Montaigne anthropologue Retour sur une idée courante
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2014 – 2 et 2015 – 1, n° 60-61. varia - Auteur : Dupeyron (Jean-François)
- Pages : 41 à 63
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
Montaigne anthropologue
Retour sur une idée courante
Il y a plus affaire à interpreter les interpretations qu’à interpreter les choses, et plus de livres sur les livres que sur autre subject : nous ne faisons que nous entregloser. Tout fourmille de commentaires1.
Introduction :
tout fourmille de précurseurs
L’histoire des idées, des arts et des lettres est pleine de « précurseurs », auxquels une idée courante attribue l’honneur d’avoir préparé ou fondé un courant qui est devenu par la suite un élément important dans l’histoire culturelle. Le précurseur, par son œuvre, est censé annoncer des formes culturelles ou scientifiques ultérieures, ce qui justifie qu’il occupe une place privilégiée dans une histoire qui lui est pourtant postérieure et largement étrangère. On ne compte donc plus les « précurseurs » que la critique peut célébrer pour les géniales prémices qu’elle croit déceler chez eux.
Cet éloge fréquent des « précurseurs » oublie facilement plusieurs éléments : tout d’abord la détermination d’une lointaine filiation est toujours une reconstitution, c’est-à-dire qu’elle dépend d’un jugement porté a posteriori sur une œuvre à partir de considérations qui ne la concernent guère et qui parlent bien plus du contexte de la critique que de la réalité des œuvres arborées comme « preuves » du caractère
annonciateur de celles-ci. De plus, l’interprétation d’une œuvre dépend essentiellement de ce que celle-ci voulait faire dans un contexte donné, non de son ombre portée dans l’histoire. Certes, en vertu d’un hégélianisme faussé, la généalogie des courants philosophiques, par exemple, peut toujours reconstruire une forme de logique dans l’histoire des idées, mais il est à craindre que ce focus sur les filiations et les inspirations, sous couvert d’éclairer les œuvres, ne réduisent en fait la compréhension de ce qu’elles sont fondamentalement : des phénomènes singuliers dont la reconstitution doit se contenter de décrire la formation dans un contexte donné, sans nécessairement leur faire dire ce qu’elles ne disent pas ou ce qu’elles ne voulaient en tout cas pas dire.
Il en est ainsi dans le cas de Montaigne, qu’il est courant de désigner comme un précurseur, voire comme le précurseur, de l’anthropologie. Nous proposons d’examiner quelques aspects de cette idée courante d’un Montaigne anthropologue.
Lévi-Strauss
et les « données ethnographiques »
En consacrant à Montaigne un chapitre entier de son ouvrage Histoire de lynx, Claude Lévi-Strauss a amplement contribué à la stabilisation de cette idée d’un Montaigne anthropologue, surtout quand il énonce son admiration pour la collecte de « données ethnographiques » à laquelle se serait livré Montaigne ou quand il affirme que « Montaigne offre au lecteur un précis très documenté d’ethnographie tupinamba2 » dans les passages du chapitre « Des Cannibales » où sont évoqués les Indiens de la baie de l’actuelle Rio de Janeiro. Une conception courante perdure ainsi autour de l’image d’un Montaigne fin connaisseur de la réalité sociale des Indiens Tupinambas. En ce sens, Montaigne serait un précurseur des méthodes « modernes » d’investigation ethnographique, comme semblent le confirmer ses fracassantes déclarations relativistes, telle celle-ci : « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage3 »,
formule célèbre qui a fortement inspiré Lévi-Strauss quand celui-ci écrit que « le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie4 ».
Au niveau du texte, en effet, l’humanisme relativiste de Montaigne, appliqué à l’analyse de la diversité humaine, semble clairement donner raison à Lévi-Strauss. Renonçant au culte d’une « vérité » de l’idée d’Homme, Montaigne indique que puisque rien ne peut être dit « vrai » quant aux façons de vivre, rien ne peut non plus être dit « faux ». L’Indien anthropophage – s’il existe – n’a ni complètement raison ni complètement tort lorsqu’il consomme de la chair humaine. Il a relativement raison, dans un certain ordre culturel qui est le sien et qui n’est ni exportable ni condamnable par le tribunal issu d’un autre ordre culturel. En fait, la raison humaine n’est pas cette faculté divine et unitaire de reconnaissance de la vérité, mais un assemblage bigarré d’opinions diverses et variées, « une teinture infuse environ de pareils pois à toutes nos opinions et mœurs, de quelque forme qu’elles soient : infinie en matiere, infinie en diversité5 ».
Du coup Montaigne relativise la « barbarie » des Indiens, et prend même la défense des « Cannibales », dont l’anthropophagie rituelle et guerrière est somme toute moins sanguinaire que les cruautés des guerres de religion et des conquêtes violentes : « je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le manger mort, à deschirer, par tourmens et par geénes, un corps encore plein de sentiment, le faire rostir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux (comme nous l’avons, non seulement leu, mais veu de fresche memoire, non entre des ennemis anciens, mais entre des voisins et concitoyens, et, qui pis est, sous pretexte de pieté et de religion), que de le rostir et manger apres qu’il est trespassé6 ».
La thèse de Lévi-Strauss a donc pas mal de bon grain à moudre à partir du regard de Montaigne sur les Indiens du Brésil, qui semble reconnaître : primo que l’Indien est aussi digne d’intérêt que l’Européen, qu’il n’est pas un « barbare » peu humain ou une aberration de la nature, mais une forme singulière et naturelle de l’humanité ; secundo, que ses coutumes « valent » peut-être les nôtres puisque nous n’avons pas de critère ou d’échelle de valeur pour les ordonner en une hiérarchie objective.
La première de ces dimensions est une condition nécessaire pour que tente de se développer cette activité qualifiée d’ethnographique, car à travers elle Montaigne reconnaît que c’est en tant qu’humain que l’Indien doit être étudié, comme doivent l’être par exemple les Hongres, les Scythes, les Lacédémoniens et tous les peuples connus. Pour ce faire, il faut si possible voyager, étudier précisément les mœurs des différents peuples, rencontrer les populations dans leur diversité et leur authenticité. Et la courtisane italienne ou le paysan périgourdin peuvent alors nous en apprendre autant – sinon plus – sur l’humanité que l’homme idéal d’un certain discours philosophique. A priori Montaigne vérifie lui-même certains des éléments de ce programme, par son éloge du voyage, son goût pour l’observation concrète des traits culturels ordinaires (et pas seulement des « bizarreries » et autres « curiosités » qui font le délice de certains salons et cabinets à partir du xve siècle) et son souci des témoignages directs. Quant à la seconde dimension du relativisme de Montaigne, elle est au cœur du manifeste du relativisme humaniste qui à l’époque se revigore au contact du Nouveau Monde, mais que Montaigne pousse peut-être plus loin que la plupart de ses contemporains en osant même relativiser l’anthropophagie. Bref, la thèse de Lévi-Strauss a en apparence tout pour elle.
