Abréviations et éditions citées
- Publication type: Book chapter
- Book: Beckett en échos. Rapprochements arts et littérature
- Pages: 9 to 11
- Collection: Modern Literature Collection, n° 51
- Series: Critique, n° 5
Introduction
« Éloignez-vous et de vous et de moi1 »
Par cette recommandation à la tonalité moraliste, le poète Charles Juliet est invité par Beckett à poursuivre l’effort que l’auteur irlandais a déployé dans toute son œuvre. S’éloigner, se dessaisir de soi : Beckett en fait une nécessité pour un sujet à la recherche de son désir comme pour l’objet que constitue l’œuvre d’art et sa propension à la répétition et au mimétisme. L’œuvre de Beckett n’a cessé elle-même de s’ouvrir au dehors de son champ initial : de l’anglais sa langue maternelle au français, puis du texte à la scène, à la radio et à la télévision. Son lecteur a de fait subi le même traitement : si l’œuvre l’attire par sa grâce et son humour, par l’énigme de sa violence et de son silence, c’est souvent pour le repousser aux limites de la représentation, à distance du champ des possibles prévus pour lui par la tradition littéraire. L’œuvre de Beckett s’inscrit bien dans la modernité artistique qui s’ouvre avec Baudelaire et le refus revendiqué de toute norme préétablie.
Cette phrase anodine citée en exergue laisse aussi entendre une conception originale de l’écriture poétique. La construction de la « Littérature-Objet » analysée par Roland Barthes dans Le Degré zéro de l’écriture n’est plus l’enjeu central de la modernité selon Beckett. Ni “fabrication” flaubertienne, ni “meurtre” mallarméen (« […] l’acte ultime de toutes les objectivations […]2. »), l’éloignement beckettien définit un rapport nuancé à l’art littéraire : moins une négation ou une affirmation qu’une singulière prise de distance, effet d’un mouvement propre à l’esthétique beckettienne.
14Des premières logorrhées impossibles à suivre aux dernières images spectrales impossibles à saisir, l’œuvre de Beckett ne donne plus à lire un objet déterminé par les règles d’une poétique littéraire préexistant à son geste. Entre texte et image, la littérature comme domaine propre aux mots est ainsi décentrée, éloignée d’elle-même, mise à l’épreuve de son dehors. Cette violente mise à distance surprend le lecteur, lui fait perdre ses repères, l’empêche de stabiliser le sens et de fixer l’image. La logique de toute reconnaissance est troublée de l’intérieur : celle de l’œuvre par le lecteur, et celle du lecteur par lui-même, incapable de définir l’objet qui lui fait face et de s’y réfléchir comme lecteur.
Aussi, et avant même la mise à l’écart (temporaire) de sa langue maternelle, Beckett fait un premier détour révélateur par la peinture. C’est dans sa critique picturale qu’il formule d’une manière étonnamment didactique les termes d’un questionnement propre à toute une modernité artistique, y compris littéraire. Dans Le Monde et le pantalon (1945-1946), Peintres de l’empêchement (1948) et les Trois dialogues (1949) avec Georges Duthuit, la peinture des frères van Velde donne ainsi à voir le « refus d’accepter comme donné le vieux rapport sujet-objet » : il est donc « évident », affirme Beckett, « que toute œuvre d’art est un rajustement de ce rapport » (MP, 58).
Une idée renouvelée de la création artistique circule ainsi de la peinture des frères van Velde à l’écriture de Beckett. Le mode de cette création sera désormais celui d’une négativité créatrice qui oblige à faire le deuil de ces instances fixes du sujet et de l’objet. Elle devra donc laisser s’exprimer de tout autres forces, qui traversent et défont ces fixations “classiques”, instituées et rassurantes. Selon Beckett, le geste créateur doit désormais assumer un épuisement risqué, un empêchement douloureux mais dont l’assomption libère de nouveaux territoires, entre les deux faillites de l’objet-œuvre et du sujet-œil :
Il y a toujours eu ces deux sortes d’artiste, ces deux sortes d’empêchement, l’empêchement-objet et l’empêchement-œil. Mais ces empêchements, on en tenait compte. Il y avait accommodation. Ils ne faisaient pas partie de la représentation, ou à peine. Ici, ils en font partie. On dirait la plus grande partie. Est peint ce qui empêche de peindre. (MP, 57 ; nous soulignons)
La création artistique implique désormais dans son propre geste l’impuissance à constituer le sujet et l’objet du regard pictural comme des données stables.
15Cette réflexion sur la pratique créatrice s’inscrit bien sûr dans l’histoire. En 1945, au moment où Beckett écrit Le Monde et le pantalon, le premier des deux essais sur les van Velde, les ruines de la guerre obligent à repenser les fondements de l’expression artistique. Après le contact direct d’une civilisation avec la destruction à grande échelle, la catastrophe historique s’ajoute à la crise de la représentation déjà active au xxe siècle – comme dans l’œuvre du premier Beckett, avant-guerre. L’impossibilité de reconnaître et d’être reconnu, dont témoigne Robert Antelme dans L’Espèce humaine, concerne l’expérience concentrationnaire comme la découverte de cette expérience après la guerre3. Cette crise de la reconnaissance remet en cause toute velléité esthétique en obligeant à repenser le rapport du langage à l’expérience et de l’art à ses possibilités. Resterait à comprendre comment l’assomption de cette autre crise liée à la ruine du sujet et de l’œuvre, voire sa mise en jeu dans l’écriture, aura été la voie privilégiée par Beckett.
Avec la parution de Qu’est-ce que la littérature ? en 1947, Sartre pose la question d’un point de vue historiquement déterminé, “en situation”. Sa définition avant tout pratique (“qu’est-ce qu’écrire ?”) commence ainsi par exclure la peinture et la musique, et leurs « notes, couleurs et formes » qui ne sont « pas des signes » : « Ce parallélisme [entre les arts] n’existe pas. Ici, comme partout, ce n’est pas seulement la forme qui différencie, mais aussi la matière ; et c’est une chose que de travailler sur des couleurs et des sons, c’en est une autre de s’exprimer par des mots4. »
À cette question, Beckett avait déjà répondu un an plus tôt, d’une toute autre manière. Dans une approche réflexive de sa propre description picturale, il affirme dans Le Monde et le pantalon vouloir opérer dans la description un « transbordement » presque impensable, entre mots et images, littérature et peinture : « faire faire aux mots un véritable travail de transbordement », c’est-à-dire « leur faire exprimer autre chose que des mots » (MP, 28). Mais ce désir bute sur le penchant des mots à « s’annuler mutuellement », condamnant l’auteur ainsi ridiculisé à écrire des phrases « dénuée[s] de sens » (27-28).
16Sans peur du ridicule donc, c’est sur ce fond de méfiance envers l’impuissance des mots à incarner leur référent, qu’une assertion inattendue vient conclure sa description de la peinture de Geer van Velde : « C’est ça, la littérature. » (MP, 35). Ne cherchant plus à distinguer frontalement les termes d’un problème philosophique, sa réponse se fait au passage, comme un événement de sens émergeant d’une réflexion particulière sur l’activité de critique d’art :
Ici tout bouge nage, fuit, revient, se défait, se refait. Tout cesse, sans cesse. On dirait l’insurrection des molécules, l’intérieur d’une pierre un millième de seconde avant qu’elle ne se désagrège.
C’est ça, la littérature. (MP, 35)
Si la réponse de Beckett est ironique, c’est qu’elle mime pour s’en moquer la posture péremptoire du savant, et l’abstraction de son “jugement déterminant” au sens kantien. Cette réponse apparaît par surprise, en décalage avec l’attente philosophique d’une définition générale induite du particulier – définissant ici la peinture, ailleurs la littérature. Mais la fusion des deux domaines esthétiques compte autant pour son rapprochement inattendu que pour sa puissance de déflagration paradoxale. Ni la littérature ni la peinture ne semblent plus pouvoir être définies, et s’il persiste un enjeu commun aux deux activités, il est lui même paradoxal : l’une et l’autre doivent exprimer le mouvement malgré l’immobilité de leurs moyens, que ce soit à travers la forme fixe du tableau ou “l’annulation mutuelle” des mots. Même si le ton léger, sarcastique ou moqueur paraît faire diversion, Beckett nous fait comprendre ici l’importance de la peinture dans son œuvre écrite.
Entre l’absence de vie statique de la pierre et sa “désagrégation” dynamique, littérature et peinture seraient donc censées recueillir la vitalité intense et implicite de molécules vivantes, en-deçà et par-delà toute humanité. Si l’humain et son destin sont au centre de l’écriture beckettienne, dans les élans encore explicitement métaphysiques d’En attendant Godot par exemple, une autre dimension de l’écriture apparaît avec cette vitalité picturale, plastique, matérialiste et atomiste, qui s’agite entre la fuite de l’objet irreprésentable et celle du sujet incapable de représentation. L’impossibilité de toute représentation picturale ou verbale devient alors selon Beckett la cause d’un « dilemme » qui est « celui même des arts plastiques : Comment représenter le changement ? » 17(MP, 38). Ce changement peut donc s’entendre comme une transformation vivante cernée par la ruine de toute vie (la pierre), un mouvement à peine perceptible mais qu’il s’agit de percevoir. Si une crise se définit par un trouble « brusque et intense » (TLFi) qui « laisse percevoir un changement décisif », la crise de la représentation littéraire prend donc chez Beckett une forme paradoxale : désaffectée en apparence, statique mais secrètement agissante, éloignée d’elle-même (faisant signe en pleine description picturale, comme plus tard au théâtre ou à la télévision) et involuée au plus profond.
Pour Beckett, la question de la pratique créatrice et de son territoire esthétique a donc rapport avec cet empêchement de la représentation. Beckett s’inscrit dans la droite ligne du soupçon moderne envers toute idée de maîtrise. Si la réponse trop définitive et maîtrisée de Beckett signale ironiquement cet enjeu, comment comprendre alors un tel “transbordement” entre littérature et peinture ?
Le terme transbordement signifie à l’origine le transfert d’un navire à l’autre, donc d’un “bord” à l’autre, au sens du vocabulaire marin. Puis il s’est généralisé à toute forme de déplacement d’un véhicule à l’autre. On peut donc entendre dans ce mot le passage, la traversée, le débordement, le franchissement d’un bord comme limite ultime. Est-ce donc le territoire des mots qui est trop restreint, et qu’il s’agit de dé-border ? Peut-on dire que les mots manquent, parce que l’objet à exprimer serait indicible ou ineffable, trop prosaïque ou sublime ? Est-ce donc parce que le langage est incapable d’atteindre le réel qu’il faut changer de “véhicule” ? Ou bien est-ce le locuteur lui-même qui est devenu muet par aphasie, stupeur, confusion sensible ou manque tragique de vocabulaire ?
