Avant-propos
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Anthropologie tragique et création poétique de l’Antiquité au xviie siècle français
- Auteurs : Assaël (Jacqueline), Baby (Hélène)
- Pages : 7 à 15
- Collection : Rencontres, n° 452
Article de collectif : 1/34 Suivant
Avant-propos
hélène. – Je ne suis pas allée en Troade, mais c’était un eidôlon.
ménélas. – Mais qui fabrique ainsi des corps doués de regard ?
hélène. – L’Éther, d’où tu tiens ton union, par un effet divin.
Euripide, Hélène, v. 582-584.
Aussi Aristote a bien voulu donner des règles du poème dramatique, et Socrate le plus sage des philosophes ne dédaignait pas mettre la main aux tragédies d’Euripide. Il serait à souhaiter que nos ouvrages fussent aussi solides et aussi pleins d’utiles instructions que ceux de ces poètes.
Racine, préface de Phèdre.
Dans le prolongement des travaux de Jean-Pierre Vernant et de Pierre Vidal-Naquet1, la présente réflexion entend explorer les spécificités d’une invention et d’une représentation de l’humain à l’œuvre dans la tragédie. Il s’agit de voir si, comment, et pourquoi, la tragédie énonce ou suggère une anthropologie structurée originale, cohérente, subtile, nuancée, qui complète et stimule, sans pour autant le concurrencer, le discours philosophique de son époque. Interrogation qui porte sur les moyens propres à cette forme théâtrale, sur son pouvoir performatif susceptible de proposer de nouveaux paradigmes de la nature humaine, sur la force de son imagination, plus énergique et poïétique que les méthodes d’une ontologie.
8Interrogation dont cependant la validité même ne va pas de soi, car l’on sait combien la réflexion sur l’anthropologie tragique a été remise en cause, pour l’époque antique, par la théorie de Florence Dupont sur « l’insignifiance tragique2 » préconisant de s’intéresser aux œuvres de théâtre comme à des performances, et donc de ne chercher les significations des tragédies ni dans l’idéologie, ni dans le mythe ; de même, pour la modernité classique, la recherche a été renouvelée à la fin du siècle dernier par les travaux de Georges Forestier sur la « broderie » et sur la génétique textuelle, et ne vont plus de soi les notions d’héroïsme cornélien ni de jansénisme racinien.
À la suite du colloque qui s’est tenu à Nice en novembre 2016, le CTEL, Centre Transdisciplinaire d’Épistémologie de la Littérature et des Arts Vivants, a souhaité rassembler dans le présent volume les divers points de vue critiques qui ont été abordés afin de discerner quel type de compagnonnage peuvent tisser ontologie et esthétique littéraire et dramatique sur la question de la tragédie.
L’ensemble des réflexions ici réunies abordent deux grandes orientations. La première, postulant le rapport entre tragédie et anthropologie, et faisant de l’homme tragique celui qui affronte une force qui le dépasse selon des modulations historiquement diverses – dieux ou Dieu, hasard, destin, cité, état, honneur, devoir, piété, race, famille –, se propose de montrer comment la poésie tragique crée et invente, avec les moyens qui lui sont propres, une figure de l’humain, au cœur d’une condition tourmentée, entre héroïsme et monstruosité, divinisation ou illusion fantomatique. Cette enquête permet ainsi de poser la question de la pluralité des anthropologies tragiques ou de leur unicité, tant les oppositions et les ressemblances manifestes des systèmes païen et chrétien peuvent se trouver subsumées dans le spectacle tragique. Il est ainsi fécond de repenser les glissements du fatum à la providence, de l’hamartia au péché, de la catharsis offerte au spectateur à la moralisation supposée des peuples. C’est au cœur de ces évolutions que se dessine la seconde voie de recherche, qui offre une archéologie du rapport entre tragédie et anthropologie, et propose de suivre le déplacement critique qui a poussé la tragédie depuis la description poétique qu’en propose Aristote vers sa définition ontologique. On mesure ainsi ce qui, dans l’élaboration poétique d’une action violente combinée à la surprise d’un 9renversement, a conduit à lire, dans le pathétique originel de l’effet, le schéma tragique de la condition humaine.