Toutefois, dans un travail publié en 20137, nous avons essayé d’examiner cette thèse de façon critique, en lançant à partir des propos de Montaigne sur les Cannibales une forme d’enquête philosophique. La notion d’« enquête » est ici importante : elle indique que la liberté des commentaires et la présentation aisée de la conception courante sont momentanément suspendues, afin de permettre un travail rigoureux dans l’établissement des informations. Cet effort porte sur plusieurs motifs de recherche : les sources et la fiabilité des documents dont disposait Montaigne, la situation de Montaigne dans son époque, sa méthode d’investigation et son processus d’écriture.
En effet, nous suspectons par principe le texte sur les Indiens de ne pas être le produit d’une attitude « ethnographique » délibérée et maîtrisée, mais le résultat un peu hasardeux du mouvement singulier et tâtonnant de Montaigne dans une situation donnée, une situation dont l’examen révèle, comme nous allons le découvrir, que les informations
en sa possession n’avaient pas grand-chose de fiable et même, que la posture scientifique de l’anthropologue n’a été qu’esquissée. La question des Indiens, en gros, a été traitée avec désinvolture, et non avec le « sérieux » scientifique propre à notre époque – mais l’on sait que l’attitude désinvolte est tout autant une esthétique et une éthique propres à la Renaissance et donc une façon positive de traiter des affaires du monde humain8 ; cependant, en faire la source de l’ethnographie scientifique est d’emblée une idée assez étrange.
Pour soutenir notre hypothèse, nous nous sommes intéressé, au-delà du sens du texte de Montaigne, à l’histoire singulière de la production de ce sens, de ce sens et pas d’un autre. Nous voulons donc passer de l’écrit à l’écrire. C’est à une reconstitution de l’acte d’écriture philosophique que notre enquête se consacre : comment Montaigne a-t-il écrit ce qu’il a écrit sur les Tupinambas et pourquoi a-t-il écrit cela ?
La rumeur savante
sur la « France Antarctique »
Les Indiens qui l’intéressent au premier chef ne sont pas les peuples mexicains et péruviens décimés par Cortez ; il s’agit plutôt des indigènes de la côte du Brésil, aux alentours de Guanabara (aujourd’hui Rio de Janeiro). L’histoire de la présence française au Brésil au xvie siècle et de la tentative avortée de création d’une « France Antarctique » est un des éléments majeurs de l’arrière-plan du chapitre « des Cannibales ».
Dès 1503-1504, à la suite du marin Dieppois Jean Cousin ou d’un capitaine de Honfleur nommé De Gonneville9, plusieurs navigateurs français accostèrent au Brésil et commencèrent à installer une présence
suivie sur la côte proche de Guanabara10. Le bout de côte où les Français prirent leurs habitudes était peuplé d’Indiens Tupinambas (c’est le nom retenu par la postérité). Ce peuple fut exterminé par la colonisation, vérifiant la prédiction funeste de Montaigne sur le sort de ceux d’entre eux qui furent amenés en France au milieu du xvie siècle, « ignorans combien coutera un jour à leur repos et à leur bon heur la connoissance des corruptions de deçà11 ». Gonneville ramena de ses six mois passés sur la terre du Nouveau Monde un récit sans doute peu lu, mais l’écho de son voyage commença de populariser l’attrait pour ce Brésil lointain, lequel devient alors peut-être la terre neuve la mieux « connue » des Français (d’une connaissance très incertaine et imaginaire, bien évidemment)12. Et tous ceux qui rentraient en France alimentèrent la rumeur naissante autour de cette terre lointaine.
Par la suite, l’échec pitoyable de l’expédition colonisatrice conduite de 1555 à 1559 par le vice-amiral de Bretagne Nicolas Durand de Villegagnon (la « vile guenon » que brocardèrent par la suite ses ennemis huguenots) signa la fin de la présence française mais alimenta la chronique mondaine à la Cour et la rumeur montante sur les Indiens.
Quel a été l’impact de tout cela sur Montaigne ? Comment reçut-il la relation de ces événements et les différentes informations sur le Brésil ? Comment les renseignements sur les populations du Nouveau Monde lui sont-ils parvenus ?
Ces populations, il semble d’abord qu’il n’ait pu les rencontrer que par la rumeur sur le Nouveau Monde qui circulait dans les cercles érudits et à la Cour depuis le premier voyage de Christophe Colomb en 1492, ainsi que dans les relations écrites d’expéditions, qui avaient été publiées en nombre non négligeable depuis cette date. Cette « rumeur savante », propagée par les salons, les écrits et les cercles érudits était également alimentée par une « rumeur populaire » portée par l’opinion de la rue, les récits de mariniers et le « on-dit » des conversations ordinaires. Le terme de « rumeur » paraît assez adéquat pour désigner la représentation collective qui se forma à l’époque sur les Indiens du Nouveau Monde
et qui se propagea sous l’effet de son caractère à la fois vraisemblable et invraisemblable sans que quasiment personne n’en puisse vérifier la validité. En général, une rumeur apparaît vraisemblable car elle est répétée par tout un chacun et car elle se nourrit et se durcit grâce à ces innombrables répétitions ; et elle est d’autant plus populaire qu’elle avance des éléments invraisemblables (tels que l’anthropophagie, la polygamie ou la nudité que la rumeur sur le Brésil prêtait aux Indiens). La rumeur populaire et la rumeur savante peuvent ne pas coïncider, surtout quand la seconde prend la forme d’un paradigme savant et prétend se distinguer radicalement des « idioties » populaires. Mais elles peuvent aussi être très proches. Et surtout, elles peuvent toutes deux mêler le vrai et le faux sans donner de critère pour les distinguer.
L’introduction ici de la notion de « rumeur » s’inscrit dans la tentative pour vérifier la nature et la valeur des sources à la disposition de Montaigne, car comme nous allons le voir celui-ci est principalement, voire exclusivement, informé par les rumeurs populaire et savante, même si en essayant de les distinguer il semble entrevoir le caractère peu fiable de la rumeur savante qui se propage alors à la suite de la publication des œuvres des cosmographes et des récits des explorateurs.