Chez Mallarmé, le désir d’un vers qui « rémunère le défaut des langues5 » et regagne l’adéquation du langage à son référent sensible, inaugure la tentative poétique moderne : celle d’un renouvellement du langage dans l’assomption même de ce « défaut ». Chez Beckett, l’écriture se glisse donc entre l’échec constaté et l’emploi des mots malgré tout. Derrière le désespoir apparent, la tentative spécifique de Beckett consiste à vouloir faire passer les mots dans une autre dimension, quitte à prendre acte de l’épuisement de tous leurs possibles, et de l’épuisement du locuteur lui-même – sa « disparition élocutoire » au sens de Mallarmé.
18Jusqu’à la fin de l’œuvre, apparaît d’ailleurs cette tension entre l’échec des mots et le goût primordial de Beckett pour la poésie. Jim Lewis évoque à l’occasion de la création de Nacht und Träume (1982) la méfiance radicale et définitive de Beckett pour les mots, et son attirance pour le seul rythme musical et visuel6. Mais, à peine quelques années plus tôt, …que nuages… (1976) donna un rôle déterminant à une citation d’un poème de Yeats, « The Tower », y compris dans l’esthétique visuelle de la pièce-vidéo. L’évanouissement rémanent d’une image-souvenir dont le deuil est impossible s’exprimait donc encore par les mots : « … la mort des êtres chers dont les regards perdus ne semblent plus que les nuages passant dans le ciel7… ».
Entre mots et images, entre les mots et leur dehors, une autre description du processus pictural dans les toiles de Geer van Velde nous donne à lire ce que Beckett voulait rendre verbalement. Sa prétérition oscille entre une interrogation réflexive sur l’impossibilité de décrire et la description malgré tout :
Que dire de ces plans qui glissent, ces contours qui vibrent, ces corps comme taillés dans la brume, ces équilibres qu’un rien doit rompre, qui se rompent et se reforment à mesure qu’on regarde ? Comment parler de ces couleurs qui respirent, qui halètent ? De cette stase grouillante ? (MP, 35)
Avec la succession des déictiques « ces » ou « cette », le texte montre et fait sentir la présence de l’œuvre dans la tradition finalement classique de l’ekphrasis. La répétition de sonorités fluides et concrètes ([r] et [l]) donne à lire le mouvement matériel et vibrant du fait pictural, de même qu’Antonin Artaud devant la peinture de Van Gogh cherchait à exprimer la violence des « choses de la nature inerte comme en pleine convulsion8 » dans une même incarnation de l’écriture.
Mais la question du “transbordement” persiste. De 1946 à 1989, on remarque ainsi le passage d’une forme à l’autre de cette question : 19on passe en effet de que dire (de ces plans qui glissent) à comment dire, le titre du dernier poème de Beckett. De quoi à comment du contenu au geste, la dimension active de l’écriture s’affirme donc jusqu’à la fin de l’œuvre. Elle se précise même jusque dans cette réflexivité infime de la parole sur son propre empêchement, devenu l’enjeu de ce dernier poème, interrogeant sa possibilité de naître depuis le silence.
Les textes sur les frères van Velde ne valent donc pas comme des échos lointains à l’œuvre de Beckett, ou sans rapport avec elle, ni comme un art poétique seulement “littéraire”. Une réflexion pratique s’y élabore : si le sujet et l’objet ne tiennent plus leur place respective, la description devant l’objet pictural et l’expression poétique du sujet ne s’opposent plus clairement, voire entrent dans un devenir commun. Il s’agit en effet dans les deux cas de rendre sensible une force traversant la forme, mettant en cause le bord qui la délimite.
De l’essai sur l’art au poème de la difficulté de dire (et d’“entrevoir”), on voit comment les réflexions de Beckett sur la peinture concernent directement l’esthétique de son œuvre. Si comme le souligne Claire Stoullig, « le lecteur n’a non seulement pas cherché à voir la peinture mais il a tenté de retrouver du Beckett dans un texte sur la peinture9 », proposons de lire plutôt la résonance qui rapproche la peinture des van Velde et l’écriture de Beckett dans son désir de transbordement. D’une singularité à l’autre, lisons à la fois la peinture et son commentaire, pour mieux comprendre la traversée que tente de réaliser Beckett de l’un vers l’autre. Même si celui-ci parlera d’un échec consistant à ne pas donner autre chose à voir que sa prose descriptive10. Mais cet échec ne nous empêche pas de suivre dans sa chute un désir affirmé une fois, résonant ainsi avec l’évolution de toute une œuvre.
Revenons d’abord au contexte d’écriture de ces essais sur l’art. Ils sont avant tout des textes de soutien aux deux amis hollandais de Beckett, écrits à l’occasion d’expositions tenues dans l’immédiate après-guerre. L’enjeu est pour Beckett autant esthétique que simplement 20amical. Voici comment Beckett présente à Charles Juliet l’expérience émouvante de sa rencontre avec Bram van Velde en même temps que la nécessité d’un transbordement du pictural dans les mots qui en fut la conséquence directe :
– C’était affreux […]. Il vivait dans une misère terrible. Il vivait seul dans son atelier avec ses toiles qu’il ne montrait à personne. Il venait de perdre sa femme et était d’une tristesse… Il m’a laissé un peu approcher. Il a fallu trouver un langage, essayer de le rejoindre11.
La recherche d’un nouveau langage ne relève pas ici de l’expérimentation isolée sur les conditions purement esthétiques d’un nouveau médium, vers lequel les mots seraient “transbordés” en changeant de forme et de fonction. Cette recherche a pour première ambition de “rejoindre” l’expérience affective d’un ami dans la détresse et le dehors pictural des mots. Dans ce double éloignement (des mots à la présence d’un autre sujet et des mots à l’objet pictural) se rencontrent ainsi l’affect et la plasticité. L’un trouble les mots de l’expression subjective et l’autre ceux de la description objective. Posons alors l’hypothèse suivante : le rapport de l’affect à la plasticité concernerait le mouvement créatif propre à l’écriture de Beckett – cette rencontre avec Bram van Velde confirmant la portée plus fondamentale de ce rapport.
Le devenir entre les mots et leur dehors non-discursif est avant tout une aporie constitutive, une impossibilité à laquelle “continuer encore” de s’affronter : il faut en effet pour Beckett accompagner cet éloignement hors des mots depuis le langage même. L’ambivalence de l’amour des mots et de la méfiance envers leur « sainteté paralysante12 » oblige à penser ce transbordement comme un processus ambigu, un passage en cours, un devenir au sens de Deleuze, qui opère entre deux termes se transformant l’un l’autre suivant une évolution a-parallèle13. Le contraire, en somme, d’un accord, par exemple de l’accord classique entre mots et images. L’hypothèse d’une issue “plastique” mais dans l’écriture, entre les mots et leur dehors, change le statut même de l’écriture. Celle-ci devient la traversée d’une forme, et non sa 21fixation en fonction de critères génériques ou rhétoriques préétablis. Le “comment dire” devient un “comment faire” avec l’expérience de l’insupportable et l’éloignement qui tient les mots à distance de cette expérience. Il ne s’agit donc pas d’abandonner les mots, eux qui « ont été [l]es seules amours » (TM, 27) de cet amateur passionné de poésie, mais aucune confiance aveugle ne pourra plus leur être accordée. Sur ce fond d’impuissance, de catastrophe (historique, subjective et esthétique), et à l’horizon d’une menace d’effondrement – « ces équilibres qu’un rien doit rompre » (MP, 35) –, l’écriture continue donc d’agir loin de la seule déploration romantique. Dans l’épreuve qui affecte le sujet et ses capacités d’expression et de représentation, il convient de faire avec les mots, même s’ils ne s’accordent pas nécessairement au dynamisme qui définit les “arts plastiques” selon Beckett : celui de corps vibrants, précaires et métamorphiques.
L’indifférence de Winnie à l’épreuve qu’elle subit dans Oh les beaux jours signale non seulement la difficulté de relier les mots et l’expression de l’affect attendu (l’angoisse), mais aussi le déplacement de cette expression, le nouveau chemin qu’elle semble prendre. L’écriture s’exprime ici entre l’usage des mots toujours présents et la prise en compte plastique de la scène, avec son étrange germination aride. Dans ce détour qui suppose l’épuisement, la négativité, le refus des formes toutes faites, à commencer par “l’œuvre”, l’écriture cherche à nous situer là où elle agit, en cours de transbordement : des mots vers leur dehors, dans l’“accompagnement” par les mots d’une épreuve critique poussant le sujet et la représentation aux limites de leurs possibilités.
Cette crise aux multiples visages touchant aux fondements de la représentation fut aussi celle de Beckett. En 1946, la “crise de la jetée” lors d’un voyage en Irlande a été le signe pour Beckett de la nécessité d’un changement de cap – qui correspondra dans les faits à la réévaluation d’une œuvre déjà entamée avec Murphy et Watt. Beckett se souvient : « Jusque-là, j’avais cru que je pouvais faire confiance à la connaissance. Que je devais m’équiper sur le plan intellectuel. Ce jour-là, tout s’est effondré14. » Après s’être réfugié dans la jouissance omnipotente du savoir érudit, Beckett assume donc ce jour-là l’association du savoir et du non-savoir – romantiquement décrite par Krapp dans La Dernière Bande comme l’« indestructible association jusqu’au dernier soupir de 22la tempête et de la nuit avec la lumière de l’entendement et le feu15 » (DB, 23). Le Monde et le pantalon précède de quelques mois cette “crise” tandis que Peintres de l’empêchement la suit d’à peine deux ans. D’un texte à l’autre, on remarque que le « rajustement » du « rapport sujet-objet » (MP, 58) devient « deuil de l’objet » (54). Beckett semble ainsi avoir pris acte de cette destitution paradoxalement créatrice (et autrement jouissive et “tempétueuse”) du savoir, de l’intelligence érudite du monde, ou encore d’une appréhension totalisante de l’écriture.
Pour évoquer l’évolution de son œuvre, Beckett reprend avec Charles Juliet les mêmes termes qu’il avait utilisés pour témoigner de sa rencontre avec Bram van Velde. Il s’agissait d’abord de « trouver le langage qui convenait16 ». Beckett marque ainsi son opposition à Proust et Joyce qui « visaient tous deux à créer une totalité, à la rendre dans son infinie richesse ». En opposant leur manière « d’ajouter et de surajouter [dans leurs manuscrits] » à la réduction de son écriture, Beckett convient ainsi que « quelque part, les deux manières doivent se rejoindre » – obligeant au passage à reconsidérer toute définition trop univoque de son “minimalisme”.
