Avertissement
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Œuvres complètes. Tome V. Œuvres politiques et pédagogiques : Vœux d’un solitaire et textes périphériques
- Pages : 7 à 58
- Collection : Bibliothèque du xviiie siècle, n° 59
Chapitre d’ouvrage : 1/53 Suivant
Avertissement
La première partie de ce volume présente les écrits politiques de Bernardin de Saint-Pierre, parus sous la Révolution ou lui faisant écho : les Vœux d’un solitaire (1789), la Suite des Vœux d’un solitaire (1792), l’Invitation à la Concorde pour la confédération du 14 juillet 1792 (1792) et, enfin, L’Amazone. Ce dernier texte, tiré d’un manuscrit touffu et prolixe, est en partie inédit. Il se distingue des précédents, parce qu’il s’agit d’une œuvre de fiction. Il témoigne d’un romanesque débridé, évidemment absent des Vœux d’un solitaire et de leur Suite, dans lesquels Bernardin évoque la Révolution en cours. Il est, en outre, constitué de fragments multiples destinés parfois à figurer dans des œuvres futures. On peut ainsi le considérer comme une ébauche des Harmonies de la Nature, et on aurait pu, à ce titre, le publier conjointement à cet ouvrage. Ne fallait-il pas plutôt le rapprocher du Café de Surate, de La Chaumière indienne,ouplus encore de L’Arcadie,dans la mesure où il s’apparente, dans plusieurs passages, à une utopie ? Nous avons pourtant préféré placer L’Amazone dans le présent volume pour plusieurs raisons : ce texte offre, de toute évidence, une signification politique. Il peut être lu comme un récit sur la Terreur. Le narrateur, double romanesque de Bernardin, se décide à fuir une patrie où il n’attend plus, dit-il, que « la proscription ou la mort ». Comme le montre Jean-Michel Racault, tous les traits du roman d’émigration sont ici réunis : déguisement nécessaire à la fuite, recours à un faux passeport, quête d’un refuge pour échapper à une poursuite inéluctable. L’œuvre présente aussi les traits d’une utopie postrévolutionnaire, car le héros n’a de cesse de parvenir à fonder une colonie idéale dans les confins de l’Amazonie. Ne tirons pas une conclusion hâtive de cette situation : Bernardin n’appartient pas au camp de la Contre-Révolution et ne montre pas ici de nostalgie pour l’Ancien Régime, mais il manifeste de toute évidence, après Thermidor, son exécration de la Terreur.
Nous publions dans la partie suivante des écrits portant sur l’éducation : le Discours sur la question proposée par l’Académie de Besançon : comment 8l’éducation des femmes pourrait contribuer à rendre les hommes meilleurs ? (1777) et le Traité d’éléments de morale pour une École Normale, commandé à Bernardin en 1794, à l’occasion des cours qu’il devait donner à l’École normale en 1795, durant la Convention thermidorienne. Ce texte, dont une autre version a été publiée pour la première fois en 2008, possède un statut bien différent du premier, réponse à un concours lancé par une académie de province. La réussite à ce type d’épreuve représente souvent pour les jeunes écrivains le premier signe d’une reconnaissance culturelle. Chacun connaît l’extraordinaire succès du Discours sur les Sciences et les Arts (1750) de Rousseau proposé à l’Académie de Dijon. En répondant de manière négative à la question posée sur les vertus du progrès, Rousseau rompait brutalement avec les idées communes, et obtenait par ce coup d’éclat un accès fulgurant au statut d’homme de lettres. Rien de tel chez Bernardin, qui suit davantage les pratiques habituelles des candidats. Dans son cas, la question posée était : Comment l’éducation des femmes pourrait-elle contribuer à rendre les hommes meilleurs ? Le sujet était dans l’air. Quelques années plus tard, Laclos publie à son tour Des femmes et de leur éducation (1783). Le sulfureux auteur des Liaisons dangereuses sacrifie au rousseauisme ambiant en participant à un concours organisé, cette fois, par l’académie de Châlons-sur-Marne. Bernardin s’inscrit dans la même voie : il sanctionne les épouses dépravées par la lecture des mauvais livres, fait l’éloge des gardiennes du foyer, mais aussi, en féministe avant la lettre, se livre à un vibrant éloge de la femme, seule capable de maintenir les hommes dans les barrières de la vertu. Il faut, bien sûr, ne jamais oublier les contraintes qui pèsent sur ce type de discours. Pour emporter le prix, le candidat doit éviter les outrances. Rousseau, qui reçut la palme en osant la provocation, est une exception. Bernardin joue la carte de la modération et son discours, comme le montre Chantale Meure, ne brille pas par son originalité. Reste que l’on trouve déjà dans cet écrit un grand nombre de ses thèmes de prédilection : le nécessaire équilibre des contraires, qui oblige la femme à occuper dans la société une place différente de celle de l’homme, sa bienfaisance et sa douceur naturelle, venant contrebalancer la violence masculine et jouer un rôle bénéfique dans l’éducation de tous. Notons qu’il n’emporte pas le prix et qu’il ne publiera jamais son discours. Enfin, dans le Traité d’éléments de morale pour une École normale, commandé en octobre 1794 par Lakanal, Président du Comité d’instruction publique, Bernardin peut, 9une nouvelle fois, énoncer, à cette occasion, les principes d’éducation qui lui sont chers. L’ouvrage ne s’adresse plus désormais aux enfants du royaume de France, mais à ceux de la nouvelle république. Durant cette période d’inquiétude idéologique et de reconstruction des savoirs qui succède aux bouleversements de la Terreur, Bernardin se situe dans le sillage des philosophes des Lumières. Il dénonce, comme eux, la place excessive qu’occupe le latin dans l’enseignement et entend repenser l’ensemble du système éducatif. Il se montre même, en un sens, plus novateur que ne le furent plusieurs théoriciens de l’éducation durant la Révolution, en promouvant une pédagogie douce et bienveillante à l’égard des enfants et en proposant la mixité dans les écoles primaires. Mais il marque également ses distances avec les philosophes et notamment avec les responsables de l’Encyclopédie, en récusant, au nom de sa conception de la Nature, le fameux arbre de la connaissance construit par d’Alembert et Diderot pour servir de fondement au grand dictionnaire. Une fois de plus, Bernardin se situe à la limite de la philosophie et de l’antiphilosophie, dans une période où se croisent et s’affrontent de multiples courants, déjà présents sous l’Ancien Régime, mais recomposés et renouvelés de Thermidor à l’Empire1. Ce survol nous permet de relever, dans ces textes si divers et appartenant à des moments historiques bien distincts, des constantes chez Bernardin de Saint-Pierre : un arrière-fond conservateur sur lequel vient se greffer, sur le plan social et éducatif, une volonté incontestable de réformes.
Nous publions, dans une annexe qui constitue la troisième partie de ce volume, deux textes brefs. Le premier, resté à l’état de manuscrit, De la Royauté et des Rois, appelé aussi par la critique le Contre Helvétius, est en partie inédit, Maurice Souriau n’en ayant reproduit que des extraits dans Bernardin de Saint-Pierre, d’après ses manuscrits (1905, p. 165-167). Bien antérieur aux précédents, il fut rédigé en un temps où l’auteur était encore presque inconnu dans la République des Lettres. Revêtant une signification politique, il trouve pleinement sa place dans ce volume. Il s’agit d’un pamphlet dirigé contre les philosophes et d’une défense passionnée de la monarchie absolue, au moment où les tensions s’accumulent 10entre Bernardin de Saint-Pierre, d’Alembert et Mlle de Lespinasse, qui l’avaient accueilli et soutenu au début de sa carrière d’écrivain. On pourra comparer ce texte ouvertement antiphilosophique et conservateur aux écrits de Bernardin publiés sous la Révolution, dans lesquels il prend nettement parti pour une monarchie constitutionnelle et se prononce en faveur de profondes réformes sociales. On n’oubliera pas toutefois la grande différence statutaire entre un texte demeuré à l’état d’ébauche et les deux œuvres parfaitement composées et totalement achevées que sont les Vœux d’un solitaire et la Suite des Vœux d’un solitaire. Le deuxième écrit, enfin, de cette annexe, est un article intitulé Des caractères hiéroglyphiques publié, sous le Consulat, dans un périodique, Le Bien informé (1800). Évoquant une rencontre personnelle chez Vivant Denon, au retour d’Égypte de celui-ci, Bernardin répond à l’engouement du public pour l’égyptologie, en décrivant une statuette que le voyageur a rapportée du pays des pharaons. Il montre en même temps, au détour d’une phrase, son ralliement au Premier Consul, qui vient de mettre fin au Directoire par le coup d’État du 18 brumaire (9 novembre 1799). Alors que les Vœux d’un solitaire et la Suite des Vœux, marquent une adhésion incontestable de l’auteur à la Révolution, Contre Helvétius et Des caractères hiéroglyphiques forment comme un encadré symbolique, témoignant à plusieurs années de distance, d’une appétence chez Bernardin pour tout régime qui s’oppose à ce qu’il appelle, dans les Vœux,« l’anarchie populaire ». Ces deux textes montrent aussi chez lui, durant l’Ancien Régime et après la Révolution, un clair refus des positions extrêmes ou aventureuses.
Les retombées des Études de la Nature
On ne peut aborder les écrits de Bernardin parus sous la Révolution sans tenir compte de l’immense succès des Études de la Nature (1784) et de Paul et Virginie (1788), cette dernière œuvre lui permettant de toucher un public encore plus large. L’écrivain s’appuie, de toute évidence, sur la réputation dont il jouit comme propagateur d’une conception de la vertu que partage une myriade de lecteurs admiratifs. Aussi présente-t-il ses écrits postérieurs comme le prolongement naturel du texte référentiel, 11qui doit leur servir à jamais de fondement, de matrice et de caution. Il met tout en œuvre pour que sa conception de la Nature, une fois bâtie et révélée aux hommes, ne puisse pas être remise en cause. L’auteur n’a plus ensuite qu’à moduler les principes affichés dans le Grand Œuvre pour les rendre opératoires en les adaptant aux différents contextes, plus étroitement politiques. Bernardin n’aura de cesse, tout particulièrement dans les Vœux d’un solitaire (1789) et la Suite des Vœux d’un solitaire (1792), de rappeler cette fidélité au texte premier, comme un principe de bonne foi et comme un gage de continuité. Quand, durant une étape de la Révolution, certains lecteurs jugent trop avancées ses positions politiques, ils prennent alors leur plume pour lui dire qu’il trahit la philosophie des Études de la Nature. Si le malaise ressenti est alors bien réel, ils continuent néanmoins, la plupart du temps, à admirer le grand homme et la déception produite est à la mesure de l’immense impression qu’avait provoquée en eux la lecture de l’œuvre. Dans l’Étude VII est proclamé le grand principe, que les événements à venir ne pourront qu’étayer : « Les maux politiques ne naissent que des écarts de la loi naturelle » et sont eux-mêmes « des preuves de l’existence d’une Providence ». Si tout, dans la nature, a été fait pour l’utilité et le bonheur des êtres humains, leur interdépendance doit être proclamée ; le bonheur individuel dépend du bonheur collectif, et plus largement de l’intérêt propre au « genre humain » (Étude I). De plus, l’homme a développé son intelligence en s’appuyant sur celle de la Nature et a cherché à régler sa morale en observant la conduite de l’auteur de toute chose. Le thème de la solidarité universelle est un lieu commun constamment rappelé par les philosophes des Lumières, mais il prend chez Bernardin une signification particulière, car il relie chez lui les besoins humains, la production des biens, l’obligation morale et les impératifs de la religion. Si les arts mécaniques ont été créés d’après l’industrie des animaux, et les arts libéraux d’après les plans de la nature, la vertu peut alors être considérée comme l’expression par excellence de la loi naturelle.
De tels principes contraignent celui qui les expose à se prononcer sur les problèmes de l’heure : « Pour moi, je me crois d’autant plus obligé de parler du vaisseau de l’État, que j’y suis passager, et que je dois m’intéresser à la prospérité de sa navigation. Je dois employer le loisir où me met mon passage même, à avertir les pilotes des désordres que j’y aperçois » (Étude XIII). L’auteur des Études de la Nature s’attribue 12le devoir de montrer aux hommes comment on doit appliquer les lois de la nature aux maux dont souffre la société. Ce faisant il propose des remèdes, constituant des marqueurs qu’il s’empresse de signaler au début de la Révolution (Vœux d’un solitaire) ou durant une étape plus avancée (Suite des Vœux d’un solitaire). Plusieurs idées-forces visent d’abord, dans le sillage des Lumières, à l’établissement d’une méritocratie et à la nécessité d’accorder une protection aux plus démunis, sans préjuger du régime politique susceptible de mettre en œuvre ces réformes indispensables : « Tout gouvernement quel qu’il soit est heureux au-dedans et puissant au dehors, lorsqu’il donne à tous ses sujets le droit naturel de parvenir à la fortune et aux honneurs » (Étude VII). Parmi les thèmes abordés durant la Révolution, il en est un que Bernardin compte parmi ses préoccupations majeures : l’éducation. Dans le préambule du Traité d’éléments de morale pour une école normale (1795), il le dit en usant, comme il le fait souvent, d’une allégorie insistante et fleurie :
Comme une hirondelle battue, tout l’été, de la tempête sur les côtes orageuses du Spitzberg, désirant faire une ponte avant de repasser les mers, pétrit de la terre, arrache le duvet de sa poitrine pour en tapisser le nid de ses petits, aux approches de l’hiver, je recueillis les débris de mes Études, les mémoires de mes voyages, et je tirai de mon cœur les sentiments les plus intimes pour en réchauffer un jour celui de mes enfants. Il fallut ensuite assembler tous ces matériaux pour en faire un objet d’instruction. Ce fut là le difficile (p. 891).
Ce principe de continuité est même involontairement affiché en 1789, comme si Bernardin souhaitait la naissance d’une nouvelle école dans laquelle il interviendra effectivement lui-même comme professeur de morale, en 1795 : « Avant d’établir une école de citoyens, on devrait établir une école d’instituteurs » (Vœux d’un solitaire). Il regrette toutefois, dans une note des Études de la Nature (1784), un de ses écrits sur l’éducation :
Une académie de province proposa, il y a quelques années, pour un sujet de prix à la Saint-Louis, cette question : « Comment l’éducation des femmes pourrait contribuer à rendre les hommes meilleurs. » Je la traitai, et je fis deux fautes par ignorance, sans compter les autres : la première d’entreprendre d’écrire sur un pareil sujet, après que Fénelon avait fait un fort bon livre sur l’éducation des filles ; la seconde, de débattre de la vérité dans une académie. Celle-ci ne me donna point de prix, et retira son sujet. Tout ce qu’on peut dire sur cette question, c’est que par tout pays les femmes n’ont dû leur empire 13qu’à leurs vertus, et qu’à l’intérêt qu’elles ont pris pour les malheureux (OC, t. III, Étude VII, p. 379).
Avoir concouru pour une académie, cette institution honnie, est certes une erreur de jeunesse, mais le rôle bénéfique de l’éducation dispensée par les femmes, proclamé en 1777, sera toujours défendu par la suite. Bernardin ne cesse de marquer les jalons de sa démarche en matière d’éducation et de souligner, dans ce domaine, la permanence de sa pensée.
