Chapitre X De la Révolution française
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Œuvres choisies. Tome II. Écrits sur le divorce
- Pages : 157 à 159
- Collection : Bibliothèque du xixe siècle, n° 102
CHAPITRE X
De la Révolution française
Avant la révolution actuelle, le divorce en France, permis à quelques-uns par leur loi religieuse, était défendu à tous par la loi civile ; mais la loi civile permettait aux époux la séparation1, dont les exemples, inouïs autrefois, devenaient plus fréquents à mesure que les mœurs devenaient plus faibles. Cette condescendance du législateur, ou plutôt des magistrats, qui n’était pas restreinte par certaines conditions nécessaires pour en prévenir l’abus, avait porté des fruits amers depuis cinquante ans ; et les séparations légales, ou seulement de fait, légèrement prononcées par les tribunaux, ou indiscrètement tolérées par la police, avaient disposé les esprits à recevoir comme un remède nécessaire la faculté du divorce, tandis que d’autres principes, répandus dans toutes les classes de la société, 158avaient préparé les citoyens à recevoir sans effroi, et comme des conceptions philosophiques, les institutions populaires. Mais le divorce et la démocratie, introduits après un si long usage de constitution naturelle de famille et d’État, dans la société la plus éclairée et même la plus forte de l’Europe par une habitude de plusieurs siècles de raison et de nature, y supposaient un prodigieux obscurcissement dans les lumières2, une extrême faiblesse dans les âmes, et devaient y produire des effets bien plus funestes que ceux qu’ils avaient produits à une époque plus reculée chez des peuples beaucoup moins constitués. C’est ce qui est arrivé ; et sans parler ici des désordres publics dans les lois et dans les mœurs, à une certaine époque de notre révolution, qui passent tout ce qu’on peut imaginer, le nombre des divorces, dans les trois premiers mois de 1793, fut, à Paris seulement, au tiers des mariages. Le divorce est peut-être aujourd’hui moins fréquent sur un seul point, mais il est plus répandu, et déjà il gagne les campagnes. Il a été d’abord un objet d’horreur, bientôt il ne sera plus même un sujet d’attention. Il ne faut pas oublier de remarquer que le plus grand nombre des divorces est provoqué par les femmes ; ce qui prouve qu’elles sont plus faibles ou plus passionnées, et non pas qu’elles soient plus malheureuses.
C’est surtout dans la révolution opérée en France qu’ont paru, avec tous leurs caractères, l’union intime et la parfaite analogie des deux sociétés, domestique et publique. En effet, l’Assemblée constituante posa en principe la souveraineté populaire dans l’État, et même dans l’Église, par la constitution démocratico-royale de 1789, et la Constitution civile ou presbytérienne du clergé3, et par là elle prépara les voies au divorce, qui permet à la femme d’usurper le pouvoir sur son époux ; en sorte que l’Assemblée législative qui suivit, en déclarant le divorce, n’eut qu’une conséquence à déduire. À peine les rapports naturels furent intervertis, que la dégénération s’accrut avec une effrayante rapidité. L’année 1793 vit, dans l’État, la démagogie la plus effrénée ; dans la famille, la dissolution 159du lien conjugal la plus illimitée ; dans le culte même, l’impiété la plus exécrable. Le pouvoir paternel périt avec l’autorité maritale ; la minorité des enfants fut abrégée, et le père perdit, par l’égalité forcée des partages, la sauvegarde de l’autorité, le moyen de punir et de récompenser.
Cependant l’excès du désordre ramène à la règle, et l’édifice se recompose de ses propres débris. On chercha, pour me servir de l’expression de Montesquieu, en parlant de Rome, à ôter la république des mains du peuple4, et l’on chercha en même temps à ôter la famille des mains des femmes et des enfants. La constitution directoriale resserra la démocratie trop étendue : on posa quelques limites à la licence du divorce ; le père obtint la permission de disposer de quelque partie de ses biens ; et même le Directoire rendit, à des conditions onéreuses, une ombre de tolérance au culte religieux.
Le 18 Brumaire arrive ; et la constitution politique qui résulte des événements de ce jour mémorable porte dans l’État un principe d’unité, rend plus de liberté aux ministres du culte religieux, et même le Code civil, qui est l’objet de cette discussion, cherche à reconstituer le pouvoir domestique en rendant le pouvoir marital mieux défendu contre le divorce, et le pouvoir paternel plus libre dans la disposition des propriétés domestiques.
Je ne m’étendrai pas davantage sur les suites des événements du 18 Brumaire, mais le lecteur est maintenant en état d’apprécier ces deux assertions de l’auteur de l’Esprit des lois : l’une, que le divorce a ordinairement une grande utilité politique ; l’autre, que l’état public de société n’a pas de rapport avec l’état domestique5.
Nous finirons par quelques considérations générales sur le divorce.
