Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Autour de Montaigne
- Auteur : Compagnon (Antoine)
- Pages : 7 à 25
- Réimpression de l’édition de : 1999
- Collection : Études montaignistes, n° 35
Chapitre d’ouvrage : 1/12 Suivant
2 PRÉFACE
La réception des Essais a connu un tournant au début de ce siècle. Pour le mesurer, il n'est que de comparer comment le troisième centenaire de la mort de Montaigne et le quatrième centenaire de sa naissance ont été célébrés en 1892 et en 1933. En 1892, Montaigne ne réunit pas encore un consensus, il est souvent associé à Ernest Renan, qui meurt en octobre, pour leur commun « scepticisme aristocratique », comme Camille Jullian le qualifie1, pour la « grâce perverse » de leur « dilettantisme », comme Paul Stapfer la nomme en 18952. On ne sait pas encore bien quel rôle donner à l'auteur des Essais dans le canon des « Grands écrivains français ». « En cette fin de siècle, juge Stapfer, deux questions très graves sont à l'état de crise : la question sociale et la question religieuse. » Or Montaigne « ne nous offre point de solution pour la première », et il nous ressert « la bonne vieille solution catholique » pour la seconde : bref, « Montaigne ne nous suffit donc plus »3. Seul le chapitre « De l'institution des enfants » échappe en général aux critiques, parce qu'il préfigure l'Émile et l'école gratuite et obligatoire.
D'une part assimilé à Renan, Montaigne est d'autre part opposé à La Boétie, ce qui lui porte également préjudice. Paul Bonnefon, par exemple, auteur de l'excellent et érudit Montaigne, l'homme et l'oeuvre de 18924, est venu à
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Montaigne après d'importants travaux consacrés à son ami, auquel il compare sans cesse l'auteur des Essais. La Boétie est le patron par rapport auquel Montaigne fait mauvaise figure comme humaniste, philologue, magistrat et, pour finir, comme homme tout simplement. La Boétie est surtout célèbre pour le Discours de la servitude volontaire, où il décrit toute monarchie comme une tyrannie en puissance et suggère ses sentiments républicains. Même si le statut de ce texte reste incertain, Montaigne se distingue par contraste comme un monarchiste et un conservateur, et cette réputation est néfaste à sa consécration.
En 1933 cependant, peut-être parce que depuis le début du siècle et la séparation de l'Église et de l'État, la « question religieuse » n'a plus la même urgence, Montaigne est solidement installé dans le Panthéon républicain. À Bordeaux, le conservateur de la Bibliothèque municipale, Henri Theulié, inaugure une exposition en notant que, après avoir été mieux reçu dans les « pays de libre examen », Montaigne est enfin de retour dans sa propre ville parce que la France a changé et qu'il s'y trouve enfin chez lui1.
Le deux textes majeurs de Gustave Lanson sur Montaigne marquent nettement les termes de cette évolution : le chapitre sur cet écrivain dans son Histoire de la littérature française, en 1894, et sa monographie, Les « Essais » de Montaigne, étude et analyse, en 1929. Le chapitre de 1894 est encore plein de piques, dont certaines sont curieuses, comme celle-ci, qui dénigre même les intuitions pédagogiques de Montaigne :
Dans la pratique, les idées de Montaigne aboutiront à l'éducation des Jésuites, au développement des qualités
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sociables et des talents mondains; ce qu'elles contiennent en substance, n'est tout justement que l'honnête homme du XVIle siècle1.
Lanson règle ses comptes avec les Jésuites sur le dos de Montaigne, et sa conclusion générale reste sévère : « Son livre, comme sa vie, respire un dogmatisme serein, le dogmatisme de l'égoïsme naturel et du sens commun2. » En 1929, en revanche, Lanson se débrouille même pour exonérer Montaigne du pire grief lancé partout contre lui à la fin du siècle : sa lâcheté, illustrée par son absence à Bordeaux, infesté par la peste, pour l'élection de son successeur à la mairie en 1585. Pour l'excuser, Lanson rappelle qu'il resta auprès de La Boétie pendant toute l'agonie de son ami alors que la peste était également soupçonnée3. Montaigne est désormais le patron.
Émile Faguet, l'un des critiques les plus abondants, éminents et influents du tournant du siècle, illustre bien l'ambiguïté de la réception de Montaigne dans ces années-là. Il est l'auteur d'une monographie ainsi que de plusieurs articles et préfaces sur l'auteur des Essais. Son long chapitre sur Montaigne fait partie de son Seizième siècle. Études littéraires4, et l'argument qu'il y développe se trouve résumé dans son Histoire de la littérature française5, ainsi que dans ses préfaces à deux ouvrages posthumes, inachevés et fragmentaires, tous les deux à vrai dire assez singuliers : Montaigne, études et fragments, par Guillaume Guizot, fils de François Guizot et professeur au Collège de France6, et Du
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sentiment artistique dans la morale de Montaigne, par Édouard Ruel, professeur à l'École nationale des beaux-arts1 . Il y a souvent des livres insolites sur Montaigne Lanson dira méchamment du second : « C'est un paradoxe que de vouloir réduire Montaigne à n'être qu'un pur artiste, et à vouloir dériver toute sa philosophie, toute sa morale du jeu du sentiment artistique : M. Ruel s'est épuisé dans ce paradoxe sans parvenir à achever son livre2. » - , mais ces deux-ci confirment que la réception de Montaigne était encore instable autour de 1900.
Faguet (1847-1916), reçu à l'École normale supérieure en 1867, suivit une carrière de professeur de lycée en province et à Paris avant de devenir suppléant dans la chaire de poésie française à la Sorbonne en 1890, puis titulaire en 1897. Il resta pendant toute sa carrière l'adversaire de l'histoire littéraire promue par son alter ego, le professeur d'éloquence française, qui n'était autre que Lanson après 1904. Marqué par les méthodes de Sainte-Beuve, Taine et Auguste Comte, fidèle de Ferdinand Brunetière, il fut l'auteur prolifique de monographies intellectuelles et de critiques d'idées, toute une immense production qui ne témoigne pas d'un grand souci d'érudition mais d'une prodigieuse culture : Faguet a écrit sur tout, y compris sur Montaigne.
La thèse centrale de sa monographie, publiée peu après le troisième centenaire de la mort de Montaigne, consiste à réfuter le fameux scepticisme de l'auteur des Essais. Ce contresens, selon Faguet, a été propagé par Pascal et Victor Cousin :
On a dit souvent : [...] « Montaigne est un pur sceptique qui s'amuse et qui amuse. » - Je ne songe point à donner Montaigne comme un dogmatique
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intempérant ; mais je ne crois pas qu'on puisse tenir Montaigne pour un pur sceptique.
Ce scepticisme de Montaigne est une invention de Pascal, renouvelée par les philosophes français de 1840. On est toujours le sceptique de quelqu'un, et rien n'était plus facile que d'être sceptique pour Pascal, et aussi pour Victor Cousin1.
Avec Pascal, on voit ce que Faguet a dans l'esprit, tandis qu'avec Victor Cousin il s'agit du « dogme de la raison impersonnelle ou universelle » qui fut brandi contre Montaigne : « Pour l'école de 1840, tout penseur qui ne croit pas à la raison universelle est un sceptique2. » Or le refus qu'a Montaigne de la raison universelle ne doit pas, selon Faguet, être confondu avec le scepticisme. Malgré cela :
C'est ainsi que, par deux autorités très différentes l'une de l'autre et par deux dogmatismes opposés, Montaigne a été successivement livré au mépris du monde comme sceptique absolu3.
Le scepticisme ou, pire encore, le « scepticisme absolu » paraît une injure à Faguet, et Montaigne devait ainsi revenir de loin pour être sauvé et innocenté :
Ce qui le fait apparaître sceptique aux yeux de l'observateur superficiel, c'est qu'à la vérité il a horreur du dogmatisme impérieux et de l'intrépidité d'affirmation.[...] Aussi voudrait-il que toute créance ne fût qu'une opinion, et toute opinion une simple tendance de l' esprit. C' est proprement u n probabiliste4.
Faguet substitue à l'appellation péjorative de sceptique celle, plus neutre à ses yeux, de probabiliste, de même que plus loin
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le pyrrhonisme cède le pas devant l'agnosticisme : « Mais ce scepticisme n'est pas autre chose que l'agnosticisme, comme nous disons de nos jours, et loin d'être le pyrrhonisme, en est le contraire1. » Par ce tour de passe-passe Montaigne est blanchi : « Tel est le scepticisme de Montaigne. Agnosticisme, positivisme, probabilisme, le mot que l'on voudra, et peu importe; ce n'est pas du scepticisme2. » Ce qui importe avant tout est de donner un autre nom, d'appliquer une autre étiquette, afin de disculper Montaigne de l'infâme soupçon de scepticisme.
