Premier cours Journal sténographique des écoles normalesCours de morale par le Cen Bernardin de St. Pierre
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Œuvres complètes. Tome V. Œuvres politiques et pédagogiques : Vœux d’un solitaire et textes périphériques
- Pages : 887 à 889
- Collection : Bibliothèque du xviiie siècle, n° 59
Premier cours1
Journal sténographique des écoles normales
Cours de morale par le Cen Bernardin de St. Pierre
Citoyens
Je suis père de famille et domicilié à la campagne2 : je m’y occupais d’un ouvrage sur l’éducation entrepris depuis longtemps3, lorsqu’il y a deux mois4, un arrêt du Comité d’instruction publique me chargea de la composition des éléments de morale républicaine pour l’École normale. Je vins à Paris, et je m’engageai avec le Comité de tirer de mes matériaux un traité élémentaire de morale5, dans l’espace de 5 mois6. C’était demander bien peu de temps pour tracer un plan qui doit résulter des lois de la nature, embrasser le cours de la vie de l’homme depuis l’enfance jusqu’à la vieillesse, lui prescrire à la fois ses droits et ses devoirs, et présenter suivant le programme du Comité, un mode d’instruction facile et intéressant pour les écoles primaires. Il y 888avait sans doute bien de la témérité de ma part de demander un délai aussi court pour un ouvrage aussi étendu. Mais j’espérais que mon zèle m’obtiendrait de l’indulgence ; l’ardeur des représentants du peuple, qui s’anime par les contrariétés mêmes, me fit parvenir, il y a quelques jours, une invitation de me rendre le plus tôt possible à Paris pour m’y concerter avec eux et les professeurs de l’École normale, sur un mode7 uniforme d’enseignement.
À mon arrivée, je l’ai trouvé8 déterminé, ainsi que le jour de l’ouverture de l’École. Je n’en ai point été surpris, connaissant l’ardeur des représentants du peuple et des professeurs, pour la propagation des lumières ; mais je l’ai été beaucoup de ce que, présumant trop favorablement de mes talents, ils avaient fixé le jour où je devais parler, lorsque je n’avais encore rien à dire.
Citoyens, ne me mettez pas sur la même ligne que mes savants collègues. La plupart s’expriment avec facilité. Ils ont tous suivi ou perfectionné des méthodes qui existaient déjà dans les sciences qu’ils professent depuis longtemps. Pour moi, il m’a fallu en former une sur la morale qui jusqu’ici n’a point été considérée comme une science. D’ailleurs, j’ai une mauvaise santé9 ; j’écris très laborieusement ; je n’ai ni la facilité ni l’usage de parler dans une assemblée10. Si je pense intéresser la vôtre ; ce n’est qu’en lui lisant un ouvrage que j’aurai fait à loisir1112.
Je vous demande donc le temps d’achever celui que j’ai commencé. S’il plaît à Dieu, il le sera avant trois mois13. Aucun cours de l’École normale ne sera interrompu par son retardement.
889La morale est le terme où doivent aboutir toutes les sciences de l’homme ; car à quoi lui serviraient-elles, si elles ne le rendaient plus moral, c’est-à-dire meilleur et plus heureux ?
Mon traité doit par sa nature, aller à la suite de mes collègues ; mais j’espère qu’il finira en même temps ; parce que, s’il m’est permis, j’allongerai mes séances ou j’en multiplierai le nombre.
Après tout, je le répète, ce n’est pas moi qui aie retardé, ce sont les représentants du peuple et14 mes collègues qui m’ont devancé. Ils se sont hâtés de satisfaire ce grand désir que vous avez d’acquérir de l’instruction pour la répandre ensuite dans toute la République. Ils ont eu raison de ne pas m’attendre.
De tous les traités, celui dont vous avez le moins de besoin est celui des éléments de morale. Vous les aviez déjà dans votre cœur lorsque l’esprit rempli déjà de connaissances, vous êtes venus du fond des départements en chercher ici de nouvelles et lorsqu’au milieu d’un hiver très rigoureux15 vous avez quitté vos familles pour bien mériter de la patrie. Je vous prépare des leçons de morale et vous m’en servez d’exemples. Ô mes frères, étendez-en l’influence jusqu’à moi ; vous me donnerez part à vos vertus16, si vous me donnez le temps de satisfaire à mes engagements.