Les sources écrites de Montaigne
La première chose à laquelle on pense lorsqu’on s’intéresse aux informations éventuellement glanées par Montaigne sur le Nouveau Monde, ce sont les livres, dont on sait qu’ils occupèrent une place importante dans sa vie. Puisque Montaigne confessa son inaptitude au voyage par mer, il n’évoqua jamais la folle possibilité d’aller lui-même sur place étudier les Tupinambas (sinon il aurait « grillé » Lévi-Strauss de quatre siècles…), donc il dut s’en remettre à des sources indirectes, notamment à la richesse de sa « librairie », forte d’un bon millier d’ouvrages. Montaigne y puisa abondamment pour rédiger ses Essais ; il le proclame en évoquant « mille volumes de livres autour de moy en ce lieu où j’escris13 ».
On peut toutefois penser qu’il n’a pas pu puiser dans ses lectures sur le Nouveau Monde une connaissance solide et rigoureuse des « Cannibales » car la valeur scientifique des ouvrages savants et des récits de voyage était douteuse. Les sources livresques furent sans doute davantage motif à imagination et à « resverie » qu’à investigation savante.
D’ailleurs Montaigne lui-même exprima des réserves sur la valeur des récits sur le Nouveau Monde et plus encore sur le travail à prétention universelle des cosmographes. Dans une allusion transparente, au cœur du chapitre « Des Cannibales », il critique ainsi André Thevet, cosmographe du Roi, qui faisait partie de la première expédition à Guanabara : parce qu’il a voyagé dans quelques parties du monde, celui-ci prétend « nous conter nouvelles de tout le demeurant du monde », sans se limiter à ce qu’il a pu apprendre de façon fiable. D’où le souhait de Montaigne : « je voudroy que chacun escrivit ce qu’il sçait, et autant qu’il en sçait, non en cela seulement, mais en tout autres subjects : car tel peut avoir quelque particuliere science ou experience de la nature d’une riviere ou d’une fontaine, qui ne sçait au reste que ce que chacun sçait. Il entreprendra toutes-fois, pour faire courir ce petit lopin, d’escrire toute la physique. De ce vice sourdent plusieurs grandes incommoditez14 ». Cette déclaration laisse penser que Montaigne ne s’est guère fié aux principaux ouvrages sur le Nouveau Monde écrits par des cosmographes, que d’ailleurs il ne cite jamais. En tout cas, s’il a eu connaissance du travail de Thevet, il ne lui a pas accordé beaucoup de crédit.
En fait, les principaux ouvrages dont il a pu s’inspirer pour écrire « Des Cannibales » semblent être ceux-ci (certains d’entre eux sont cités quasiment mot à mot) :
–La Cosmographie universelle, contenant la situation de toutes les parties du monde, avec toutes leurs proprietez et apartenances, de Sebastian Munster (1489-1552). L’édition originale en allemand date de 1544. Paru en 1556, l’exemplaire possédé par Montaigne est une édition traduite en français et enrichie par François De Belleforest. Il a été retrouvé, porteur de nombreuses annotations et soulignements de sa main. On y trouve les clichés courants sur la nudité et sur le cannibalisme.
–Les singularitez de la France antarctique, du moine cordelier André Thevet. Livre publié en décembre 1557 et en janvier 1558 (la publication fut interrompue le temps d’un procès suite à une plainte d’un des « nègres » de Thevet).
–Cosmographie universelle, du même André Thevet. Édité en 1575, cet ouvrage entraîna une réaction écrite du protestant Jean de Léry.
–Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, du protestant Jean de Léry. Publié en 1578, cet ouvrage a très bien pu servir de document principal pour la rédaction du chapitre « Des Cannibales », quoi qu’en dise Montaigne qui affirme plutôt s’appuyer sur des témoignages oraux. Il est probable que Montaigne lut cet ouvrage avant d’écrire son chapitre sur les Indiens de la côte du Brésil, car certaines descriptions sont quasiment communes au chapitre « Des Cannibales » et au récit de Léry.
On peut également penser que divers autres ouvrages ont pu alimenter chez Montaigne la « connaissance » du Nouveau Monde : par exemple le Delle Navigationi et Viaggi, de Giovanni Battista Ramusio, paru en 1550 à Venise et comportant la traduction italienne du Discours d’un grand capitaine de Dieppe, de Pierre Crignon15. On peut penser aussi à l’ouvrage de l’Allemand Hans Staden, qui vécut neuf mois auprès des Tupinambas et publia en 1557 sa Véritable histoire et description d’un pays habité par des hommes nus, féroces et anthropophages, livre rapidement traduit en latin et dans plusieurs langues européennes16. Mais comme ces ouvrages présentent une assez grande uniformité dans la représentation des peuples découverts, il ne sert pas à grand-chose, en principe, de se demander si Montaigne les a lus ou ne les a pas lus.
L’invention du Nouveau Monde
Que disaient ces textes et qu’en a fait Montaigne ?
Alors que bien souvent on attribue à la lecture de Thevet et de Léry les sources de Montaigne quand il parle du Brésil, il ne faut pas oublier que la première édition de la Cosmographie Universelle de Münster est parue en 1550, soit sept ans avant Les Singularitez de la France antarctique de Thevet, et vingt-huit ans avant Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil de Léry. Une incertitude existe, il est vrai, sur la date de parution de l’exemplaire possédé par Montaigne, qui est souvent mentionnée, y compris par Pierre Villey, comme étant 1565. Mais tout change avec la proposition de Barbara Pistilli et de Marco Sgattoni, qui dans une recherche récente et rigoureuse avancent la date de parution à 1556 en s’appuyant sur l’achevé d’imprimer en « l’anne de grace mille cinq centz et conquante six » que porte l’exemplaire de la Cosmographie Universelle possédé par Montaigne17. Ainsi, en fonction de cette date rectifiée, rien ne nous dit que la Cosmographie Universelle de Münster n’est pas en réalité la première et décisive lecture de Montaigne sur ce sujet. La quantité d’annotations portées par Montaigne sur son exemplaire va aussi en ce sens. Si l’opinion commune valorise surtout le duo Thevet/Léry, c’est probablement pour la seule raison que ce duo antagoniste – un catholique et un protestant – nous renvoie facilement au contexte, dont il est comme une trace mnémotechnique.
La Cosmographie universelle, contenant la situation de toutes les parties du monde, avec toutes leurs proprietez et apartenances est en tout cas un ouvrage monumental. Dans l’édition de 1575, le livre septième est intitulé Des terres descouvertes de nostre tems ausquelles on a donné de nouveau monde, ou d’Indes Occidentales, ou Amerique. Les « Caribes » ou « Canibales mangeurs d’homme » sont désignés comme un des groupes peuplant « le païs du Bresil ».
