Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Autour du yiddish de Paris à Buenos Aires
- Pages : 9 à 12
- Collection : Littérature, histoire, politique, n° 45
Préface
C’est une belle idée qu’eut Alan Astro que d’ancrer son livre sous le signe prestigieux d’Apollinaire. C’est que, dans son poème « Zone » tiré du recueil Alcools, Apollinaire associe l’immigration juive de l’Est (sa mère, on le sait, est originaire de Lituanie) à Paris et à l’Argentine. Il n’en fallait pas davantage pour qu’Alan Astro se lance dans ce travail immense, qui consista pour lui à explorer de façon exhaustive la création juive en langue yiddish qui eut pour cadre l’une et l’autre de ces destinations migratoires que mentionne le grand Guillaume Apollinaire de Kostrowitzky. Même si cela relève bien plutôt d’une reconstitution imaginaire opérée après coup, l’idée n’en est pas moins charmante. Certes, il eût pu aussi à ces destinations adjoindre celle, essentielle, de New York. Mais cela eût mérité un ouvrage à part, et d’ailleurs il existait déjà, et combien abondant. À lire les pages qu’Astro consacre aux yiddishophones parisiens de l’entre-deux-guerres, on voit bien qu’ils sont confrontés aux mêmes problématiques qu’on trouve thématisées dans le fameux Bintl brif [Courrier des lecteurs] du Forverts new-yorkais. Mentionnons pêle-mêle : la question de savoir comment s’intégrer sans s’assimiler ; comment rejeter la tradition religieuse en maintenant la yidishkayt ; la nécessité (ou non) de maintenir le mariage endogamique – a yidishe khasene ; ce qu’il en est de la transmission à ses enfants élevés en France ou dans les Amériques de la langue yiddish, avec sa littérature, son théâtre, ses mélodies, son cinéma même – alors que les jeunes gens s’en détournent, aspirent à parler qui le russe, le polonais, l’allemand, le français, l’anglais, l’espagnol ; enfin, la prégnance d’une véritable lutte des classes intra-juive, quand le patron et l’ouvrier mécanicien sur sa machine de tricoteur, de tailleur, de casquettier, de giletier, de maroquinier… viennent du même Yiddishland.
Les chercheurs en yiddish, peu nombreux, sont des archéologues aux prises avec un tesson de poterie. Leur examen attentif d’experts exige, on le conçoit, des années de patience. D’aucuns s’en étonnent. Ce tesson est-il 10si important pour l’humanité ? Pourquoi passer tant d’années, déployer tant d’efforts quand on débuta, comme Alan Astro, dans la carrière en se penchant sur le grand Samuel Beckett, sujet de son Ph.D. ? C’est que, dirait-il, après le bon La Fontaine : « Un trésor est caché dedans. » Simplement, une Catastrophe le recouvrit. Ce n’est pas un hasard si les deux premiers écrivains immigrés à Paris qui suscitent son attention, aussi dissemblables par ailleurs bien que contemporains, connurent le même sort à Auschwitz, Wolf Wieviorka et Oser Warszawski. Dès lors, sans doute, on comprend mieux la démarche de ce chercheur : son entreprise au long cours est une manière de pèlerinage, de visite de piété à un vaste cimetière – sans tombes et le geste pieux, précisément, de ce philologue incongru est de donner un tombeau – au sens où Mallarmé donna un « tombeau », qui est, comme on sait, un genre littéraire, pour son fils Anatole – à ces auteurs inconnus, méconnus, ou dédaignés. Il y a là un archipel englouti – la littérature yiddish de France et d’Amérique latine – que seul, ou peu s’en faut, Alan Astro eut le goût d’explorer, à la façon dont les géologues pratiquent des sondages profondément dans les terres pour y détecter de possibles minerais précieux, sondages qu’on appelle joliment des « carottes ».