Deux thèmes fondamentaux :
l’éducation et la pédagogie
L’éducation et la pédagogie représentent toutes les deux l’ambition fondamentale des Lumières, que Bernardin de Saint-Pierre revendique à son tour avec la plus grande détermination. Il reproche à l’enseignement sa désuétude : l’excès d’heures consacrées au latin, au collège comme à l’université, le manque d’ouverture sur la vie réelle, la mauvaise formation des maîtres et tout particulièrement l’absence d’une éducation nationale et civique : « Là où il n’y a point d’éducation durable, il n’y a point de législation durable. Chez nous l’éducation n’a aucun rapport avec la constitution de l’État » (Étude VII). Ces idées sont de nouveau développées dans un chapitre des Vœux d’un solitaire qu’il intitule « Vœux pour une éducation nationale ». Il reprend l’antienne des Lumières qui fait consensus auprès des élites : « Changez l’éducation d’un homme, vous changez son régime, son habit, sa philosophie, sa morale, sa religion. » Il s’insurge, à la suite de Rousseau, contre le principe d’émulation, toujours appliqué dans les écoles, incitant ensuite l’adulte à l’emporter sur son rival, dans un combat sans fin, contredisant le sentiment de solidarité qui devrait prévaloir au sein de toute société. Triompheraient finalement l’intolérance et la jalousie, empêchant ce minimum d’entente indispensable entre des individus de condition différente. L’idée est reprise en fanfare et même radicalisée dans le Traité d’éléments de morale pour une École normale. « Sans émulation, point de talents. Mais, insensés, l’émulation est le germe de l’ambition et l’ambition est la cause des crimes de la terre ». Si Rousseau exprime des critiques quasi semblables 14dans Émile, Bernardin prend toutefois ses distances à l’égard de son maître. Les circonstances appellent un enseignement qui incite l’élève à rechercher l’intérêt collectif, alors que Jean-Jacques vise à rendre son Émile indépendant de la société dans laquelle il est pourtant conduit à vivre :
Il l’éloigne des villes ; il le relègue dans un désert. Il ferme son esprit aux lumières pour fermer son cœur aux passions dangereuses qui ne les accompagnent que trop souvent. Il avait cependant prévu cette Révolution que ses ouvrages ont peut-être accélérée (p. 898).
Surgissent alors des questions, qui sont aussi des regrets : « Pourquoi donc n’a-t-il pas rendu son élève un membre nécessaire et heureux de notre constitution future ? Pourquoi donc ne nous a-t-il pas laissé un plan d’éducation nationale et ne s’est-il occupé que du bonheur d’un seul ? » Cette prise de distance est toutefois tempérée par une marque d’indulgence. Il est impossible de condamner le cher Rousseau ; mieux vaut chercher à comprendre sa démarche : s’il ne s’est occupé que du bonheur d’un seul, c’est « qu’il craignait les hommes et que persécuté dans sa propre patrie, il n’a songé qu’à former un citoyen du monde » (p. 898).
Plusieurs de ses thèmes favoris s’adaptent parfaitement à la brûlante actualité. En 1795, dans le Traité d’éléments de morale pour une École normale, il fustige les enseignants qui, sous l’Ancien Régime, évoquaient devant leurs élèves les crimes commis par les empereurs de l’ancienne Rome et par les « tyrans » de leurs propres pays, au lieu de faire valoir les exemples historiques, susceptibles de fortifier en eux l’amour de la patrie. Il reprend aussi son antienne contre l’enseignement, que s’approprie une caste de beaux-esprits, issus des milieux les plus favorisés, persuadés des prétendus bienfaits de l’élitisme. Il évoque aussi de manière plus ambiguë « les vices de l’éducation », analysés plus à fond, dit-il, dans les Études de la Nature. Il vise, en effet, à rallier les gens de lettres humiliés comme lui sous l’Ancien Régime, mais il tente en même temps, dans une optique conservatrice, de se rapprocher des « républicains qui ont souvent gémi des maux cruels que tant d’ambitions populaires ont faits à la patrie et à des instituteurs qui désirent un ordre nouveau pour en préserver au moins la génération future » (p. 896), suggérant ainsi que le peuple ne doit pas tenter d’aspirer à une élévation qui bouleverse les 15équilibres « naturels » de la société. Il ajoute immédiatement, après cette mise en garde : « C’est la Révolution elle-même avec ses malheurs qui en rétablissant l’homme dans tous ses droits me fit sentir plus que jamais la nécessité d’empêcher qu’il n’en abusât » (id.).
L’autre point essentiel est celui du contenu de l’enseignement. Pour le chantre de la nature et l’adversaire des savants, bâtisseurs de théories aux fondements hypothétiques et fragiles, l’homme doit limiter son ambition de connaître le monde qui l’entoure. Telle est la leçon de l’étude première : « Nos livres sur la nature n’en sont que le roman, et nos cabinets le tombeau. » Pour Bernardin, tenter d’établir une classification abstraite des minéraux, de la végétation ou des espèces animales, c’est mutiler la nature en limitant artificiellement son inépuisable richesse. Le savoir tel que le conçoivent les scientifiques modernes, exigeant sur le plan méthodologique un tri préalable des éléments à étudier, pour rendre compte ensuite du réel, est a priori suspect. Récusant toute taxinomie, il fonde ses Études de la Nature sur la mise en cause de la plupart des livres qui prétendent en rendre compte. Ce principe radical régit ensuite tous les textes, sans exception, qui traitent de l’enseignement. Le Traité d’éléments de morale pour une École normale le proclame, sans détours :
Celui qui n’a étudié que dans les livres, les attributs de l’auteur de la nature, se croit le ministre de Dieu et le législateur de la terre, quoiqu’il ne sache pas comment croît un brin d’herbe. Cet autre qui fait des vers s’estime un Apollon et s’empare à lui seul du Parnasse (p. 895).
Aussi le maître doit-il d’abord inculquer à ses élèves la modestie intellectuelle, une règle de conduite qu’ils devront respecter toute leur vie. Étant le premier à appliquer ce principe, Bernardin dit consulter « les meilleurs esprits parmi les modernes », en constatant que ceux-ci ont justement fort peu étudié dans les collèges. Pour connaître les lois de la nature, mieux vaut, en effet, s’y immerger que de s’enfermer dans la poussière des bibliothèques et l’étroitesse étouffante des cabinets. C’est le culte même du livre et de l’imprimé, si répandu au xviiie siècle et prôné avec la plus grande vigueur par un Condorcet, qu’il remet en cause dans les Études de la Nature et dans son Traité d’éléments de morale :
Au moins les anciens faisaient leurs livres d’après la nature et nous, nous nous faisons une nature d’après leurs livres. Ce sont eux qui nous gouvernent, en arts, en éloquence, en poésie, en histoire, en politique, en philosophie et 16en religions. Qu’est-ce qu’un livre après tout ? C’est l’ouvrage d’un homme. La nature fait des choses, les hommes tâchent de les connaître pour en tirer parti (p. 907).
Il reconnaît, certes, l’existence de bons livres, mais c’est pour ajouter : « Tout ce que j’ai voulu dire donc se réduit à ceci, qu’il n’y a point de livres dont l’autorité puisse balancer celle de la nature. » Si la Nature voile sa divinité, nous ajoutons à ce voile premier le tissu de nos erreurs, est-il dit dans la première des Études de la Nature. Mieux vaut nous en tenir à ce qu’elle nous révèle quotidiennement dans sa générosité profuse. L’homme, ayant finalement à connaître seulement ce qui sert à la vie et exprime la bonté du créateur, ne doit pas considérer comme un obstacle à la connaissance les mystères qui l’entourent, impossibles à élucider dans leur totalité. Une deuxième raison rend suspect le savoir abstrait et surtout théorique : une minorité se l’est appropriée, en reléguant dans une sphère jugée inférieure la plus grande partie de la nation, alors même que celle-ci, quand elle est éclairée par la simple vertu, accède aux vérités essentielles de l’existence. Il est comme une aristocratie du savoir que Bernardin récuse au profit des plus modestes et des plus humbles, parce que leur humilité même et leur désintéressement ouvriraient l’accès à une connaissance spécifique des êtres et des choses. Il va même au-delà de Rousseau, lorsque celui-ci relativise l’utilité du savoir et des sciences. L’esprit n’a point de science, affirme-t-il dans le Traité des éléments de la morale pour une école normale. Il relève finalement l’existence d’une union intuitive et sentimentale de l’homme avec les lois de la nature, qu’aucune science ne peut atteindre en suivant les arcanes d’une démonstration abstraite. Un tel mot d’ordre peut fort bien se concilier avec une conduite plus ou moins hostile à l’égard des savants qui a prévalu durant un temps de la Révolution. Certes, en 1789, ceux-ci sont à l’honneur et les travaux novateurs d’un Lavoisier et d’un Condorcet sont reconnus par une grande partie des élites. Néanmoins, à partir de 1791, les événements politiques perturbant les activités scientifiques, nombreux sont ceux qui les pratiquent à quitter la capitale. On ne peut nier qu’une sorte de révolution culturelle, teintée de rousseauisme, considère les savants comme des individus inutiles, enfermés dans des théories abstraites, qui ne servent pas, en priorité, l’intérêt national. On peut considérer que la suppression par la Convention, le 8 août 1793, de toutes les académies, est tout à fait compatible avec les critiques constamment émises à leur 17égard par Bernardin. N’a-t-il pas sans cesse dénoncé les humiliations que ces prétendus savants, pleins de morgue, infligeaient aux déshérités du rang et de la fortune ? Toutefois, sous Thermidor, en 1794, quand il est appelé pour dispenser un cours de morale à l’École normale, la situation a bien changé. Dès 1793, la Convention avait commencé à promouvoir un enseignement des sciences, avant de créer à cet effet le nouveau système des grandes écoles. Durant l’an II, le Comité de salut public avait fait appel aux scientifiques pour qu’ils mettent désormais leur savoir au service de la patrie. L’urgence était de trouver de nouvelles techniques pour fabriquer des armes et de la poudre2. En 1795, les savants étaient à l’honneur. De janvier à mai 1795, à l’École normale, un enseignement spécial avait été mis en place pour former les professeurs de sciences de la République. Dans ce nouveau contexte, Bernardin pouvait se sentir isolé, lorsque, dans le cadre de ses cours, il était conduit à marquer ses distances à l’égard de la science officielle.
Une autre difficulté surgit, sous la forme d’un paradoxe. L’auteur ne dit-il pas dans son Traité que « l’habitude de la vertu fait seule le vertueux » ? À la limite, un enseignement de la morale, conçu comme une discipline à part entière, exigeant ordre et méthode, et dispensé par un maître, contredit ses analyses de la nature. Si la morale est le principe et la fin de toute éducation, ses composantes essentielles s’acquièrent dans la relation première entre la mère et l’enfant, et le frère et la sœur, au sein de la famille conçue comme une entité, occasion pour l’enfant d’une expérience première, essentielle et suffisante3. On peut même estimer alors que l’intervention d’un éducateur étranger risque de bouleverser le principe fondamental énoncé avec tant d’ardeur. Le récit des actions héroïques des grands personnages, dispensé habituellement dans les écoles, peut s’avérer inutile, voire contre-productif, puisque les modèles auxquels l’enfant doit s’identifier pour se construire se trouvent 18au sein de sa famille. Autre défaut de l’éducation exercée dans les établissements, les frères et les sœurs sont artificiellement séparés à l’âge des passions, alors que celle conforme à la nature exigerait qu’ils soient au contraire réunis.
Pour résoudre ce paradoxe, Bernardin propose un palliatif : l’instituteur doit s’ériger en substitut du père et, dans une plus large optique, l’école doit recréer les conditions d’éducation présentes au sein de la famille : « il faut qu’une école fasse éclore dans les enfants les premiers sentiments de la nature tels qu’ils les développent eux-mêmes sur le sein maternel où ils font le premier apprentissage du langage et de la pensée » (Traité d’éléments de morale) (p. 931). Pour parvenir à cette fin, l’environnement scolaire assurera une protection aux enfants, en leur accordant une bienveillance qui les rendent confiants en eux-mêmes et attentifs aux autres. L’altruisme et le désintéressement seront, bien sûr, récompensés, tandis que les châtiments corporels, dont l’usage est si répandu, seront rigoureusement bannis. Soulignons un aspect très moderne de plusieurs principes d’éducation proposés par Bernardin. La relation première avec la mère l’emporte sur toute forme d’apprentissage et même sur toute parole prononcée pour dicter une quelconque conduite à l’enfant. Durant le tout premier âge, l’enfant se trouve dans une relation quasi fusionnelle avec celle qui l’a conçu. Or la bonne santé et l’équilibre psychologique de la mère est une nécessité pour que l’enfant se sente dans une sécurité qui déterminera, en grande partie, son accès au Bien et au Vrai. L’éveil des sens, comme les premiers sentiments, permettront ensuite à l’adulte d’accéder à l’amour authentique. C’est aussi dans la consolidation de cette intuition née du premier contact avec la mère qu’il parviendra à la perception juste des choses environnantes : « C’est sur le sein maternel que l’enfant fait le premier usage des sens et des éléments, de la chaleur par celle de sa mère, de l’air et de la respiration, par son haleine, de l’eau et du goût par son lait ; du corps et du toucher, par la forme ronde de ses mamelles » (p. 931).
Si l’on considère le contexte historique, l’exaltation de la mère de famille, première éducatrice de l’enfant, s’harmonise parfaitement avec l’idéal révolutionnaire. Des images de la République dépeignent la femme comme l’instance génératrice et prometteuse d’avenir par la fécondité qu’elle incarne. De nombreux révolutionnaires, on le sait, n’annoncent guère le féminisme actuel. Bien loin de penser que la femme, à l’égale 19des hommes, puisse exercer une fonction militante, ils préfèrent montrer, comme Bernardin lui-même, que, conformément à la Nature, sa fonction première consiste à préparer, au sein du foyer, l’esprit et le cœur des enfants aux vertus publiques4. De manière plus générale, c’est la question de la famille qui est constamment posée, dans les textes de Bernardin sur l’éducation, mais aussi dans tous ceux qu’il publie sous la Révolution. Si presque tous les incipit se réfèrent à sa propre situation familiale, c’est qu’il entend éclairer ses lecteurs sur une position qui légitime au plus haut point le discours qui va suivre : « J’étais célibataire et déjà avancé en âge lorsque désirant payer à la nature la dette de la vie avant celle de la mort, je sentis redoubler en moi le besoin d’avoir une compagne et des enfants5. » En avouant un désir inextinguible d’union, surgi sur le tard, Bernardin entend montrer qu’il répond au souhait de se doter d’une descendance, en satisfaisant ainsi l’ambition populationniste constamment affirmée durant la Révolution. Quant au « père de famille », formule rituellement reprise au commencement de ses œuvres, elle désigne le responsable de l’union familiale et le détenteur respectable d’une autorité à laquelle chacun doit rendre hommage. Elle renvoie aussi plus ou moins, dans une optique rousseauiste, au bon maître aimé des siens, œuvrant toujours au profit de la communauté nationale, contrairement au célibataire, enclin à privilégier son intérêt personnel, et à accorder la priorité à la quête des plaisirs égoïstes. Il va de soi qu’une telle représentation, déjà fort répandue dans les dernières années de l’Ancien Régime, prend une nouvelle actualité durant la Révolution. Le « père de famille » est l’homme le plus digne du respect de ses concitoyens, parce que ses responsabilités familiales vont de pair avec son souci de l’intérêt collectif et constituent même un stimulant pour d’éventuelles actions héroïques, au bénéfice de la nation menacée par les périls du jour. Bernardin est reconnu comme un grand penseur de l’éducation. Durant toute la Révolution, des correspondants, notamment des ecclésiastiques, le pressent d’écrire un traité sur le sujet, estimant que 20la voie qu’il tracerait pourrait aider les jeunes gens désemparés, par les bouleversements actuels, à retrouver des certitudes morales. Bernardin n’en produira un qu’en 1794, lorsque Lakanal lui commandera le Traité d’éléments de morale pour une École normale.
Bernardin de Saint-Pierre et la Révolution
Comment Bernardin de Saint-Pierre a-t-il accueilli la Révolution ? Sa position a-t-elle varié en fonction des circonstances et des étapes de cet immense remuement conduisant à la chute de la royauté ? Ou, à l’inverse, peut-on relever, dans sa conduite, dans ses interventions et dans les écrits publiés durant la période révolutionnaire, les marques d’une permanence, d’une fidélité aux principes affichés dans les années précédant la Révolution et tout particulièrement dans les Études de la Nature ? Depuis quelques années, la critique universitaire a commencé à répondre à ces questions, mais les analyses sont demeurées quelque peu éparses et, surtout, nous ne disposons d’aucune édition rigoureusement établie des Vœux d’un solitaire (1789) et de la Suite des Vœux d’un solitaire (1792), alors que les relations que Bernardin entretient avec les pouvoirs en place, sa conduite durant les étapes de la Révolution en marche et ses prises de position successives exigent des analyses minutieuses, que le contexte historique, constamment changeant, rend souvent complexes. Le chercheur ne pouvait s’appuyer jusqu’ici que sur les diverses éditions des Œuvres complètes de Bernardin de Saint-Pierre, publiées par son secrétaire Aimé-Martin. Dans la première, éditée en 1818, les Vœux d’un solitaire et leur Suite figurent dans le tome 11, avec plusieurs écrits de l’auteur sur les marées6. Quant au troisième texte, l’Invitation à la concorde (1792), un placard affiché dans les rues de Paris, deux jours avant la fête de la Fédération du 14 juillet, Aimé-Martin l’a écarté de son édition. Voulant imposer l’image d’un Bernardin, conservateur et attaché à la monarchie d’Ancien Régime, le secrétaire du grand homme n’a pas hésité à prendre 21quelques libertés avec les textes et même, parfois, à éliminer ceux qui ne lui convenaient pas.