Münster consacre douze pages de sa description aux « Peuples Canibales » en avouant s’inspirer fidèlement du récit du « descouvreur
Americ Vespucce ». Montaigne a pu puiser dans cette description de seconde main de quoi rédiger sa propre version (de troisième main, donc…) ; il y trouva l’éloge de la « courtoisie des Bresiliens », de leur « bonté et innocence » et de leur hospitalité : « volontiers ils logent les estrangers ». Le texte de Vespucci, via Münster, a certainement touché Montaigne par l’étonnante et enthousiasmante peinture d’un peuple beau, courtois et innocent : « ce païs est des mieux peuplez que j’aye oncques veu, & les habitans sont fort privez, & paisibles, n’offencent aucun, vont tout nuds come ils sortent du ventre de leurs meres, & nuds ils naissent, nuds ils vivent, nuds aussi s’en vont-ils mourir. Ils sont bien formez de corps, & proportiounez si bien qu’il n’y manque chose quelconque. […] Ils ont le visage beau, & le regard plaisant, & agreable18 ».
Les Brésiliens sont également définis par la négative comme des « barbares sans nulle cognoissance de Dieu, ni de loy, ou police19 », ne faisant « aucun compte des biens patrimoniaux », et « n’ayans Roy, Prince ne seigneur, chacun étant Roy de soi-mesme, & chacun se donnant la loy telle qu’il veut suyvre20 ». Plus bas, Münster dénonce la cruauté des « Caribes ou Canibales, tous antropophages, cruels, desloyaux, & meschans, & les plus abominables Sodomites qui soient au monde21 ». La suite du chapitre aligne des traits étranges, notamment dans le domaine de la sexualité, des règles matrimoniales et de l’anthropophagie.
Montaigne a donc pu puiser dans la Cosmographie Universelle une belle pelote de traits culturels divers, plus ou moins authentiques certes, mais donnant des peuples du Nouveau Monde une image très exotique. On retrouve l’incontestable empreinte de cette pelote à prétention ethnographique dans « Des Cannibales », quand Montaigne entame lui-même une description des « nations » du Brésil. Par exemple sa remarque sur l’absence de « contrats », de « successions » et de « partages » ressemble clairement à la mention de Münster sur l’inexistence de « biens patrimoniaux » chez les Indiens.
Mais que valaient ces sources écrites ? Pas grand-chose en termes scientifiques sans doute. Si on les compare, on y trouve partout les mêmes
clichés ; et si on remonte à la source des nombreux textes sur le Nouveau Monde écrits au xvie siècle, on tombe sur trois textes fondamentaux, œuvres d’un Génois, d’un Milanais et d’un Florentin, et sur un ouvrage porteur d’une brillante intuition mais rédigé par des Vosgiens érudits qui n’ont jamais mis les pieds sur le sol du Nouveau Monde…
Ces ouvrages peuvent être considérés comme « les principaux textes responsables de l’image initiale que les Européens se feront de l’Amérique et des Américains22 » :
–la Lettre sur les îles récemment découvertes, écrite en castillan par Christophe Colomb en 1493 et traduite immédiatement en plusieurs langues, dont le français ;
–les différentes lettres écrites par Pierre Martyr d’Angheria à partir de 1493, sur la base des témoignages de Colomb et de certains de ses marins et compagnons, et regroupées dans des éditions successives dès 1503 ;
–les textes attribués à Amerigo Vespucci, notamment Mundus Novus (1503) et Quattuor navigationes (1507) ;
– la Cosmographiae Introductio de Martin Waldseemüller, éditée à Saint-Dié en 1507 et proposant la première carte du monde utilisant le nom « America » pour désigner le nouveau continent situé au Sud des îles découvertes par Colomb.
La question ici n’est pas de savoir si Montaigne a directement lu ces différents textes fondateurs (c’est possible) mais de les considérer comme les probables matrices de la rumeur savante sur le Nouveau Monde, rumeur dont on retrouve les traits saillants dans les ouvrages postérieurs et dans la représentation collective des Indiens – et donc jusque dans la bibliothèque de Montaigne, voire sous sa plume. Par exemple, la Cosmographie Universelle de Munster, ouvrage très apprécié de Montaigne, recopia fidèlement des passages des lettres de Vespucci.
Il y eut en tout cas un décalage entre les premiers récits (1493) et l’abandon de l’hypothèse selon laquelle le continent atteint par les explorateurs était le continent asiatique, puisque la carte de Waldseemüller fut éditée en 1507 et que ce ne fut qu’en 1513 que le voyage de Vasco
Nuňez de Balboa confirma l’existence du Pacifique, ouvrant la voie aux premières circumnavigations. Or c’est pendant ce laps de temps que les textes fondateurs furent publiés, sur la base de la conviction confuse que les navigateurs avaient découvert une voie vers l’Extrême-Orient. Du coup, ce sont les images et représentations ordinairement attribuées aux Asiatiques et à l’Orient inconnu qui furent initialement projetées sur les « Indiens », où elles se mêlèrent à quelques détails pittoresques peut-être authentiquement glanés sur le terrain et à tout un imaginaire relatif à la « pensée enchantée » de l’époque23. Par exemple, le fantasme récurrent affirmant depuis l’Antiquité grecque l’existence des « Amazones », et qui n’avait cessé de repousser la localisation de leur domaine vers l’Est, en partant le long de la route de la soie24 de la Turquie pour aller vers la Mongolie et plus loin encore, fut réactivé dès la découverte des Antilles. Avec les découvertes de Colomb, le mythe continua sa course, et donc on retrouva sans surprise les Amazones dans les premiers récits sur le Nouveau Monde. Si Thevet répéta en 1557 dans Les Singularitez de la France antarctique qu’au Brésil se situait le « païs des Amazones », ces guerrières qui « pendent par une jambe à quelque haute branche d’un arbre » leurs prisonniers25, c’est bien parce que Colomb et Martyr en avaient déjà parlé. Par exemple, Martyr rapporta que l’île de « Madanino » « n’était occupée que par des femmes » et relia cette population aux Amazones dont il était question dans l’Antiquité26.
Bref, l’invention du Nouveau Monde a en partie recyclé les représentations occidentales de l’exotisme en vigueur depuis l’Antiquité, en projetant sur les Indiens des images qui pour l’essentiel n’avaient aucun rapport avec la réalité observée. Des souvenirs littéraires ont incontestablement tenu lieu de descriptions ethnographiques, ou se sont au moins mêlés à celles-ci de façon très intime. Et les explorateurs ont écrit leurs récits avec la plume de Marco Polo et non comme un compte-rendu ethnographique… sans oublier l’illusion du Paradis terrestre très présente chez
Vespucci : « s’il est en quelque endroit de la terre un Paradis terrestre, je pense bien qu’il n’est pas éloigné de ces régions27 ».