Alan Astro est ce géologue, amoureux des profondeurs telluriques, là où tout un chacun veut croire qu’il n’y a rien à voir, que c’est désormais chose caduque, laissons les morts enterrer les morts, etc. Eh bien non, c’est la tâche des vivants d’enterrer les morts, et de les honorer, et de les re-nommer. C’est notre devoir d’humains, ce qui précisément définit notre humanité. Mais autre chose encore est d’y vouer sa vie, de vouer sa vie à cette tâche-là. Alan Astro se tient résolument du côté de cette mitsva que se sont impartie, avec lui, quelques-uns en Europe, en Israël ou aux Amériques. Et tant pis si leur solitude relative reste incompréhensible au reste de leurs semblables, professeurs ou chercheurs mainstream. Leurs frères humains sont morts, souvent dans l’obscurité d’un destin de méconnaissance. Quand votre lectorat avec lequel vous partagiez une langue commune n’est plus qu’une peau de chagrin, votre statut en tant qu’écrivain est des plus précaires, voire désespérants.
« Louons maintenant les grands hommes » (Let Us Now Praise Famous Men), disait l’écrivain américain James Agee, reprenant la formule d’un livre biblique non canonique. Loués soient les obscurs qui n’ont 11pourtant pas démérité. Eux aussi témoignent pour nous. Ils vécurent et œuvrèrent pour que, à les lire, à la lumière vacillante de leurs mots, nous déchiffrions nos propres vies. La chair de leurs mots étaient faits de pauvres et antiques lettres hébraïques qui articulaient une langue que Rachel Ertel, naguère, appela « la langue de personne », titre inspiré par le poème de Paul Celan, « La Rose de personne », cette langue devenue la langue de personne, que l’Histoire avec sa grand hache (Perec) fit qu’elle devint telle.
Le Juif y était déchiré entre l’Est et l’Ouest. (C’est précisément le titre d’un recueil de nouvelles de Wolf Wieviorka.) Entre la Tradition et les Lumières. Cette problématique, on la retrouve jusque chez Élie Wiesel quand il consentit à franchir le pas entre la version yiddish de La Nuit et la version française de 1958. Même ambivalence, à nouveau, chez Apollinaire, cette fois dans le poème « La Synagogue » où se font jour les thèmes du dedans et du dehors – le monde juif et le monde chrétien, avec ce clivage symbolique marqué par le Rhin. Clivage qu’on retrouve dans la vision qu’ont les Juifs français, fonctionnaires de la fondation du baron de Hirsch, des Juifs de l’Est installés dans les colonies agricoles en Argentine : « Ils regardent les Juifs russes comme des nègres d’Afrique » !
L’aire littéraire qu’explore ici Alan Astro, c’est celle des derniers feux de la production yiddish séculaire. Il y eut d’abord l’efflorescence de la littérature yiddish classique, liée à la modernité post-Haskalah (avec le trio canonique Mendele Moykher-Sforim, Sholem-Aleichem et Y. L. Peretz) et qui s’étendit jusqu’à I. B. Singer. Il y eut l’apparition d’une littérature juive en langues non juives en Europe, en Russie/URSS et dans les Amériques, notion d’ailleurs si problématique qu’elle continue à susciter maintes controverses quant à la classification identitaire et nationale. Il y a enfin une immense littérature israélienne au statut à part. Qu’on le regrette ou qu’on feigne d’avancer qu’elle existe encore, les textes qu’exhume notre chercheur relèvent assurément d’une histoire close. Leurs auteurs font figure de « derniers des Mohicans » et la transmission – la goldene keyt, eût dit le poète yiddish Avrom Sutzkever – est loin d’être assurée. Cette littérature sera à son tour un continent englouti et sa langue, le yiddish, une langue perdue, devenue inexorablement la « langue de personne ».
12Sans doute, quelques (rares) universitaires échappent-ils à la trop commune indifférence, ou ignorance, ou plus sûrement encore au dédain. Alan Astro est de ceux-là, et non des moindres. Sa parfaite érudition et sa lucidité marient pessimisme et volonté indéfectible d’exhumation. On ne pourra plus dire, après son livre, que ce continent littéraire est tout à fait perdu. Astro l’a mis au jour, avec le talent et la précision critique de l’orfèvre qu’il est.
Henri Raczymow
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-11271-6
- EAN : 9782406112716
- ISSN : 2261-5903
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11271-6.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 19/05/2021
- Langue : Français