Un point est sûr : Bernardin a toujours tenu à montrer sa volonté de continuité en politique et sa fidélité aux principes fondamentaux de sa philosophie. Dans une lettre datée du 23 février 1802 (EE BSP-2429) envoyée à Jean-Antoine Chaptal, alors ministre de l’intérieur, il demande pour sa famille et lui-même, en tant que membre de l’Institut, une habitation plus spacieuse. Il dresse, comme souvent à l’occasion d’une requête, un bilan de sa conduite pendant la Révolution, en montrant qu’on ne peut lui faire le moindre reproche en politique, si ce n’est sa « modération » loin des factions :
J’ai dirigé touttes mes veilles au seul bonheur des hommes. Je me suis donc d’abord occupé du soin de modérer mes passions, avant de songer à calmer celles des autres. Aussi j’ai eu des amis de tous les partis. j’ai plu aux Royalistes, aux patriottes, aux jacobins sans en flatter et en irriter aucun. Le duc D’orléans me donna une pension, le Roi ajouta à celles dont il m’avait honorés, la place d’intendant du jardin des plantes et du Museum, le Directoire me nomma professeur de l’école Normale, et Membre de l’institut. touttes ses faveurs et ces places m’ont été offertes sans que j’aye demandé autre chose que le temps de déliberer, si je les accepterais. c’est ainsi que j’ai refusé deux fois au commencement de la révolution la place de représentant du peuple, parce que j’étois sur que nos éducations ambitieuses, feroient bientost dégénérer, nos assemblées nationales en arènes de gladiateurs. Je me bornai à publier quelques vœux pour inviter les citoyens à la concorde. J’ai aujourd’hui la consolation de voir qu’une partie de ces vœux se réalise.
Il s’agit, bien sûr, d’un passé reconstitué, conforme à ses intérêts du moment. La position modérée qu’il revendique doit plaire aux instances consulaires, dont il cherche à s’attirer les faveurs. Pourtant l’évocation de cette conduite politique n’est pas erronée. Il refuse effectivement, comme il le dit, toute responsabilité élective durant les deux premières années de la Révolution, alors que certains, comme son protecteur et ami François Mesnard de Conichard, premier commis à la direction générale des Finances, le conjurent de franchir ce pas, à l’occasion des élections aux États généraux : « Il auroit eté bien à désirer que la santé de Monsieur le chevalier Luy eut permis de penser à la deputation dans laquelle, ses observations et méditations sur les interets de l’humanité et de la grande société l’auroient rendu très utile à l’une et a l’autre » (lettre du 8 mars 1789, EE BSP-1033). Le 27 septembre 1789, il écrit 22aux membres du district de Saint-Marcel : « La principale de mes contributions est en vœux que j’ai faits toute ma vie pour ma patrie, et c’est en cela que je crois avoir été riche, puisque j’y ai consacré tous mes travaux7. » Le 1er mars 1790, il confie à un correspondant qu’il avait renoncé, dès l’année précédente, à la charge d’électeur que lui avait confié le district de Saint-Marcel, pourtant très favorable à lui (EE BSP-2601). Il avait été, en effet, élu le 1er avril 1789 à l’assemblée des Électeurs de la Ville de Paris (grands électeurs élus par les assemblées de district, pour élire à leur tour les députés du Tiers-État aux États généraux), et on le retrouve, ensuite, en août 1789, parmi les 27 membres du comité de l’Assemblée de district de Saint-Marcel. Son refus de s’engager dans les assemblées locales ou nationales n’est pas seulement dû à l’état de sa santé, comme il le proclame tout le temps, mais aussi aux assemblées locales ou nationales dont il déplore la mauvaise organisation et les débats réalisés dans une atmosphère houleuse.
En janvier 1792, il publie la Suite des Vœux d’un solitaire. On peut deviner que certains journaux radicaux critiquent ouvertement son « modérantisme », mais d’autres, tout aussi radicaux, préfèrent garder le silence, soit parce qu’ils ne veulent pas s’en prendre à un écrivain qui jouit d’un grand renom littéraire, soit parce qu’ils négligent d’évoquer une personnalité qui n’a pas suffisamment de poids politique. Il faut noter qu’il est apprécié, sans doute pour sa hauteur morale, par le directoire du département de Paris. On peut lire, en effet, dans la Gazette nationale du 21 mars 1792, qu’il a été choisi par le procureur général syndic pour figurer sur la liste des jurés du tribunal criminel, pendant trois mois, à compter du 1er mars. La Gazette nationale commente ainsi ses interventions :
L’un des caractères les plus remarquables de notre révolution, c’est d’avoir attiré vers elle tous les bons esprits, tous les écrivains célèbres, tous les philosophes. Leurs spéculations, qui trop souvent paraissaient inutiles au bonheur du genre humain, se sont dès-lors tournées vers un but plus sûr. Ardents à s’occuper des intérêts de la patrie, Lalande et Bailly sont descendus des cieux ; Condorcet a quitté ses calculs algébriques, et Bernardin Saint-Pierre sortant d’une profonde retraite, a deux fois fait entendre sa touchante voix. La suite des Vœux d’un Solitaire est digne en tout de la première partie. On y retrouve 23non-seulement cette douceur de pensée, cette sensibilité profonde, ce charme d’expression, qui caractérisent tous les écrits de M. de Saint-Pierre ; mais une sévérité de principes plus dignes de l’écrivain, qui fut toujours l’ami, le consolateur du peuple, et une foule d’idées qu’on ne pouvait guère espérer de voir éclore que sous l’empire de la liberté. En s’adressant à l’Assemblée nationale, M. de Saint-Pierre lui parle le langage qu’un citoyen libre a droit à tenir à ses représentants.
Le 12 juillet de la même année, deux jours avant la fête de la Fédération, il fait afficher sur les murs de la capitale un placard, l’Invitation à la Concorde. Il y appelle à l’union nationale et à la nécessité de renoncer aux luttes partisanes en demeurant fidèle à la constitution de 1791. Bernardin fait donc entendre sa voix, mais ne détient toujours pas de mandat. Les événements se précipitent. La dramatique et sanglante journée du 10 août laisse désemparés de nombreux esprits. L’Assemblée a créé un comité exécutif provisoire avec des ministres girondins, mais se trouve en conflit avec la Commune de Paris. Le roi enfermé au Temple ne peut plus exercer son pouvoir. Dans l’attente d’une nouvelle constitution, l’avenir du régime est laissé en suspens, les violences se poursuivent et la menace militaire est à son comble. Tout en accusant le roi d’avoir trahi la nation, un correspondant invite Bernardin à proposer sa candidature de député à la future Convention (lettre datée du 19 août 1792 EE BSP-1301). Dans cette missive les éloges pleuvent. Parce qu’il est « prédestiné de la Nature », doté d’un esprit pénétrant et d’une morale irréprochable, qu’il « n’a jamais intrigué comme tant d’autres pour se faire proclamer aux élections », il pourrait, s’il devenait député, éclairer les futurs représentants de la nation sur le type de gouvernement qu’il faudrait lui donner. Nous ne disposons d’aucune réponse de Bernardin à cette lettre, mais un événement précipite les choses : le 4 septembre 1792, l’assemblée électorale du Loir-et-Cher, réunie à Vendôme, élit comme députés à la Convention, dans l’ordre ci-après : Grégoire, président et évêque constitutionnel du département, Chabot, député à la Législative, grand vicaire du précédent, Brissot, également député à la Législative et Bernardin de Saint-Pierre8. Or nous détenons une lettre 24datée du 3 octobre 1792, dans laquelle Bernardin rappelle à Grégoire qu’il l’a déjà averti le 7 septembre, soit trois jours après sa nomination officielle, de son refus d’exercer son mandat (EE BSP-1317). Pour expliquer sa conduite il use comme toujours du même argument, son agoraphobie et sa mauvaise santé :
J’ai exposé depuis longtemps dans mes Études de la Nature mon genre d’infirmité physique et morale. Le temps n’a fait que l’accroître : mais, en augmentant ma sensibilité pour les maux, il m’a rendu d’autant plus cher le petit nombre de biens dont la carrière humaine est parsemée. Je mets au premier rang l’amitié dont vous me donnez des preuves : elle m’est d’autant plus chère qu’elle a pour objet le service de la patrie.
La critique a parfois estimé que Bernardin avait pu, malgré ses dires, exercer la fonction de député à la Convention de septembre à novembre 1792, en cherchant des traces de sa présence dans les témoignages de ses correspondants. Le 8 septembre, Jean-Baptiste Durand, baron d’Herville, le félicite de sa nomination. Dans une lettre qui a été datée du 26 novembre 1792, une correspondante le sollicite en tant que député à la Convention pour lui demander d’intercéder en faveur de son mari, accusé de conjuration contre la patrie, en vertu de la loi du 9 novembre condamnant comme suspects les Français rassemblés aux frontières. Pour s’adresser à lui, elle use de la formule en vigueur « Citoyen Législateur » (EE BSP-1331). Cette dernière lettre pourrait nous faire penser qu’il est encore député à cette date, mais sa correspondante n’a manifestement pas été informée de sa démission, car tout concourt à montrer, avec la plus grande certitude, qu’il n’a jamais siégé sur les rangs de la Convention nationale9. Jules Guiffrey précise, après avoir étudié de très près les Archives parlementaires et en avoir rectifié les inexactitudes, que le suppléant de Bernardin, André Foussedoire (1753-1820), remplace effectivement, dès le début, 25le député élu « non acceptant » (Les Conventionnels, Paris, Au siège de la société, 1889, p. 92). Auguste Kuscinski, à l’article « Foussedoire » de son Dictionnaire des conventionnels (Au siège de la Société et à la librairie F. Rieder, 1916), affirme à son tour que celui-ci « siégea dès le début de la session, par suite du refus de Bernardin d’accepter le mandat de représentant ». Il faut noter que la démission de Bernardin n’est pas un cas isolé. Dix-sept députés, selon Guiffrey, parmi lesquels on trouve les noms de François de Neufchâteau et Priestley, bien que figurant sur la liste des départements qui les ont élus, ont donné leur démission avant l’ouverture de l’Assemblée (ouvr. cité, p. xviii). N’oublions pas non plus que la première séance de la Convention eut lieu le 21 septembre 1792, avec l’abolition de la royauté, et l’on imagine mal Bernardin participer à une assemblée qui vote une telle mesure. À cette même date, Foussedoire ne peut pas adopter une position plus opposée à celle du député qu’il remplace : ironie de l’Histoire, Il occupe les bancs de la Montagne, avant de voter, lors du procès de Louis XVI, la mort du roi, en se prononçant contre l’appel au peuple et contre le sursis ! La situation politique permet aussi de comprendre le refus de Bernardin de siéger à l’Assemblée, en rappelant que son élection a lieu le 4 septembre, un jour avant la fin des massacres de ce mois redoutable. La peur d’un complot des prisonniers, prêts à assassiner les patriotes à l’arrivée jugée imminente des Austro-Prussiens, hante de nombreux Parisiens. Un correspondant anonyme de Bernardin fait un tableau saisissant de la situation. Il évoque des scènes d’horreur : le sang qui coule à grands flots, à Saint-Lazare, à la Force, à la Conciergerie, au Châtelet et dans d’autres prisons, une foule ivre de rage obligeant les chevaux à marcher sur les cadavres qui obstruent les rues (lettre non datée, émise sans doute en septembre 1792, EE BSP-1258). Le 31 août, l’Assemblée, impuissante et bafouée, n’était pas parvenue à dissoudre la Commune de Paris. Quant à la monarchie, elle est, après la journée du 10 août, complètement ébranlée.
Si Bernardin refuse la mission élective qui lui a été confiée sans son consentement, c’est qu’une autre fonction lui avait été attribuée. Le 3 juillet 1792, l’éphémère ministre de l’Intérieur, Terrier de Monciel, lui avait appris sa nomination au poste d’Intendant du jardin royal des plantes et des cabinets d’histoire naturelle, occupé quelques années auparavant par Buffon. C’est en cette qualité qu’il prête son serment 26civique devant le Conseil général de la Commune de Paris, le 21 juillet 179210. Un peu plus de deux mois plus tard, dans la lettre à Grégoire du 3 octobre 1792 (EE BSP-1317), déjà citée, Bernardin explique pourquoi il refuse le mandat de député : sa préoccupation immédiate est d’adjoindre une ménagerie au Jardin des plantes dont il vient d’être nommé Intendant :
C’est une place fort incertaine ; mais je désire employer le peu de temps que je dois l’occuper à fonder un établissement longtemps désiré par Buffon et qui manque à l’étude de l’histoire naturelle. Les circonstances sont favorables : on nous offre les restes de la Ménagerie de Versailles, et il y a un grand terrain et des bâtiments non occupés qui appartiennent à la Nation et qui sont enclavés dans le jardin des Plantes. Je vais en achever le Mémoire [sur la nécessité d’attacher une Ménagerie au Jardin des plantes] et, dès qu’il sera imprimé, je vous le ferai parvenir.
Le 17 janvier 1793, Couturier, régisseur général des domaines de Versailles, Marly et Meudon, lui offre un rhinocéros, en précisant : « On m’en a deja offert de l’argent : mais j’aimerois que, dans les mains d’un Philosophe comme vous, il devint un objet d’instruction Publique » (EE BSP-1797). Bernardin va pouvoir effectivement accueillir quelques animaux en provenance de la ménagerie de Versailles. Si l’opération n’est pas sans conséquence, puisqu’elle est à l’origine du Jardin des plantes actuel, elle peut sembler tout de même insolite en ces circonstances politiquement troublées. Pourtant, en février 1793, le Rapport fait à la Société d’histoire naturelle de Paris, sur la nécessité d’établir une ménagerie approuve la proposition de Bernardin en la déclarant bonne pour les sciences et pour la gloire de la République :
La Société a demandé à nous, A.L. Millin, Pinel et moi [Alexandre Brongniart], notre opinion sur la proposition faite par Henri-Bernardin de Saint-Pierre, d’établir une ménagerie au jardin national des plantes.
Une ménagerie, telle que les princes et les rois ont coutume d’en entretenir, n’est qu’une imitation couteuse et inutile du faste asiatique : mais nous pensons qu’une ménagerie sans luxe peut être extrêmement avantageuse à l’histoire naturelle, à la physiologie et à l’économie ; et que les avantages que la nation en doit retirer, la dédommageront amplement des dépenses qu’elle fera pour l’établir.
27Une ménagerie avancera l’histoire naturelle sous deux points de vue : l’observation des caractères distinctifs des animaux, et la connaissance de leurs mœurs.
L’opération tient lieu pour Bernardin d’une mission qui se suffit à elle-même et montre qu’il entend se consacrer entièrement à sa tâche. Il occupera donc une fonction officielle : celle d’Intendant du Jardin et du Cabinet d’histoire naturelle. Cette nomination récompense les mérites d’un écrivain renommé, qui a choisi dès 1789 le camp de la Révolution, sans trop susciter de remous parmi les forces en présence. Bernardin accomplit, semble-t-il, avec constance et sérieux sa tâche d’Intendant. Les lettres qu’il adresse aux autorités montrent qu’il se préoccupe de la gestion de l’établissement, de la bonne entente du personnel, et des salaires qui sont versés à celui-ci. Il s’occupe aussi de l’achat des arbres et des arbustes nécessaires au jardin. Sa correspondance témoigne encore de l’intérêt qu’il porte au Cabinet d’histoire naturelle et à ses collections. Il est de fait qu’il trouve dans cette nouvelle fonction l’occasion de réaliser une ambition qui lui est chère, celle de mettre en relation animaux, végétaux et hommes, au sein d’une harmonie observée par l’œil bienveillant et complice du maître des lieux11. Ses lettres révèlent aussi qu’il veille attentivement à l’entretien du Cabinet d’histoire naturelle et à la sauvegarde du Jardin des Plantes contre ceux qui le menacent chaque jour. Il écrit à Garat :
La Convention nationale ayant chargé les Municipalités de la police des Établissements publics, celle de paris vient de prendre en grande Considération celui du jardin National. des gens mal intentionnés ou égarés commettoient chaque jour des déprédations, et se permettoient d’en rompre les jeunes arbres et d’en arracher les plantes en disant qu’ils avoient le droit comme citoyens parce que ce jardin apartenoit à la nation. (Lettre non datée, date estimée : 1793, EE BSP-1360).