On peut donc aborder les premiers récits avec circonspection car ils sont bâtis selon deux axes principaux (les mythes antiques et l’image du Paradis Terrestre), auxquels se mêlent probablement quelques traits pittoresques ou merveilleux et des éléments sélectionnés et valorisés en fonction de l’objectif poursuivi par chaque auteur. Certains détails qui empruntent aussi au merveilleux et qui décrivent des extravagances (les animaux géants, la profusion des pépites d’or, l’utilisation d’un « poisson de chasse » comme d’un chien de chasse, l’extraordinaire longévité prêtée aux Indiens, etc.), finissent de jeter le doute sur leur véracité. Si l’on pouvait enlever tous ces éléments « parasites », que resterait-il de la rencontre effective des Indiens ? Bien peu de choses sans doute. Montaigne, lui-même, dans le chapitre « Des Cannibales », commence par confronter la découverte du Nouveau Monde aux mythes antiques, dont celui de l’Atlantide et d’une « grande isle fertile, toute revestuë de bois et arrousée de grandes et profondes rivieres, fort esloignée de toutes terres fermes » que les Carthaginois auraient découverte28. Après avoir écarté ces rapprochements, il décrit quand même une forme d’« Âge d’Or » en ce monde idyllique où « il est rare [de] voir un homme malade » et où « toute la journée se passe à dancer29 ».
De plus, les textes de Vespucci, qui inspirèrent fortement Munster, sont fortement suspectés d’invention littéraire et de plagiat. En effet, c’est à partir de lettres de Vespucci que des « nègres » n’ayant jamais embarqué pour le Nouveau Monde ont probablement mis en forme le texte final, en déployant davantage de talent littéraire que de goût pour la scientificité…
Quant aux écrits en langue française, le principal « témoignage savant » dont disposait sans doute Montaigne pour tenter de connaître les populations des terres neuves, est un récit écrit par un homme (Thevet) qui n’a pratiquement pas vu d’Indiens, qui n’a visité ni leurs villages ni la côte brésilienne, qui a recopié (moyennant quelle distorsion ?) ce que d’autres ont écrit pour lui, et qui se rend suspect de malhonnêteté intellectuelle généralisée en publiant tout cela sous son seul nom,
au détriment de ses trois « nègres ». Bref, avec l’ouvrage de Thevet, Montaigne eut affaire au produit d’une écriture frauduleuse et non au résultat d’une observation directe.
Enfin le travail de Léry semble bien constituer une des premières tentatives de « collecte » ethnographique, en raison de la précision de ses descriptions et du caractère avéré de son long séjour au contact des Indiens, mais on ne peut pas oublier que ce texte, jamais cité par Montaigne, pose lui-même un certain nombre de questions et que Léry fut d’ailleurs accusé de plagiat dans un autre de ses ouvrages.
Ainsi, au moment de faire le bilan des textes que Montaigne a peut-être utilisés pour parler des Indiens, on trouve de nombreux motifs de suspicion : Gomara et Pierre Martyr n’ont jamais vu le Brésil ; les textes de Vespucci ont été retouchés par des hommes de lettres plus soucieux de littérature que d’ethnographie ; Thevet, déjà suspect de tromperie, a été accusé de plagiat et n’a guère fréquenté les Indiens ; Léry est lui-même suspecté d’avoir copié Thevet ; enfin François de Belleforest, traducteur et commentateur de la Cosmographie de Munster en 1575, perd son titre d’historiographe du Roy en raison des libertés trop grandes qu’il prend avec les faits30. Ces données conduisent à se demander comment comprendre l’affirmation optimiste de Lévi-Strauss, qui pense que « Montaigne offre au lecteur un précis très documenté d’ethnographie tupinamba31 ». Ce raccourci, sans conteste, fait fi de l’examen des sources écrites potentielles de ce « précis très documenté », examen qui révèle que nous sommes dans l’incapacité de valider la fiabilité de ces sources.
Le primat de l’oralité
Cela étant, stricto sensu les sources écrites de seconde main ne sauraient de toute façon constituer une source fiable en anthropologie ; ce qui caractérise l’anthropologue est justement de « fabriquer lui-même les données au moyen d’entretiens avec les locuteurs qu’il rencontre »,
comme l’indique Bernard Traimond dans son travail sur la critique des sources en ethnologie32. Ainsi pour « s’informer » un anthropologue doit vivre une interaction singulière avec un informateur « indigène » au cours d’une enquête qui le conduit à travailler sur des matériaux vivants. Cette procédure pose elle-même ses propres problèmes épistémologiques, tels que celui de la retranscription des informations dans un texte qui donne à la parole « authentique » de l’indigène une forme plus académique. De même, les informations livrées par l’indigène sont sujettes à de multiples risques de déformation : quiproquos, traductions erronées, effets de situation, adaptation des réponses au statut du questionneur, etc.
En tous les cas, un récit qui ne précise ni son protocole de constitution, ni les conditions de l’enquête, ni le détail de son compte-rendu, peut difficilement être tenu comme une source sérieuse. Or ces précisions font grandement défaut aux relations de voyage et aux descriptions des Tupinambas, à l’époque de Montaigne. On pourrait faire une exception pour certains aspects du travail de Léry, apparemment plus précis dans sa restitution. Mais en aucun cas on ne peut dire que Montaigne a trouvé là matière à utiliser des données authentiques pour donner aux lecteurs du chapitre « Des Cannibales » des informations valides. Rigoureusement parlant, les passages sur les Indiens sont donc bien loin de former ce « précis très documenté d’ethnographie tupinamba » que croit y voir Lévi-Strauss, à moins que des sources plus fiables n’aient été utilisées par Montaigne, mais lesquelles ?
Cependant, l’hypothèse d’un Montaigne précurseur de l’anthropologie peut trouver dans la faiblesse des sources écrites à la disposition de celui-ci des arguments en sa faveur, puisque justement Montaigne critique ces sources et affirme s’en remettre plutôt à une collecte orale auprès d’un de ses serviteurs, un homme d’origine normande, qui vécut quelques temps sur la côte brésilienne à la suite des premiers voyages français et dont Montaigne fit son informateur privilégié comme il l’explique dans le chapitre « Des Cannibales » : « j’ay eu long temps avec moy un homme qui avoit demeuré dix ou douze ans en cet autre monde qui a esté descouvert en nostre siecle, en l’endroit où Vilegaignon print terre, qu’il sur nomma la France Antartique33 ».