Il est remarquable que, dans son Histoire de la littérature française, Lanson vient au secours de Montaigne dans les mêmes termes exactement, et oppose, comme Faguet, le positivisme au scepticisme - « Il est donc certain que Montaigne est un positiviste plutôt qu'un sceptique3 », écrivait- il - , selon une tactique qu'il devait réitérer en 1929 : « Subjectivisme, positivisme, relativisme, sont des termes qui définiraient pour nous la position de Montaigne, plus exactement que le mot très lâche de scepticisme4. » Ou plus loin : « Positivisme, naturalisme, ce que l'on voudra, mais non pas scepticisme5. » Curieusement, cette phrase semble même démarquer celle de Faguet, comme si l'affreux scepticisme faisait toujours aussi peur trente ans après et qu'il n'y avait pas trente-six manières d'en absoudre Montaigne.
Faguet résumait cette hantise dans une formule mémorable :
Qu'on se figure un lettré latin du second siècle après Jésus-Christ ; très platonicien, peu aristotélique, épicurien de tempérament, stoïcien d'imagination,
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estimant fort les sceptiques pour leur sage réserve, sans donner dans leurs outrances paradoxales et leurs subtilités ; complaisant au christianisme et y trouvant, avec plaisir, un stoïcisme épuré et adouci par l'humilité1.
On peut sans doute s'étonner qu'il ait semblé alors si essentiel et impérieux de sauver Montaigne de l'accusation de scepticisme, perçue comme une injure et une diffamation suprêmes. Dans ce grief, plus déterminant que la référence à Victor Cousin, et pourtant passé sous silence ou laissé dans l'ombre par Faguet, paraît le souvenir du procès intenté à Montaigne par Michelet dans son Histoire de France. Edme Champion, dans un autre livre sur Montaigne datant du tournant du siècle2, dresse la liste des plus graves « méprises dans lesquelles sont tombés de grands esprits » du XIXe siècle à propos de Montaigne, « celle de Sainte-Beuve qui l'a cru venimeux et perfide, celle de Renan qui l'a pris pour un pyrrhonien véritable, et surtout celle du plus grand de nos historiens »3. La juxtaposition est éloquente : Sainte-Beuve, Renan, Michelet, qu'il n'est pas utile de nommer. D'une part elle confirme le rôle de Renan dans cette configuration : Champion rappelle que, dans L'Avenir de la science, Renan « se donne pour adversaire de Montaigne et de Pascal, 'deux scepticismes très voisins l'un de l'autre' », avant d'ajouter, car c'est le dernier Renan qui est en général comparé à Montaigne pour son dilettantisme, et non l'auteur de L'Avenir de la science : « Si quelque jour les dialogues des morts reviennent à la mode, il y en aura un joli à faire entre Montaigne et Renan4. » D'autre part ce rapprochement rappelle que le grand critique et le grand historien, qui ont tant fait pour la
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réhabilitation de la Renaissance à l'époque romantique, émettaient toutefois de sérieuses réserves, encore vivantes dans les esprits en 1900, sur le compte de Montaigne. Sous le titre « Une erreur de Michelet », Champion consacre un chapitre entier à la défense de Montaigne contre le « contresens impardonnable et désastreux1 » de Michelet, lequel avait choisi Rabelais comme héros de la Renaissance, selon une alternative inévitable - on ne peut pas aimer à la fois Rabelais et Montaigne - qui reste sans doute toujours d' actualité :
Michelet conclut que les Essais sont l'évangile de l'indifférence, que toute loi morale y est méconnue, tout effort pour s'amender jugé inutile. Il accorde à « ce livre si froid » une profonde admiration littéraire, mais il lui trouve « un certain goût nauséabond, comme d'une chambre de malade ». Il s'écrie : « L'air me manque. Hélas ! où est mon ami, le bon Pantagruel ? » Il est tenté d'appeler frère Jean des Entommeures pour « secouer ce gentilhomme dont le scepticisme nous anéantit »2.
Le propos est vraisemblable même si la dernière citation est apocryphe, ce qui la rend à vrai dire encore plus intéressante du point de vue de la réception, puisqu'elle réinterprète un jugement du milieu du siècle dans les termes de la fin du siècle. En effet, Michelet avait écrit plus simplement mais moins clairement : « J'appellerais volontiers le frère Jean des Entommeures pour secouer ce gentilhomme du poing de Gargantua3« , de manière imagée mais sans ce « scepticisme [qui] nous anéantit », lequel est une invention de Champion
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pour traduire cet amoralisme, ou cette « méconnaissance de toute loi morale », que Michelet reproche à Montaigne.
Michelet fut sans doute le censeur le plus sévère de Montaigne, ou en tout cas celui dont le jugement eut le plus de portée. Subsidiairement, l'historien révérait La Boétie et son livre héroïque, préférence qui confirme la cohérence de la réception des Essais : il y a donc plus que Renan, aussi Sainte- Beuve et Michelet, tout un contexte qui faisait du scepticisme vaguement entendu le défaut impardonnable de Montaigne.
Faguet soutient une deuxième idée forte et complémentaire qui porte sur le christianisme de Montaigne, et en particulier sur sa désapprobation de la Réforme, que le critique appelle un « adversaire de l'antiquité philosophique et de l'humanisme plus décidé que le catholicisme lui-même 1 « . Ce puissant antagonisme entre la Renaissance et la Réforme est du reste perçu comme un trait caractéristique de toute la période dans la préface du Seizième siècle de Faguet, lequel y tient visiblement. Peut-être faut-il se rappeler, pour comprendre l'importance démesurée qu'il accorde à cette antithèse, qu'il a aussi écrit sur Joseph de Maistre, pour qui l'ennemi le plus dangereux de la race humaine est le protestantisme, qui détruit les fondements sacrés, irrationnels et mystiques de l'autorité dans toutes les sociétés2. Cette rencontre entre Montaigne et Maistre sous la plume de Faguet mérite d'être signalée parce que, sous un autre angle, elle rappelle qu'on peut mettre l' accent, chez Montaigne, sur un fidéisme théologico-politique opposé à la tradition de La Boétie et de Rousseau, elle-même identifiée au protestantisme par Maistre, et dans laquelle la Troisième République se reconnaît.
La troisième et dernière idée marquante de Faguet à propos des Essais se présente comme un conséquence de sa
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réfutation centrale du scepticisme. Les Essais, dit-il, sont un « traité de la volonté »1. Montaigne entretient un culte des héros qui est incompatible avec le scepticisme. Sa morale est fondée sur une lecture non-critique de l'histoire et de la geste des grands hommes : « Ce stoïcisme un peu attendri, juge Faguet, est le véritable état d'âme de Montaigne quand Montaigne devient grave2. » La limite de l'esprit critique de Montaigne apparaît lorsqu'il aborde l'histoire et démontre sa « foi en la volonté3« , qui engage fatalement un certain dogmatisme.
Avec ses deux corollaires sur l'anti-protestantisme de Montaigne et sa « foi en la volonté », l'argument central de la lecture de Faguet tient donc à son refus du scepticisme de Montaigne, ou de ce qu'il appelle le scepticisme pur ou absolu. Il résume et reprend cet argument dans tous ses autres articles et préfaces sur l'auteur des Essais, par exemple dans la préface au livre de Guizot - un protestant justement - , où il s'élève contre l'image d'un Montaigne « pur sceptique » (xi), contre le préjugé de son « nihilisme parfait » et de son « goût du néant » (xii), de son « égoïsme » enfin4. Ces termes importent pour la compréhension de ce que l'on appelle alors scepticisme, car Faguet n'est pas seulement l'auteur d'un article important sur Maistre mais aussi il est vrai qu'il a écrit sur tout - d'un des premiers ouvrages en français sur Nietzsche5. Le scepticisme supposé de Montaigne semble entendu comme un nihilisme, et c'est de cette interprétation-là qu'il convient de le dégager à la fin du sècle, ainsi que le suggère la transformation que Champion fait subir à la phrase de Michelet en y insérant ce « scepticisme qui anéantit tout ».
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Faguet proteste vivement contre cette lecture, sans faire pour autant de Montaigne un « dogmatique intempérant »1. Il trouve d'ailleurs chez Guizot une formule très voisine de la sienne - « Montaigne est un épicurien qui avait l'imagination stoïcienne2 » - , et réaffirme sa propre vision des Essais comme « traité de la volonté ».
Avec cette mention explicite du nihilisme - un mot particulièrement chargé de sens depuis les Essais de psychologie contemporaine de Paul Bourget (1883) - , le véritable enjeu de la querelle sur le scepticisme de Montaigne apparaît nettement. Prenant la défense de Montaigne, Faguet recourt à une comparaison qui confirme que le débat se situe bien là :
Tel ce prétendu sceptique de nos jours, et qui était bien sceptique à demi, il faut l'avouer, chez lequel, néanmoins, on découvrait un fond si solide de quatre ou cinq croyances morales [...]3.