Il se pose en bon citoyen, soucieux de préserver les intérêts de la république et de la nation. La même lettre précise ensuite que, sur ses conseils, Chaumette, le procureur de la Commune de Paris, a pris un 28arrêté invitant « la section des sans culottes à y faire une garde fraternelle ». Puis il demande à Garat des subsides pour les plus pauvres d’entre eux en rappelant qu’ils sont tous d’« excellents patriotes ». Manifestement Bernardin accomplit sa mission en adoptant le langage de l’heure et en flattant quelque peu les personnalités politiques du moment. Mais pouvait-il faire autrement ? Dans les premiers jours d’avril 1793, il se rend au château de Chantilly où il reste jusqu’au 31 mai. Il avait été nommé membre d’une commission chargée de l’inventaire des objets rares qui devaient être transportés du château à Paris. Depuis la fuite du prince de Condé en 1789, l’Assemblée nationale avait décidé de séquestrer ses biens. Des bandes de pillards ayant envahi le château en août 1792 pour s’emparer des pièces de valeur, Garat, ministre de l’Intérieur, décide de prendre des mesures pour empêcher les vols. Le 18 avril 1793, il désigne deux commissaires chargés d’organiser le transport au Jardin des Plantes de nombreuses pièces d’histoire naturelle qui se trouvaient à Chantilly dans le cabinet du prince. Sont nommés à cet effet, Bernardin de Saint-Pierre et Daubenton, Garde du cabinet national. Ce sont des herbiers, des coquillages, des reptiles, des poissons qui sont ainsi transférés de Versailles au Jardin des plantes. L’Intendant a également pour mission d’établir le catalogue des livres d’histoire naturelle de la bibliothèque. En administrateur diligent, il presse Garat de lui fournir les subsides nécessaires pour l’aménagement du lieu où seront déposées les précieuses collections, tout en réclamant pour lui-même appointements supplémentaires et gratifications. Le 10 juin 1793, un décret de la Convention supprime l’Intendance du Jardin des Plantes, qui prend le titre de Muséum d’histoire naturelle. Les officiers de l’institution acquièrent le statut de professeur, en étant dotés des mêmes droits, avec un égal traitement. Enfin il est édicté que le directeur sera désormais choisi parmi ceux-ci et nommé pour un an. Bernardin est donc exclu d’une fonction qu’il aura exercée durant moins d’une année. En lui notifiant le décret, le ministre lui manifeste les plus grands égards. Il reconnaît le zèle avec lequel il a accompli ses services et les économies qu’il a réalisées au bénéfice de l’administration du jardin national. Dans la même lettre, il invite Bernardin à continuer ses fonctions, avant qu’un nouveau directeur et un trésorier soient nommés (Lettre du 3 juillet 1793, citée par Largemain, « Bernardin de Saint-Pierre, Intendant du Jardin des Plantes », Revue d’Histoire littéraire de la France, 4e Année, no 2 (1897), p. 277).
29Dans une lettre du 7 juillet 1793 adressée aux membres de la Convention, Bernardin prend acte de cette suppression, mais rappelle au ministre qu’il était occupé l’année précédente à composer « une invitation à la concorde », lorsqu’on vint lui offrir la place d’Intendant du jardin des plantes :
Je demandai trois jours pour en délibérer. Enfin je l’acceptai. a peine j’achevois de m’y établir au mois de juin de cette année, qu’un de vos décrets l’a supprimée. l’état de ma fortune m’oblige à vous faire quelques Représentations afin que vous m’accordiés dans votre justice, quelques indemnités (EE BSP-1412).
À l’appui de sa demande, il invoque les grandes dépenses auxquelles il a été contraint pour l’aménagement de l’hôtel de l’Intendance, où il a résidé si peu de temps. La Convention nationale, dans un décret du 24 septembre 1793, lui attribue une indemnité de 3.000 livres.
La dramatique situation politique et l’activité professionnelle ne semblent pas, chez Bernardin, peser sur sa vie privée. Celle-ci interfère parfois avec la vie publique. Il peut arriver que la femme d’un responsable politique l’invite à dîner, en usant de la tonalité sentimentale propre à ses admiratrices, telle l’épouse de Clavière, ministre de la justice, qui, le 12 février 1793, lui envoie le billet suivant :
Veuillez, bon Citoyen, profiter du premier beau jour pour venir diner avec nous, c’est à dire, à notre ordinaire bourgeois ; vous aimez les mœurs simples et patriarcales, et si nous avons un gout bien prononcé, c’est celui-là ; c’est notre beau côté puisqu’il nous mets en rapport avec l’excellent B. de St Pierre que tout nous porte à estimer et à aimer. (EE BSP-1372).
Durant l’année 1793, il poursuit une idylle sans doute intéressée avec Félicité Didot, la fille de son éditeur. Elle reçoit un abondant courrier dans lequel son correspondant use du registre sensible qu’il connaît si bien pour déclarer sa flamme et entretenir celle que la jeune fille nourrit à son égard, ce qui conduit droit à un mariage, conclu le 27 octobre 1793. Notons enfin que pendant la même année le futur époux n’interrompt nullement sa relation épistolaire avec Rosalie de Constant, une autre admiratrice qui lui fait les yeux doux, sans jamais évoquer la brûlante actualité dans sa correspondance.
Pendant les années 1793-1794, Bernardin reste muet sur la question politique. On peut estimer que la situation devient pour lui périlleuse, 30après la chute des Girondins et l’installation de la Terreur. Les prises de position modérées qu’il avait toujours affichées et tout particulièrement en juillet 1792, quelques semaines avant la chute de la monarchie, son attachement viscéral à la Constitution de 1791 et ses critiques systématiques des mouvements populaires, constituaient autant d’éléments à charge, suffisants pour le faire condamner par le tribunal révolutionnaire. De plus les relations, bien que non politiques, qu’il avait nouées avec certains Girondins, comme Brissot et Clavière, ne pouvaient que le desservir. La correspondance suivie qu’il entretient, entre le 25 décembre 1792 et le 19 août 1793, avec Joseph Garat (1748-1833), d’abord ministre de la Justice, puis ministre de l’Intérieur, révèle une prudente stratégie : ne jamais évoquer la situation politique du moment, en traitant exclusivement des questions relatives à sa charge d’Intendant du Jardin des plantes. Ce faisant, il vise à donner l’image d’un citoyen accomplissant la mission que la monarchie lui a confiée et qu’il poursuit en toute loyauté, dans un deuxième temps, au bénéfice de la Convention. On notera que Garat use d’une politique louvoyante. Proche des Girondins, il ne s’intègre jamais à eux. Il ne fait rien pour empêcher les préparatifs des insurrections des 31 mai et 2 juin 1793, mais refuse ensuite de les officialiser par un avis émanant de son ministère. Or les relations qu’il entretient avec l’Intendant du jardin des plantes sont sans nuages, et il se montre toujours disposé à accepter les nombreuses requêtes que celui-ci lui adresse continuellement. Lorsque Garat donne sa démission et est remplacé par Jules François Paré, le 20 août 1793, Bernardin envoie désormais ses demandes au nouveau ministre de l’Intérieur qui, dans le sillage de son prédécesseur, lui prête la même attention et témoigne à son égard de la même considération. Il accepte même de lui verser une indemnité pour combler les pertes occasionnées par les contrefaçons de ses ouvrages (Lettre du 7 septembre 1793 EE BSP-1423) ! Un indice tend à prouver que Bernardin n’a pas rompu toute relation avec les institutions culturelles, durant la Terreur. Le 27 février 1794, il propose à un certain Antoine Dingé, auteur d’un Discours sur l’histoire de France (1790), un rendez-vous : « Je suis invité à une seance du Lycée des arts au palais de l’egalité, demain entre midy et deux heures. si vous pouvés vous y rendre nous reviendrons dîner ensemble » (EE BSP-2681). Dans le cirque du Palais-Royal devenu Palais-Égalité après la journée du 10 août, avait été créé le Lycée des arts. Il s’agit d’une société savante 31consacrée à l’enseignement et à la diffusion des sciences, des lettres, des arts et tout particulièrement des techniques12. Son directeur, Charles Gaullard Désaudray, affiche une position antiacadémique et, bien sûr, antiaristocratique, compatible avec celle que l’auteur des Vœux d’un solitaire n’a cessé de revendiquer. On aurait aimé connaître l’identité de la personne ayant invité Bernardin à la séance du 28 février 1794. On peut penser qu’il s’agit d’un ami ou d’un protecteur. Or plusieurs des membres du Lycée des arts sont des savants et des hommes politiques qui connaissent fort bien Bernardin : Daubenton, avec lequel l’Intendant du Jardin des plantes partage plusieurs tâches, appartient au Directoire de l’établissement, Garat toujours en bons termes avec Bernardin, est un enseignant assidu du Lycée républicain. Nous ne possédons malheureusement aucun indice permettant de transformer en certitude notre hypothèse. Bernardin évite, durant ces temps périlleux, de se répandre en informations compromettantes ou susceptibles de le devenir. De nouvelles recherches nous apprennent qu’il se trouve à Paris en février 1794 et non dans sa maison de campagne, comme on l’avait d’abord cru13. La lettre précédemment citée en est une preuve incontestable. Un témoignage plus tardif, et d’un tout autre ordre, nous montre qu’il fut bouleversé par la Terreur et qu’il condamne sans réserve cette période sombre de la Révolution. Dans L’Amazone, le narrateur, double de l’auteur, oublie les contraintes formelles pour se laisser envahir par les souvenirs personnels. Or c’est l’atmosphère de ce dur moment qu’il se plaît à décrire, cette fois en toute liberté : près d’Écouen, lorsqu’il se dirige vers son village, il aperçoit avec effroi « des hommes couverts de bonnets rouges ». Parmi les spectacles qu’il a pu observer, celui des cendres dispersées des rois Henri IV et Louis XIV, hante à jamais sa mémoire. La scène fait clairement référence à la profanation des sépultures royales d’août et octobre 1793. Le lyrisme qui surgit brusquement pour décrire une impression de fin du monde, ne laisse aucun doute sur le jugement que Bernardin porte rétrospectivement sur la Terreur et aussi sur son désir de montrer qu’il a voulu rester serein, au sein de 32la bienveillante Nature, durant ces temps d’affliction : « Lorsque les tempêtes de l’adversité soufflent, que la terre s’ébranle sous nos pas chancelants, que les ténèbres s’assemblent et nous voilent la lumière des cieux, nous sentons encore le côté qu’occupe le soleil, à la douce chaleur qui nous réchauffe » (p. 608).
En juillet 1794, sans doute à l’avènement de la Convention thermidorienne, dans une lettre à un inconnu (EE BSP-1549), Bernardin fait état de « l’espèce de reproche » qui lui a été fait plusieurs fois à propos de son « indifférence prétendue pour la chose publique ». Il justifie, une fois de plus, sa conduite en invoquant sa santé altérée en 1773 par de pénibles travaux et de longs voyages entrepris en vain pour le service de la patrie et rappelle qu’il n’a jamais cessé d’appliquer les principes énoncés dans les Études de la Nature. Thermidor est pour lui une aubaine : le 24 octobre 1794, Joseph Lakanal, Président du Comité d’instruction publique, décide de l’associer à ses travaux et le charge de composer un traité de morale républicaine. Le 30 octobre de la même année, est fondée l’École normale de Paris, pour former les instituteurs chargés d’enseigner, à leur tour, dans les écoles normales des départements. Bernardin est alors nommé professeur de morale avec des émoluments de 500 livres par mois. Il faut insister sur ce moment d’activité intense de la Convention en matière éducative. En une seule séance, le 30 octobre 1794, l’Assemblée débat sur les écoles primaires, sur les livres élémentaires qui devront être créés et sur les hommes reconnus pour leurs talents, susceptibles de les rédiger. On perçoit quelque défiance entre plusieurs députés de la Convention et le Comité d’instruction publique, qui fixe le lendemain la liste des professeurs de l’École normale. Parmi eux, isolons Daubenton, Volney, Berthollet et Garat, avec lequel Bernardin avait eu de bonnes relations avant Thermidor. Le 9 novembre 1794, la Convention confirme le choix du Comité, avec quelques modifications : en mathématiques, Laplace et Lagrange viennent prendre la place du physicien Hallé qui avait choisi une autre fonction. Or tout les oppose à Bernardin. Anciens membres de l’Académie des Sciences, ils ne perçoivent le monde qu’à travers les découvertes les plus récentes de la science. Pour étudier le système solaire, Laplace s’appuie sur le calcul différentiel et intégral. Il élimine toute intervention divine dans la nature et s’en tient au déterminisme le plus pur. On peut comprendre que Bernardin redoute d’avoir pour 33confrères des hommes qui nient la morale qu’il souhaite enseigner à ses élèves. Il tarde alors à rédiger les Éléments de morale pour l’École normale, que Lakanal lui a commandés. Il se résout pourtant à faire parvenir le 6 novembre 1794 le prospectus de son traité, mais le 20 novembre, le Comité d’instruction publique décide soudain d’en confier la rédaction à Ginguené. Le projet envoyé par Bernardin a-t-il été jugé insuffisant ? L’intervention de Ginguené, esprit rationaliste et théoricien brillant de la littérature, a-t-elle paru préférable aux vues d’un esprit profondément religieux ? Un propos de Lakanal publié plus tardivement éclaire de manière saisissante les objectifs difficilement conciliables que poursuivaient les membres du Comité : « un tel ouvrage [un traité de morale républicaine] doit être conçu par un logicien profond et exécuté par un homme sensible ; on voudrait y trouver en quelque sorte l’esprit analytique de Condillac et l’âme de Fénelon14. »
La création de l’École normale et l’enseignement qui y est dispensé ne sont pas à l’abri des critiques. Parmi les élèves, des hommes d’âge mûr estiment que les cours ne leur sont guère profitables. Les tensions politiques sont multiples, durant cette période qui suit la Terreur : des matérialistes et athées perçoivent d’un mauvais œil le déisme sentimental de Bernardin. Un Jacobin, défenseur de Babeuf, tourne en ridicule l’institution, dans un pamphlet qu’il intitule La Tour de Babel au Jardin des plantes ou Lettre de Mathurin Bonace sur l’École normale (1795). En se moquant du désaccord généralisé qui régnerait entre les professeurs, il noircit à dessein le tableau, mais il dénonce tout de même les difficultés réelles de coordination entre les enseignements. Dans ses critiques, Bernardin n’est pas épargné :
Le papa Bernardin de St Pierre n’entend plus la raillerie sur cet article [la morale][…] Heureusement qu’il nous a dit que son travail n’était pas encore prêt et qu’il ne le serait que dans 5 mois, en sorte que nous n’avons pas été moralisés (p. 8).
Malgré tout Bernardin compte, comme toujours, de très forts soutiens auprès de plusieurs membres du Comité d’instruction publique. Apprécié de Lakanal, il est protégé par l’abbé Grégoire qui aurait, selon Souriau, particulièrement apprécié Le Café de Surate. Il retrouve ainsi à la 34fin de l’année 1794 une fonction officielle. C’est manifestement l’homme vertueux et le spécialiste de l’éducation que le Comité d’instruction publique récompense ainsi, en montrant par là même combien il tient, malgré les tensions multiples qui le traversent, à fonder un socle de principes moraux sur lequel les instituteurs de la nation puissent s’appuyer, après les bouleversements de la période précédente qui ont plongé dans le désarroi la communauté enseignante.