Montaigne reproche en effet aux écrivains de « gloser » sur les choses : « pour faire valoir leur interpretation et la persuader, ils ne se peuvent garder d’alterer un peu l’Histoire ; ils ne vous representent jamais les choses pures, ils les inclinent et masquent selon le visage qu’ils leur ont veu ; et, pour donner credit à leur jugement et vous y attirer, prestent volontiers de ce costé là à la matiere, l’alongent et l’amplifient34 ».
Nous verrons plus bas ce qu’il faut penser du choix de se fier au témoignage invérifiable de son « truchement » ; mais nous pouvons déjà penser que cette méfiance à l’égard des relations écrites est bien le signe d’une posture anthropologique en construction. Ce n’est donc pas par le contenu ethnographique de ses propos (nous n’avons pas trouvé de raisons de les valider) que Montaigne commence à adopter l’attitude de l’anthropologue, mais justement par sa tentative de résistance à la rumeur savante et aux écrits qui portent celle-ci. Autrement dit, ce n’est pas en livrant un « précis très documenté d’ethnographie tupinamba » que Montaigne semble vérifier la thèse de Lévi-Strauss, mais au contraire en refusant de valider par principe celui-ci.
Cela étant, notre perplexité reste entière : sur quoi fonde-t-il la validité des informations sur les Indiens qu’il apporte dans le chapitre « Des Cannibales » ? Imaginons un peu sa situation en la comparant à celle d’un chercheur contemporain en anthropologie, qui réfuterait la validité des sources écrites à sa disposition sur une société exotique, qui refuserait de se rendre sur place à cause de son mal des transports et qui n’aurait pas l’occasion de s’entretenir de façon suivie avec un représentant de cette société. Comment s’y prendrait-il pour livrer un « précis très documenté d’ethnographie » ? Faut-il croire que des entretiens avec un voyageur ayant séjourné sur place pourraient tenir lieu d’enquête empreinte de scientificité ?
En dépit de ces questions sans réponse, Montaigne semble avoir manifesté à maintes occasions une forte curiosité anthropologique et la volonté de saisir lui-même la matérialité des faits culturels, par la rencontre et/ou la description des hommes tels qu’ils sont, dans la diversité de leurs habitudes et de leurs coutumes. Cette attitude fut présente dans ses relations avec son entourage – gens de la maisonnée, paysans alentours – mais également au cours de son périple en Italie, par
la Suisse et l’Allemagne, du 22 juin 1580 au 31 novembre 1581. Pour découvrir les populations des régions traversées, il fallut que Montaigne les observât par lui-même, comme un enquêteur qui relève les détails de la vie concrète : recettes de cuisine, secret de la choucroute, expressions linguistiques, forme des rideaux des chambres, manière de faire le lit, aspect des assiettes, organisation d’un baptême, etc.
En une autre occasion il recueillit des chants et des éléments oraux de la culture gasconne, déjà promus de ce fait au rang de « matériaux » ethnographiques pour le collecteur. Plus étonnant encore, il commença à constituer une collection d’objets exotiques et d’americana dans son château : des hamacs, des cordons de coton, des épées-massues, des bracelets de bois, des bâtons de rythme, etc.35. On parlerait aujourd’hui d’une collection d’objets ethnographiques. Et d’ailleurs lorsque Montaigne décrit les Tupinambas, dans le chapitre « Des Cannibales », il indique que l’on peut voir chez lui certains objets ayant appartenu aux Indiens, et qui lui sont probablement parvenus par son domestique normand ou par quelque marin ou colon : « il se void en plusieurs lieux, et entre autres chez moy, la forme de leurs lits, de leurs cordons, de leurs espées et brasselets de bois dequoy ils couvrent leurs poignets aux combats, et des grandes cannes, ouvertes par un bout, par le son desquelles ils soustiennent la cadance en leur dancer36 ». La mention des bâtons de danse des Tupinambas, que l’on aurait pu croire inspirée de la lecture de Léry, peut en fait découler de la possession concrète qu’en a eue Montaigne. De même il a pu se procurer au moins un élément d’alimentation tupinamba : « au lieu du pain, ils usent d’une certaine matiere blanche, comme du coriandre confit. J’en ay tasté : le goût en est doux et un peu fade37 ».
En d’autres termes, son refus de s’informer principalement grâce aux livres des cosmographes ne signifia pas son renoncement à la connaissance sur les Indiens. Au-delà des sources écrites, Montaigne s’en remit aux faits, aux objets, et aux témoignages oraux. Mais de quels témoignages
oraux s’agissait-il ? Et surtout, existait-il des témoignages oraux potentiellement « purifiés » de la rumeur sur les Indiens ?
La principale et peut-être exclusive source orale de Montaigne fut cet homme d’origine normande, ancien marin et/ou colon en la France Antarctique, et qui vécut quelques temps sur la côte brésilienne. Cet « homme simple et grossier » dont parle Montaigne semble avoir fait partie de ceux que l’on nommait les « truchements », autrement dit les interprètes, utilisés pour la communication entre les Indiens et les nouveaux arrivants. Montaigne fit de cet homme un de ses serviteurs, ce qui lui permit de disposer d’un véritable informateur privé. Il signale clairement que la simplicité et la grossièreté de l’informateur sont « une condition propre à rendre veritable tesmoignage » et un gage de sa fiabilité, car là où « les fines gens » ont tendance à fausser les choses, « un homme tres-fidelle, ou si simple qu’il n’ait pas dequoy bastir et donner de la vray-semblance, à des inventions fauces ; et qui n’ait rien espousé », ne peut ni mentir ni enjoliver son récit38.
Cet homme, dont l’identité et la trace n’ont malheureusement pas pu être retrouvées, ne fut pas le seul informateur de Montaigne, puisqu’il présenta à son maître « plusieurs matelots et marchans qu’il avois cogneuz en ce voyage ». Cette poignée de témoins oraux, dont Montaigne ne pouvait absolument pas vérifier les affirmations, semble avoir été jugée suffisante pour documenter le chapitre « Des Cannibales » : « je me contente de cette information » dit alors Montaigne. En pensant que ses témoins ne lui mentaient ni ne lui embellissaient la réalité, Montaigne se fia à leurs témoignages, sans s’attarder plus longuement sur des scrupules épistémologiques. En quoi cette « méthode » peut-elle être jugée meilleure que le recours aux sources écrites ? En quoi la rumeur populaire aurait-elle raison là où la rumeur savante aurait tort ? Les Cannibales font ceci et cela, dit Montaigne, « à ce qu’on m’en a rapporté39 ». Mais comment ce qu’il écrit lui a-t-il été rapporté ?