Renan n'a pas besoin d'être nommé pour que les lecteurs le reconnaissent. Du reste, son nom apparaît plus loin : « Le jour où Renan a découvert qu'il était gascon, c'est le jour où il s'est aperçu qu'il ressemblait à Montaigne4. »On n'échappe pas à cette association au tournant du siècle avec toute l'ambivalence des qualificatifs qu'elle entraîne : « incomparable amuseur », « dilettante prestigieux », « le type même de l'égoïsme intellectuel », ainsi que Lanson caractérise Renan en 18945.
La comparaison des chapitres que Lanson consacre à Montaigne et à Renan dans son Histoire de la littérature française est à cet égard instructive, car il s'agit de les défendre tous deux contre le même reproche de scepticisme et de
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dilettantisme. En dépit de l'antagonisme politique et idéologique de Faguet et de Lanson, leurs démarches sont conformes, et ils refusent pareillement de définir la pensée de Montaigne par l'Apologie de Raimond Sebond. Lanson, lui, ramène le scepticisme de Montaigne à ce qu'il appelle un « scepticisme transcendental1« , limité à l'inconnaissable, ou à un « remède au fanatisme2« , ou encore à un « art de vivre » et un « moyen d'aller au bonheur »3 : « Car ce scepticisme laisse subsister au moins une affirmation : qu'il est bon, qu'il est légitime de vivre à l'aise4« . Et de renvoyer à la dernière pages des Essais comme irréductible à « la profession de foi d'un sceptique ». Lanson parle à ce propos d'un « optimisme épicurien » qui « n'est pas moins le fond et l'âme des Essais que le scepticisme ». Avec Brunetière qu'il cite à l'appui, Lanson donne à cette combinaison le beau nom d'« art de vivre »5. Or, trois siècles plus tard et près de mille pages plus loin, à propos de Renan, Lanson écrit à peu près dans les mêmes termes : « Toutes les précautions que ce loyal esprit a prises pour éviter le parti pris, les vues étroites et exclusives [...] ont donné le change aux esprits superficiels ou prévenus6. » La formule conviendrait idéalement à Montaigne.
Vu d'aujourd'hui, le plus frappant est combien toutes ces apologies de Montaigne restent confuses et désordonnées. Il semble que la pire injure concevable à l'époque soit de traiter quelqu'un de sceptique. Or le parallèle inévitable avec Renan paraît rendre toute justification de Montaigne fatalement insatisfaisante. Plus étonnant encore, du moins pour l'interprète moderne qui a été formé à ce schéma : il n'y a nulle
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trace, ni chez Faguet ni chez Lanson, d'une défense de Montaigne fondée sur l'évolution présumée de sa pensée.
C'est pourquoi il convient d'évoquer un dernier article de Faguet sur Montaigne, publié en 1907 dans la Revue latine, éphémère organe créé et dirigé par Faguet lui-même du temps de la séparation de l'Église et de l'État, et de la querelle des humanités (1902-1908). Il s'agit d'un compte rendu du Montaigne de Fortunat Strowski, ouvrage important publié chez Alcan en 1906. Strowski, on le sait, a procuré les deux premiers volumes l'édition municipale des Essais conforme à l'exemplaire de Bordeaux (1906-1909), et son Montaigne, à la fois biographie et synthèse philosophique, restera, après l'ouvrage de 1892 de Bonnefon, le livre de référence sur l'auteur des Essais pendant plusieurs décennies. Or c'est là qu'apparaît, sans doute pas encore tout à fait sous la forme qui nous est devenue familière, le modèle qui gouverne depuis lors la réception des Essais, à savoir la fameuse hypothèse de l'évolution de leur auteur, dont Villey fixera peu après irrémédiablement les étapes : du stoïcisme au scepticisme et à l'épicurisme1. L'idée de cette succession, qui a fait la fortune critique de Villey, était nettement résumée par Brunetière en 1906, dans son compte rendu des publications de Strowski, son élève : « Montaigne aurait passé du 'stoïcisme' au `pyrrhonisme' et du 'pyrrhonisme' au Milettantisme' », notait Brunetière, qui rendait ce mouvement plus clair que Strowski mais se gardait de le figer et le présentait encore au conditionnel2.
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Faguet, lui, devait réagir avec une grande irritation à la thèse de Strowski. Pour comprendre son énervement, il faut se remettre dans l'esprit l'extrême arrogance et même le terrorisme des premiers praticiens de la méthode historique et génétique. Faguet est choqué par les remarques et plus encore le ton de Strowski, qui prétend qu'aucune recherche sur Montaigne jusqu'à la sienne n'a de valeur et balaye d'un revers de main toute la littérature précédant l'avènement de la méthode historique et génétique. Faguet se sent contraint de défendre Pascal et Sainte-Beuve, ne se cite pas, mais parle évidemment au nom de toute la critique du XIXe siècle, que l'histoire littéraire juge nulle et non avenue.
Strowski distinguait en fait au moins quatre « états » ou « étapes » - ce dernier mot revient souvent sous sa plume - dans l'évolution de Montaigne, lequel aurait été successivement stoïcien, sceptique, positiviste et enfin dilettante, le tout d'ailleurs par épicurisme. Ainsi faisait-il parler Montaigne en conclusion : « J'ai été un stoïcien, ensuite un sceptique, puis j'en suis venu à l'équilibre du bon sens, puis j'ai été un homme d'action, puis enfin un dilettante », avant de devenir un sage et un « homme libre »1 . Cela n'est pas tout à fait comme Brunetière le lira ni comme Villey fixera les phases, mais le scepticisme n'en est pas moins réduit à une « crise2 » ou même une « cure3 ».
Il semble que cette lecture doive quelque chose à Brunetière, qui dans ses cours réclamait depuis longtemps une « étude chronologique », une espèce de biographie des Essais, les expliquant par leur composition et les « desseins » successifs de leur auteur4. Pas moyen, cependant, de savoir
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exactement quoi, puisque la seule référence de Strowski à Brunetière est imprécise, dans son premier chapitre où il passe en revue la bibliographie critique : « M. Brunetière, par exemple, donnera une autre définition plus simple et plus vraisemblable [que Sainte-Beuve] de la pensée-mère de Montaigne. » Laquelle ? Nous ne l'appendrons pas et la note qui accompagne cette assertion est décourageante : « Je me réfère ici, non à l'Histoire de la littérature française classique de Ferdinand Brunetière, mais à ses inoubliables leçons de l'École nounale sur le XVIe siècle1. » Lanson, dans son Histoire de la littérature française, se réclamait déjà de l'enseignement oral de Brunetière : « Il m'a communiqué les notes manuscrites d'un cours qu'il a professé à l'École normale sur le XVIe siècle2. » Sans doute est-ce à ces notes que Lanson se réfère à propos de l'« art de vivre » de Montaigne, « selon l'expression de M. Brunetière [...] et cet art de vivre se résume à savoir retrouver la nature »3, mais nous sommes réduits à conjecturer.
Pour réfuter Strowski, Faguet signalait que l'idée de l'évolution de Montaigne figurait déjà chez Champion. Celui- ci parlait en effet de « trois phases4« . Mais après « Égoïsme et indifférence », et « Scepticisme », il intitulait le chapitre suivant « Le troisième dessein », sans lui donner de nom, alors qu'une étiquette commode permettant de discipliner les Essais était justement ce qui manquait. Mais surtout, Faguet s'élevait avec vigueur, à l'aide d'arguments qu'on a souvent revus depuis, contre un tel schéma évolutif, faisant valoir qu'il reposait sur des éléments de datation extrêmement fragiles et des lectures
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trop complaisantes, que les phases étaient d'ailleurs impossibles à cerner, que Montaigne était toujours tout à la fois, « polychrome », comme Faguet l'appelle joliment, ou encore « un océan de dilettantisme à la surface duquel percent ici et là quelques îlots de dogmatisme »1 : Faguet, on le voit, s'en tient toujours à son refus du scepticisme pur depuis son ouvrage de 1894, et à la notion d'une pensée faite de « leit- motivs comme les appelle M. Faguet », reconnaissait Strowski2, mais dépourvue d'ordre et d'unité.
Le plus intéressant dans cette réfutation de Strowski paraît cependant que le nom de Renan y revienne encore, et même à deux reprises en quelques pages3. Or à présent c'est pour souligner, au contraire de ce qu'on disait lors du centenaire, qu'il ne faut quand même pas confondre Montaigne et Renan, que c'est chez Renan qu'il y a des phases, et que ces phases sont bien répertoriées, datées, connues, marquées par des conversions, au contraire de ce qui a lieu dans les Essais. Il est vrai que Strowski citait encore abondamment Renan pour définir le dilettantisme de Montaigne :
Ce dilettantisme est en effet indéniable, et le voilà du premier coup achevé et parfait. Aussi, soit dit en passant, ressemble-t-il trait pour trait à celui de Renan.[...] »Autrefois, écrit Renan, chacun avait un système ; il en vivait, il en mourait. Maintenant nous traversons successivement tous les systèmes, ou, ce qui est bien mieux, nous les comprenons tous à la fois. » C'est l'histoire de Montaigne4.