Quoi qu’il en soit, Bernardin fit peu de cours et son intervention comme professeur, qui avait commencé le 21 janvier 1795, dure seulement quelques mois parce que la détresse des finances publiques et le manque de ressources des élèves obligent le pouvoir à fermer l’École le 19 mai 1795. Il retrouve toutefois une nouvelle fonction : en dépit de ses campagnes continuelles contre les académies, il est nommé dans la section des Sciences morales et politiques de l’Institut, à la place de L.A. Séguier, le 22 août 1795. Il faut noter que, fidèle à lui-même, il refuse, une nouvelle et dernière fois, d’exercer une fonction politique. L’assemblée primaire du district de Corbeil s’était empressée, toujours sans son consentement, de le nommer second électeur le 10 septembre. Dans une lettre non datée adressée aux citoyens de l’École normale, Bernardin écrit :
Le district de Corbeil dans lequel je suis domicilié, m’avoit mis au nombre des membres de son jury pour le trimestre qui va finir. je me suis fait suppléer en alleguant mes fonctions de professeur que j’allois remplir à Paris, maintenant que je suis de retour à Essonnes, on pourroit fort bien me nommer pour le trimestre qui va commencer. cependant mes fonctions loin d’être finies, sont beaucoup plus laborieuses car il ne s’agit pas maintenant d’une simple lecture d’elemens de morale, mais d’en continuer le dévelopement par un travail qui occupe toutes les facultés de ma tête et de mon cœur. (Lettre non datée, mais nécessairement postérieure au 10 septembre (EE BSP-1524B).
L’histoire politique continue sa marche tumultueuse sous le Directoire, auquel la Convention cède la place le 26 octobre 1795. Le 16 septembre 1797, Bernardin remercie Nicolas de Bonneville, libraire, imprimeur et fondateur du Cercle social, directeur du journal Le Bien informé, de lui avoir fait part du coup d’état du 18 fructidor. Les Directeurs Barras, La Révellière-Lépeaux et Reubell ont fait appel à l’armée pour annuler les élections partielles du printemps, qui avaient été favorables aux royalistes. Alors que l’événement inaugure une série d’infractions 35constitutionnelles, Bernardin se montre d’une grande prudence dans sa réponse à Bonneville et prône l’apaisement :
Je remercie Dieu de ce que, dans une insurrection aussi subite de gens armés, il n’y a point eu de sang répandu, et que les lois de l’humanité n’aient pas été violées au milieu des convulsions de la politique. J’espère que cette conduite modérée dans des chefs offensés et tout puissants, ramènera nos frères égarés aux principes communs de la liberté et de l’égalité, auxquels nous avons tous juré d’être fidèles (texte cité dans OC, t. III, Œuvres scientifiques, p. 1043).
Le 17 décembre 1797, il reçoit une lettre de Napoléon Bonaparte témoignant de son engouement pour les ouvrages que leur auteur vient de lui envoyer :
Votre plume est un pinceau. Il manque à la Chaumière indienne une troisième sœur. Vous vous donnerez par-là le tems de finir votre grand ouvrage [les Harmonies de la Nature], en satisfaisant l’impatience du public (EE BSP-1573).
Un tel succès auprès de Bonaparte l’invitera, après le Coup d’État du 18 brumaire, à prêter allégeance au Premier Consul, avant de se rallier à l’Empereur15.
Position politique
Entre 1789 et juillet 1792, la position politique de Bernardin, dans ses grandes lignes, est restée la même. Les Vœux d’un solitaire révèlent qu’il est globalement favorable à un changement de régime en 1789. Il se montre partisan d’une monarchie constitutionnelle, dans laquelle le souverain garderait un pouvoir étendu. Il faut insister à la fois sur sa prudence, sa 36modération et souvent même sur une pensée décalée par rapport aux événements qui s’accélèrent. Certes, Bernardin s’en prend violemment au rôle exercé par la noblesse dans la société d’Ancien Régime, mais il propose aussi de rééquilibrer les trois ordres de la nation. Certes, leur abolition formelle n’aura lieu que le 13 septembre 1791, il n’empêche que la société d’Ancien Régime s’est de fait écroulée lors de la nuit du 4 août 1789, un mois avant la parution des Vœux. Il est même parfois déconcertant : n’exprime-t-il pas le souhait de créer un ordre de chevalerie ? De plus la conservation de la noblesse « d’origine » qu’il projette de maintenir paraît contraire au principe qu’il ne cesse d’énoncer : « La vertu et le vice ne se transmettent point avec le sang. » Pour résoudre la contradiction, il a soin d’introduire un contrepoids : l’ancienne noblesse ne formera plus un corps à part et comme étranger au reste de la nation, car elle sera vouée désormais, par le jeu des mariages et des adoptions, à s’ouvrir au peuple et à trouver ainsi une source permanente de renouvellement. Alors qu’en 1789 se pose la question épineuse des relations entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, il montre, sans le crier trop fort, qu’il penche pour le veto absolu. Il lui arrive souvent, tout particulièrement dans les Vœux d’un solitaire, d’user d’un vocabulaire ambigu ou un peu flou qui, sans doute pour des raisons de prudence, brouille son argumentaire. Il soutient toutefois fermement, avec des accents conservateurs, un régime monarchique constitutionnel jusqu’en juillet 1792, alors que la royauté est de plus en menacée. Dans L’Invitation à la Concorde (12 juillet 1792), il prend cette fois nettement plus de risques. Ce texte bref, écrit durant un moment particulièrement dramatique de la Révolution, tranche sur les autres écrits, dans la mesure où disparaissent la prudence habituelle et le flou sémantique que l’on pouvait trouver dans ses deux ouvrages précédents. Contre les mouvements de rue soutenus par les sections et instrumentalisés par les révolutionnaires radicaux, Bernardin de Saint-Pierre lance un cri d’alarme, en montrant que le respect absolu de la Constitution de 1791 est la conduite de la dernière chance. Sous la Convention, ce monarchiste convaincu se soumet manifestement à la République, mais il ne prend plus ouvertement position sur le plan politique dans l’espace public. S’il y a une part incontestable d’opportunisme chez Bernardin, n’oublions pas toutefois qu’il n’attache pas une importance primordiale à la nature du régime politique. Il importe avant tout que celui-ci soit capable de réaliser les réformes sociales qu’il appelle de ses vœux :
37Tout gouvernement quel qu’il soit, est heureux au-dedans et puissant au dehors, lorsqu’il donne à tous ses sujets le droit naturel de parvenir à la fortune et aux honneurs ; et le contraire arrive lorsqu’il réserve à une classe particulière de citoyens les biens qui doivent être communs à tous (Études de la Nature, VII).
Ce qu’il redira dans le préambule des Vœux d’un solitaire. Il s’en tiendra fermement cette position jusqu’à l’avènement de la République, avant d’être chargé en 1794 d’un cours de morale à l’École normale et d’accéder l’année suivante à l’Institut de France.
Pendant toute cette période, Bernardin a entretenu des relations parfois chaleureuses avec des acteurs de la Révolution, et même avec ceux qui lui sont politiquement opposés. Tel Brissot, qui reproduit un passage des Vœux d’un solitaire dans le Patriote français en 1789. Dans une lettre du 23 avril 1788 (EE BSP-2623), il l’avait remercié de l’envoi de Paul et Virginie et s’était enquis de l’exemplaire des Études de la Nature que Bernardin lui avait adressé. Dans une autre missive datée du 13 mars 1790, il dit envier sa solitude, et lui fait part du découragement causé par ses échecs à la Société des amis des noirs. Il achève sa lettre en avouant pour lui « une véritable vénération ». Deux ans plus tard, Brissot lui fait savoir que le moment est favorable pour que sa demande de pension (formulée dans la lettre du 12 février 1792) soit envoyée à Clavière ou à Roland. Plein de prévenances à son égard, il lui conseille d’adresser un mémoire à Dumouriez et à Clavière en l’assurant qu’il interviendra de nouveau pour lui, s’il n’a pas reçu de réponses dans quelques jours. C’est aussi l’abbé Claude Fauchet, le fondateur du Cercle social, qui, le 2 octobre 1789, lui envoie son premier discours ; tout en lui faisant part de son désaccord politique, il l’assure de ne jamais douter de ses bonnes intentions et de la sincérité de ses sentiments. Avec l’abbé Grégoire, membre du Comité d’instruction publique, créé le 3 juin 1793, les relations sont depuis longtemps excellentes et ne faiblissent pas durant toutes les étapes de la Révolution : « Soyez sûr que votre nom inspirera toujours lestime lattachement et le respect à quiconque sait apprecier le genie et la vertu » (Lettre de Grégoire à Bernardin du 6 septembre 1795, EE BSP-2350). Pendant la Convention thermidorienne et sous le Directoire, il trouve des appuis parmi les représentants des nouveaux gouvernements. Soutenu par Lakanal, il est dans les meilleurs termes avec Louis-Marie de La Réveillière-Lépeaux, élu Directeur le 1er novembre 1795. Sa sensibilité religieuse est proche de celle de Bernardin. En 38promouvant la théophilanthropie, il se rapproche de la religion naturelle prônée par l’auteur des Études de la Nature. Il aurait même partagé avec Bernardin l’engouement pour la botanique. Plusieurs hommes politiques et gens de lettres du moment ont manifestement une conception de l’existence et des pratiques de vie voisines des siennes. Tout cela crée un terrain d’entente qui lui est bénéfique. La théophilanthropie groupe des personnalités aussi différentes que Daunou, le banquier Lecouteulx de Canteleu, Marie-Joseph Chénier, le peintre David et Louis-Sébastien Mercier. Celui-ci rend compte avec enthousiasme, dans La Quotidienne ou le Tableau de Paris (6 floréal an III, 25 avril 1795), du cours de morale dispensé par Bernardin à l’École normale, avant de célébrer dans le chapitre cxli du Nouveau Paris (1798) la gloire des théophilanthropes. La religion naturelle qu’ils professent permet aux hommes de s’unir en évitant les disputes théologiques d’autrefois et surtout de réunir, autour d’un socle commun de principes religieux et moraux, des hommes ayant appartenu à des camps politiques différents. Les expressions que Mercier affectionne peuvent, à quelques différences près, s’accorder avec celles dont use Bernardin pour célébrer l’ordre divin : « Le tabernacle des Théophilanthropes c’est l’Univers dont le tableau déploie, aux regards louches de l’athée, les merveilles ineffables de la création et plonge le croyant dans un perpétuel ravissement » (Le Nouveau Paris, éd. de 1799, t. III, p. 105). Certains théophilanthropes se rapprochent encore davantage des principes prônés par Bernardin : la soumission révérencieuse aux lois de la nature, l’exaltation de la famille et tout particulièrement de son chef, comme fondement de la morale sociale (J.-B. Chemin-Dupontès, Le culte des théophilanthropes ou adorateurs de Dieu et amis des hommes, Basle, Imprimerie de J. Decker, 1798, p. 21-22). Sont également exaltés le dévouement des humbles, la sagesse des épouses aimantes, et le désir de faire de bonnes actions en étant convaincu qu’elles trouveront leur récompense dans l’au-delà. Selon Aulard, le Directoire aurait protégé les théophilanthropes, « tantôt en secret, tantôt publiquement » (Histoire politique de la Révolution française, Paris, A. Colin, 1926, p. 648). Or, comme le remarque Jean-Michel Racault dans le présent volume, c’est dans cette période où les responsables politiques sont en quête de principes religieux, susceptibles de se substituer au catholicisme, que Bernardin élabore L’Amazone. Néanmoins durant ces années, qui sont un peu pour lui comme une renaissance, Bernardin ne manque pas 39d’adversaires. Certains savants, comme l’astronome Lalande, nommé directeur de l’Observatoire de Paris en 1795, récusent ses travaux scientifiques et lui sont hostiles, mais Lakanal l’assure de son soutien sans faille. Dans la lettre, du 18 février 1795 (EE BSP-2632), il tient à le rassurer :
Vous me parlez de vos Ennemis ! oh ne craignez pas qu’ils vous inquiettent Tant que je serai revêtu de quelque autorité. Je me suis expliqué trop ouvertement sur les tracasseries qu’ils vous ont suscitées pour qu’ils songent à les renouveller ; il est un homme que j’ai Ecrasé de mépris En présence de tous mes collègues, un homme que Je n’ai Jamais pu voir sans malaise. Et je le lui ai dit. C’est Lalande.
Puis cédant à un élan de confidence :
Retiré dans un hermitage charmant, au sein de votre patrie, placé au-dessus de tous les besoins de la vie par une fortune honnête, entouré de bonnes gens qui m’aiment parce que je leur fais tout le bien que je peux, muni de quelques bons livres et d’un grand nombre d’arbres fruitiers, de plantes et de collections de graines, il ne manque plus à mon bonheur que d’être aimé de vous et de vous recevoir dans ma retraite (mai-juin 1797 EE BSP-1560).
Le soutien de nombreux acteurs de la Révolution peut expliquer en partie pourquoi Bernardin de Saint-Pierre, échappa à la répression mise en place par la Terreur. Brissot lui-même évoque une deuxième raison :
M. de Saint-Pierre n’a ni prétentions ni ambition ; c’est là tout son secret pour attacher ses lecteurs, et chacun est prêt à admirer l’esprit de celui qui n’a pas l’air de savoir qu’il en a ; on loue aisément l’homme sans ambition, parce qu’il n’effarouche les vues secrètes de personne (Brissot, Mémoires, Paris, Ladvocat, 1833, t. 3, p. 276).
Il faut comparer sa situation à celle des autres gens de lettres qui vécurent durant cette période. Devant la radicalisation du mouvement révolutionnaire, de nombreux écrivains s’étant fait connaître sous l’Ancien Régime choisissent de se taire ou de se mettre à l’abri. Tel est le cas de Naigeon, de Grimm ou de Marmontel. Celui-ci quitte Paris en août 1792 et, vers la fin janvier 1793, se calfeutre dans une chaumière en Normandie, dont l’évocation dans ses Mémoires ressemble singulièrement aux refuges dépeints par Bernardin. En juin 1793, Morellet subit d’humiliantes rebuffades comme secrétaire de l’Académie française (en l’absence de 40Marmontel) avant de prendre conscience de la prochaine disparition de l’institution. Dénoncé par Dorat-Cubières, secrétaire-greffier de la Commune, il parvient à se faire oublier jusqu’à la fin de la Terreur. La Harpe, ce disciple inconditionnel de Voltaire, adopte une conduite toute différente. Lors du transfert des cendres de son maître au Panthéon, en juillet 1791, il érige celui-ci en principal diffuseur des « Lumières », mais aussi comme le grand homme dont la pensée et l’action auraient favorisé la Révolution. Il adopte sous la Terreur une posture radicale, mais est pourtant arrêté le 16 mars 1794, pour avoir rechigné un peu contre le port du bonnet rouge pendant ses conférences et peut-être aussi, tout simplement pour avoir été un proche de Voltaire, honni de Robespierre. Dans son idéal de régénération, l’Incorruptible accuse ceux qui n’ont pas hésité, tout en déclamant quelquefois contre le despotisme, à se mettre au service des « despotes ». Il flétrit « les faux philosophes », qui ont souffert toutes les compromissions avec les gens de cour et la royauté (Discours du 7 mai 1794). Dans son refus de toute division politique, dans son appel à une seule voix concordante menant vers l’absolu de l’égalité, il se réclame exclusivement de Rousseau. Parce qu’il s’est moqué de celui-ci dans sa pièce Les Philosophes (1760), Palissot éprouve des difficultés à obtenir un certificat de civisme et est contraint, sous la Terreur, de quitter Paris. Durant cette période, la notion même de « Lumières » devient un référent incertain, et constamment instrumentalisé par le pouvoir politique. Dans ces conditions, les gens de lettres qui ont œuvré sous l’Ancien Régime sont rapidement perçus comme une catégorie suspecte, à moins que leurs œuvres du moment ne soient clairement engagées et en prise directe avec les événements. Il importe surtout qu’ils sachent se reconvertir en usant des modes d’expression les plus en phase avec ces temps troublés : le journalisme ou l’éloquence dans les tribunes des assemblées. Ce que choisit Louis-Sébastien Mercier dès 1789, en codirigeant avec Carra les Annales politiques et littéraires et en poursuivant ensuite une carrière journalistique dans plusieurs périodiques. S’ils ne veulent pas être inquiétés, les gens de plume doivent, bien sûr, se rallier franchement aux détenteurs du pouvoir. Bernardin, répétons-le, a fui toute mission élective et n’a jamais joué un rôle politique majeur de 1789 à Thermidor. Or une des clefs de l’admiration et du respect qu’il continue à susciter chez de nombreux acteurs politiques pourrait bien se trouver, du moins en 1789, dans ce commentaire d’Aubert de Vitry. Cet inconditionnel de Rousseau publie 41un ouvrage qu’il intitule Jean-Jacques Rousseau à l’Assemblée nationale. Il affirme la validité des États généraux et appelle de ses vœux « une véritable déclaration des droits de l’homme et du citoyen ». Prôneur d’un « roi-citoyen », il récuse les excès des radicaux en politique, susceptibles par leur action, de provoquer une guerre civile. Or à l’appui de ses dires, il donne la parole à un Rousseau, descendant du ciel pour s’adresser à ses concitoyens, mais cite aussi souvent les Études de la Nature. Il propose un « un dictionnaire des honnêtes gens à talent, et demande que l’Assemblée nationale fasse appel à Bernardin de Saint-Pierre, ce sage disciple du philosophe genevois, porteur de l’esprit de modération et expression du véritable courage et de la royauté de l’âme. Pour illustrer cette louange, il ne manque pas de citer un long passage des Vœux d’un solitaire, dans lequel Bernardin fait l’éloge de Confucius, du juste milieu et d’une harmonie fondée sur l’équilibre des contraires. On ne trouve pas, au cours de la Révolution, une aussi grande adéquation entre la pensée politique de Bernardin et celle d’un commentateur, député ou journaliste, mais le témoignage d’Aubert de Vitry en 1789 est tout de même exemplaire du profond respect que de nombreux théoriciens politiques ou écrivains éprouvent pour la hauteur morale de Bernardin de Saint-Pierre.