Rejoindre Bram van Velde par les mots ou faire se rejoindre deux modèles d’écriture : le problème du lien réapparaît, chaque fois entre deux “manières” différentes. D’un exemple à l’autre, Beckett interroge donc toute capacité d’expression à sortir d’elle-même, à faire écho et relais vers d’autres pratiques. D’une pratique à l’autre, comment recomposer de tels liens en prenant sur soi l’impossibilité première de toute composition ? Une double réponse apparaît dans ces retrouvailles avec le sensible après la crise de la jetée (« Alors je me suis mis à écrire les choses que je sens17. ») comme dans la mise en cause affectée de toute logique a priori, que Beckett résume d’un trait en disant avoir retenu des mystiques leur « illogisme brûlant18 » : « […] cette flamme… qui consume cette saloperie de logique. » Dans cette crise personnelle, l’écriture perd donc l’assurance garantie par les mots de l’érudition : celle d’une logique, d’une condition, d’un support stable. Leur reconquête passe par cette prise de conscience de la bêtise consistant à croire que 23les mots du savoir sont la condition d’un pouvoir : « J’ai écrit Molloy et la suite le jour où j’ai compris ma bêtise19. » On retrouve ce problème du “fondement” dans l’histoire juive en exergue du Monde et le pantalon :
le client : Dieu a fait le monde en six jours, et vous, vous n’êtes pas foutu de me faire un pantalon en six mois.
le tailleur : Mais, monsieur, regardez le monde, et regardez votre pantalon20.
Remonter au fondement, du pantalon et du monde, de l’œuvre et du réel, c’est affirmer que ce fondement est pris dans une disproportion, dans un rapport du créateur au créé qui ne se donne plus a priori : le créateur ne s’identifie plus au démiurge tout puissant. Si la comparaison avec l’état catastrophique du monde permet au tailleur d’évoquer avec fierté son travail, la confiance du client semble donc irrémédiablement perdue.
On comprend que ce questionnement sur les conditions théoriques et pratiques de l’œuvre relève avant tout d’une urgence. Cernée par la catastrophe et allégée par l’humour, l’acte de création ne peut que mettre à l’épreuve ces conditions (qui sont celles de l’œuvre comme du sujet) pour mieux retrouver la possibilité de représenter même l’irreprésentable. La revendication de l’empêchement relève aussi de cette urgence. Elle n’est pas un arrêt, un frein, l’envers déprimé d’une acceptation désespérée ou conformiste du monde. Si le monde laisse à désirer, il faut porter toute sa concentration sur ce qui reste possible comme action, quand bien même la seule action possible consiste à prendre sur soi l’impuissance à agir : assumer pour mieux déployer autrement ce qui peut encore être dit et vu de cette « insurrection des molécules » (MP, 35) cachée sous la passivité ambiante, peut-être impossible à représenter. Interroger l’œuvre, l’absence d’œuvre, et ce qui rend l’œuvre possible ou impossible, signifiera pour l’écriture rejoindre cette détresse passive afin d’y trouver la force de continuer à travers elle, malgré elle.
Cette transmutation du subi en agi, du désœuvrement en œuvre désœuvrée mais partageable sera le nœud problématique de notre étude des enjeux plastiques de l’écriture beckettienne. On voit comment l’intromission d’une force dans les formes existantes touche aussi bien la représentation que l’expérience qui la conditionne : celle de la rencontre 24d’un “dehors” troublant le rapport de soi à soi et de soi au monde, et au savoir qui le cadre. La crise personnelle de Beckett accompagne une crise du sujet humaniste, du langage ou de la représentation, mais aussi des conditions plus générales de toute expérience possible. La catastrophe en question est un renversement intime, historique et philosophique. À travers cette question des conditions de l’œuvre, l’enjeu philosophique des conditions “transcendantales” de l’expérience rejoint en effet l’enjeu esthétique (directement noué à l’intime et à l’historique) de la possibilité du geste de création, de ce “faire” qui insiste dès l’histoire drôle inaugurale du Monde et le pantalon.
Plus encore que la phénoménologie, qui cherche à montrer l’implication de la conscience subjective dans le monde des objets, Deleuze a décrit la violente destitution des deux termes de ce “rapport” entre sujet et objet, à commencer par la critique du sujet substantiel et unitaire21. Dans cette crise, le « sujet conscient » est transformé en même temps que « l’objet supposé connu ou connaissable22 ». Selon Deleuze, Kant a ouvert la voie à cette pensée du sujet fêlé en distinguant, contre Descartes, le sujet transcendantal du cogito et le Moi empirique comme représentation de soi : « Le Je et le Moi sont donc séparés par la ligne du temps qui les rapporte l’un à l’autre sous la condition d’une différence fondamentale23. » Kant ressaisit cependant cette subjectivité fêlée en faisant ressusciter « Dieu et le Je24 ». Deleuze identifie alors cette fêlure, où le sujet est produit comme effet instable, à l’expérience poétique plus spécifiquement moderne de Rimbaud et son “Je est un autre”.
25L’expérience en question est celle d’un rapport constitutif au dehors chaotique et à la violence contraignante de ce dehors. Le “deuil de l’objet” est donc aussi, chez Beckett et Deleuze, un deuil de la stabilité du sujet de l’énonciation et de la représentation. La subjectivité ne relève pas d’une position fixe, d’une adéquation du Moi empirique et psychologique au sujet transcendantal du cogito cartésien mais elle est produite dans le mouvement d’une différenciation première, toujours déjà temporalisée. Comme dans le “crise de la jetée”, où l’homophonie laisse entendre une toute autre “projection”, le sujet commence par se jeter hors de lui-même et de sa volonté de maîtrise, par s’éloigner de soi dans l’espace et le temps.
En reprenant les mots de Beckett sur la peinture des van Velde, on peut dire qu’une “vibration” ou qu’une “insurrection” premières, non discursives, interdisent toute référence à un sujet de maîtrise à distance d’un objet atteignable par la médiatisation du langage. Selon Deleuze relisant la pensée critique de Nietzsche, ces crises font du sujet et de l’objet des forces ou des flux. À partir de cette modernité de la crise ouverte par Nietzsche, Deleuze affirme que le corps est « composé d’une pluralité de forces irréductibles25 », et que l’objet lui-même est « force, expression d’une force », « non pas une pas une apparence, mais l’apparition d’une force26 ». Comme dans un tableau de Bram van Velde, il s’agit non d’affirmer l’essence stable du sujet et de l’objet mais de baliser leur dérobade, d’évaluer leurs lignes de fuite qui ne structurent plus aucun point de vue préétabli. Au contraire, cette fuite empêche plutôt toute reconnaissance de trouver les contours qui lui sont nécessaires. Ce sont les conditions de cette reconnaissance qu’une telle expérience fait littéralement fuir, suivant l’expérience d’un impouvoir dont il nous faut comprendre comment Beckett la remet spécifiquement en jeu dans l’acte de création, voire la transmue en force créatrice, même infime.
Comme l’a remarqué depuis longtemps la critique, la peinture est donc pour Beckett l’un des modèles d’exploration de cette survie possible à travers une représentation en ruine. Dans un article décisif sur le rapport de Beckett à la peinture, Rémi Labrusse rappelle d’abord l’importance de la rencontre avec Georges Duthuit, le beau-frère de Matisse, entouré 26de nombreux peintres importants de l’époque : « […] Staël, Riopelle, Sam Francis, Tal Coat, Masson, tout le cercle des amis de Duthuit – à l’occasion Giacometti, Matisse – auxquels se joignent ceux, plus anciens, de Beckett : Hayden, Hérold, et bien sûr les van Velde […]27. » Dans la fréquentation régulière de la peinture et des peintres (auxquels ajouter Avigdor Arikha et Geneviève Asse), on notera la clairvoyance de Beckett dans l’attention particulière qu’il porte à l’œuvre de Bram van Velde. Cette attention fait ainsi écho à l’importance que prendra son œuvre quelques années plus tard : pour toute une génération de peintres, entre autres Daniel Buren ou Michel Parmentier du groupe BMPT, Bram van Velde a en effet joué un rôle d’importance, comparable à celui d’un Simon Hantaï ou d’un Robert Ryman28.
Sans doute cette sensibilité à l’art de Beckett lui vient de la fréquentation assidue des musées et galeries dès sa jeunesse dublinoise. Mais sa critique picturale n’aura été publiée que pendant une dizaine d’années, de 1945 à 1955, après avoir accompagné sa période la plus créatrice comme le remarque Lassaad Jamoussi. Rémi Labrusse voit dans cette rareté ce que l’on pourrait appeler trivialement une névrose : la « réaction » de Beckett face à la peinture serait « contradictoire », « faite d’attirance et, aussitôt, de refus moral29 ». Tout partirait d’un sentiment coupable : celui d’une jouissance face à la présence picturale. Celle-ci ferait donc perdre de vue l’obsession de Beckett pour la séparation irrémédiable du monde et du sujet, et du sujet à lui-même, condamné à l’écart de la re-présentation :
[…] le rapport à autrui ne se fait qu’à travers des images et du langage, qui induisent aussitôt des relations de pouvoir et de fascination : scandaleux, et nécessaires cependant pour demeurer dans l’ordre de l’humain, vécu désormais comme une peine à purger ; parler, peindre, cela ne vaut, au second degré, qu’en signifiant un rapport coupable, d’abord parce qu’il est rapport et non présence immédiate – coupable mais au moins reconnu comme tel. Et ce serait donc de la blessure d’une utopie originelle que dériverait dans ces années l’acception, sans orgueil mais par conséquent aussi sans espoir, de l’activité de chacun, le peintre et l’écrivain, dans son ordre30.
27Ce « rapport à autrui », on l’a vu avec l’exemple du rapport de Beckett à Bram van Velde, ne met sans doute pas en jeu qu’un pouvoir de fascination. La séparation de Beckett et de la peinture a pu aussi permettre d’accompagner voire de rejoindre par le langage une expérience à la fois picturale et existentielle, plastique et affectée. Déjà le rapport ambivalent de Beckett aux mots et à la littérature, fait d’amour et de méfiance mêlés, a été le moteur même de son écriture quand il a cessé d’être un empêchement névrotique.
En ce sens, l’éloignement autant que la blessure sont des nécessités pour le désir que la représentation continue de faire circuler entre les termes de ce devenir irréductible : entre littérature et peinture, soit entre les mots et cette étrange activité picturale « nous démunissant de toute armure de parole31 ». Face au retour de Bram van Velde à l’idée d’œuvre et de domaine pictural propre, Beckett aurait ainsi renoncé à cet idéal de présence, sans écart ni rapport :
Dès lors, si même [Bram van Velde] est un sujet du royaume de la peinture, il faut que l’écrivain Beckett se reconnaisse à son tour un tenant de la littérature. Et, sachant trop bien alors l’inclination de la langue à phagocyter les données de l’image, il aura l’honnêteté de laisser celle-ci à sa liberté en détruisant l’idole que, par les mots, il voulait construire à sa place, fût-ce négativement. Aussi ne parlera-t-il plus de peinture, ce qui veut dire qu’il renonce à son rêve de faire « autre chose » […]32.
