EAN : 9782406083986
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08398-6.p.0191
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 27/07/2018
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français