Nouvelles pratiques de lecture
En nous tournant maintenant vers la foule de ses lecteurs, toutes catégories confondues, on mesure encore plus l’aura dont il bénéficie : sa conception de la divinité, son providentialisme et surtout le système totalisant qu’il propose, sont perçus comme la meilleure réponse aux désordres d’un monde éclaté et désenchanté. La Révolution entretient le doute et surtout des peurs incontrôlées, même chez ceux qui l’ont accueillie, à ses débuts, dans un élan d’enthousiasme, ou ont souhaité ensuite sa radicalisation. L’épistémè qui s’est mise en place dans les années 1780 a effacé les repères ancestraux. Les nouvelles disciplines scientifiques, bien distinctes, enfermées dans leur domaine propre, enthousiasment une partie des élites et nourrissent la croyance au progrès, mais le bouleversement des traditions qui s’ensuit entretient une inquiétude diffuse chez 42de nombreux esprits16. La mise en cause des outils méthodologiques et des médiations diverses qui séparent désormais l’homme de la « mère-nature » est alors perçue, par de nombreux lecteurs des Études de la Nature, comme une révélation venant calmer leurs doutes et leurs inquiétudes. Or celle-ci constitue une vague de fond que les événements révolutionnaires ne peuvent endiguer. Il faut ajouter que l’image de l’humble et patient observateur de la nature que Bernardin continue à donner de lui-même, en ces temps de discours enflammés et prophétiques, séduit une grande partie du public et apaise les cœurs inquiets.
Si l’on parcourt même sommairement l’immense courrier que Bernardin continue à recevoir durant toute la période révolutionnaire, on constate que le prestige dont jouit l’écrivain est dû à un phénomène de grande ampleur relevant, en grande partie, des pratiques de lecture. Le phénomène, s’inscrit dans le sillage du rousseauisme. La publication de La Nouvelle Héloïse de Rousseau en 1761 s’accompagne d’un rapport plus individualisé avec la voix romanesque et, par-delà celle-ci, avec l’auteur du roman, plus ou moins confondu avec l’homme Rousseau17. Plus de vingt ans après, le phénomène se reproduit, avec une nouvelle intensité et de nouveaux accents, à l’occasion de la publication des Études de la Nature et surtout de Paul et Virginie18. Derrière l’auteur de l’œuvre, les lecteurs cherchent avidement la figure de l’homme qu’ils croient saisir à chaque moment de leur lecture. Nombreux sont ceux à éprouver le sentiment d’avoir été touchés au plus profond d’eux-mêmes en découvrant, dans un élan d’effusion, ces deux œuvres. En publiant les Vœux d’un solitaire et leur Suite,Bernardin vise dans une large mesure à prolonger ce lot d’émotions en usant du pouvoir scripturaire dont il est désormais investi. Le phénomène décrit dans son ensemble est d’une telle importance qu’il mériterait une étude entière19. Les lecteurs ont 43d’abord le sentiment que le texte lu les révèle à eux-mêmes, comme si l’auteur mettait au clair une impression qui, sommeillant au fond de leur cœur, avait attendu l’expérience de la lecture pour se réveiller dans son entière plénitude. Le deuxième temps est le sentiment de vivre en communion avec l’âme sœur, en l’occurrence l’écrivain, responsable d’un tel phénomène. Enfin, ultime étape d’un processus constamment reproduit, les lecteurs éprouvent le désir inextinguible d’écrire à celui qui est à l’origine d’une telle révélation, pour lui confier, à leur tour, les émotions qu’il a provoquées en eux, lui dire leur reconnaissance, l’assurer de leur entière confiance et lui faire part d’une complicité profonde et indéfectible. L’expérience éveille aussi chez beaucoup l’idée qu’ils sont eux aussi des écrivains en puissance, brusquement révélés à eux-mêmes : combien de projets littéraires, mais aussi d’œuvres achevées sont envoyés à Bernardin, en pleine Révolution, par des inconnus, qui gardent parfois l’anonymat ? Ce sont des poèmes, des robinsonnades, des utopies rapidement esquissées, des Élysées qui sont soumis au jugement de celui qu’on estime le plus fin connaisseur en la matière, et même des Éléments d’instruction républicaine, faisant écho à ceux que Bernardin est en train d’écrire20. Dans ce dialogue par lettres et cet échange réciproque de confidences que les lecteurs voudraient instaurer, les femmes jouent un rôle essentiel. C’est une Mme de Boisguilbert qui, dans une de ses lettres, brosse un portrait d’elle-même. Ce sont aussi des jeunes filles qui viennent spontanément à lui et lui proposent parfois le mariage ! Le succès de Bernardin auprès de nombreux lecteurs, pendant la Révolution, repose aussi sur la conversion morale qu’il propose dans les Études de la Nature, et qu’il ne cesse par la suite d’évoquer et d’analyser sous tous les angles possibles : les vertus des gens humbles doivent l’emporter, dans la hiérarchie des valeurs, sur les talents eux-mêmes. L’élite sociale et intellectuelle aux certitudes acquises dans les lieux confinés du savoir officiel, tombe de son piédestal, au profit des victimes de la mauvaise organisation sociale qui auraient gardé le cœur pur. Les références constantes aux malheureux, dans les œuvres théoriques et les ouvrages de fiction, suscitent, pendant la Révolution, un évident sentiment d’empathie chez de nombreux laissés pour compte, en butte aux revers de la fortune ou ayant eu à pâtir des injustices de l’Ancien Régime. Le 44mouvement d’effusion sensible ne faiblit nullement durant la Terreur et se poursuit, bien sûr, dans les années suivantes. Pour s’en convaincre, il faudrait citer entièrement une lettre que le jeune Senancour adresse à Bernardin, en pleine Révolution et probablement en 1793. Après avoir confié à son correspondant qu’il ne le confond pas avec « la classe du commun des auteurs », n’écrivant que pour « l’intérêt et la gloriole littéraire », il exprime ses vœux les plus chers : obtenir d’abord de Bernardin une relation épistolaire et savoir ensuite si l’histoire de Mme de La Tour dans Paul et Virginie est fictive ou réelle. Espérant qu’il s’agit d’un récit véridique, il demande ensuite à l’auteur de l’aider à trouver :
un site agreste et fertile, entre les tropiques et dans un climat sain, où la terre encore en friche appartient au 1er occupant, où la nature prévoit, en partie, le travail et fournit le nécessaire à la vie. Une vallée solitaire au milieu des forêts et des rochers, un ruisseau salubre, l’aspect de la mer ; des palmiers, des cocotiers la substance sans un travail trop rude ni trop opiniâtre ; [il voudrait] trouver cela dans un endroit où [il eut] l’espoir de conserver jusqu’à la mort le même état libre et heureux, dans une île, par exemple (EE BSP-1000).
Il faut noter que la polémique créée par sa théorie des marées et celle de l’aplatissement des pôles se poursuit durant la Révolution, mais elles n’amoindrissent nullement le renom dont il jouit parmi ses fidèles lecteurs. En dépit de plusieurs réactions hostiles provoquées par sa nomination comme professeur de morale à l’École normale le 30 octobre 1794, plusieurs élèves qui entendent sa leçon, le 22 janvier de l’année suivante, se laissent gagner par l’attendrissement, comme le signale le Moniteur universel du 9 pluviôse an III (28 janvier 1795) :
Lorsque le bon, le vertueux Bernardin de Saint-Pierre, lorsque le respectable Daubenton se levèrent pour monter au bureau, les applaudissements unanimes et longtemps prolongés ont retenti dans l’amphithéâtre. L’oreille ne pouvait se lasser de les entendre ni l’œil de les voir. Quelque chose de plus que l’attention suspendait tous les esprits ; c’était de l’admiration, de l’attendrissement même, en voyant, en écoutant ces vénérables interprètes de la morale et de la nature.
Cet engouement n’exclut évidemment pas l’hostilité de plusieurs scientifiques, comme par exemple Laplace, hostiles à sa théorie des marées, et celle de certains idéologues qui voient d’un mauvais œil ce « littérateur » faire son entrée à l’Institut. Il est de fait aussi que plusieurs 45élèves, gagnés par l’anticléricalisme en vigueur durant la Révolution, ont mal accueilli les références à la divinité présentes dans la première leçon du professeur de morale.
Modes de rédaction
et modalités de publication
On ne peut traiter des écrits publiés par Bernardin de Saint-Pierre sans prendre en compte les relations complexes qui s’instaurent, intentionnellement ou de fait, entre les œuvres publiées dans un même volume et celles qu’il préfère éditer d’abord de manière autonome, quitte à les rééditer ensuite dans un ouvrage composite. Se met ainsi en place un jeu éditorial complexe dont Bernardin use avec habileté. Ce sont presque toujours les relations d’un texte avec le référent majeur, les Études de la Nature, qui importent avant tout ; les lecteurs, qui l’ont bien compris, décrivent leur attente, en signalant éventuellement les dévoiements de l’auteur, quand celui-ci leur semble s’écarter de la leçon inscrite dans le marbre du grand œuvre. Comme souvent au xviiie siècle, les textes offrent des fonctions multiples et empruntent à plusieurs genres à la fois. Pour compenser le didactisme des Vœux d’un solitaire, Bernardin n’hésite pas à mêler fables ou allégories susceptibles d’agrémenter tel passage théorique. Dans l’Amazone, les frontières sont levées entre le récit utopique et le roman d’aventures. Chez lui, tout particulièrement, les œuvres mouvantes naissent les unes des autres (Introduction du tome I des OC, p. 964). Les manuscrits reflètent la même démarche : telle séquence est conçue primitivement comme un élément en attente, susceptible d’être repris dans un autre texte. Les écrits eux-mêmes sont en état de suspension et peuvent acquérir des significations différentes en fonction du contexte dans lequel ils s’actualisent. Les temps révolutionnaires sont l’occasion pour Bernardin de multiplier de telles pratiques, notamment pour des fictions comme La Chaumière indienne et Le Café de Surate.
Il faut maintenant évoquer le travail éditorial exercé par Aimé-Martin, le secrétaire de Bernardin, parce que la ligne qu’il a suivie et ses interventions pour diffuser la pensée du maître sont encore un objet de 46controverse parmi la critique universitaire. M. Souriau n’a pas manqué de dénoncer ses constantes trahisons des écrits de Bernardin. Force est pourtant de reconnaître que les analyses d’Aimé-Martin ne sont pas toutes erronées. Jugeant des Vœux d’un solitaire dans son Essai sur la vie et les ouvrages de Bernardin de Saint-Pierre (1818), ne dit-il pas que le but du livre « était de concilier les idées nouvelles avec les anciennes, afin d’empêcher la destruction totale de tout ce qui avait été » ? Il ajoute : « On peut reprocher à l’auteur une grande inexpérience des choses ; mais quelle expérience humaine eût pu faire deviner, en 89, ce qui devait arriver en 93 ? » Il témoigne à juste titre du « modérantisme » de Bernardin et montre que les « tableaux de la nature » sont toujours mêlés dans l’ouvrage « aux spéculations de la politique ». Si les considérations de ce type sont bien présentes dans les Vœux d’un solitaire, elles sont, en effet, fortement mêlées à des analyses brassant un éventail de sujets que les philosophes avaient largement abordés avant 1789. On ne peut pas non plus accuser Aimé-Martin d’être entièrement responsable des incertitudes formelles que l’on trouve dans L’Amazone. Comme le dit Jean-Michel Racault dans son introduction, il est fort possible que l’auteur lui-même, « prenant conscience des contraintes techniques du récit épistolaire », l’ait changé en journal intime.
On peut néanmoins critiquer sur trois points le travail éditorial d’Aimé-Martin, à propos des œuvres parues sous la Révolution. Monarchiste, rallié aux Bourbons, durant la Restauration, il vise à montrer un Bernardin demeuré attaché à l’idéal monarchique d’Ancien Régime. Pour ce faire, il supprime le plus souvent possible le mot « républicain » des textes qu’il édite. Dans L’Amazone, il modifie par exemple telle expression, susceptible d’être interprétée comme une critique de Louis XIV. Plus largement, Aimé-Martin témoigne d’un malaise, chaque fois qu’il convient d’analyser avec nuance la position politique de Bernardin durant une étape précise de la Révolution. Dans l’Essai cité plus haut, il avoue lui-même vouloir escamoter la question :
Nous n’entrerons dans aucun détail sur cet ouvrage [il s’agit des Vœux]. Le temps n’est pas venu de lui marquer sa place. Quel que fût notre jugement, il trouverait des contradicteurs ; les passions qui vivent encore, se hâteraient de prononcer à leur tour, et il ne faut pas leur donner cette occasion de juger un livre qui les condamne (p. 224).
47Si la Suite des Vœux n’est pas évoquée dans l’Essai, l’Invitation à la Concorde pour la fête de la confédération du 14 juillet 1792 n’est ni éditée, ni même mentionnée. Enfin, troisième critique, Aimé-Martin réorganise à sa guise la présentation des œuvres, gommant les effets de sens que Bernardin visait à tirer de leur regroupement. Il détache ainsi, dans l’édition des Œuvres complètes (1818), Le café de Surate de la Suite des Vœux d’un solitaire, alors que le conte indien devait primitivement être l’illustration fictionnelle d’une théorie sur la religion, émise dans la Suite des Vœux. Le procédé efface en partie la référence au contexte révolutionnaire dans lequel s’inscrit le récit. L’éditeur insiste, en revanche, sur la tonalité sensible et sentimentale des deux contes exotiques, en rappelant les heureux effets qu’ils produisirent sur leurs lecteurs : un jeune instituteur, sans ressource et accablé de désespoir durant la dure année 1795, reprend goût à la vie en lisant La chaumière indienne. Aimé-Martin prend donc des libertés avec les textes et les manuscrits auxquels il a accès. L’unique version imprimée de L’Amazone publiée dans les Œuvres Complètes (1818) est éditée par ses soins. On peut à bon droit la considérer comme plus ou moins suspecte, mais il faut ajouter que la mosaïque de manuscrits laissés souvent en friche sous forme de fragments épars ne rend pas la tâche facile au chercheur.