S’il ne faut pas nier la dimension tragique de cette faillite de la représentation sans autre issue que la représentation elle-même, sans doute s’agit-il de la dédramatiser en partie. Cela permettrait au moins de comprendre comment Beckett s’est toujours situé entre littérature et peinture, le deuil de l’une n’empêchant pas de trouver le fantôme de l’autre dans toute son écriture.
À distance d’une mythologie du renoncement romantique, la puissance plastique que Beckett a repérée dans ses essais sur la peinture agit en effet partout. Notre hypothèse sera la suivante : le transbordement en question est peut-être moins celui des mots dans un domaine inatteignable, que celui d’une puissance plastique dans les mots : dans leur matérialité, comme dans ce qu’ils continuent de représenter dans 28les textes et les pièces de Beckett. Ce transbordement est donc en effet raté, mais nécessairement raté, pour nous maintenir sur ce passage entre les mots et leur dehors, et sur un seuil instable et sans cesse déplacé. Et l’on peut donc rappeler avec Rémi Labrusse que Beckett a en effet continué « d’aimer, comme ce qui défait les chaînes du langage, ces images si passionnément fréquentées, depuis les après-midi de jeunesse dans la Galerie Nationale de Dublin33 ».
À l’opposé de cette tragique non-réconciliation avec la peinture, d’autres critiques plus récents ont interrogé ce rapport : non plus dans le deuil d’une rencontre impossible, mais dans la continuité radicale d’un mode de création à l’autre. Lois Oppenheim va ainsi jusqu’à affirmer que « l’image dépasse le mot34 » dans l’écriture du premier théâtre de Beckett, bien avant les pièces purement visuelles ou sonores de la fin. En rapprochant par exemple Beckett du Pop Art, Oppenheim affirme que les images fournies par Oh les Beaux jours, Fin de partie ou Comédie ont une « force plus durable que le texte écrit ». L’élément visuel devient ainsi le « prototype du verbal », conséquence de l’importance donnée au visuel dans ses « écrits ekphrastiques » des années 1945-1955. Cette force visuelle est confirmée par l’étonnante succession d’artistes qui ont “illustré” les éditions limitées de Foirades, Bing, Le Dépeupleur, Soubresauts ou de la “Trilogie” Nohow On : Georges Baselitz, Charles Klabunde, Avigdor Arikha, Robert Ryman, Jasper Johns, Edward Gorey et Louis Le Brocquy35.
Oppenheim évoque encore le cas Giacometti dans un chapitre important, « l’agonie de la perception36 ». Le jeu sur la perte et le retour de la perception et la rémanence d’une disparition jamais achevée sont autant de processus communs aux dessins de Giacometti et aux œuvres de Beckett, y compris textuelles. Oppenheim se demande ainsi « où réside la qualité visuelle des textes de Beckett37 ? ». Soubresauts, par exemple, donne à lire une « tension spatiale » qui fait vibrer l’image en deux dimensions de l’homme assis à sa table (une figure d’ailleurs giacomettienne) par ses soudaines références au dehors de la route ou 29des champs. Cette tension est alors ce qui donne au texte l’équivalent de la « qualité organique38 » de la peinture. Le même lien direct à une plasticité avant tout visuelle de l’écriture beckettienne apparaît encore chez Pascale Casanova39. L’abstraction picturale au xxe siècle est selon elle non seulement un modèle possible mais le modèle qui a poussé l’œuvre de Beckett vers l’amoindrissement puis vers le pire : à la recherche d’un “équivalent” pictural de l’art abstrait, distinct du pathos encore romantique du renoncement à l’écriture.
Arrêtons-nous enfin sur l’ouvrage de Lassaad Jamoussi, Le Pictural dans l’œuvre de Beckett40 qui donne un aperçu particulièrement complet de ce rapprochement de l’œuvre de Beckett avec le fait pictural. La très large érudition de Beckett en matière de peinture déterminerait là encore le processus d’écriture. Elle serait la cause première de cet éloignement croissant de tout genre ou référence littéraire prééxistants. Lassaad Jamoussi affirme donc la nécessité de « remonter aux sources de l’écriture pour y déceler les stratagèmes de l’énergie picturale qui a façonné – contaminé – cette écriture41 ». Il s’intéresse donc à la recherche d’une « choseté » picturale, équivalent beckettien d’une énergie figurale au travail dans le discours.
Cette étude évoque par exemple l’importance de la lumière dans Murphy, où entendre l’enjeu de la morphè, cette « structure secrète du réel42 », cette forme sui generis en perpétuelle formation sous les apparences du sensible. Les zones de l’esprit de Murphy relèveraient ainsi d’un « modèle pictural fait de clarté, de pénombre et de noir, recouvrant tour à tour des visions contradictoires et complémentaires du monde et du faire artistique43 ». De même, dans Fin de partie, la scénographie serait celle d’une installation, où trouver de surcroît plusieurs indices picturaux comme le tableau retourné énigmatique, accroché au fond de la scène44.
La référence à la poïétique, cette pensée des processus de création théorisée par Paul Valéry, puis par Jean Pommier et René Passeron, 30permet à Jamoussi d’insister sur cette dimension créatrice dont on a déjà entrevu l’importance. C’est cet enjeu poïétique qu’il désire repérer dans les « confluences artistiques inhérentes à la gestation de l’œuvre », pour faire ainsi du « modèle pictural » le « point de départ de la création littéraire45 ». La question picturale se situe donc bien selon Jamoussi au départ de la création beckettienne. Elle est son énergie fondatrice :
L’écriture beckettienne suivrait un processus de création qui puiserait son potentiel de mise en œuvre non dans la langue ou le référent littéraire, romanesque, poétique et théâtral, en ce que ces arts ont progressivement accumulé comme formes poétiques et comme conventions d’écriture, mais dans la peinture moderne et contemporaine46.
Dans la continuité de ce travail, mais aussi dans l’écart qu’il laisse ouvert, il s’agit de spécifier notre approche en maintenant la question du transbordement comme un enjeu impur et en devenir, et non comme le seul mouvement d’une influence originelle de la peinture dans les mots. Le va-et-vient entre littérature et peinture imposé par l’œuvre de Beckett est en effet justifiable par au moins deux raisons. Si l’on se concentre d’une part sur l’idée que l’action créatrice est avant tout affectée, il faut prendre en compte à la fois la création et la crise de toute subjectivité, le geste à l’œuvre relevant d’un empêchement ambigu, d’une épreuve à interroger dans chaque œuvre. D’autre part, la mémoire en jeu dans la création beckettienne, à la fois épuisée et persistante, fait de toute comparaison une nécessité à problématiser et non l’évidence d’une influence unilatérale. Le rapport entre littérature et picturalité ne nous semble donc pas se donner avec l’évidence du tableau retourné de Fin de partie ou du tableau circulaire de Watt.
La prise en compte de l’affect et l’affirmation d’une approche nécessairement comparatiste, entre littérature et peinture, nous permettront ainsi de confirmer les pistes ouvertes par la critique picturale de l’œuvre de Beckett. Comme le rappelle Lassaad Jamoussi, l’approche transversale de cette dimension picturale ou plus largement plastique de l’écriture beckettienne est encore rare, les approches théâtrales, linguistiques et génétiques restant privilégiées47. Comme le suggère Évelyne Grossman dans L’Esthétique de Beckett, il s’agit donc de faire « le pari que l’esthétique 31de Beckett, entendue non seulement comme discours explicite qu’il tient sur l’art, mais aussi comme conception implicite lisible dans son écriture, permet de saisir l’unité profonde de l’œuvre48 ». Le geste de création beckettien s’accompagne en effet d’une pensée de la création, comme c’est le cas dans Le Monde et le pantalon : entre description et questionnement réflexif sur un « transbordement » par les mots.
Le problème est donc d’approcher ce “faire” problématique qui agit dans l’œuvre de Beckett comme dans les arts de la modernité : entre une représentation encore explicite et une conception implicite, entre l’œuvre et son désœuvrement, entre impouvoir et puissance affectée.
Crise de la représentation
et affect
La crise de la représentation ne peut s’étudier sans interroger la crise affectée du sujet. Chez Beckett, les affects mélancoliques, dépressifs, mais aussi l’indifférence légère ou comique, la joie inattendue, de même que des affects énigmatiques et plus violemment désubjectivants, ne permettent pas une définition simple : l’affect beckettien est rarement un sentiment psychologique définissable comme tel. Le sujet est d’abord affecté au sens le plus courant du terme : il est touché, à la fois désœuvré et maintenu en équilibre entre la survie et l’effondrement qui s’imposent à lui. Cependant, certains éléments viennent troubler la définition psychologique du sentiment : l’inadéquation du sujet à lui-même, une contrainte insupportable et pourtant supportée, ou encore l’énigme d’une chute de moins en moins “métaphysiquement” explicable, font subir au sujet une dislocation plus profonde que toute sentiment psychologique. L’apparition intermittente de ces affects en variation trouve donc rarement leur cause chez Beckett. Si le sujet est touché comme un être purement passif, comment comprendre cette double activité que l’écriture ne cesse de relancer : celle de l’affect qui touche et traverse le sujet, et celle du sujet lui-même qui persévère et continue à vivre dans une véritable « fidélité à l’échec49 » ?
32L’étymologie latine est complexe : adfecio (“affection”) signifie à la fois l’action d’affecter et l’état qui résulte d’une influence subie. Adfectus est l’affect au sens le plus courant : état de l’âme mais aussi état du corps, lui aussi susceptible d’être touché, voire altéré. Plus éloigné du français, adfecto signifie “approcher”, “atteindre avec la main” et “être en quête de”, d’où adfectatus, “recherché, trop éloigné du naturel, affecté”. Derrière cette affectation péjorative, on s’étonne donc de trouver une dimension active absente de la signification moderne. Geste actif d’une recherche et d’une approche, ce “faire” serait d’autant plus inattendu chez Beckett, sans rapport avec ce que l’affect subi par ses personnages leur laisse espérer. Or facio (“faire”) et tous les dérivés d’adfecio ont bien une racine commune. Ce que fait l’affect est donc, en termes “classiques”, de mettre en mouvement l’âme du sujet et de mettre le sujet dans une certaine disposition. L’action de l’affect sur le sujet et l’aptitude du sujet à être touché sont donc prises dans une ambiguïté. Que le sujet soit “apte” à être touché n’implique-t-il pas une certaine activité de sa part. Chez Beckett, la distinction traditionnelle de la sensation exogène et de l’affect endogène se complique. Aussi faudra-t-il commencer par le repérage de “traces de vie” à la fois physiques et affectées, avant de préciser peu à peu cette définition de l’affect comme puissance active de traversée.