Ce questionnement méthodologique n’était pas totalement étranger à Montaigne, nourri de scepticisme et attentif à identifier les limites de la raison et la connaissance humaine. Il savait bien que « les choses ne logent pas chez nous en leur forme et en leur essence » et que nous ne
les connaissons pas « sans alteration40 ». Concernant le Nouveau Monde, il aurait fallu par voie de conséquence qu’il s’assurât de la valeur relative des « informations » qu’il utilisait, puisqu’il n’avait pas accès à une enquête de terrain ou à une « observation participante », comme l’on dit aujourd’hui. Pour cela il aurait été nécessaire de mesurer la place du sujet connaissant, du locuteur, dans le « témoignage ». Car comme l’indique Jacques Berque, « l’informateur est suspect en ethnologie comme il l’est en politique41 ».
Or, si Montaigne se méfia légitimement des informateurs trop prestigieux (les cosmographes), on peut se demander pourquoi il accorda plus de crédit aux « révélations » de simples marins ou colons, eux-mêmes en grand danger de livrer une fable à la place d’un compte-rendu scrupuleux. En d’autres termes, il semble, primo, que Montaigne ait eu conscience de la distance entre la réalité brute et sa présentation par les cosmographes, secundo qu’il ait pressenti l’importance épistémologique du choix des sources d’information, sans pouvoir trouver – et pour cause – de solution entièrement acceptable : il aurait fallu aller sur place, pour dépasser les fluctuations et l’imprécision des témoignages. Ce qui ne l’aurait évidemment pas immunisé contre d’autres multiples facteurs de distorsion de la réalité : barrière de la langue, illusion du pittoresque, distance interculturelle, valorisation injustifiée de telle ou telle information, « fabrication » inconsciente d’un sauvage à la mode de Montaigne, mensonge et ruse des indigènes, etc.
Faute de pouvoir adopter cette voie de l’exploration directe, Montaigne fit un choix médian, qu’il évoque clairement dans le chapitre « Des Cannibales » : se méfier des informations de seconde main – les livres des cosmographes – mais s’en remettre à celles des gens moins « instruits » – marins, marchands, colons. Cette préférence n’est pas épistémologiquement fondée, mais Montaigne ferma ce débat avant même de l’ouvrir.
Toutefois, une autre interprétation de sa confiance envers le témoignage oral de son serviteur a été apportée de façon séduisante par André Tournon, qui propose de lire les Essais à travers les pratiques judiciaires relatives aux témoignages, pratiques que Montaigne connaissait fort bien pour avoir siégé treize ans dans la Chambre des Enquêtes du Parlement
de Bordeaux. En supposant que Montaigne utilisait le sens judiciaire du mot « témoignage » et restait sur ses habitudes professionnelles antérieures, Tournon suggère de prendre en considération le fait qu’à cette époque encore le témoignage oral gardait une forme de priorité sur la pièce écrite, même si la « preuve » écrite commençait à prendre une importance accrue dans les procès. Les enquêtes se focalisaient donc souvent sur les caractéristiques du témoin, soumis à un contrôle critique minutieux dont le protocole était bien connu des membres de la Chambre des Enquêtes. En vertu de cela, les témoignages étaient classés en trois catégories : parum, bene, et optime. Il se peut donc que Montaigne ait partiellement reproduit cette procédure pour valider ou invalider les témoignages sur le Nouveau Monde. D’ailleurs Tournon fait remarquer que les mots « témoin(s) », « témoignage(s) » et le verbe « témoigner » (à toutes ses formes) ont deux cent dix occurrences dans les Essais. Pour Montaigne, un « bon » témoignage oral peut donc valoir davantage preuve qu’un document écrit ; et une série de témoignages validés l’emporte sans peine sur les grandioses théories des cosmographes42.
Quant aux seuls témoignages directs que Montaigne aurait pu recueillir de la bouche même de trois Indiens avec lesquels il put s’entretenir deux fois (par quel truchement ?) à Rouen en octobre 1562, il les relate dans « Des Cannibales » et y fait également allusion dans l’Apologie de Raimon Sebond. Voici comment il évoque son récit : « j’ay veu autresfois parmy nous des hommes amenez par mer de lointain pays, desquels par ce que nous n’entendions aucunement le langage, et que leur façon, au demeurant, et leur contenance, et leurs vestements estoient du tout esloignez des nostres, qui de nous ne les estimoit et sauvages et brutes43 ? ».
L’analyse du récit invérifiable de cette entrevue montre que Montaigne se plaint de la balourdise et de la « bestise » de l’interprète pour expliquer le peu d’informations par lui recueillies : « j’avois un truchement qui me suyvoit si mal44… ». Il en sort l’image de deux scènes étranges, au cours desquelles les Indiens auraient exprimé des remarques politiques fortement allusives – que nous avons de bonnes raisons de suspecter d’inauthenticité45.
Conclusion :
une écriture philosophique
plus qu’une démarche anthropologique
L’idée d’un Montaigne précurseur de l’anthropologie a subi un examen montrant que l’hypothèse de Lévi-Strauss n’est que peu validée : Montaigne a écrit sur les Indiens à partir d’informations très peu fiables, en recyclant ses souvenirs de lecture antiquisants et en parlant sous l’influence voire sous le contrôle d’éléments empruntés à son époque et à son rang. Sa « performance philosophique » n’en est pas amoindrie, au contraire, puisque des intuitions épistémologiques et des prises de position humanistes ont réussi à s’exprimer sur un sujet (les Amérindiens) dont Montaigne ne savait quasiment rien.
Au niveau des intuitions épistémologiques, on peut noter quatre éléments forts : la méfiance vis-à-vis des textes établis et des visions trop ambitieuses, le goût pour les savoirs locaux et pour la description de l’ordinaire des pratiques humaines, la valorisation des témoignages directs, l’attitude ouverte et sans jugement par principe. Toutefois Montaigne n’échappa guère à une forme de « naturalisation » des Tupinambas, dans un geste porté essentiellement par une rumeur savante et par des souvenirs de lecture sur l’Antiquité, bien plus que par une authentique démarche anthropologique en devenir.
Au niveau de l’écriture philosophique, Montaigne a bel et bien pris une autre option que celle que la plupart des philosophes des Lumières allait prendre par la suite : en choisissant clairement de respecter les coutumes et traditions de son époque tout en reconnaissant leur caractère « indémontrable », il renonça aux spéculations universalistes de la raison triomphante, et ne pensa pas, à la différence du Zadig de Voltaire, que « la raison soit plus ancienne » que des lois ou coutumes que le temps a « consacrées46 ». La propre aspiration de Montaigne à l’universalité se borna sagement à la reconnaissance de l’unité de l’« humain genre », et donc à la condamnation de ce qui porte atteinte à la dignité de tout homme : les cruautés des guerres, les persécutions, les tortures, les pratiques judiciaires cruelles, etc.