Ces deux voies d’étude, manifestement complémentaires, ont ainsi donné lieu à des contributions portant sur la tragédie grecque et latine et son rapport à l’anthropologie antique, sur la tragédie renaissante et classique et son rapport à l’anthropologie chrétienne, sur les liens possibles entre l’anthropologie chrétienne et l’anthropologie païenne, et sur les contradictions et/ou les concurrences idéologiques qui les opposent ou les font converger. Du fait de son large empan, allant de l’Antiquité à la fin du Grand Siècle français, le présent volume organise les réflexions de façon chronologique et propose un ensemble de quatre parties, « l’Antiquité grecque », « la latinité classique », « les marches de la modernité », et « la modernité classique », ensemble précédé et suivi de « prémices » et d’un « bilan », tandis que toutes les références bibliographiques ont été regroupées en fin de volume.
Les enjeux d’une poétique
de l’anthropologie tragique
pour les antiquisants
Les modalités des représentations antiques, les caractéristiques des rituels religieux qui y ont présidé à l’origine du théâtre grec et les essais de théorisation des Anciens orientent les recherches des philologues actuels sur l’anthropologie tragique dans une direction ontologique avant que d’être situationniste. En effet, dans une civilisation grecque, suivie par la culture latine, dans laquelle ce genre, devenu littéraire, commence par célébrer un dieu, Dionysos, prenant volontiers l’allure d’un taureau et accompagné par des satyres à figure de boucs, dans le cadre d’un rituel évoquant plus ou moins précisément un sacrifice où l’animal se substitue à l’humain dans la mort, tous les éléments sont réunis pour suggérer une interrogation sur l’essence du divin et de l’homme face aux circonstances de la vie et de son anéantissement. Dans ce cadre, la perspective anthropologique se présente donc, selon l’étymologie de ce mot, comme une réflexion et un discours poétique sur la nature de l’homme.
10Aristote lui-même incite à ce type d’interprétation en situant les origines de la tragédie dans la pratique du dithyrambe et des cortèges dionysiaques. D’autre part, en référant aussi ce genre dramatique à l’épopée qui l’a précédé dans l’histoire littéraire, il mesure le personnage de la tragédie par rapport aux héros de l’âge archaïque. Au-delà de la dimension morale qui s’esquisse alors dans l’exigence d’une grandeur des protagonistes, une définition ontologique est à nouveau en question, car le statut héroïque, dans l’esprit des Anciens, correspond à un état particulier de l’humanité, à un âge antérieur chanté par Hésiode, dans lequel les mortels avaient une nature bien supérieure à la situation qui a suivi. La tragédie grecque situe donc l’homme entre les dieux et les animaux et par rapport aux héros qui évoluent eux-mêmes dans un monde où ils doivent souvent s’affronter à des monstres. Les catégories sont-elles d’ailleurs vraiment étanches ? Elles sont en tout cas bien plus nombreuses et complexes que dans une anthropologie moderne et elles découlent d’une cosmogonie où les phases d’organisation du monde font surgir des créatures diverses et mutantes.
Cette évolution des représentations du vivant et cette poétique historique se compliquent aussi d’une originalité dans l’articulation intrinsèque des catégories antiques de l’humain et d’une particularité des registres sociologiques permettant de cerner l’identité d’un individu. Jean-Pierre Vernant, en particulier, a utilement dégagé et fait valoir le concept de psychologie historique, spécialement dans ses analyses du personnage d’Œdipe, pharmakos, bouc-émissaire d’une société dont il est roi et pauvre hère, égal aux dieux, égal à rien, selon une configuration sans équivalent dans d’autres contextes sociaux. Tout un champ d’investigation s’ouvre donc, à propos du théâtre antique, au sujet duquel il est indispensable d’affiner les critères d’analyse et de retrouver le sens d’une terminologie propre, et c’est ce à quoi s’attache la première partie de ce volume « l’Antiquité grecque ».