Georges Didi-Huberman a résumé cet enjeu d’une dimension active de l’affect à partir de représentations de peuples en résistance50. La question inaugurale posée lors de ce séminaire vaut aussi pour l’écriture beckettienne : “comment un geste pathétique peut-il devenir puissance d’agir ?” Georges Didi-Huberman rappelle ainsi l’histoire philosophique des notions d’“affect” et d’“émotion”, d’abord confondues avant d’être distinguées.
La notion d’affect exclut a priori toute action possible. Le pathos aristotélicien a d’abord été le signe de la passivité du sujet, d’où le latin passio et le français passion et passivité. Dans le chapitre iv des Catégories d’Aristote, le faire (poïein) s’oppose clairement au pâtir (paskein), et la voix active à la voix passive : « faire c’est couper, brûler ; pâtir, c’est être coupé, être brûlé51 ». Le pathos signifie donc avant tout l’abandon à 33l’immaîtrisable, la soumission à une impossibilité d’agir. Le pathos s’oppose alors à toute poïesis. Contrairement à sa version platonicienne, il n’est cependant pas complètement étranger au langage : chez Aristote, le pathos fait partie des moyens de persuasion du discours dans l’art rhétorique. De même, la crainte et la pitié re-vécues dans la représentation théâtrale sont expurgées par la catharsis, ce catalyseur et purificateur d’affect. Si la passion peut donc être utile pour tendre à la sagesse, la philosophie antique la désigne en général comme un ennemi à combattre. Les stoïciens conseillent ainsi sa destruction qui seule permettra d’atteindre l’idéal de sagesse ataraxique.
L’âge classique confirmera cette opposition entre raison active et passion passive, qui redouble l’opposition platonicienne de l’intelligible et du sensible. En nous aidant des pistes ouvertes par Georges Didi-Huberman, on rappellera ainsi les étapes de la prise en compte moderne de cette dimension paradoxalement active de l’affect (ou émotion), d’autant plus paradoxale que le sujet moderne qui l’éprouve ne semble plus, comme chez Beckett, être en capacité d’agir comme un sujet de maîtrise. L’affect représente d’abord une impasse du logos. Avec Descartes, dans Les Passions de l’âme (1649), puis Kant dans L’Anthropologie d’un point de vue pragmatique (1798), la passion exclut à nouveau toute maîtrise rationnelle. Mais la dimension créatrice de l’affect s’affirme déjà chez Spinoza : le pathos n’y est plus pensé négativement comme un défaut par rapport aux catégories et aux formes substantielles, mais comme l’ouverture dynamique par laquelle l’esprit saisit son propre mouvement en même temps que le mouvement du monde. La joie est ainsi l’affect supérieur qui exprime l’accomplissement d’une « puissance d’exister52 ».
De Spinoza au xxe siècle, chez Bergson puis chez Sartre et Merleau-Ponty, l’émotion permet paradoxalement à la conscience d’appréhender le monde. Chez Sartre, elle se distingue de l’interprétation en tant qu’émotion « compréhensive », capable de « saisir autrement » les potentialités des objets quand leur saisie réelle est impossible :
[L’émotion] est une transformation du monde. Lorsque les chemins tracés deviennent trop difficiles ou lorsque nous ne voyons pas de chemin, nous ne pouvons plus demeurer dans un monde si urgent et si difficile. Toutes les voies sont barrées, il faut pourtant agir. Alors nous essayons de changer le monde, 34c’est-à-dire de le vivre comme si les rapports des choses à leurs potentialités n’étaient pas réglés par des processus déterministes mais par la magie. Entendons bien qu’il ne s’agit pas d’un jeu : nous y sommes acculés et nous nous jetons dans cette nouvelle attitude avec toute la force dont nous disposons. Entendons aussi que cet essai n’est pas conscient en tant que tel, car il serait alors l’objet d’une réflexion. Il est avant tout la saisie de rapports nouveaux et d’exigences nouvelles. Simplement la saisie d’un objet étant impossible ou engendrant une tension insoutenable, la conscience le saisit ou tente de le saisir autrement, c’est-à-dire qu’elle se transforme précisément pour transformer l’objet53.
« Toutes les voies sont barrées, il faut pourtant agir », quand bien même agir consiste à ressasser d’anciens souvenirs comme plusieurs voix anonymes du dernier Beckett. Le paradoxe de cette activité inhérente à l’émotion, à la limite de la conscience, va jusqu’à concerner ce que Sartre nomme la « peur passive » : celle-ci consiste à anéantir encore activement l’urgence du danger dans l’évanouissement54.
Pour Merleau-Ponty, l’émotion comme impasse de la Raison laisse place à l’implication sensible du sujet dans le monde. Dans la phénoménologie, comme dans la pensée bergsonienne de l’élan vital, l’émotion s’identifie à la virtualité d’un geste d’ouverture au monde, au profit d’une « réhabilitation ontologique du sensible55 ». Dans cette rébellion contre les formes idéales et purement discursives de la pensée, on entend ainsi l’une des étymologies de l’émotion : du latin ex-movere, “remuer, ébranler”, l’émotion est aussi liée en ancien français à l’émeute (“émouvoir” au sens de “faire sortir du calme”, “pousser au soulèvement56”). L’“insurrection” évoquée par Beckett dans sa définition picturale de la littérature (“à l’intérieur d’une pierre…”) nous fait déjà entendre l’importance donnée à l’expression de l’affect – comme d’ailleurs à son impossibilité pétrifiée.
De même chez Deleuze, la notion de puissance permet de confirmer cette activité propre à l’affect. Dans Nietzsche et la philosophie, Deleuze rappelle ainsi que « la volonté de puissance se manifeste comme un 35pouvoir d’être affecté57 ». Chez Nietzsche comme déjà chez Spinoza, « le pouvoir d’être affecté ne signifie pas nécessairement passivité, mais affectivité, sensibilité, sensation58 ». Le premier des affects étant pour Nietzsche la douleur59.
L’affect qui touche le sujet se comprend donc comme une « puissance de transformation60 ». Dans ses livres sur Spinoza puis dans L’Image-mouvement, Deleuze confirme que toute puissance est à la fois « en acte » et « inséparable d’un pouvoir d’être affecté61 ». L’affect relève d’une puissance « immanente, affirmative, active » et non d’une réalité seconde. Il n’est pas une catégorie et déborde tout rapport de causalité. Il défait enfin la distinction de l’acte et de la puissance. On retrouvera d’ailleurs, bien qu’autrement, cette corrélation entre puissance d’agir et puissance de pâtir dans la pensée du geste selon Giorgio Agamben. Dans La Puissance de la pensée, il dialectise ainsi la puissance (dynamis) et l’acte (energeia) aristotéliciens62. L’energeia “poïétique” étudiée par Laassad Jamoussi concerne donc aussi la puissance : celle de la plasticité troublant la représentation comme celle de l’affect troublant le rapport de l’activité à la passivité du sujet.
Chez Deleuze toujours, l’affect se réfère autant à la joie spinoziste qu’à une puissance d’altération du sujet. Dans Qu’est-ce que la philosophie ?, l’affect se définit enfin comme un « devenir non humain de l’homme63 », susceptible cependant d’être impliqué dans une création esthétique – architecturale, picturale, musicale ou romanesque. L’affect concerne ici les limites des possibilités humaines. L’art dit “moderne” aura fait subir à toute individualité psychologique un évidement de toutes les formes convenues de “sentiment”, pour laisser place à cette traversée de l’affect : d’où l’apparente désaffection et l’immobilité glacée, scandaleuse ou indifférente des toiles de Manet, ou les regards vides des portraits de Cézanne. 36Dans cet apparent dessaisissement de toute expressivité “classique”, se joue donc la mise en jeu d’une force affectée, autrement sensible.
Concluons ce rapide aperçu avec le point de vue psychanalytique, qui lui aussi distingue fondamentalement les “formes” sentimentales des “forces” affectées. La théorie psychanalytique semble d’abord très éloignée de l’approche philosophique qui fait de l’émotion une saisie du monde malgré tout (où entendre donc le latin adfecto, “atteindre par la main”). Remontons ainsi aux origines freudiennes, et à la distinction déjà opérée par Kant entre sentiments et affects : « Les affects sont spécifiquement distincts des passions. Les premiers se rapportent simplement au sentiment ; les secondes appartiennent à la faculté de désirer, et sont des penchants qui rendent difficile ou impossible toute déterminabilité du libre arbitre par des principes64. »
La différence entre le sentiment et l’affect est évidemment d’une grande importance pour la psychanalyse. Opposer le sentiment conscient et le rapport inconscient d’un affect à une représentation refoulée inaugure même la métapsychologie freudienne. Si le sentiment se formule dans les mots, l’affect est plutôt lié à l’échec de sa formulation claire et distincte, échec à faire lien malgré tout entre passion et raison, corps et âme, sensibilité et intelligibilité. Freud commence ainsi par définir l’affect comme un composé de sentiment, d’humeur, de sensation et de perception. Il recherche son « sens dynamique » :
Or, qu’est-ce qu’un affect au sens dynamique ? En tout cas, quelque chose d’éminemment composé. Un affect englobe premièrement des innervations ou éconductions [décharges] motrices déterminées, deuxièmement certaines sensations, qui sont de deux sortes : les perceptions des actions motrices qui ont eu lieu, et les sensations directes de plaisir et de déplaisir, qui donnent, comme on dit, à l’affect sa tonalité fondamentale65.
Dans Inhibition, symptôme et angoisse (1926), les affects sont encore définis comme des « précipités de très anciennes expériences vécues traumatiques66 », « évoqués dans des situations similaires comme symboles mnésiques ». On verra l’importance de ces « précipités de réminiscence » 37chez Beckett, comme le signalait déjà le titre de son premier recueil de poèmes, Les Os d’Écho et autres précipités (1935).
« Concept limite entre le somatique et le psychique67 », l’affect induit un trajet, un passage, un devenir « qui conduit de l’excitation somatique vers sa coloration qualitative68 ». L’affect premier (que Freud relie même à une préhistoire, non seulement du sujet mais de l’espèce) est l’angoisse liée à « l’acte de naissance », autre enjeu beckettien :
[Dans l’acte de naissance] l’énorme accroissement de stimulus dû à l’interruption du renouvellement du sang (de la respiration interne) fut alors la cause de l’expérience vécue d’angoisse, la première angoisse fut donc une angoisse toxique. Le nom d’angoisse – angustiae, Enge [en allemand] – souligne le caractère de ce resserrement dans la respiration, qui fut alors présent comme conséquence de la situation réelle et qui est aujourd’hui réinstauré de façon presque régulière dans l’affect69.