Ce 3 pluviose l’an 3 de la Rep. une et indivisible17.
1 Bernardin donne ce premier cours le 22 janvier 1795. Ce manuscrit se trouve à la Bibliothèque municipale du Havre (203, fo 1-4). On n’a pas de manuscrit écrit de la main de Bernardin.
2 Sa fille, Virginie, est née le 29 août 1794. Il s’est retiré à la campagne, à Essonnes.
3 Il composait déjà un ouvrage sur l’éducation depuis le début des années 1790 (voir l’introduction générale).
4 En fait presque trois mois puisque l’arrêt a été signé le 20 octobre 1794.
5 Le 21 janvier 1795, Bernardin écrit à sa femme, Félicité : « quand je raporterai mon traité, ce qui j’espere sera dans 2 mois et demi, nous irons tous ensemble a paris » (voir les Vœux d’un solitaire).
6 Bernardin envoie à Lakanal une lettre datée du 30 mars 1795 : « j’ai demandé cinq mois pour faire un traité d’éléments de morale Republicaine. en défalquant depuis l’epoque ou j’ai reçu votre requisition, le tems de mes sejours à paris à l’occasion des deux voyages ou vous m’y avès apellé, tant à ma nomination de professeur, qu’a l’ouverture de l’ecole normale, et celui que j’ai donné aux correspondances qui en ont resulté, j’ai employé tout au plus quatre mois à mon ouvrage. toutefois le plan en est fait et il suffit pour remplir mes engagements ; cependant quoi que ce plan soit le resultat de plusieurs anneés de méditation et de plusieurs mois d’un travail assidu, sa lecture n’occuperoit pas deux séances de trois quarts d’heure chacune » (EE BSP-2691).
7 Le sténographe écrit « aussi » après « mode » puis le biffe.
8 Le sténographe écrit d’abord « les trouvai déterminés » avant de biffer « les » et le dernier « s. ».
9 Bernardin évoque souvent l’état de sa santé dans sa correspondance. Ce type de confidence est, à certains égards, une marque de sociabilité, mais également un témoignage de son désir d’établir une certaine transparence avec ses lecteurs, il n’a rien à cacher. Ses correspondant[e]s ont tendance à le plaindre. Dans le contexte de ce cours, il se sert de ce détail autobiographique pour entamer des rapports chaleureux avec ses auditeurs.
10 Dans la première version le sténographe écrit « une assemblée aussi grande » avant de biffer les deux derniers mots.
11 Bernardin avait l’habitude de lire des manuscrits de ses ouvrages devant un petit groupe d’amis ou de connaissances. En revanche l’idée de parler devant une assemblée de gens qu’il ne connaissait pas l’inquiétait beaucoup. Étant donné l’accent mis sur l’oralité dans les séances à l’École, la nécessité d’improviser lui répugnait.
12 Le sténographe ajoute une autre phrase qui a été biffée mais non pas remplacée : « que je pense l’entretenir. »
13 Il ne prononcera son deuxième cours, ou plutôt la première leçon, que le 22 avril.
14 Le sténographe écrit « ce sont », mots qu’il a biffés avant de les remplacer par « et ».
15 Le mois de décembre 1794 fut froid mais le mois de janvier 1795 fut glacial, une période de gelée intense.
16 Le sténographe a ajouté trois mots qu’il a ensuite biffés. Ceux-ci sont très difficiles à déchiffrer. Il se peut qu’il ait écrit « en cet [?] examen ». Ces mots ont été remplacés par « si vous me donnez ».
17 Le 22 janvier 1795.
- Thème CLIL : 3439 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- Moderne (<1799)
- ISBN : 978-2-406-14098-6
- EAN : 9782406140986
- ISSN : 2258-3556
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14098-6.p.0887
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 18/01/2023
- Langue : Français