Ainsi, les Tupinambas de Montaigne confirment la ferme conviction philosophique humaniste de l’auteur du chapitre « Des Cannibales », en relation avec la prise en considération de ce fait tout simple : les hommes ont mille et une façons de réaliser leur humanité au sein d’une appartenance culturelle particulière : « c’est un subject merveilleusement vain, divers, et ondoyant, que l’homme47 ».
Jean-François Dupeyron
Université de Bordeaux – EA 4574 Sciences, Philosophie, Humanités
1 Montaigne, Essais, livre III, chap. xiii « De l’experience », p. 1069, édition établie par P. Villey, Paris, PUF, 1992. Toutes les citations des Essais sont extraites de cette édition.
2 Claude Lévi-Strauss, Histoire de lynx, Paris, Plon, 1991, p. 280-281.
3 Essais, I, 31, « Des Cannibales », p. 205.
4 Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, chap. iii « L’ethnocentrisme », Paris, Plon, 1952, p. 22.
5 Essais, I, 23, « De la coustume et de ne changer aisément une loy receüe », p. 112.
6 Essais, I, 31, « Des Cannibales », p. 209.
7 Jean-François Dupeyron, Montaigne et les Amérindiens, Bordeaux, Le Bord de l’Eau, 2013.
8 Sandra Métaux, La Désinvolture : Esthétique et éthique de l’art (de vivre) postmoderne. L’art contemporain italien au regard de la « Sprezzata desinvoltura » de Baldassar Castiglione, Thèse de doctorat en Histoire de l’art, université de Pau, 2012.
9 L’authenticité de l’histoire de Gonneville n’a pas été totalement établie. Sur ce sujet, on peut se référer aux travaux de Leïla Perrone-Moisés sur les voyages de Gonneville. La Relation authentique, de Gonneville, semble en tout cas être le premier témoignage écrit sur la présence française au Brésil. Mais une poignée seulement de lecteurs y eut accès à l’époque, semble-t-il.
10 N.-E. Dionne (1891), La Nouvelle France de Cartier à Champlain, Québec, éditions Darveau, 1891, p. 94.
11 Essais, I, 31, « Des Cannibales », p. 213.
12 Ce récit figure dans Les Français en Amérique, étude de C.-A. Julien, R. Herval et Th. Beauchesne, Paris, PUF, 1946.
13 Essais, III, 12, « De la phisionomie », p. 1056.
14 Essais, I, 31, « Des Cannibales », p. 205.
15 Marin et cosmographe, Pierre Crignon a voyagé au xvie siècle vers le Brésil, entre autres, avec les frères Parmentier. Il décrit sans surprise les Indiens comme vivant nus et pratiquant le cannibalisme.
16 Grégory Wallerick compare le texte de Staden à une « bande-dessinée » en constatant sa richesse iconographique, propre à frapper les esprits : « La représentation du Brésil et de ses habitants dans l’Europe de la fin du xvie siècle », Confins, 2010, no 8.
17 L’erreur initiale sur la date, répétée depuis par divers commentateurs, aurait été commise par Bonnefon, mentionnant 1565 « d’après un autre exemplaire ». Voir Paul Bonnefon, « La bibliothèque de Montaigne », in Revue d’histoire littéraire de la France, II, Paris, Armand Colin, 1895, p. 353.
18 Sebastian Münster, La Cosmographie universelle, p. 2068. Les pages renvoient à l’édition de 1575, enrichie par François de BelleForest et éditée à Paris par Michel Sonnius.
19 Ibid., p. 2036-2037.
20 Ibid., p. 2069.
21 Ibid., p. 2084.
22 Tzvetan Todorov, préface à l’ouvrage Le Nouveau Monde, Paris, Les Belles Lettres, 1992, IX.
23 Corin Braga, « La manipulation de l’image des Amériques ; projections fantasmatiques et idéologiques à la Renaissance », Metabasis, revue en ligne, 2008, p. 6.
24 Edith et François-Bernard Huyghe, La Route de la soie ou les empires du mirage. Paris, Payot, 2006.
25 André Thevet, Les Singularitez de la France antarctique, chapitre lxiii, 1557.
26 Pierre Martyr d’Anghiera, Les Décades du Nouveau Monde, lettre au Cardinal Ascanio Sforza, mai 1494.
27 Amerigo Vespucci, Mundus Novus.
28 Essais, I, 31, « Des Cannibales », p. 203-204.
29 Ibid., p. 207.
30 Il fut aussi un des trois « nègres » spoliés par Thevet.
31 Claude Lévi-Strauss, Histoire de lynx, chap. xviii « En relisant Montaigne », Paris, Plon, 1991, p. 280.
32 Bernard Traimond, Vérités en quête d’auteur. Essai sur la critique des sources en anthropologie, Bordeaux, William Blake & Co, 2000, p. 9.
33 Essais, I, 31, « Des Cannibales », p. 203.
34 Ibid., p. 205.
35 Nous reprenons ici sans en vérifier totalement la fiabilité – mais en toute confiance – la liste proposée par Frank Lestringant in Le Brésil de Montaigne, Paris, éditions Chandeigne, 2005, p. 12. Sur la collection de Montaigne, on peut aussi consulter le chapitre « L’intérêt de Montaigne pour le Nouveau Monde », in Les Voyages de découverte et les premiers établissements, de Charles-André Julien, Paris, PUF, 1948.
36 Essais, I, 31, « Des Cannibales », p. 208.
37 Ibid., p. 207.
38 Ibid., p. 205.
39 Ibid.
40 Essais, II, 12, « Apologie de Raimond Sebond », p. 562.
41 Jacques Berque, « Aux sources d’une thèse universitaire », Cahiers ethnologiques, 1988, 9, p. 29-47.
42 André Tournon, « L’“essai”, un témoignage en suspens », J. Brody, T. Cave, F. Garavini, M. Jeanneret et A. Tournon, Carrefour Montaigne, Pisa-Genève, ETS/Slatkine, 1994, p. 131.
43 Essais, II, 12, Apologie de Raimond Sebond, p. 467.
44 Ibid., p. 214.
45 Dupeyron, Montaigne et les Amérindiens, op. cit., p. 129-133.
46 Voltaire, Zadig, Livre de Poche, p. 46.
47 Essais, I, 1, « Par divers moyens on arrive à pareille fin », p. 9.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-8124-4846-1
- EAN : 9782812448461
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4846-1.p.0041
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 23/10/2015
- Périodicité : Semestrielle
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