Si les mots manquent dans l’étouffement angoissant de l’affect, c’est pourtant par les mots que Freud puis Lacan fondent la possibilité d’atteindre la vérité inconsciente d’un sujet, et par là même une respiration nouvelle. Déjà chez Freud, même si le mot allemand n’apparaît pas avec la même technicité70, l’affect se définit comme « l’expression qualitative de la quantité d’énergie pulsionnelle et de ses variations71 ». S’il est d’abord un pur quantum énergétique, l’affect est pensé ensuite dans sa séparation problématique avec des représentations inconscientes. C’est ce lien perdu qui devra donc être retrouvé “archéologiquement” par le biais des mots.
À la suite de Freud, Lacan concentre l’attention sur le rapport de l’affect au langage. Comme le rappelle Colette Soler, chez Lacan « les affects sont des manifestations subjectives qui répondent aux effets de langage72 ». L’affection agit avant tout ici dans le sens d’une aliénation 38du sujet, loin de toute ouverture au monde phénoménologique. Le sujet est “sujet parlé” et non plus sujet parlant, originairement aliéné au désir de l’Autre qui détermine son désir, affecté par autant de symptômes dont le sens lui échappe. « La clinique, c’est le réel en tant qu’impossible à supporter73 », résume ailleurs Lacan. Le « réel » comme absolu se définit par la béance d’un « impossible » à symboliser et à représenter, mais il se définit donc aussi « par les affects qu’il produit74 ». L’affect est donc du côté de l’indéfinissable, de l’absence de cause apparente et de l’insupportable, mais lié à l’expérience singulière qui fait en l’occurrence débuter la cure. Le sujet affecté par le « réel » indique bien que ce réel est « antinomique au bien-être ». Comme le conclut Colette Soler, « autant dire que tous les affects plaisants en sont exclus, la joie par exemple dont Spinoza faisait si grand cas75 ». La tristesse, l’ennui, la morosité, mais aussi l’amour, la haine, l’ignorance, la douleur d’exister, la colère, la honte, la frustration sont autant d’affects, où les analysants « confondent quasiment leurs affects et leur vérité76 », et oublient le lien au « destin individuel de l’inconscient » qui se dissimule sous les contingences de la vie. Comme chez Heidegger, l’angoisse joue donc chez Freud et Lacan le rôle d’un affect primordial : celui d’une destitution de la subjectivité classique où entre-apercevoir ce qui produit le sujet comme sujet désirant, la fait et le défait.
En écho à ces différentes conceptions, la lecture de Beckett nous amène à nous situer dans un entre-deux : entre l’affect comme insupportable et l’affect comme mise en jeu d’une puissance d’agir persistante – même “empêchée”. Si l’affect s’impose du dehors au sujet beckettien, comme angoisse soudaine ou lâcher-prise mélancolique, ces affects signalent aussi une persistance, dans l’écriture et dans la représentation : celle qui consiste d’abord à “continuer encore” d’être affecté.
Au sens le plus général, l’affect renvoie donc à une variété de dispositions subjectives, du simple étonnement aux angoisses et jouissances les plus risquées. L’affect agit chaque fois comme une puissance de traversée, où l’intériorité du sujet s’ouvre du dedans à une extériorité difficilement définissable, où toute subjectivité propre est donc remise en cause : pensée 39freudienne de l’inquiétante étrangeté et de l’angoisse, pensée du dehors chez Blanchot77, expérience intérieure chez Bataille78 ou « lointain intérieur » chez Michaux79 appartiennent à ce grand mouvement moderne de redéfinition du sujet qui cherche à faire la part de l’inconscient dans la conscience rationnelle comme de l’inhumain dans l’humain.
À la limite des mots :
transversalité et va-et-vient
Le “rajustement” du rapport sujet-objet peut donc s’entendre dans cet autre rapport, entre affect et plasticité. D’une puissance de traversée à l’autre, on remarque que l’enjeu anthropologique de l’affect et l’enjeu esthétique de la plasticité partagent un devenir commun, sans frontières stables. À la limite des mots et de leur dehors, ce devenir de l’affect et de la plasticité interroge l’activité artistique : comment trouver un support à l’insupportable ?
Une telle instabilité définit donc ce que nous nommerons “modernités artistiques” au sens le plus large. Cette instabilité touche aux fondements de la représentation comme à tout lien possible : entre soi et soi, soi et l’autre, soi et le monde. Nous choisissons donc d’inscrire l’œuvre de Beckett dans un périodisation large : de la modernité philosophique et poétique de la fin du xixe siècle aux expériences d’écriture du xxe, des textes les plus anciens relus par la modernité philosophique (Lucrèce ou la Bible) à l’art contemporain le plus actuel. Nous distinguerons en particulier la crise “moderne” de l’expression et de la représentation du corps, et l’intérêt “contemporain” pour l’œuvre, son geste, son lieu et son statut : du champ de l’œuvre au champ élargi de sa définition, de ses conditions et de son contexte.
40Il s’agira ainsi de voir comment les formes parfois désaffectées de l’art contemporain laissent la possibilité d’une réaffection subtile, voire d’un nouveau rapport à l’expression de l’affect. Dans le domaine de l’art contemporain, le mépris pour la question “romantique” de l’affect, comme pour celle du corps, ou de l’expérience sera ainsi questionné sur son propre terrain : de Marcel Duchamp à François Morellet, en passant par l’art de l’installation, comment penser encore le rapport entre plasticité et affect ? Beckett sera de ce point de vue à la fois une référence et un révélateur, attirant notre attention sur la persistance d’une expressivité affectée.
Notre étude ne concernera donc pas uniquement l’influence picturale de l’écriture beckettienne. Il s’agit plutôt de nous situer sur ce bord mobile entre la littérature et son dehors, au passage d’un va-et-vient, voire d’un devenir. Nous nous intéresserons donc à l’effet de la peinture sur la dimension plastique de l’écriture de Beckett, de l’image en crise au rapport du corps à l’espace, mais aussi aux lectures possibles des enjeux plastiques de la modernité à travers l’écriture beckettienne de l’affect.
Pour mieux saisir le “transbordement” entre l’art verbal et son dehors, il s’agit donc de maintenir la distinction entre la littérature et toutes les processus matériels et plastiques : de la peinture au tableau vivant, à l’installation ou à l’architecture. Comment, en dernier lieu, témoigner de ce devenir qui fait jouer ensemble des intensités discursives et non-discursives ? Deleuze et sa pensée du devenir, de la métamorphose, du pli et de l’interférence, est un autre philosophe de la “plasticité” qui nous accompagnera dans notre double recherche : des virtualités plastiques de l’œuvre de Beckett, aux virtualités beckettiennes des arts plastiques de la modernité, entre pratique et théorie.
Faire signe, faire face, faire surface : autant de manières pour l’affect de rejoindre la plasticité dans un devenir commun, qui fait fuir avec lui toute idée préconçue de littérature. La littérature de l’épuisement beckettien devra être étudié à partir de ces points de jonction, qui en font paradoxalement une littérature toujours à construire : d’une œuvre à l’autre, et d’une déprise à l’autre, comment faire jouer affect et plasticité pour éviter que “l’amoindrissement” ou le “ratage” se constituent en logiques finalement stabilisées, sans l’affect imprévisible qu’elles font surgir jusqu’au bout ? Le problème n’est donc plus d’atteindre l’“absolu littéraire” d’un genre universel et unitaire réunissant tous les genres 41et tous les “mondes de l’art”, tel qu’il a été théorisé par le premier romantisme80. Comme codifications préétablies, les genres romanesque, théâtral ou poétique n’ont de sens chez Beckett que par le déplacement, l’ouverture et la mise en rapport avec d’autres genres que leur fait subir l’écriture – et non par leur seul mélange ni par leur distinction pure. L’approche comparative consiste donc à préciser, en l’accompagnant, ce mouvement de circulation de forces entre des corps et des œuvres dans une décomposition sans fin. Cette impossible mort de la littérature répondant d’ailleurs, comme un écho inversé, à « l’impossibilité native » de sa définition romantique81.
Sur fond de cet épuisement de la subjectivité classique, la création ne relève plus d’une maîtrise subjective, mais s’implique dans une mémoire aux limites instables, à la responsabilité incertaine, constituées de résonances complexes. L’épuisement minimaliste des possibilités imaginaires paraît empêcher a priori une comparaison classique, par ressemblances et dissemblances, puisque l’image beckettienne ne cesse de fuir en perdant ses contours. De même, la nature complexe voir contradictoire de l’esthétique beckettienne semble empêcher toute vue d’ensemble permettant la comparaison : entre incarnation et abstraction, expressivité et aphasie, scatologie et épure spectrale, quel trait général comparer avec quel autre ? On fera ainsi l’hypothèse d’infra-ressemblances persistant comme le sujet beckettien sur le mode d’une survie précaire. En-deçà de toute analogie, devenue impossible, ces rapprochements nous permettront de repérer des enjeux communs, même divergents, à toute une modernité artistique ainsi constituée en ensemble hétérogène mais cohérent. Werner Spies a ainsi suggéré l’idée que l’œuvre de Beckett 42assurait la « synchronisation » de tout l’art de la période contemporaine, en particulier de l’art américain82. Mais soyons aussi attentif à ce qu’on pourrait appeler la puissance de désynchronisation que l’œuvre de Beckett laisse agir. De par son extrême variété, l’érudition beckettienne fonctionne comme un combustible dont l’énergie libérée laisse entrevoir au lecteur non seulement une unité synthétique, mais des rapports nouveaux entre les formes les plus variées de l’art. Dans l’épuisement en cours de tout rapport, et par la dualité même de l’esthétique beckettienne, l’expressionnisme communiquerait ainsi avec le minimalisme ou l’art conceptuel, les textes les plus anciens de la tradition livresque avec les gestes rénovateurs et scandaleux de Cézanne ou Duchamp. L’étude de la “plasticité” littéraire beckettienne devra ainsi tenir compte de double éloignement : du sujet à lui-même dans l’expérience de l’affect, de l’œuvre à elle-même dans une mémoire de l’art ouverte et hétérogène.
Entre l’apport critique et philosophique des « maîtres du soupçon83 » et l’apport esthétique et poétique de « l’ère » du même nom84, la modernité qui nous intéresse renvoie à cette recherche d’un lien dans la déliaison. Sans support stable et sans liens assurés entre les éléments de la représentation, comment retisser un rapport : par exemple entre un énoncé et un sujet d’énonciation (“Je est un autre”), entre deux sensations éloignées dans le temps dont l’écrivain « posera le rapport85 » pour mieux écrire la traversée dans l’épaisseur d’une mémoire (Proust), ou encore dans le rapprochement de deux images a priori sans rapport, d’un parapluie et d’une machine à coudre (avec Lautréamont, puis l’image surréaliste). Dans son amoindrissement même, le minimalisme 43beckettien continue d’interroger ce lien problématique, notamment entre son œuvre et d’autres œuvres. Malgré son épuisement et sa résistance à l’interprétation, l’écriture de Beckett laisse à notre disposition une puissance de relecture de l’art dont il nous faut explorer les possibles.