Suivent d'autres comparaisons pour aboutir à cette mise en garde : « Seulement [ce dilettantisme] n'est pas d'un bon exemple; dangereuse est pour autrui la profession qu'en fait
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un Montaigne ou un Renan. On se laisse prendre à la contagion1. » Le parallèle reste donc très contraignant.
On peut alors proposer cette hypothèse, tout en la livrant avec prudence car il faudrait l'étayer davantage avant de la tenir pour acquise. L'évolution de la pensée de Montaigne, devenue l'infaillible horizon d'attente et le paradigme de l'interprétation des Essais ainsi que le canon de leur présentation scolaire, encore absente chez Faguet et Lanson mais dont nous n'avons jamais réussi à nous libérer depuis Strowski et Villey, ce modèle assurément influencé par la théorie de l'évolution littéraire de Brunetière mais plus encore par les récits de conversion et les autobiographies modernes, résulte peut-être d'une application trop littérale de la vieille et commode analogie entre Montaigne et Renan au tournant du siècle. La publication tardive de L'Avenir de la science de Renan, oeuvre de jeunesse rédigée en 1848-1849 mais connue en 1890 seulement, impose de comprendre et de défendre Renan par l'analyse de son évolution de la foi à la science et au dilettantisme. L'entreprise qui consiste, par la méthode historique et génetique, à définir une évolution réglée de la pensée de Montaigne et à expliquer par là la complexité des Essais, revient à inventer L'Avenir de la science de Montaigne dans les Essais eux-mêmes, et peut-être aussi les Souvenirs d'enfance et de jeunesse, c'est-à-dire des textes enchâssés décrivant des attitudes successives comparables aux conversions de Renan de la foi à la science et au dilettantisme.
Lanson, dans la onzième édition de son Histoire de la littérature française en 1909, ajoute cette note fixant le nouvel horizon de la réception désormais bien stabilisé :
Il a commencé par croire à la philosophie : il a répété avec, un esprit épicurien, les leçons stoïciennes de Sénèque, sur la douleur et la mort (vers 1572-74). Puis ils s'est placé quelque temps au point de vue sceptique,
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et de ce point de vue, il a fait la critique de la science et de la vie (vers 1576-79). Enfin dans le troisième livre, désabusé de la philosophie doctrinale, Montaigne se fait une philosophie personnelle, la philosophie de l'expérience, de son expérience1.
Voilà le schéma désormais immanquable. Il est clair et simple, dialectique et didactique. La négativité de Montaigne, ou même son nihilisme, sont dépassés et transcendés. Il est allé audelà du scepticisme, désormais réduit à une « crise » suivie d'une conversion.
Or, curieusement, Strowski en a si peu voulu à Faguet de son éreintement de 1907 qu'il a plus tard dirigé, en 1919, avec..., un volume d'hommage au critique disparu en 1916, et puis il a donné encore un avant-propos élogieux aux dix volumes posthumes de l'Histoire de la poésie française de la Renaissance au romantisme de Faguet2. Il lui a sans doute pardonné au nom de Montaigne, dont il s'agit toujours, d'une manière ou d'une autre, de défendre la mémoire.
C'est donc cela que nous devons à la Troisième République, cette apologie de Montaigne et cette justification définitive de son scepticisme par la théorie de l'évolution de sa pensée. De Bonnefon à Villey, en passant par Stapfer, Lanson, Faguet, Champion, Strowski, et quelques autres, tel est le modèle qui se cherche. La méthode historique et génétique résout le désordre, l'anarchie des Essais, excuse les défauts de leur auteur, grâce à ces trois phases qui expliquent tout sans laisser de reste. Comme pour la plupart des lieux communs sur la littérature française véhiculés par les manuels républicains depuis un siècle, il y a quelque ironie à ce que nous devions celle simplification capitale aux élèves du dernier grand critique éloquent du XIXe siècle, le chantre du classicisme et de l'ordre moral : Brunetière, dont le rôle semble
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déterminant dans cette conception. Il importe de revoir comment les lieux communs et les contresens sur un écrivain se sont imposés à nos aînés pour comprendre où nous en sommes. La comparaison de Montaigne et de Renan n'est plus à l'ordre du jour un siècle plus tard. Nous ne savons plus d'où vient cette grille de lecture des Essais. Elle reste toutefois imposante, embarrassante, inévitable : tout cours sur les Essais doit commencer par la corriger, comme Faguet le faisait dès 1907. Il faut revenir au contexte de son émergence pour la rendre relative et ad hoc, non pas pour en finir avec elle mais évaluer sur une mode critique sa pertinence pour nous et sa validité pour Montaigne.
Antoine Compagnon
La réception des Essais a connu un tournant au début de ce siècle. Pour le mesurer, il n'est que de comparer comment le troisième centenaire de la mort de Montaigne et le quatrième centenaire de sa naissance ont été célébrés en 1892 et en 1933. En 1892, Montaigne ne réunit pas encore un consensus, il est souvent associé à Ernest Renan, qui meurt en octobre, pour leur commun « scepticisme aristocratique », comme Camille Jullian le qualifie1, pour la « grâce perverse » de leur « dilettantisme », comme Paul Stapfer la nomme en 18952. On ne sait pas encore bien quel rôle donner à l'auteur des Essais dans le canon des « Grands écrivains français ». « En cette fin de siècle, juge Stapfer, deux questions très graves sont à l'état de crise : la question sociale et la question religieuse. » Or Montaigne « ne nous offre point de solution pour la première », et il nous ressert « la bonne vieille solution catholique » pour la seconde : bref, « Montaigne ne nous suffit donc plus »3. Seul le chapitre « De l'institution des enfants » échappe en général aux critiques, parce qu'il préfigure l'Émile et l'école gratuite et obligatoire.
D'une part assimilé à Renan, Montaigne est d'autre part opposé à La Boétie, ce qui lui porte également préjudice. Paul Bonnefon, par exemple, auteur de l'excellent et érudit Montaigne, l'homme et l'oeuvre de 18924, est venu à
Actes de l'Académie nationale des sciences, belles-lettres et arts de Bordeaux, 3e série, t. 54, 1892, p. 217.
Stapfer, Montaigne, Paris, Hachette, 1895, p. 183.
Ibid., p. 196-197.
Bordeaux, G. Gounouilhou, 1893. Repris dans Montaigne et ses amis, La Boétie, Charron, Melle de Gournay, Paris. Armand Colin, 1898, 2 vol. ; réédition Genève, Slatkine, 1970.
Stapfer, Montaigne, Paris, Hachette, 1895, p. 183.
Ibid., p. 196-197.
Bordeaux, G. Gounouilhou, 1893. Repris dans Montaigne et ses amis, La Boétie, Charron, Melle de Gournay, Paris. Armand Colin, 1898, 2 vol. ; réédition Genève, Slatkine, 1970.
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Montaigne après d'importants travaux consacrés à son ami, auquel il compare sans cesse l'auteur des Essais. La Boétie est le patron par rapport auquel Montaigne fait mauvaise figure comme humaniste, philologue, magistrat et, pour finir, comme homme tout simplement. La Boétie est surtout célèbre pour le Discours de la servitude volontaire, où il décrit toute monarchie comme une tyrannie en puissance et suggère ses sentiments républicains. Même si le statut de ce texte reste incertain, Montaigne se distingue par contraste comme un monarchiste et un conservateur, et cette réputation est néfaste à sa consécration.
En 1933 cependant, peut-être parce que depuis le début du siècle et la séparation de l'Église et de l'État, la « question religieuse » n'a plus la même urgence, Montaigne est solidement installé dans le Panthéon républicain. À Bordeaux, le conservateur de la Bibliothèque municipale, Henri Theulié, inaugure une exposition en notant que, après avoir été mieux reçu dans les « pays de libre examen », Montaigne est enfin de retour dans sa propre ville parce que la France a changé et qu'il s'y trouve enfin chez lui1.
Le deux textes majeurs de Gustave Lanson sur Montaigne marquent nettement les termes de cette évolution : le chapitre sur cet écrivain dans son Histoire de la littérature française, en 1894, et sa monographie, Les « Essais » de Montaigne, étude et analyse, en 1929. Le chapitre de 1894 est encore plein de piques, dont certaines sont curieuses, comme celle-ci, qui dénigre même les intuitions pédagogiques de Montaigne :
Dans la pratique, les idées de Montaigne aboutiront à l'éducation des Jésuites, au développement des qualités
Quatrième centenaire de la naissance de Montaigne. Conférences organisées par la ville de Bordeaux, Bordeaux, Delmas, 1933, p. 18-19. Pour une comparaison plus détaillée des centenaires de 1892 et 1933, voir le premier chapitre de mon Chat en poche, Montaigne et l'allégorie, Paris, Éd. du Seuil, 1993.