Il convient aussi de tenir compte, dans le cas de Bernardin, de la longue genèse de certains textes. Il arrive qu’elle s’étale durant plusieurs années. Le phénomène se poursuit durant toute la période révolutionnaire. Si Bernardin, comme le note S. Davies, a peut-être commencé la rédaction des Harmonies en 1790, il est fort possible qu’il l’ait poursuivie ensuite durant plusieurs années. Il est incontestable qu’il se préoccupe en 1796 de la publication des Harmonies de la Nature, tout en étant sur le point d’achever le Traité d’éléments de morale. On peut estimer aussi que plusieurs séquences, appartenant à d’autres textes, sont susceptible d’être intégrées plus tard dans les Harmonies. La rédaction d’un texte peut dépendre des conditions de son financement et d’une réception supposée. Bernardin quitte parfois temporairement la rédaction d’une œuvre, pour s’occuper de la réédition d’une autre, susceptible d’être plus lucrative. Il ne cesse de se plaindre aux autorités ministérielles, notamment après la fermeture de l’École normale, le 19 mai 1795, de ne plus recevoir les subsides qui lui permettraient de travailler avec la liberté d’esprit nécessaire. Tout ceci pose la question des limites d’une 48œuvre : L’Amazone tout particulièrement semble un texte ouvert, dont les frontières indécises peuvent toujours être remises en cause par l’auteur. D’autres se heurtent, à ce propos, à un autre type de difficulté. Les Éléments de morale pour une École normale tirent leur substance d’œuvres antérieures, tout en entretenant des liens complexes avec les sciences et les techniques enseignées à l’École normale, par ailleurs en plein renouvellement. Comment établir des passerelles avec les traités portant sur les autres disciplines enseignées par divers spécialistes ? Comment marquer les relations nécessaires entre des savoirs qui ont eux aussi la nature pour objet ? Ce sont peut-être ces obstacles qui invitent un moment Bernardin à élaborer un nouvel ouvrage intitulé : « Les Harmonies de laNature pour servir aux éléments de la morale et aux instituteurs des écoles primaires. » Une difficulté plus large se pose à un auteur qui entend relier nature et morale. En 1796, l’Institut est confronté à un problème taxinomique et méthodologique. Les scientifiques ne cessent de réfléchir à l’organisation des connaissances et à la délimitation de leur discipline ; les naturalistes se penchent sur le classement des espèces. Cuvier, par exemple, se propose de
chercher successivement dans la nature du sang, dans le mode de la respiration, dans l’état de l’embryon, dans les organes du mouvement et dans ceux des sensations, les caractères qui doivent distinguer les êtres vivants et sensibles, et les divisions graduelles par lesquelles on arrive de la considération de la classe à celle de l’espèce. (La Décade philosophique, littéraire et politique, 21 octobre 1796, p. 132).
Un tel questionnement contredit le principe même qui est à l’œuvre dans les Études de la Nature et contribue à creuser le fossé qui sépare l’auteur des Éléments de morale des scientifiques de l’Institut. Pour Bernardin, la Nature forme un tout absolument rebelle à toute approche qui en isole les éléments pour les intégrer ensuite dans une nomenclature abstraite et spécifique. Quant à la morale qu’il entend dispenser, elle a du mal à trouver sa place, dans une grille interprétative qui tiendrait compte de la nouvelle configuration des savoirs. Le contexte propre aux années postérieures à la Terreur explique les hésitations et les revirements de l’auteur quand il s’agit de rassembler, dans un texte neuf, les idées prises à la volée dans des fragments épars ou dans des textes plus fermement rédigés mais demeurés tout de même ouverts. Quoi qu’il en soit, il se 49trouve, sur le plan de la morale, en opposition frontale avec les idéologues de l’Institut. Entré dans la Classe des Sciences morales et politiques de la nouvelle institution, Destutt de Tracy s’en prend au déisme de Bernardin. À l’opposé de celui qui s’appuie sur les fondements d’une nature sacralisée pour asseoir la morale, Tracy cherche en priorité, dans l’organisation législative et sociale, les moyens d’anéantir les grands crimes et de diminuer les occasions de délit. Au lieu d’en appeler à la conscience de chacun, quel que soit son degré d’instruction, il fonde l’espoir d’une amélioration morale de l’humanité en privilégiant l’accès à la connaissance de ce qui est et en estimant que « la vérité est le seul chemin du bien-être21 ».
Stratégies éditoriales
En dépit de ces diverses oppositions, Bernardin parvient toutefois à bien mener sa barque. La critique n’a pas suffisamment souligné combien Bernardin était un maître en stratégie éditoriale. On pourrait presque dire qu’il est un précurseur en matière de « marketing », lorsqu’il tente de répondre à l’appel supposé des lecteurs, en évoquant le format, la nature du papier, la qualité d’impression et les modalités éditoriales des livres qu’il publie, dans des préambules de plus en plus longs et de plus en plus diversifiés, à mesure que son succès grandit. Bernardin se préoccupe de la réception de son œuvre et tente de guider le lecteur dans son travail d’interprétation. Il évoque ses démêlés avec la censure sous l’Ancien Régime et les libraires, les investissements financiers auxquels il devrait éventuellement se plier, si aucune aide ne lui était accordée, les soutiens tant désirés et promis des pouvoirs publics, la nature distincte des modèles éditoriaux : éditions de luxe ou à bas prix, en fonction des circonstances, ou de la bourse de ses lecteurs. Il aborde aussi les conditions matérielles d’achat de ses livres : les souscriptions 50lancées, mais aussi l’état du marché, comme le ferait un professionnel du livre ou un sociologue avant la lettre. La multiplication des contrefaçons, obsession qui le taraude, est un poison que les mesures prises sous la Révolution ne parviennent pas à annihiler. On peut tenir à cet égard comme un véritable sommet atteint, le préambule de la célèbre édition in-4o de Paul et Virginie, publiée en 1806. Ce texte, qui est à lui seul un manifeste, constitue un panorama complet de toutes les questions éditoriales, justifie la souscription par les difficultés des tractations financières de l’auteur, rend compte de la genèse de l’œuvre, place au premier rang de la scène l’expérience personnelle de l’homme et répond aux questions que la foule de ses correspondants s’est posée ou est censée s’être posée sur Paul et Virginie. Les préambules des œuvres rééditées sous la Révolution ne possèdent pas cette ampleur. Ils visent essentiellement à les adapter au nouveau contexte, en infléchissant certaines significations ou en soulignant des tonalités susceptibles de trouver des échos chez les lecteurs qui ont lu les œuvres antérieures. Le préambule qui précède La Chaumière indienne, publié conjointement avec la Suite des Vœux d’un solitaire dans l’édition de 1792, mentionne d’abord la première édition du conte, éditée en 1791 sous une forme autonome. Pour rappeler son succès, il évoque le format in-18, signe d’un ouvrage bon marché bien vendu et les nombreuses contrefaçons qui en ont résulté. Il passe rapidement sur les réactions des journalistes et des critiques parfois négatives pour les opposer, comme toujours, à celles des lecteurs qui ont su entrer en communion avec l’auteur, en percevant immédiatement « les sentiments sortis de son âme ». De manière quasi rituelle, il fait un éloge de l’ignorance, toujours, dit-il, préférable à l’erreur et témoigne de son refus de l’abstraction en s’appuyant sur les Études de la Nature. En dénonçant la tyrannie du pouvoir ecclésiastique et l’arrogance des académiciens, il reprend un thème de prédilection qui entre en résonance avec la situation présente, mais lui évite de se prononcer trop clairement sur la situation proprement politique de l’heure. Il multiplie enfin les échos avec la Suite des Vœux d’un solitaire, publiée conjointement. On peut procéder à une démonstration identique pour le Café de Surate qui figure dans ce même volume (Introduction du tome I des OC, p. 884). Enfin, la date choisie pour la publication d’une œuvre crée des effets de sens. À cet égard, les rééditions successives des Études de la Nature, durant la période révolutionnaire, ravivent une mémoire et entretiennent une 51ferveur, alors même que la Révolution poursuit son chemin. En 1790, un certain M***, de toute évidence l’abbé Maury, député de Péronne aux États généraux, intervient à la tribune. Royaliste, il défend avec vigueur le veto absolu du roi et critique la nationalisation des biens du clergé. Pour étayer sa position, il n’hésite pas à appeler le Grand Œuvre à la rescousse :
Le monde regarde même avec haine la plupart des prêtres. Mais ils sont les enfants de leur siècle, comme les autres hommes. Les vices qu’on leur reproche appartiennent en partie à leur nation, au temps où ils vivent, à la constitution politique de l’État et à leur éducation. Les nôtres sont des Français comme nous : ce sont nos parents, sacrifiés souvent à notre propre fortune, pour l’ambition de nos pères. Si nous étions chargés de leurs devoirs, nous nous en acquitterions souvent plus mal. Je n’en connais point de si pénibles et de si dignes de respect que ceux d’un bon ecclésiastique.
L’abbé Maury poursuit :
Voilà comme parle l’ingénieux auteur des Études de la Nature, au sujet de ces ecclésiastiques estimables attachés aux paroisses. Ces considérations le portent à estimer que l’Assemblée Nationale améliorera leur sort, et les vengera du mépris qu’on leur témoigne (La Gazette Nationale ou le Moniteur universel du 3 janvier 1790, p. 23-24).
La publication des Études de la Nature à un moment historique donné est aussi l’occasion pour les hommes politiques, les tribuns et les journalistes d’instrumentaliser l’œuvre en leur faveur. Lorsque paraissent en 1791, chez Didot le jeune, les cinq premiers tomes de la quatrième édition des Études de la Nature, La Gazette nationale ou le Moniteur universel du 17 septembre de la même année (no 260) s’étend longuement sur l’événement :
Voici une quatrième édition des Études de la Nature, dont les éditions précédentes sont entièrement épuisées, ce qui prouve que le goût du public pour ce bel ouvrage ne s’est point démenti, dans un temps où les événements politiques occupent presque toutes les classes d’écrivains et de lecteurs. Quel livre, en effet, mérite mieux que celui de M. Saint-Pierre l’avantage d’être constamment relu ? Quel livre joint mieux aux sentiments d’une philosophie douce et consolante les charmes d’un style pittoresque, facile et abondant ? Buffon a peint avec majesté les ouvrages majestueux de la nature, et la pompe harmonieuse de son éloquence fait aimer jusqu’à la bizarrerie de ses opinions les plus hasardées sur la formation du globe ; Rousseau a développé ses 52pensées profondes et son ardente sensibilité dans un style nerveux et toujours brillant ; Fénelon a orné la morale la plus pure de toutes les richesses de son imagination poétique ; mais ces écrivains si supérieurs ont trouvé un émule digne d’eux, et M. Saint-Pierre, sans affecter de les imiter, semble réunir leurs talents divers, et les a souvent égalés.
Il faut enfin, pour comprendre les stratégies éditoriales de Bernardin, examiner la notion de « suite » dont il fait usage durant la Révolution. L’idée n’est pas nouvelle chez lui : il avait, dit-il, dans un premier temps choisi d’augmenter la relation d’un Voyage à l’île de France par La chaumière indienne (OC, t. I, p. 807). Dès le début des Études de la Nature, il présentait son œuvre comme les maillons d’une chaîne dont « les matériaux imparfaits » pourraient servir un jour à des hommes plus habiles pour en combler les interstices. Il arrive souvent chez Bernardin que tout ouvrage nouveau en promette un autre, le prolonge ou l’approfondisse comme si le dernier était « un temple plus digne » élevé à la Nature. Il arrive aussi, quand les positions se radicalisent, que la « suite » vise à fournir aux lecteurs la preuve des convictions inébranlables de l’auteur. C’est dans l’idée de respecter cette profession de foi que Bernardin donne, en 1792, une Suite aux Vœux d’un solitaire (1789). Cette pratique éditoriale ne lui appartient pas en propre. Nombreux sont les auteurs à en avoir usé dans la deuxième moitié du xviiie siècle. L’abbé Guyon, un adversaire des philosophes, publie une Suite del’oracle des nouveaux philosophes pour servir de suite et d’éclaircissement aux œuvres de M. de Voltaire (Berne 1760) en précisant : « Mon premier plan était d’en demeurer là ; mais en réfléchissant sur le sujet, j’ai cru qu’il me demandait quelque chose de plus. » Dans le domaine du roman, le recours à la « suite » est fréquent. Louvet en fait un usage systématique en publiant tour à tour Une année de la vie de Faublas (1787) et Six semaines de la vie de Faublas (1788). Mais les événements imprévisibles de la Révolution remettent en cause le modèle initial. Il publie alors en 1790, La fin des amours de Faublas. Par ce dernier ouvrage, le romancier s’interdit de prolonger une série qui n’aurait pas suffisamment d’échos dans la Révolution en marche. Néanmoins, il ne s’interdit pas de rééditer Faublas en 1798, en tentant par tous les moyens possibles, notamment par de nombreuses notes, de montrer que les événements contemporains donnent à l’œuvre ancienne une nouvelle actualité. On pourrait encore citer Monsieur Nicolas de Rétif de La Bretonne, rédigé pour l’essentiel avant 1789, mais publié durant 53la Révolution. Dans ce cas, les événements révolutionnaires font surgir des changements dans l’ordre de la présentation, car Rétif s’invente une nouvelle généalogie. Rien de tel chez Bernardin de Saint-Pierre, quand il s’agit des Vœux d’un solitaire et de sa Suite : le procédé est ici la marque d’une conduite morale que les bouleversements de l’histoire ne sauraient altérer. Il répond aussi à des raisons économiques. L’écrivain, sans ressources étrangères à son statut, doit user de tous les moyens éditoriaux mis à sa disposition pour tirer profit du capital symbolique qu’il a déjà acquis.
Fortune des œuvres publiées
dans ce volume
Les œuvres théoriques que Bernardin a publiées sous la Révolution n’ont eu qu’un faible écho durant la période qui lui succède, alors que l’examen des journaux et des lettres de ses correspondants prouve que les Vœux d’un solitaire avaient eu un retentissement certain, au moment de leur parution. Plusieurs écrivains et historiens du siècle suivant, sans nommer parfois ses écrits, examinent sa conduite. Charles Nodier évoque l’Invitation à la concorde qu’il qualifie de « brochure royaliste », sans mentionner son titre et en s’en félicitant, dans une lettre qu’Aimé-Martin cite dans le Second Supplément à l’Essai sur la vie de Bernardin de Saint-Pierre (Œuvres posthumes,1836, p. lxvii). Louis Blanc dans son Histoire de la Révolution (1847) fait état de deux révolutions, dont l’une « marquée par l’empreinte de Voltaire » serait presque semblable à une fête, alors que l’autre, « issue de Jean-Jacques, n’aura qu’une majesté funèbre et finira par une catastrophe ». Après cette analyse quelque peu manichéenne, il félicite Bernardin de ne pas s’être incliné, comme les autres « princes de la pensée », devant le peuple en colère. Il aurait répondu à Rousseau qui l’interrogeait sur son attitude à l’égard de Voltaire : « Je serais trop embarrassé en abordant un homme qui a des peuples pour clients et des rois pour flatteurs. » Lamartine, dans son Cours familier de littérature (1867) analyse la situation différemment. Il loue Bernardin d’avoir obéi à sa conscience en optant pour la modération, alors que le 54moment prescrivait l’engagement dans une faction : « Dans les jours de désordre, on ne vous demande pas de suivre votre conscience, mais de suivre un parti. Il faut penser comme les autres, sous peine d’être déshonoré. » Le soldat qui marche au combat, ajoute Lamartine, n’a pas la même conception de la vertu que Bernardin. Pour lui, elle consiste à tout mettre en œuvre pour tuer son ennemi, mais l’écrivain serait resté fort étonné, durant la Révolution, « qu’on eût fait un crime de la modération », et Lamartine d’ajouter :
Cependant il persistait dans ses principes. Le duc d’Orléans, qui lui avait accordé une petite pension, voulant mettre sa reconnaissance à l’épreuve, le fit solliciter d’écrire en sa faveur ; Bernardin de Saint-Pierre lui répondit en publiant les Vœux d’un solitaire, qu’il adressait à Louis XVI. La pension fut supprimée (Cours familier de Littérature, Paris, 1867, t. 24, p. 588-589).
La suite de l’analyse est intéressante, parce qu’elle est conforme à la représentation que Bernardin aspire à donner de lui-même et de son entreprise littéraire. Elle recouvre certainement aussi le point de vue de nombreux lecteurs de la période romantique. Si les classes lettrées cherchent l’art, dit Lamartine, les classes ignorantes « n’applaudissent qu’à la nature ». « L’engouement pour la métaphysique révolutionnaire qui commençait à fanatiser la France » se serait effacé, tandis que « le sentiment vrai » exprimé dans Paul et Virginie aurait finalement triomphé. L’auteur du Cours familier use alors d’une formule qui traduit bien l’engouement général : « Son nom était écrit avec des larmes dans le cœur des Français » (id., p. 590). Et Lamartine de célébrer la gloire d’un homme qui avait su parler aux lecteurs de toute condition, en réalisant une expérience quasi religieuse :
Il avait laissé parler son âme, et son âme répondait à l’universalité des cœurs de toutes les nations, avait étouffé à l’instant toutes les chimères, toutes les fantaisies, tous les systèmes, et donné la parole à Dieu qui parle par le sentiment. L’évangile des cœurs était retrouvé. Ce style était évangélique aussi ; le pauvre comme le riche, le vieillard comme l’enfant avait entendu ce langage (Id.).