En nous concentrant sur les textes en prose et sur les pièces pour le théâtre et la télévision, nous nous arrêterons en particulier sur le rapport du texte à l’image. Le “transbordement” évoqué plus haut concerne bien sûr les pièces radiophoniques ; elles n’entreront cependant pas en jeu dans notre étude afin d’isoler le plus simplement possible les deux termes de ce transbordement : comment le texte joue avec l’image, comment le “mal dit” s’oppose, s’articule ou entre en devenir avec le “mal vu” ? Selon quels processus matérialistes, communs à la peinture, à l’architecture, à la chorégraphie ou à des formes génériquement plus instables ?
Une lecture par études de cas sera le seul moyen de mettre en jeu ces singularités pour donner progressivement un aperçu possible de la situation de l’œuvre de Beckett dans l’histoire moderne et contemporaine des représentations. Il nous faudra montrer alors que l’œuvre de Beckett entre moins dans un rapport de déterminations et d’influences que de résonances, à commencer par ce que nous venons d’évoquer sur cette topologie paradoxale imposée à la lecture par l’œuvre de Beckett. Si, par sa nature avant tout verbale, cette œuvre s’inscrit pleinement dans le domaine littéraire, elle ne cesse pourtant de nous situer sur un bord intermédiaire, une marge de résonance entre la littérature et son dehors. L’approche linguistique et stylistique devient insuffisante ou nécessite au moins la référence à d’autres pratiques de l’art.
En écho à la clinique psychanalytique, l’approche contemporaine et transdisciplinaire de l’histoire de l’art a montré l’importance de la « pensée par cas86 ». Si cette approche met en jeu la singularité d’un cas, c’est pour mieux comprendre une situation dynamique plus générale dans l’articulation progressive des cas entre eux. L’œuvre de Beckett, définie à la fois par l’épuisement et par sa variété formelle, empêche 44plus spécifiquement toute approche totalisante et systématique, sans empêcher cependant d’accéder à un point de vue général sur l’œuvre, d’une singularité à l’autre. Or l’on sait comment les lectures de Beckett peuvent être variées, voire opposées terme à terme. L’étude de cas nous permettra par exemple d’éviter la « controverse moderniste/postmoderniste » de la critique beckettienne évoquée par Lois Oppenheim87 : le modernisme s’arrêtant sur la tendance à l’épuisement formaliste ou abstrait pour affirmer l’« universalité ontologique » de l’absurdité de l’existence humaine ; le postmodernisme interrogeant réflexivement la « fin de l’histoire [de l’art] » et la « banqueroute » de tout système philosophique.
Faisons alors cette autre hypothèse : la puissance vitale, infime mais persistante, dangereuse puisqu’elle affecte les sujets qu’elle traverse, concerne aussi l’œuvre et la lecture transversale qu’elle rend possible. On notera d’ailleurs que même Deleuze, qui sera pourtant notre référence théorique principale, refuse cette « virtualité » à l’écriture du dernier Beckett dans « L’Épuisé ». À la « dépotentialisation » de l’espace « sans dessous ni profondeur » de Trio du fantôme (1977), Deleuze oppose les films de Straub et Duras, où « [l]a voix s’élève pour évoquer ce qui est enfoui dans la terre comme un potentiel encore actif » (in Q, 91). Il nous semble que l’œuvre de Beckett, à l’échelle des espaces qu’elle représente et à celle de la mémoire de l’art qu’elle met en résonance, recèle aussi un “potentiel actif”. C’est lui qu’il nous faut justement explorer à la limite des possibilités de l’œuvre, et à la limite des liens entre les différents territoires de l’art qu’elle interroge, même dans leur déliaison en cours.
Notre parcours entre autant de « singularités formelles88 » ira donc en s’élargissant : nous évoquerons d’abord le statut du détail chez Beckett, puis la représentation du corps affecté, avant d’ouvrir notre étude dans une seconde partie à l’espace et au geste qui déterminent l’œuvre ou sa ruine. De l’art moderne à l’art contemporain, il s’agira moins de suivre la progression téléologique d’une histoire des formes, que d’accompagner la variation d’un point de vue à partir d’une crise commune : celle de la représentation.
45Ce champ de résonances entre Beckett et différentes pratiques ou théories intéressant la modernité ne va pas sans une historicisation précise. Si notre périodisation laisse place aux anachronismes dont l’approche intertextuelle a montré la paradoxale fertilité, les références historiques devront y trouver leur place. L’affect et la plasticité sont des notions ancrées dans la réalité historique autant que biographique de l’artiste : l’angoisse concerne par exemple l’expérience existentielle de Beckett, autant que l’objectivation angoissante des sujets, effet de l’industrialisation du xixe siècle comme des catastrophes meurtrières contemporaines de la vie de Beckett. De même, ces événements et transformations de l’histoire touchent au plus profond la recherche littéraire et artistique, en particulier celle que nous avons défini par le problème du “rapport” perdu : entre mots et images, entre un sujet et un autre sujet, entre un sujet et l’expérience de sa propre survie. Si l’affect trouble le sujet, il est aussi le signe de sa résistance à l’objectivation qui le menace – autre enjeu, souterrainement politique, de l’écriture beckettienne. Résistant à Paris et réfugié dans le Vaucluse, volontaire pour la Croix-Rouge irlandaise dans les ruines de Saint-Lô, mais aussi visiteur attentif de l’hôpital psychiatrique de Bedlam à Londres, Beckett fut le témoin et l’acteur de l’histoire dans ses manifestations les plus concrètes. Comprendre comment l’expérience de Beckett et son écriture ont traversé l’histoire, dans la violence de son spectacle, sera donc aussi l’enjeu de cette étude. L’œuvre de Beckett s’inscrit donc dans un horizon qui implique nos problématiques les plus actuelles. Évoquer le trouble et l’éloignement qu’il a fait subir une fois à nos représentations est insuffisant ; encore faut-il le mettre en perspective et en échos dans une analyse qui se jouera donc nécessairement aux bords communs, dynamiques mais instables, qui séparent la forme littéraire et son dehors.
Synonyme d’impasse, de désespoir, de fin de partie aux parages de la mort, l’œuvre de Beckett donne pourtant à penser une ouverture paradoxale : non pas une issue, mais une brèche contre toute attente, un événement contre toute logique, le frémissement d’une trace de vie ou de relation par-delà l’épuisement des possibles. Dans l’assomption de l’impasse, comme du plan frontal en peinture, il ne s’agit pas de donner l’illusion d’une profondeur, d’un horizon, d’une perspective, mais de constituer avec les seuls paramètres du plan, une trace de mouvement, un espoir finissant mais insistant dans sa finitude même : l’espoir que l’impasse soit vivable.
4647première partie
« ce qui se consume, une chute89 » :
l’image précaire
1 Extrait d’une lettre de Beckett à Charles Juliet datée de 1968, après que celui-ci lui a envoyé quelques poèmes. Voir Charles Juliet, Rencontres avec Samuel Beckett, Saint-Clément-de-rivière, Fata Morgana, 1986, p. 32.
2 Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture [1953], Paris, Seuil, « Points », 1972, p. 11.
3 « Leur comportement [celui des SS] et notre situation ne sont que le grossissement, la caricature extrême – où personne veut, ni ne peut sans doute se reconnaître – de comportements, de situations qui sont dans le monde et qui sont même cet ancien “monde véritable” auquel nous rêvons. » (Robert Antelme, L’Espèce humaine, Paris, Gallimard, 1957, p. 229). Voir Christophe Bident, Reconnaissances : Antelme, Blanchot, Deleuze, Calmann-Lévy, « Petite Bibliothèque des idées », 2003, p. 59-87.
4 Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Situations, II, Paris, Gallimard, 1975, p. 60.
5 Stéphane Mallarmé, Divagations [1897], Œuvres complètes, t. II, Bertrand Marchal (dir.), Paris, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », 2003 : « Crise de vers » (p. 208).
6 Concernant les vidéos des années 1970-1980 : « […] c’était difficile pour lui d’écrire encore des mots, sans avoir le sentiment que c’est un mensonge […]. » (Jim Lewis, « Beckett et la caméra », Revue d’esthétique, no 1 hors-série [1986] : “Samuel Beckett”, Pierre Chabert (dir.), Paris, Éditions Jean-Michel Place, 1990, p. 371-379 [p. 376].
7 …que nuages… ne conserve que la fin du poème « La Tour » (1926) de William Butler Yeats : « …que nuages passant dans le ciel… lorsque l’horizon pâlit… ou le cri d’un oiseau qui sommeille… parmi les ombres appesanties… » (cité par Beckett, Q, 48).
8 Antonin Artaud, Œuvres, Paris, Gallimard, « Quarto », 2004, p. 1439-1463 : Van Gogh le suicidé de la société [1947] (p. 1444).
9 Claire Stoullig, « Bram van Velde, un certain état de la fortune critique », catalogue Bram van Velde, exposition du 19 octobre 1989 au 1er janvier 1990, Paris, Centre Georges Pompidou, 1989, p. 13-18, cité par Rémi Labrusse, « Beckett et la peinture », Critique, no 519-520, août-septembre, 1990, p. 670-680 (p. 677).
10 « J’ai fait tout ce qu’il est en mon pouvoir de faire pour Bram, c’est fini. Le mal que je lui ai fait est fini également. » (lettre de Beckett à Georges Duthuit, Ussy [été 1949], cité par Rémi Labrusse, « Beckett et la peinture », art. cité, p. 677).
11 Beckett cité par Juliet, Rencontres avec Samuel Beckett, op. cit., p. 19.
12 « […] etwas lähmend Heiliges in der Unnatur des Wortes […]. » (lettre à Axel Kaun du 9 juillet 1937, Dsj, 53).
13 Voir par exemple Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 291, et Dialogues, Paris, Flammarion, 1996, p. 8-9.
14 Beckett cité par Juliet, Rencontres avec Samuel Beckett, op. cit., p. 29.
15 Voir James Knowlson, Beckett, Oristelle Bonis trad., Arles, Actes Sud, 1999, p. 452-455.
16 Beckett cité par Juliet, Rencontres avec Samuel Beckett, op. cit., p. 17.
17 Beckett cité par Juliet, Rencontres avec Samuel Beckett, op. cit., p. 29.
18 Ibid., p. 51.
19 Ibid., p. 29.
20 MP, 9. Signalée par Theodor W. Adorno, Notes sur Beckett, Christophe David trad., Caen, Nous, 2008.
21 Voir Différence et répétition, Paris, PUF, 1969, p. 86, et les lectures de François Zourabichvili, Le Vocabulaire de Deleuze, Paris, Ellipses, 2003, p. 34, et Anne Sauvagnargues, Deleuze : l’empirisme transcendantal, Paris, PUF, « Philosophie d’aujourd’hui », 2009, p. 22-30.