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sociables et des talents mondains; ce qu'elles contiennent en substance, n'est tout justement que l'honnête homme du XVIle siècle1.
Lanson règle ses comptes avec les Jésuites sur le dos de Montaigne, et sa conclusion générale reste sévère : « Son livre, comme sa vie, respire un dogmatisme serein, le dogmatisme de l'égoïsme naturel et du sens commun2. » En 1929, en revanche, Lanson se débrouille même pour exonérer Montaigne du pire grief lancé partout contre lui à la fin du siècle : sa lâcheté, illustrée par son absence à Bordeaux, infesté par la peste, pour l'élection de son successeur à la mairie en 1585. Pour l'excuser, Lanson rappelle qu'il resta auprès de La Boétie pendant toute l'agonie de son ami alors que la peste était également soupçonnée3. Montaigne est désormais le patron.
Émile Faguet, l'un des critiques les plus abondants, éminents et influents du tournant du siècle, illustre bien l'ambiguïté de la réception de Montaigne dans ces années-là. Il est l'auteur d'une monographie ainsi que de plusieurs articles et préfaces sur l'auteur des Essais. Son long chapitre sur Montaigne fait partie de son Seizième siècle. Études littéraires4, et l'argument qu'il y développe se trouve résumé dans son Histoire de la littérature française5, ainsi que dans ses préfaces à deux ouvrages posthumes, inachevés et fragmentaires, tous les deux à vrai dire assez singuliers : Montaigne, études et fragments, par Guillaume Guizot, fils de François Guizot et professeur au Collège de France6, et Du
Lanson, Histoire de la littérature française, Paris, Hachette, 1952, 12e ed., p. 334.
Ibid., p. 334.
Lanson, Les « Essais » de Montaigne. Paris. Mellottée, 1929, p. 32.
Paris, Lecène. Oudin et Cie, 1894, plusieurs rééditions.
Paris, Plon, 1900-1901, 2 vol.
Paris, Hachette, 1899.
Ibid., p. 334.
Lanson, Les « Essais » de Montaigne. Paris. Mellottée, 1929, p. 32.
Paris, Lecène. Oudin et Cie, 1894, plusieurs rééditions.
Paris, Plon, 1900-1901, 2 vol.
Paris, Hachette, 1899.
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sentiment artistique dans la morale de Montaigne, par Édouard Ruel, professeur à l'École nationale des beaux-arts1 . Il y a souvent des livres insolites sur Montaigne Lanson dira méchamment du second : « C'est un paradoxe que de vouloir réduire Montaigne à n'être qu'un pur artiste, et à vouloir dériver toute sa philosophie, toute sa morale du jeu du sentiment artistique : M. Ruel s'est épuisé dans ce paradoxe sans parvenir à achever son livre2. » - , mais ces deux-ci confirment que la réception de Montaigne était encore instable autour de 1900.
Faguet (1847-1916), reçu à l'École normale supérieure en 1867, suivit une carrière de professeur de lycée en province et à Paris avant de devenir suppléant dans la chaire de poésie française à la Sorbonne en 1890, puis titulaire en 1897. Il resta pendant toute sa carrière l'adversaire de l'histoire littéraire promue par son alter ego, le professeur d'éloquence française, qui n'était autre que Lanson après 1904. Marqué par les méthodes de Sainte-Beuve, Taine et Auguste Comte, fidèle de Ferdinand Brunetière, il fut l'auteur prolifique de monographies intellectuelles et de critiques d'idées, toute une immense production qui ne témoigne pas d'un grand souci d'érudition mais d'une prodigieuse culture : Faguet a écrit sur tout, y compris sur Montaigne.
La thèse centrale de sa monographie, publiée peu après le troisième centenaire de la mort de Montaigne, consiste à réfuter le fameux scepticisme de l'auteur des Essais. Ce contresens, selon Faguet, a été propagé par Pascal et Victor Cousin :
On a dit souvent : [...] « Montaigne est un pur sceptique qui s'amuse et qui amuse. » - Je ne songe point à donner Montaigne comme un dogmatique
Paris, Hachette, 1901 ; réédition Genève, Slatkine, 1970.
Lanson, L'Art de la prose, Paris, Librairie des Annales politiques et littéraires, 1908, p. 44.
Lanson, L'Art de la prose, Paris, Librairie des Annales politiques et littéraires, 1908, p. 44.
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intempérant ; mais je ne crois pas qu'on puisse tenir Montaigne pour un pur sceptique.
Ce scepticisme de Montaigne est une invention de Pascal, renouvelée par les philosophes français de 1840. On est toujours le sceptique de quelqu'un, et rien n'était plus facile que d'être sceptique pour Pascal, et aussi pour Victor Cousin1.
Avec Pascal, on voit ce que Faguet a dans l'esprit, tandis qu'avec Victor Cousin il s'agit du « dogme de la raison impersonnelle ou universelle » qui fut brandi contre Montaigne : « Pour l'école de 1840, tout penseur qui ne croit pas à la raison universelle est un sceptique2. » Or le refus qu'a Montaigne de la raison universelle ne doit pas, selon Faguet, être confondu avec le scepticisme. Malgré cela :
C'est ainsi que, par deux autorités très différentes l'une de l'autre et par deux dogmatismes opposés, Montaigne a été successivement livré au mépris du monde comme sceptique absolu3.
Le scepticisme ou, pire encore, le « scepticisme absolu » paraît une injure à Faguet, et Montaigne devait ainsi revenir de loin pour être sauvé et innocenté :
Ce qui le fait apparaître sceptique aux yeux de l'observateur superficiel, c'est qu'à la vérité il a horreur du dogmatisme impérieux et de l'intrépidité d'affirmation.[...] Aussi voudrait-il que toute créance ne fût qu'une opinion, et toute opinion une simple tendance de l' esprit. C' est proprement u n probabiliste4.
Faguet substitue à l'appellation péjorative de sceptique celle, plus neutre à ses yeux, de probabiliste, de même que plus loin
Faguet, Seizième siècle, Études littéraires, op. cit., p. 377.
Ibid., p. 378.
Ibid., p. 379.
Ibid., p. 379.
Ibid., p. 378.
Ibid., p. 379.
Ibid., p. 379.
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le pyrrhonisme cède le pas devant l'agnosticisme : « Mais ce scepticisme n'est pas autre chose que l'agnosticisme, comme nous disons de nos jours, et loin d'être le pyrrhonisme, en est le contraire1. » Par ce tour de passe-passe Montaigne est blanchi : « Tel est le scepticisme de Montaigne. Agnosticisme, positivisme, probabilisme, le mot que l'on voudra, et peu importe; ce n'est pas du scepticisme2. » Ce qui importe avant tout est de donner un autre nom, d'appliquer une autre étiquette, afin de disculper Montaigne de l'infâme soupçon de scepticisme.
Il est remarquable que, dans son Histoire de la littérature française, Lanson vient au secours de Montaigne dans les mêmes termes exactement, et oppose, comme Faguet, le positivisme au scepticisme - « Il est donc certain que Montaigne est un positiviste plutôt qu'un sceptique3 », écrivait- il - , selon une tactique qu'il devait réitérer en 1929 : « Subjectivisme, positivisme, relativisme, sont des termes qui définiraient pour nous la position de Montaigne, plus exactement que le mot très lâche de scepticisme4. » Ou plus loin : « Positivisme, naturalisme, ce que l'on voudra, mais non pas scepticisme5. » Curieusement, cette phrase semble même démarquer celle de Faguet, comme si l'affreux scepticisme faisait toujours aussi peur trente ans après et qu'il n'y avait pas trente-six manières d'en absoudre Montaigne.
Faguet résumait cette hantise dans une formule mémorable :
Qu'on se figure un lettré latin du second siècle après Jésus-Christ ; très platonicien, peu aristotélique, épicurien de tempérament, stoïcien d'imagination,
I Ibid., p. 380.
Ibid., p. 383.
Lanson, Histoire de la littérature française, op. cit., p. 334.
Lanson, Les « Essais » de Montaigne, op. cit., p. 162.
Ibid., p. 299.
Ibid., p. 383.
Lanson, Histoire de la littérature française, op. cit., p. 334.
Lanson, Les « Essais » de Montaigne, op. cit., p. 162.
Ibid., p. 299.
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estimant fort les sceptiques pour leur sage réserve, sans donner dans leurs outrances paradoxales et leurs subtilités ; complaisant au christianisme et y trouvant, avec plaisir, un stoïcisme épuré et adouci par l'humilité1.