Les critiques du xixe siècle, quant à eux, négligent le plus souvent les Vœux d’un solitaire et leur Suite. Dans l’article du tome VI des Causeries du lundi, qu’il consacre à Bernardin de Saint-Pierre, Sainte-Beuve passe sous silence les deux œuvres, alors qu’il évoque La Chaumière indienne55« qui malgré sa grâce et sa fraîcheur, [lui] paraît seulement offrir sous forme exquise les banalités de la morale de 91 ». Il campe ensuite un Bernardin occupé, en pleine Révolution, à rêver et à suivre « le développement paisible de ses systèmes ». Il mentionne toutefois les Vœux, recueillis dans une simple note des Portraits contemporains (Paris, Didier, 1846, t. I, p. 123). Il les assimile à des petites brochures dans lesquelles les écrivains se livrent à un bref retour sur eux-mêmes, comme le fait Senancour dans Simples Observations soumises au Congrès de Vienne et au gouvernement par un Habitant des Vosges ou Chateaubriand dans les Lettres d’un Habitant des Vosges sur MM. Buonaparte… (1814), avant de dire : « Les vœux honorables et sages exposés dans ces opuscules demeurèrent stériles comme les Vœux d’un Solitaire par Bernardin de Saint-Pierre en 90 [1789] et l’Essai sur les institutions de Ballanche en 1818, et en général comme tous les vœux des philosophes et sages en temps de révolution. » Dans son Cours de littérature (Bruxelles, 1847, p. 388-389), Villemain évoque de manière très rapide la conduite de Bernardin et ses prises de position durant cette période, « sa haine de l’odieux trafic des noirs, tant d’autres idées philanthropiques dont la révolution se paraît, le recommandaient aux hommes alors puissants. Ainsi Bernardin de Saint-Pierre, par un choix naturel, fut nommé directeur du Jardin des Plantes », mais, ici encore, on ne trouve aucune allusion aux Vœux d’un solitaire, à la Suite des Vœux ou à l’Invitation à la concorde. Pour Brunetière qui garde le même silence sur ces trois œuvres, les Études de la Nature et Paul et Virginie sont « les seuls ouvrages […] qui soutiennent encore la gloire de son nom » (Nouveaux essais sur la littérature contemporaine,Paris, Calmann Lévy, 1895, p. 16). Comme Sainte-Beuve, il admet toutefois une exception pour La Chaumière indienne. Quant au récit de L’Amazone, on le retrouve cité dans le Journal universel de l’Institut, au tome XV (1850), qui en signale les qualités littéraires, mais aussi et surtout les faiblesses : « Les brillantes descriptions de L’Amazone ne voilent qu’à demi ce que cet ouvrage a de faible et d’imparfait » (p. 96). Le journal atténue toutefois sa critique, en considérant l’œuvre comme le produit d’un délassement nécessaire, après « les dégoûts des derniers jours ». Il définit ainsi L’Arcadie et L’Amazone : « Ces écrits ne sont pas des ouvrages réguliers et compliqués, ce sont des pages heureuses échappées au loisir d’un homme habitué à fixer sa pensée par la plume. Le nom général de Rêverie leur conviendrait peut-être mieux que les titres divers auxquels on a essayé de les rattacher » (id.).
56Quoi qu’aient pu dire les critiques du xixe siècle, on peut trouver la preuve de la grande popularité de Bernardin écrivain durant la Révolution dans les œuvres créées à partir de son nom et de sa mémoire. Le 8 octobre 1791, est joué au théâtre Feydeau Le paria ou la Chaumière indienne, sur des paroles de Charles-Albert Demoustier et une musique de Gaveaux (OC, t. I, p. 784-785). Il s’agit en fait de deux opéras-comiques, Le Paria et La Chaumière indienne, joués l’un à la suite de l’autre. Le 15 janvier 1792, le librettiste Favières et le compositeur et violoniste Rodolphe Kreutzer créent un opéra-comique intitulé Paul et Virginie, à partir de plusieurs scènes de l’illustre pastorale. Trois ans plus tard, le 13 janvier 1794, le public peut assister, au théâtre Feydeau, à une nouvelle adaptation lyrique de Paul et Virginie, sur un livret conçu par Congé Dubreuil. Ces opéras comiques isolent, magnifient et transforment des scènes du roman, en contribuant à les ériger en monuments iconiques, destinés à s’inscrire dans la mémoire de spectateurs, qui en ont déjà pris connaissance lors d’une première lecture. Nous assistons, durant la Révolution, aux prémices d’un phénomène qui va prendre une ampleur considérable au xixe siècle : la notoriété de Bernardin deviendra telle que les beaux-arts, tableaux, estampes, gravures, mais aussi arts décoratifs : toiles peintes, assiettes, pendules, éventails, vont s’emparer de plusieurs scènes emblématiques de Paul et Virginie, en faisant d’elles des icônes offertes à l’admiration de tous. Le père de famille, si souvent exalté dans les écrits parus sous la Révolution, trouvera de nombreux échos dans des images montrant Bernardin seul ou entouré des siens dans des poses attendries, comme les estampes gravées par Augustin Legrand d’après un tableau de Schall qui sont vendues en 1791. Une série met en scène l’enfance de Paul et Virginie, une autre évoque leur adolescence, sur le modèle des âges de la vie, figurant dans les almanachs. Ces images seront maintes fois reproduites au siècle suivant. On peut alors comprendre pourquoi les textes théoriques, comme les Vœux d’un solitaire, la Suite des Vœux et a fortiori l’Invitation à la concorde n’ont pas eu la fortune de Paul et Virginie au xixe siècle. Avant d’être un théoricien politique, Bernardin de Saint-Pierre représente, pour ses lecteurs, un écrivain qui fait vibrer les cœurs.
Lorsque, durant la Révolution, les traditions religieuses les plus profondes sont mises en cause, que l’homme d’Église voit son aura ternie ou son rôle amoindri, Bernardin de Saint-Pierre devient pour 57beaucoup le substitut laïque du prêtre. Pour certains, il est aussi un maître à penser, susceptible de les guider quand ils remettent en cause l’éducation reçue et même un père, capable de veiller sur eux, lorsqu’ils sont dans l’expectative ou l’affliction. Parmi une multitude d’exemples, isolons cette lettre d’un capitaine de la garde nationale, âgé de 20 ans, adressée à Bernardin le 1er avril 1791 (EE BSP-1209). Après avoir émis le souhait que les Vœux tout entiers du grand homme fussent adoptés à l’Assemblée, il s’écrie :
Pour l’histoire de Paul et de Virginie, elle m’a fait plus d’une fois verser des larmes : dans le Dialogue où le Vieillard exhorte Paul à la résignation, il me semble quelque fois vous voir, vous entendre, m’exhorter à la sagesse, m’encourager à la Vertu et me dire : mon fils, mon ami, fortifie toi contre les accidents imprévus de cette vie et contre les Calamités dont elle est environnée.
Quand les notions de « bel esprit » ou d’« érudit », dans l’acception qu’elles avaient sous l’Ancien Régime, tendent à disparaître et que la figure du poète visionnaire et bientôt voyant, élue entre toutes par les romantiques, n’est pas encore apparue, Bernardin se situe dans un entre-deux. Il annonce le sacre de l’écrivain, étudié par Paul Bénichou22, tout en cumulant les nombreuses fonctions que l’on attribue encore à l’homme de lettres : voyageur-observateur des mœurs, géographe, mais aussi sage et chantre de la vertu, dans le sillage de Rousseau. Il est aussi, pour certains, un homme de sciences, bien que ce statut lui soit souvent refusé par les savants qui occupent l’Institut, de Thermidor au Ier Empire. Pendant toute la Révolution, il ne cesse de polémiquer avec ceux qui récusent ses théories climatiques et géographiques. Ce qu’observe avec lucidité le savant allemand Wilhelm Von Humboldt, venu lui rendre visite le 30 décembre 1797 : « Il est regrettable qu’il paraisse moins aimer discuter des sujets moraux que de ses théories physiques, fausses à l’évidence » (Journal parisien, 1797-1799, Paris, Actes Sud, 2001, p. 35). Quoi qu’il en soit, insistons sur l’aura dont jouit Bernardin de Saint-Pierre en pleine Révolution auprès d’une foule de lecteurs socialement et politiquement différents. Ce constat nous montre que l’histoire des pratiques culturelles et l’histoire politique ne coïncident pas nécessairement, surtout durant les périodes troublées. 58L’immense élan de sensibilité qui submerge nombre d’œuvres littéraires à la fin de l’Ancien Régime, est une vague que rien n’arrête dans les années suivantes. Quand, dans la préface de La Chaumière indienne (1791), Bernardin en appelle à « l’opinion publique » contre les critiques et les journalistes jugés peu amènes à son égard, il s’adresse surtout, sans le dire explicitement, à tous ceux qui ont célébré dans la ferveur leur découverte des Études de la Nature et de Paul et Virginie, deux ou trois ans auparavant.
Didier Masseau
1 Jean-Michel Racault, « Philosophie et antiphilosophie dans la crise des Lumières : le cas de Bernardin de Saint-Pierre », in Didier Masseau (éd.), Les marges des Lumières françaises (1750-1789), Genève, Droz, 2004, p. 153-176 ; Didier Masseau et Robert-Gabriel Thibault, « Bernardin de Saint-Pierre », Dictionnaire des anti-Lumières et des antiphilosophes (1715-1815), éd. Didier Masseau, Paris, Honoré Champion, 2017, p. 198-208.
2 Voir : Jean-Luc Chappey, La révolution des sciences. 1789 ou le sacre des savants, Paris, Vuibert, 2020.
3 Bernardin ne contredit nullement, sur ce point, un principe affiché sous la Convention en 1793, par Daunou : « C’est aux parents seuls qu’il appartient de seconder les premiers progrès de la nature ; et quelle que soit l’organisation de vos écoles nationales, il faudra toujours que les facultés d’un élève aient acquis un certain degré de développement, pour qu’il soit susceptible d’un mode public de culture » (Essai sur l’instruction publique, Paris, De l’imprimerie nationale, 1793, p. 12). Les idées de Bernardin sur l’éducation domestique s’accordent parfaitement avec les propos qui suivent : « C’est avec de bons citoyens, de bons enfants et de bons pères, que l’on fait de bons citoyens » (id.).
4 Le député Amar, rapporteur d’un décret interdisant les clubs de femmes, ne dit pas autre chose. Voir : Dominique Godineau, « Fonction maternelle et engagement révolutionnaire féminin », L’enfant, la famille et la Révolution française, éd. Marie-Françoise Lévy, Paris, Olivier Orban, 1990, p. 90.
5 Jean Dhombres et Béatrice Didier (éd.), L’École normale de l’an III, vol. 4, Leçons d’analyse de l’entendement, art de la parole, littérature, morale, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2008 [En ligne, 31 janvier 2021], p. 1445.
6 Dans le tome 11 de l’édition Méquignon-Marvis, on trouve, en effet, après la Suite des Vœux d’un solitaire : un Fragment sur la théorie de l’univers, un Mémoire sur les marées et un Fragment sur le même objet.
7 Lettre de Bernardin de Saint-Pierre aux membres du district de Saint-Marcel, Paris, le 27 septembre 1789, Catalogue d’autographes, Charavay, 1879.
8 Les autres seront : Frécine, député à la Législative ; Leclerc, accusateur public ; Carra, auteur des Annales patriotes. Trois suppléants avaient été nommés : Mercier, auteur du Tableau de Paris, qui n’accepta pas cette fonction, Venaille, avocat, et Foussedoire, administrateur au directoire du département.
9 Une lettre plus tardive de Bernardin, à un moment où il n’exerce plus de fonction officielle, tend à montrer que la critique ne doit pas considérer comme fondées les références à son rôle de député dans les lettres qui lui sont adressées. Il note les erreurs que ne cessent de commettre ses correspondants sur son statut. Nombreux sont ceux à penser qu’il est « professeur à l’École normale », « Intendant au Jardin des plantes […] et même député à la Convention » et Bernardin d’ajouter : « tant mes lecteurs oisifs sont ignorans de ma position et de mon insuffisance » (Lettre datée entre mai et juin 1795, adressée aux citoyens responsables de l’École normale, EE BSP-1524B).
10 Gazette Nationale ou Le Moniteur Universel, 4e année, no 209, vendredi 27 juillet 1792, p. 240.
11 Voir Jean-Marc Drouin, « Science, politique et histoire naturelle chez Bernardin de Saint-Pierre », Bernardin de Saint-Pierre. Idées, réseaux, réception, éd. Sonia Anton, Laurence Macé et Gabriel-Robert Thibault, Presses Universitaires de Rouen et du Havre, 2016, p. 81-82.
12 Voir : Hervé Guénot, « Une nouvelle sociabilité savante : le Lycée des arts », La Carmagnole des Muses, éd. Jean-Claude Bonnet, Paris, Armand Colin, 1988, p. 67-77. « Après Thermidor, on assiste à un curieux retour de l’esprit académique d’avant 1789, car, désormais, les membres des anciennes sociétés savantes (Académie française, Académie des sciences) peuvent être admis és qualités comme membres du directoire » (id., p. 69).
13 Il est possible qu’il fasse des allées et venues entre sa maison d’Essonnes et Paris.
14 Lakanal, Exposé sommaire des travaux de Joseph Lakanal, Paris, Typographie de Firmin Didot frères, 1838, p. 72.
15 Il semble, par ailleurs, que Bonaparte, épris de sciences, partageait l’avis des savants qui n’appréciaient pas en Bernardin le « géomètre ». Dans le Mémorial de Sainte-Hélène, Las Cases nous livre ce témoignage : « Bernardin se plaignait un jour, comme de coutume au premier Consul, du silence des savants à son égard, celui-ci lui dit : « Savez-vous le calcul différentiel, M. Bernardin ? Non Eh bien, allez l’apprendre, et vous vous répondrez à vous-même », Emmanuel Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène, Paris, Bourdin, 1842, t. 1, p. 291. Voir Jean-Marc Drouin, « Science, politique et histoire naturelle chez Bernardin de Saint-Pierre », ouvr. cité, p. 79.
16 J.M. Goulemot, J. Lécuru, D. Masseau, « Angoisse des temps, obsession de la somme et politique des restes à la fin du xviiie siècle », Fins de siècle, éd. Pierre Citti, Presses Universitaires de Bordeaux, 1990, p. 203-212.
17 Sur l’histoire de la lecture, voir les ouvrages fondamentaux de Roger Chartier, et celui de Claude Labrosse, Lire au xviiie siècle : « La Nouvelle Héloïse et ses lecteurs », Presses Universitaires de Lyon, 1985.
18 Jean Marie Goulemot et Didier Masseau, « Lettres au grand homme ou quand les lecteurs écrivent », La lettre à la croisée de l’individuel et du social, éd. Mireille Bossis, Paris, éd. Kimé, 1994, p. 39-47.
19 Il nous faut rappeler à ce sujet l’important séminaire tenu à l’École des Hautes Études en sciences sociales par Jean Marie Goulemot dans les années 1980 sur Bernardin de Saint-Pierre. Cette question y avait été étudiée de manière approfondie et exemplaire.
20 Voir la note 6 de l’introduction aux Éléments de moralepour une École normale (p. 887).
21 Destutt de Tracy, Œuvres complètes, Paris, J. Vrin, éd. Claude Joly, 2011, t. 1, Premiers écrits (1789-1794). Sur l’éducation et l’instruction publique (1798-1805), « Quels sont les moyens de fonder la morale d’un peuple », p. 136. La brochure de 1798 s’intitule : Quels sont les moyens de fonder la morale chez un peuple ? Elle constitue la réponse à une question posée par un concours académique.
22 Paul Bénichou, Le Sacre de l’écrivain (1750-1830), Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, Paris, Gallimard, 1996.
- Thème CLIL : 3439 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- Moderne (<1799)
- ISBN : 978-2-406-14098-6
- EAN : 9782406140986
- ISSN : 2258-3556
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14098-6.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 18/01/2023
- Langue : Français