22 Voir la synthèse d’Anne Sauvagnargues : « Kant lançait cette philosophie critique, en posant la question des conditions de possibilités de l’expérience. Pourtant, le conditionnement qu’il invoque reste celui d’une expérience déjà configurée, sous la forme d’un sujet conscient corrélé à un objet supposé connu ou connaissable, de sorte qu’il s’agit d’un simple décalque du transcendantal à partir de l’expérience déjà configurée, ou empirique, de la conscience. Or, et c’est ici que l’immanence [selon Deleuze] supplante l’autonomie, il s’agit de définir la rencontre de la pensée avec l’expérience comme les transformant en même temps, selon une relation transcendantale qui les produit toutes deux. » (Anne Sauvagnargues, préface à François Zourabichvili, La Littéralité et autres essais sur l’art, Paris, PUF, « Lignes d’art », 2011, p. 20 ; nous soulignons).
23 Gilles Deleuze, Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 40-49 : « Sur quatre formules poétiques qui pourraient résumer la philosophie kantienne » (p. 43).
24 Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 117.
25 Voir Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie [1962], Paris, PUF, « Quadrige », 2012, p. 45.
26 Ibid., p. 7.
27 Labrusse, « Beckett et la peinture », art. cité, p. 671-672.
28 Voir par exemples Daniel Dezeuze sur Michel Parmentier dans Textes, entretiens, poèmes, 1967-2008, Beaux-arts de Paris, 2008, et A. Pacquement et al., Michel Parmentier, Paris, C.N.A.P., 1988.
29 Labrusse, « Beckett et la peinture », art. cité, p. 676.
30 Ibid., p. 680.
31 Ibid., p. 678.
32 Ibid., p. 679-680.
33 Ibid., p. 680.
34 Lois Oppenheim, The Painted Word : Samuel Beckett’s Dialogue with Art, The University of Michigan Press, 2000, p. 58 (nous traduisons).
35 Voir « Worded Image / Imaged word », ibid., p. 157-190.
36 Ibid., p. 123-156.
37 Ibid., p. 124.
38 Ibid., p. 133.
39 Pascale Casanova, Beckett l’abstracteur : anatomie d’une révolution littéraire, Paris, Seuil, « Fiction & Cie », 1997.
40 Lassaad Jamoussi, Le Pictural dans l’œuvre de Beckett : approche poïétique de la choseté, Pessac, Sud Éditions / Presses universitaires de Bordeaux, 2007.
41 Ibid., p. 31.
42 Ibid., préface de René Passeron, p. 10.
43 Ibid., p. 109.
44 Ibid., p. 194-200.
45 Ibid., p. 28.
46 Ibid., p. 12.
47 Comme le rappelle Emmanuel Jacquard, voir son article : « Becket : bibliographie », Revue d’esthétique, no 1 hors-série [1986] : “Samuel Beckett”, op. cit. (p. 424-425).
48 Évelyne Grossman, L’Esthétique de Beckett, Paris, Sedes, 1998, p. 8 (nous soulignons).
49 Concernant la peinture des van Velde (TD, 30).
50 « Peuples en larmes, peuples en armes », séminaire tenu à l’INHA en 2012-2013.
51 Ou, dans la traduction de Richard Bodéüs : « Faire, c’est par exemple amputer, cautériser. Et subir, c’est, par exemple, être amputé, être cautérisé. » (Aristote, Catégories, IV-2a, Les Belles Lettres, 2001).
52 Voir Baruch de Spinoza, « De la servitude humaine ou des forces des sentiments », L’Éthique (1677), Paris, Gallimard, 1954, p. 263-348.
53 Jean-Paul Sartre, L’Esquisse d’une théorie des émotions [1938], Paris, Hermann, 2010, p. 43 (nous soulignons).
54 L’évanouissement devant une bête féroce « est une conduite d’évasion. L’évanouissement ici est un refuge. Mais qu’on ne croie pas que ce soit un refuge pour moi, que je cherche à me sauver, à ne plus voir la bête féroce. Je ne suis pas sorti du plan irréfléchi : mais faute de pouvoir éviter le danger par les voies normales et les enchaînements déterministes, je l’ai nié. » (ibid., p. 45).
55 Maurice Merleau-Ponty, Signes [1960], Paris, Gallimard, 2003, p. 271.
56 Voir le Dictionnaire historique de la langue française [1992], Alain Rey (dir.), Paris, Dictionnaires Le Robert, 1993.
57 Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 70 (nous soulignons).
58 Ibid.
59 « La douleur est l’être véritable, c’est-à-dire la sensation de soi. La douleur, la contradiction sont l’être véritable » (Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes [1869-1872], Michel Haar et Jean-Luc Nancy trad., Œuvres philosophiques complètes, Paris, Gallimard, 1977, p. 309-313).
60 Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 48.
61 Gilles Deleuze, Spinoza, philosophie pratique, Paris, Minuit, 2004, p. 134.
62 Voir Giorgio Agamben, La Puissance de la pensée, Joël Gayraud et Martin Rueff trad., Paris, Payot, 2011, p. 313.
63 Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 163.
64 Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, A. Philonenko trad., Paris, Vrin, 1968, paragr. 29.
65 Sigmund Freud, Leçons d’introduction à la psychanalyse [1916-1917], Œuvres complètes vol. XIV, Paris, PUF, 2000 : « L’angoisse », p. 407-426 (p. 410).
66 Sigmund Freud, Inhibition, symptôme, angoisse [1926], Paris, PUF, « Quadrige », 1993, p. 9.
67 Sigmund Freud, Métapsychologie [1915], Paris, Gallimard, « Folio ; Essais », 1986 : « Pulsions et destin des pulsions », p. 11-43 (p. 17).
68 Solange Carton, « Silence des émotions, silence des affects dans les dépressions », in Solange Carton, Catherine Chabert, Maurice Corcos (dir.), Le Silence des émotions : clinique psychanalytique des états vides d’affect, Malakoff, Dunod, 2011, p. 9-76 (p. 26).
69 Freud, « L’angoisse » in Leçons d’introduction à la psychanalyse, op. cit., p. 411.
70 Voir le commentaire de Monique Schneider, « L’émotion selon Freud : l’irruption du “corps étranger” », Alter, no 7 : “Émotion et affectivité”, 1999 (p. 213-214).
71 Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, P.U.F., 1967.
72 Soler, Qu’est-ce qui nous affecte ?, Paris, éditions du Champ lacanien, 2011, p. 13.
73 Jacques Lacan, « Création de la Section Clinique », 1976, cité par Colette Soler, ibid., p. 11.
74 Ibid.
75 Ibid.
76 Ibid., p. 10.
77 Voir Michel Foucault, « La pensée du dehors », Critique no 229, Paris, Minuit, 1966 : p. 523-546.
78 Voir Georges Bataille, L’Expérience intérieure [1943], Paris, Gallimard, « Tel », 1978.
79 Voir Henri Michaux, Plume, précédé de Lointain intérieur [1938], Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », 2001. Cf. Llewellyn Brown, L’Esthétique du pli dans l’œuvre de Henri Michaux [2007], Paris, Lettres Modernes Minard, « Bibliothèque des Lettres Modernes », 2015, p. 93-103.
80 « Le Genre littéraire est la Littérature elle-même, L’Absolu littéraire – la “vraie littérature”, dira Schlegel quelques années plus tard, c’est-à-dire telle que ce ne soit pas “un genre ou l’autre qui se contente, au gré de la chance, d’accéder à une certaine formation, mais bien plutôt que la littérature elle-même soit un grand Tout, d’une connexion et d’une organisation complètes, embrassant dans son unité bien des mondes de l’art, – une œuvre d’art unitaire”. » (Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, L’Absolu littéraire, Paris, Seuil, « Poétique », 1978, p. 277, citant Friedrich Schlegel, « De l’esprit combinatoire », introduction à la deuxième partie de L’Esprit de Lessing [1804]).
81 Sur l’impossibilité de répondre à la double question « qu’est-ce que la littérature » et « qu’est-ce que le romantisme », « cette impossibilité native du romantisme […] explique que sa question soit en réalité proprement vide et qu’elle ne porte, sous le nom de “romantisme” ou de “littérature” […] que sur une chose indistincte et indéterminable, reculant indéfiniment à mesure qu’on l’approche, susceptible de (presque) tous les noms et n’en tolérant aucun : une chose innommable, sans contours, sans figure. » (ibid., p. 266).
82 « Ce qui présente un intérêt pour l’art, pour les nouveaux médias, c’est de constater que notre approche de Nauman, de Hill, de Rebecca Horn, de Serra et d’autres, possède en Beckett une grandiose caution intellectuelle et pratique. Où que notre regard se porte, il ne cesse de rencontrer des expérimentations et des constellations dont Beckett assure – sans que, bien souvent, elles en aient conscience – la synchronisation poétique et intellectuelle. » (Werner Spies, L’Œil, le Mot, Paris, Christian Bourgois, 2007, p. 25).
83 Concernant Nietzche, Marx et Freud, voir Paul Ricœur, De l’interprétation : essai sur Sigmund Freud, Paris, Seuil, 1965.
84 Voir Nathalie Sarraute, L’Ère du soupçon, Paris, Gallimard, 1956.
85 « On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets différents, la vérité ne commencera qu’au moment où l’écrivain prendra deux objets, posera leur rapport, analogue dans le monde de l’art à celui qu’est le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera dans les anneaux nécessaires d’un beau style […]. » (Marcel Proust, Le Temps retrouvé, À la recherche du temps perdu, t. IV, Jean-Yves Tadié (dir.), Paris, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », 1989, p. 468).
86 « Qu’est-ce que l’histoire de l’art, sinon d’abord une suite d’étude de cas ? » (Roland Recht, À quoi sert l’histoire de l’art ? Entretiens avec Claire Barbillon, Paris, Textuel, 2006, p. 14). Voir aussi Jean-Claude Passeron et Jacques Revel : « la pensée par cas se retrouve toujours peu ou prou dans toutes les démarches d’une science historique » (J.-C. Passeron et J. Revel (dir.), Penser par cas, Paris, EHESS, 2005, p. 28). Cité et repris par Thierry Davila, De l’inframince : brève histoire de l’imperceptible de Marcel Duchamp à nos jours, Paris, Éditions du Regard, 2010, p. 23-28.
87 Voir Oppenheim, The Painted Word, op. cit., p. 65.
88 « Ce qui, en réalité, caractérise la leçon warburgienne n’est autre que la valeur heuristique et théorique conférée à l’étude des singularités. » (Georges Didi-Huberman, « Pour une anthropologie des singularités formelles : remarques sur l’invention warburgienne », Genèses, no 24, septembre 1996, p. 145-163 [p. 162]).
89 Gilles Deleuze (in Q, 97).
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- ISBN: 978-2-406-06940-9
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- ISSN: 2430-8099
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06940-9.p.0009
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 12-26-2018
- Language: French