On peut sans doute s'étonner qu'il ait semblé alors si essentiel et impérieux de sauver Montaigne de l'accusation de scepticisme, perçue comme une injure et une diffamation suprêmes. Dans ce grief, plus déterminant que la référence à Victor Cousin, et pourtant passé sous silence ou laissé dans l'ombre par Faguet, paraît le souvenir du procès intenté à Montaigne par Michelet dans son Histoire de France. Edme Champion, dans un autre livre sur Montaigne datant du tournant du siècle2, dresse la liste des plus graves « méprises dans lesquelles sont tombés de grands esprits » du XIXe siècle à propos de Montaigne, « celle de Sainte-Beuve qui l'a cru venimeux et perfide, celle de Renan qui l'a pris pour un pyrrhonien véritable, et surtout celle du plus grand de nos historiens »3. La juxtaposition est éloquente : Sainte-Beuve, Renan, Michelet, qu'il n'est pas utile de nommer. D'une part elle confirme le rôle de Renan dans cette configuration : Champion rappelle que, dans L'Avenir de la science, Renan « se donne pour adversaire de Montaigne et de Pascal, 'deux scepticismes très voisins l'un de l'autre' », avant d'ajouter, car c'est le dernier Renan qui est en général comparé à Montaigne pour son dilettantisme, et non l'auteur de L'Avenir de la science : « Si quelque jour les dialogues des morts reviennent à la mode, il y en aura un joli à faire entre Montaigne et Renan4. » D'autre part ce rapprochement rappelle que le grand critique et le grand historien, qui ont tant fait pour la
Faguet, Seizième siècle, op. cit., p. 385.
Champion, Introduction aux « Essais » de Montaigne, Paris, Armand Colin, 1900.
Ibid., p. 279-280.
Ibid., p. 280, n. 1.
Champion, Introduction aux « Essais » de Montaigne, Paris, Armand Colin, 1900.
Ibid., p. 279-280.
Ibid., p. 280, n. 1.
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réhabilitation de la Renaissance à l'époque romantique, émettaient toutefois de sérieuses réserves, encore vivantes dans les esprits en 1900, sur le compte de Montaigne. Sous le titre « Une erreur de Michelet », Champion consacre un chapitre entier à la défense de Montaigne contre le « contresens impardonnable et désastreux1 » de Michelet, lequel avait choisi Rabelais comme héros de la Renaissance, selon une alternative inévitable - on ne peut pas aimer à la fois Rabelais et Montaigne - qui reste sans doute toujours d' actualité :
Michelet conclut que les Essais sont l'évangile de l'indifférence, que toute loi morale y est méconnue, tout effort pour s'amender jugé inutile. Il accorde à « ce livre si froid » une profonde admiration littéraire, mais il lui trouve « un certain goût nauséabond, comme d'une chambre de malade ». Il s'écrie : « L'air me manque. Hélas ! où est mon ami, le bon Pantagruel ? » Il est tenté d'appeler frère Jean des Entommeures pour « secouer ce gentilhomme dont le scepticisme nous anéantit »2.
Le propos est vraisemblable même si la dernière citation est apocryphe, ce qui la rend à vrai dire encore plus intéressante du point de vue de la réception, puisqu'elle réinterprète un jugement du milieu du siècle dans les termes de la fin du siècle. En effet, Michelet avait écrit plus simplement mais moins clairement : « J'appellerais volontiers le frère Jean des Entommeures pour secouer ce gentilhomme du poing de Gargantua3« , de manière imagée mais sans ce « scepticisme [qui] nous anéantit », lequel est une invention de Champion
I Ibid., p. 282.
Ibid., p. 281-282.
Michelet, Histoire de France, t. V (Œuvres complètes, t. VIII), Paris, Flammarion, 1980, p. 446. Sur la réception des Essais dans la période précédente, voir Donald M. Frame, Montaigne in France, 1812- 1852, New York, Columbia University Press, 1940.
Ibid., p. 281-282.
Michelet, Histoire de France, t. V (Œuvres complètes, t. VIII), Paris, Flammarion, 1980, p. 446. Sur la réception des Essais dans la période précédente, voir Donald M. Frame, Montaigne in France, 1812- 1852, New York, Columbia University Press, 1940.
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pour traduire cet amoralisme, ou cette « méconnaissance de toute loi morale », que Michelet reproche à Montaigne.
Michelet fut sans doute le censeur le plus sévère de Montaigne, ou en tout cas celui dont le jugement eut le plus de portée. Subsidiairement, l'historien révérait La Boétie et son livre héroïque, préférence qui confirme la cohérence de la réception des Essais : il y a donc plus que Renan, aussi Sainte- Beuve et Michelet, tout un contexte qui faisait du scepticisme vaguement entendu le défaut impardonnable de Montaigne.
Faguet soutient une deuxième idée forte et complémentaire qui porte sur le christianisme de Montaigne, et en particulier sur sa désapprobation de la Réforme, que le critique appelle un « adversaire de l'antiquité philosophique et de l'humanisme plus décidé que le catholicisme lui-même 1 « . Ce puissant antagonisme entre la Renaissance et la Réforme est du reste perçu comme un trait caractéristique de toute la période dans la préface du Seizième siècle de Faguet, lequel y tient visiblement. Peut-être faut-il se rappeler, pour comprendre l'importance démesurée qu'il accorde à cette antithèse, qu'il a aussi écrit sur Joseph de Maistre, pour qui l'ennemi le plus dangereux de la race humaine est le protestantisme, qui détruit les fondements sacrés, irrationnels et mystiques de l'autorité dans toutes les sociétés2. Cette rencontre entre Montaigne et Maistre sous la plume de Faguet mérite d'être signalée parce que, sous un autre angle, elle rappelle qu'on peut mettre l' accent, chez Montaigne, sur un fidéisme théologico-politique opposé à la tradition de La Boétie et de Rousseau, elle-même identifiée au protestantisme par Maistre, et dans laquelle la Troisième République se reconnaît.
La troisième et dernière idée marquante de Faguet à propos des Essais se présente comme un conséquence de sa
Faguet, Seizième siècle, op. cit., p. 390.
Faguet, Politiques et moralistes du XIX, siècle, Paris. Lecène, Oudin et Cie, 1891, t. I.
Faguet, Politiques et moralistes du XIX, siècle, Paris. Lecène, Oudin et Cie, 1891, t. I.
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réfutation centrale du scepticisme. Les Essais, dit-il, sont un « traité de la volonté »1. Montaigne entretient un culte des héros qui est incompatible avec le scepticisme. Sa morale est fondée sur une lecture non-critique de l'histoire et de la geste des grands hommes : « Ce stoïcisme un peu attendri, juge Faguet, est le véritable état d'âme de Montaigne quand Montaigne devient grave2. » La limite de l'esprit critique de Montaigne apparaît lorsqu'il aborde l'histoire et démontre sa « foi en la volonté3« , qui engage fatalement un certain dogmatisme.
Avec ses deux corollaires sur l'anti-protestantisme de Montaigne et sa « foi en la volonté », l'argument central de la lecture de Faguet tient donc à son refus du scepticisme de Montaigne, ou de ce qu'il appelle le scepticisme pur ou absolu. Il résume et reprend cet argument dans tous ses autres articles et préfaces sur l'auteur des Essais, par exemple dans la préface au livre de Guizot - un protestant justement - , où il s'élève contre l'image d'un Montaigne « pur sceptique » (xi), contre le préjugé de son « nihilisme parfait » et de son « goût du néant » (xii), de son « égoïsme » enfin4. Ces termes importent pour la compréhension de ce que l'on appelle alors scepticisme, car Faguet n'est pas seulement l'auteur d'un article important sur Maistre mais aussi il est vrai qu'il a écrit sur tout - d'un des premiers ouvrages en français sur Nietzsche5. Le scepticisme supposé de Montaigne semble entendu comme un nihilisme, et c'est de cette interprétation-là qu'il convient de le dégager à la fin du sècle, ainsi que le suggère la transformation que Champion fait subir à la phrase de Michelet en y insérant ce « scepticisme qui anéantit tout ».
Faguet, Seizième siècle, op. cit., p. 392.
Ibid., p. 398.
Ibid., p. 393.
Faguet, préface à G. Guizot, Montaigne, études et fragments, op. cit., p. xi et xii.
Faguet, En lisant Nietzsche, Paris, Société française d'imprimerie et de librairie, 1904.
Ibid., p. 398.
Ibid., p. 393.
Faguet, préface à G. Guizot, Montaigne, études et fragments, op. cit., p. xi et xii.
Faguet, En lisant Nietzsche, Paris, Société française d'imprimerie et de librairie, 1904.