1 Sous l’Ancien Régime, la justice prononçait des séparations de corps et de biens, sans pour autant que le divorce soit autorisé. Les causes retenues étaient celles de « négligence, inconduite, débauche, mauvais traitements ». Pour l’Église, l’union pouvait être au préalable soumise à des « empêchements » que l’Église déterminait (liens de parenté, impuissance de l’un des époux) et qu’elle seule pouvait lever, alors que la cohabitation entre les époux ne pouvait être interrompue que par une séparation de corps qu’elle se réservait également de prononcer. Dépourvus de toute existence légale depuis la révocation de l’édit de Nantes en 1685, les protestants ne pouvaient pas divorcer, ce que leur religion ne leur interdisait pas. La seule alternative était celle des mariages « au désert », qui ne pouvaient attester du lien matrimonial et donc de la filiation. Les enfants qui en étaient issus étaient considérés comme illégitimes et privés de tout droit à héritage. Les Juifs du royaume bénéficiaient de ce que leurs rabbins, faisant office de notaires, tenaient leur propre état civil. À partir des années 1750, les non-catholiques n’hésitent plus à se pourvoir en justice. Ces affaires, résultant principalement de conflits successoraux, connaissent un grand écho. Les « divorciaires », partisans d’une voie de rupture du lien matrimonial, se font ainsi entendre. S’y ajoutent des contributions du sein même du catholicisme, telles celles des jansénistes. Dans la Consultation sur la validité des mariages protestants en France publiée à Genève en 1771, Portalis défend l’instauration d’un mariage civil pour les protestants. Accédant au trône en 1774, Louis XVI confie à son ministre Malesherbes le dossier du mariage des protestants. L’édit de novembre 1787, dit « édit de tolérance », institue une première forme de mariage et d’état des personnes non catholiques. Le mariage reste indissoluble, mais peut être, au choix des parties, célébré par un prêtre catholique, n’opérant ici que comme officier d’état civil, ou encore par un juge royal. Les protestants disposent ainsi d’une forme d’union qui assure leur filiation et leur existence civile.
2 On note l’ironie de Bonald, les lumières de la raison s’opposant à la déraison des Lumières.
3 La constitution « démocratico-royale » (en réalité les Articles de constitution), autrement dit pour Bonald un régime où le roi est soumis au pouvoir démocratique, est promulguée le 3 novembre 1789 avec comme préambule la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. La Constitution civile du clergé l’est le 12 juillet 1790. Bonald la qualifie de « presbytérienne » pour l’assimiler au fonctionnement de l’Église presbytérienne, issue du calvinisme, qui rejette toute organisation hiérarchique du clergé, chaque communauté possédant son consistoire. Les consistoires sont regroupés en synodes. L’expression de « démocratie royale » aurait été conçue durant la Révolution par les Actes des Apôtres, feuille royaliste de Jean-Gabriel Peltier (1760-1825) qui parut de 1789 à 1791, avec une volonté oxymorique et ironique.
4 De l ’ esprit des lois, XI, 16 : « le sénat avait le pouvoir d’ôter, pour ainsi dire, la république des mains du peuple, par la création d’un dictateur, devant lequel le souverain baissait la tête, et les lois les plus populaires restaient dans le silence. »
5 Ibid., XVI, 15 : « Le divorce a ordinairement une grande utilité politique ; et quant à l’utilité civile, il est établi pour le mari et pour la femme, et n’est pas toujours favorable aux enfants. » La seconde assertion ne figure pas comme telle dans l’ouvrage de Montesquieu. Peut-être Bonald traduit-il selon ses concepts le passage suivant de XXVI, 13 : « Comme un des grands objets du mariage est d’ôter toutes les incertitudes des conjonctions illégitimes, la religion y imprime son caractère, et les lois civiles y joignent le leur, afin qu’il ait toute l’authenticité possible. Ainsi, outre les conditions que demande la religion pour que le mariage soit valide, les lois civiles en peuvent encore exiger d’autres. Ce qui fait que les lois civiles ont ce pouvoir, c’est que ce sont des caractères ajoutés, et non pas des caractères contradictoires. La loi de la religion veut de certaines cérémonies, et les lois civiles veulent le consentement des pères ; elles demandent en cela quelque chose de plus, mais elles ne demandent rien qui soit contraire. Il suit de là que c’est à la loi de la religion à décider si le lien sera indissoluble ou non : car si les lois de la religion avaient établi le lien indissoluble, et que les lois civiles eussent réglé qu’il se peut rompre, ce seraient deux choses contradictoires. »
- Thème CLIL : 3440 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- XIXe siècle
- ISBN : 978-2-406-14130-3
- EAN : 9782406141303
- ISSN : 2258-8825
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14130-3.p.0157
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 23/11/2022
- Langue : Français