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Faguet proteste vivement contre cette lecture, sans faire pour autant de Montaigne un « dogmatique intempérant »1. Il trouve d'ailleurs chez Guizot une formule très voisine de la sienne - « Montaigne est un épicurien qui avait l'imagination stoïcienne2 » - , et réaffirme sa propre vision des Essais comme « traité de la volonté ».
Avec cette mention explicite du nihilisme - un mot particulièrement chargé de sens depuis les Essais de psychologie contemporaine de Paul Bourget (1883) - , le véritable enjeu de la querelle sur le scepticisme de Montaigne apparaît nettement. Prenant la défense de Montaigne, Faguet recourt à une comparaison qui confirme que le débat se situe bien là :
Tel ce prétendu sceptique de nos jours, et qui était bien sceptique à demi, il faut l'avouer, chez lequel, néanmoins, on découvrait un fond si solide de quatre ou cinq croyances morales [...]3.
Renan n'a pas besoin d'être nommé pour que les lecteurs le reconnaissent. Du reste, son nom apparaît plus loin : « Le jour où Renan a découvert qu'il était gascon, c'est le jour où il s'est aperçu qu'il ressemblait à Montaigne4. »On n'échappe pas à cette association au tournant du siècle avec toute l'ambivalence des qualificatifs qu'elle entraîne : « incomparable amuseur », « dilettante prestigieux », « le type même de l'égoïsme intellectuel », ainsi que Lanson caractérise Renan en 18945.
La comparaison des chapitres que Lanson consacre à Montaigne et à Renan dans son Histoire de la littérature française est à cet égard instructive, car il s'agit de les défendre tous deux contre le même reproche de scepticisme et de
Faguet, préface à Guizot, Montaigne, op. cit., p. xvii.
Ibid., p. xviii.
Ibid., p. xix.
Ibid., p. xxxvi.
Lanson, Histoire de la littérature française, op. cit., p. 1103.
Ibid., p. xviii.
Ibid., p. xix.
Ibid., p. xxxvi.
Lanson, Histoire de la littérature française, op. cit., p. 1103.
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dilettantisme. En dépit de l'antagonisme politique et idéologique de Faguet et de Lanson, leurs démarches sont conformes, et ils refusent pareillement de définir la pensée de Montaigne par l'Apologie de Raimond Sebond. Lanson, lui, ramène le scepticisme de Montaigne à ce qu'il appelle un « scepticisme transcendental1« , limité à l'inconnaissable, ou à un « remède au fanatisme2« , ou encore à un « art de vivre » et un « moyen d'aller au bonheur »3 : « Car ce scepticisme laisse subsister au moins une affirmation : qu'il est bon, qu'il est légitime de vivre à l'aise4« . Et de renvoyer à la dernière pages des Essais comme irréductible à « la profession de foi d'un sceptique ». Lanson parle à ce propos d'un « optimisme épicurien » qui « n'est pas moins le fond et l'âme des Essais que le scepticisme ». Avec Brunetière qu'il cite à l'appui, Lanson donne à cette combinaison le beau nom d'« art de vivre »5. Or, trois siècles plus tard et près de mille pages plus loin, à propos de Renan, Lanson écrit à peu près dans les mêmes termes : « Toutes les précautions que ce loyal esprit a prises pour éviter le parti pris, les vues étroites et exclusives [...] ont donné le change aux esprits superficiels ou prévenus6. » La formule conviendrait idéalement à Montaigne.
Vu d'aujourd'hui, le plus frappant est combien toutes ces apologies de Montaigne restent confuses et désordonnées. Il semble que la pire injure concevable à l'époque soit de traiter quelqu'un de sceptique. Or le parallèle inévitable avec Renan paraît rendre toute justification de Montaigne fatalement insatisfaisante. Plus étonnant encore, du moins pour l'interprète moderne qui a été formé à ce schéma : il n'y a nulle
I Ibid., p. 329.
Ibid., p. 329.
Ibid., p. 330.
Ibid., p. 330.
Ibid., p. 330.
Ibid., p. 1105.
Ibid., p. 329.
Ibid., p. 330.
Ibid., p. 330.
Ibid., p. 330.
Ibid., p. 1105.
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trace, ni chez Faguet ni chez Lanson, d'une défense de Montaigne fondée sur l'évolution présumée de sa pensée.
C'est pourquoi il convient d'évoquer un dernier article de Faguet sur Montaigne, publié en 1907 dans la Revue latine, éphémère organe créé et dirigé par Faguet lui-même du temps de la séparation de l'Église et de l'État, et de la querelle des humanités (1902-1908). Il s'agit d'un compte rendu du Montaigne de Fortunat Strowski, ouvrage important publié chez Alcan en 1906. Strowski, on le sait, a procuré les deux premiers volumes l'édition municipale des Essais conforme à l'exemplaire de Bordeaux (1906-1909), et son Montaigne, à la fois biographie et synthèse philosophique, restera, après l'ouvrage de 1892 de Bonnefon, le livre de référence sur l'auteur des Essais pendant plusieurs décennies. Or c'est là qu'apparaît, sans doute pas encore tout à fait sous la forme qui nous est devenue familière, le modèle qui gouverne depuis lors la réception des Essais, à savoir la fameuse hypothèse de l'évolution de leur auteur, dont Villey fixera peu après irrémédiablement les étapes : du stoïcisme au scepticisme et à l'épicurisme1. L'idée de cette succession, qui a fait la fortune critique de Villey, était nettement résumée par Brunetière en 1906, dans son compte rendu des publications de Strowski, son élève : « Montaigne aurait passé du 'stoïcisme' au `pyrrhonisme' et du 'pyrrhonisme' au Milettantisme' », notait Brunetière, qui rendait ce mouvement plus clair que Strowski mais se gardait de le figer et le présentait encore au conditionnel2.
Villey, Les Sources et l'évolution des « Essais » de Montaigne, Paris, Hachette, 1908, 2 vol.
Brunetière, « Publications récentes sur Montaigne », Revue des Deux Mondes, t. 35, ler septembre 1906 ; recueilli dans Études critiques sur l'histoire de la littérature française, 8e série, Paris, Hachette, 1907, p. 35.
Brunetière, « Publications récentes sur Montaigne », Revue des Deux Mondes, t. 35, ler septembre 1906 ; recueilli dans Études critiques sur l'histoire de la littérature française, 8e série, Paris, Hachette, 1907, p. 35.
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Faguet, lui, devait réagir avec une grande irritation à la thèse de Strowski. Pour comprendre son énervement, il faut se remettre dans l'esprit l'extrême arrogance et même le terrorisme des premiers praticiens de la méthode historique et génétique. Faguet est choqué par les remarques et plus encore le ton de Strowski, qui prétend qu'aucune recherche sur Montaigne jusqu'à la sienne n'a de valeur et balaye d'un revers de main toute la littérature précédant l'avènement de la méthode historique et génétique. Faguet se sent contraint de défendre Pascal et Sainte-Beuve, ne se cite pas, mais parle évidemment au nom de toute la critique du XIXe siècle, que l'histoire littéraire juge nulle et non avenue.
Strowski distinguait en fait au moins quatre « états » ou « étapes » - ce dernier mot revient souvent sous sa plume - dans l'évolution de Montaigne, lequel aurait été successivement stoïcien, sceptique, positiviste et enfin dilettante, le tout d'ailleurs par épicurisme. Ainsi faisait-il parler Montaigne en conclusion : « J'ai été un stoïcien, ensuite un sceptique, puis j'en suis venu à l'équilibre du bon sens, puis j'ai été un homme d'action, puis enfin un dilettante », avant de devenir un sage et un « homme libre »1 . Cela n'est pas tout à fait comme Brunetière le lira ni comme Villey fixera les phases, mais le scepticisme n'en est pas moins réduit à une « crise2 » ou même une « cure3 ».
Il semble que cette lecture doive quelque chose à Brunetière, qui dans ses cours réclamait depuis longtemps une « étude chronologique », une espèce de biographie des Essais, les expliquant par leur composition et les « desseins » successifs de leur auteur4. Pas moyen, cependant, de savoir
I Strowski, Montaigne, Paris, Alcan, 2e éd., 1931, p. 329.
Ibid., p. 228 et 313.
Ibid., 314.
Brunetière, « Montaigne », Histoire de la littérature française classique, t. I, De Marot à Montaigne, vol. 3. Paris, Delagrave. 1908.
Ibid., p. 228 et 313.
Ibid., 314.
Brunetière, « Montaigne », Histoire de la littérature française classique, t. I, De Marot à Montaigne, vol. 3. Paris, Delagrave. 1908.
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exactement quoi, puisque la seule référence de Strowski à Brunetière est imprécise, dans son premier chapitre où il passe en revue la bibliographie critique : « M. Brunetière, par exemple, donnera une autre définition plus simple et plus vraisemblable [que Sainte-Beuve] de la pensée-mère de Montaigne. » Laquelle ? Nous ne l'appendrons pas et la note qui accompagne cette assertion est décourageante : « Je me réfère ici, non à l'Histoire de la littérature française classique de Ferdinand Brunetière, mais à ses inoubliables leçons de l'École nounale sur le XVIe siècle1. » Lanson, dans son Histoire de la littérature française, se réclamait déjà de l'enseignement oral de Brunetière : « Il m'a communiqué les notes manuscrites d'un cours qu'il a professé à l'École normale sur le XVIe siècle2. » Sans doute est-ce à ces notes que Lanson se réfère à propos de l'« art de vivre » de Montaigne, « selon l'expression de M. Brunetière [...] et cet art de vivre se résume à savoir retrouver la nature »3, mais nous sommes réduits à conjecturer.
Pour réfuter Strowski, Faguet signalait que l'idée de l'évolution de Montaigne figurait déjà chez Champion. Celui- ci parlait en effet de « trois phases4« . Mais après « Égoïsme et indifférence », et « Scepticisme », il intitulait le chapitre suivant « Le troisième dessein », sans lui donner de nom, alors qu'une étiquette commode permettant de discipliner les Essais était justement ce qui manquait. Mais surtout, Faguet s'élevait avec vigueur, à l'aide d'arguments qu'on a souvent revus depuis, contre un tel schéma évolutif, faisant valoir qu'il reposait sur des éléments de datation extrêmement fragiles et des lectures
p. 577. Cet ouvrage posthume est fondé sur des notes de leçons de 1900- 1901.
Strowski, Montaigne, op. cit., p. 6-7.
Lanson, Histoire de la littérature française, op. cit., p. xv.
Ibid., p. 330.
Champion, Introduction aux « Essais » de Montaigne, op. cit., p. 108.
Strowski, Montaigne, op. cit., p. 6-7.
Lanson, Histoire de la littérature française, op. cit., p. xv.
Ibid., p. 330.
Champion, Introduction aux « Essais » de Montaigne, op. cit., p. 108.
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trop complaisantes, que les phases étaient d'ailleurs impossibles à cerner, que Montaigne était toujours tout à la fois, « polychrome », comme Faguet l'appelle joliment, ou encore « un océan de dilettantisme à la surface duquel percent ici et là quelques îlots de dogmatisme »1 : Faguet, on le voit, s'en tient toujours à son refus du scepticisme pur depuis son ouvrage de 1894, et à la notion d'une pensée faite de « leit- motivs comme les appelle M. Faguet », reconnaissait Strowski2, mais dépourvue d'ordre et d'unité.
Le plus intéressant dans cette réfutation de Strowski paraît cependant que le nom de Renan y revienne encore, et même à deux reprises en quelques pages3. Or à présent c'est pour souligner, au contraire de ce qu'on disait lors du centenaire, qu'il ne faut quand même pas confondre Montaigne et Renan, que c'est chez Renan qu'il y a des phases, et que ces phases sont bien répertoriées, datées, connues, marquées par des conversions, au contraire de ce qui a lieu dans les Essais. Il est vrai que Strowski citait encore abondamment Renan pour définir le dilettantisme de Montaigne :
Ce dilettantisme est en effet indéniable, et le voilà du premier coup achevé et parfait. Aussi, soit dit en passant, ressemble-t-il trait pour trait à celui de Renan.[...] »Autrefois, écrit Renan, chacun avait un système ; il en vivait, il en mourait. Maintenant nous traversons successivement tous les systèmes, ou, ce qui est bien mieux, nous les comprenons tous à la fois. » C'est l'histoire de Montaigne4.
Suivent d'autres comparaisons pour aboutir à cette mise en garde : « Seulement [ce dilettantisme] n'est pas d'un bon exemple; dangereuse est pour autrui la profession qu'en fait
Faguet, art. cit., p. 139.
Strowski, Montaigne, op. cit., p. 15.
Faguet, art. cit., p. 131 et 146.
Strowski, Montaigne, op. cit., p. 316.
Strowski, Montaigne, op. cit., p. 15.
Faguet, art. cit., p. 131 et 146.
Strowski, Montaigne, op. cit., p. 316.
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un Montaigne ou un Renan. On se laisse prendre à la contagion1. » Le parallèle reste donc très contraignant.
On peut alors proposer cette hypothèse, tout en la livrant avec prudence car il faudrait l'étayer davantage avant de la tenir pour acquise. L'évolution de la pensée de Montaigne, devenue l'infaillible horizon d'attente et le paradigme de l'interprétation des Essais ainsi que le canon de leur présentation scolaire, encore absente chez Faguet et Lanson mais dont nous n'avons jamais réussi à nous libérer depuis Strowski et Villey, ce modèle assurément influencé par la théorie de l'évolution littéraire de Brunetière mais plus encore par les récits de conversion et les autobiographies modernes, résulte peut-être d'une application trop littérale de la vieille et commode analogie entre Montaigne et Renan au tournant du siècle. La publication tardive de L'Avenir de la science de Renan, oeuvre de jeunesse rédigée en 1848-1849 mais connue en 1890 seulement, impose de comprendre et de défendre Renan par l'analyse de son évolution de la foi à la science et au dilettantisme. L'entreprise qui consiste, par la méthode historique et génetique, à définir une évolution réglée de la pensée de Montaigne et à expliquer par là la complexité des Essais, revient à inventer L'Avenir de la science de Montaigne dans les Essais eux-mêmes, et peut-être aussi les Souvenirs d'enfance et de jeunesse, c'est-à-dire des textes enchâssés décrivant des attitudes successives comparables aux conversions de Renan de la foi à la science et au dilettantisme.
Lanson, dans la onzième édition de son Histoire de la littérature française en 1909, ajoute cette note fixant le nouvel horizon de la réception désormais bien stabilisé :
Il a commencé par croire à la philosophie : il a répété avec, un esprit épicurien, les leçons stoïciennes de Sénèque, sur la douleur et la mort (vers 1572-74). Puis ils s'est placé quelque temps au point de vue sceptique,
Ibid., p. 328.
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et de ce point de vue, il a fait la critique de la science et de la vie (vers 1576-79). Enfin dans le troisième livre, désabusé de la philosophie doctrinale, Montaigne se fait une philosophie personnelle, la philosophie de l'expérience, de son expérience1.
Voilà le schéma désormais immanquable. Il est clair et simple, dialectique et didactique. La négativité de Montaigne, ou même son nihilisme, sont dépassés et transcendés. Il est allé audelà du scepticisme, désormais réduit à une « crise » suivie d'une conversion.
Or, curieusement, Strowski en a si peu voulu à Faguet de son éreintement de 1907 qu'il a plus tard dirigé, en 1919, avec..., un volume d'hommage au critique disparu en 1916, et puis il a donné encore un avant-propos élogieux aux dix volumes posthumes de l'Histoire de la poésie française de la Renaissance au romantisme de Faguet2. Il lui a sans doute pardonné au nom de Montaigne, dont il s'agit toujours, d'une manière ou d'une autre, de défendre la mémoire.
C'est donc cela que nous devons à la Troisième République, cette apologie de Montaigne et cette justification définitive de son scepticisme par la théorie de l'évolution de sa pensée. De Bonnefon à Villey, en passant par Stapfer, Lanson, Faguet, Champion, Strowski, et quelques autres, tel est le modèle qui se cherche. La méthode historique et génétique résout le désordre, l'anarchie des Essais, excuse les défauts de leur auteur, grâce à ces trois phases qui expliquent tout sans laisser de reste. Comme pour la plupart des lieux communs sur la littérature française véhiculés par les manuels républicains depuis un siècle, il y a quelque ironie à ce que nous devions celle simplification capitale aux élèves du dernier grand critique éloquent du XIXe siècle, le chantre du classicisme et de l'ordre moral : Brunetière, dont le rôle semble
Lanson. Histoire de la littérature française, op. cit., p. 322.
Paris, Boivin. 1921
Paris, Boivin. 1921
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déterminant dans cette conception. Il importe de revoir comment les lieux communs et les contresens sur un écrivain se sont imposés à nos aînés pour comprendre où nous en sommes. La comparaison de Montaigne et de Renan n'est plus à l'ordre du jour un siècle plus tard. Nous ne savons plus d'où vient cette grille de lecture des Essais. Elle reste toutefois imposante, embarrassante, inévitable : tout cours sur les Essais doit commencer par la corriger, comme Faguet le faisait dès 1907. Il faut revenir au contexte de son émergence pour la rendre relative et ad hoc, non pas pour en finir avec elle mais évaluer sur une mode critique sa pertinence pour nous et sa validité pour Montaigne.
Antoine Compagnon
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-8124-5356-4
- EAN : 9782812453564
- ISSN : 1775-349X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-5356-4.p.0002
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 15/09/2006
- Langue : Français