La recherche des spécificités de la pensée doit en effet continuer, non pas seulement dans le domaine des structures collectives de la société antique qui d’ailleurs se redéfinissent, au moment où la tragédie voit le jour, mais aussi dans le cadre de la psychologie de l’humain, à proprement parler. Car l’observation des représentations mentales des Anciens a pour effet de remettre en cause la pertinence de ce terme précisément, et donc de cette démarche, pour étudier l’homme. De fait, est-il fondé d’évoquer la psychologie d’un eidôlon ? La question pourrait être formulée 11autrement : un eidôlon, comme celui d’Hélène, tel qu’Euripide l’introduit au moins indirectement dans le drame, a-t-il une âme ? Platon distingue de nombreux aspects de l’être : le corps, une double psychè, une bonne et une mauvaise, un eidôlon, un pneuma… Or ce vocabulaire s’applique également aux personnages du théâtre grec. L’analyse psychologique a acquis une place fondamentale dans l’étude d’un répertoire tragique, mais intéresse-t-elle au premier chef les auteurs antiques ? Ce point demeure tout au moins à vérifier.
Bien sûr les études antiques doivent encore se préciser aussi lorsqu’il s’agit de comprendre le rapport du spectateur à la représentation, c’est-à-dire de percevoir la nature du regard qu’il est appelé à porter sur les personnages. Des anecdotes antiques rappellent la fascination du public lors des représentations, avec sa fuite lors de la mise en scène des Érinyes d’Eschyle et sans doute, pour qu’il y ait catharsis, faut-il que ceux qui assistent au rituel théâtral laissent agir ses effets au plus profond d’eux-mêmes. Pourtant les spectateurs grecs étaient aussi habitués à observer une certaine distanciation au théâtre : dans les comédies en particulier, car Aristophane sait créer des ruptures qui réinstallent son public dans la réalité, mais aussi dans les tragédies où les auteurs créent des complicités et des degrés d’interprétation réclamant une conscience et un sens critique en alerte. C’est pourquoi la question de la distinction à établir entre personne et personnage fera partie des prémices de nos questionnements. Autrement dit, la recherche anthropologique portant sur les représentations de l’homme que le théâtre antique fournit ne peut manquer de comporter un aspect méthodologique et de développer une espèce de mode d’emploi ou d’herméneutique de la représentation tragique. Car il s’agit de saisir comment et dans quelle mesure un spectacle se présente comme réalité vivante ou comme image poétique de l’homme.
Le vocabulaire, les données mythologiques amènent à réfléchir sur l’ontologie spécifique qui transparaît à travers la poésie des tragédies antiques. Mais en outre, par nature, le théâtre crée des situations dans lesquelles les personnages se définissent comme tels, dans leurs rapports avec des dieux qui les briment et les oppriment, dans leurs rapports avec d’autres mortels qui les incitent à réagir et les poussent ainsi à se créer un système de valeurs selon lequel ils accepteront de se reconnaître, ou dans le cadre d’une condition qui les conduit à se donner des moyens de construire leur existence.
12L’analyse dramaturgique qui permet aux antiquisants d’examiner comment les êtres humains se situent par rapport aux dieux ou à leurs congénères sera largement représentée dans ce volume, à propos des pièces de Sophocle ou d’Euripide, qu’il s’agisse d’observer comment Philoctète trouve une voie d’humanité et d’héroïsme dans l’intervalle de la rouerie et de la générosité entrelacées de ses interlocuteurs Ulysse et Néoptolème, ou comment Héraclès progresse entre sa monstruosité, sa semi-divinité et son humanisme partagé avec Thésée.
Dans le fil de cette recherche, l’étude de la tragédie et de la pensée tragique des Latins fera apparaître une problématique particulière, celle du défi posé à ces poètes de transposer dans leur culture et dans leur vérité sociale et humaine les représentations inventées ou illustrées par leurs prédécesseurs grecs.
La partie de ce volume consacrée aux auteurs de « la latinité classique » fera ressortir une créativité vivace, de la tragédie archaïque à celle de Sénèque, renouvelant l’héritage de la mythologie et des auteurs grecs, d’une part à travers une adaptation de l’esprit tragique dans l’épopée virgilienne, et aussi à travers la composition d’un nouveau registre dramatique. Que ce soit dans le traitement des sujets religieux ou dans la représentation des structures politiques et sociales, les drames proposés par les poètes latins font apparaître une adaptation subtile mais efficace, de manière à refléter de nouvelles visions de l’humain.
Les enjeux d’une poétique
de l’anthropologie tragique
pour les modernistes
Et c’est l’ensemble de ce théâtre antique, d’Eschyle à Sénèque, avec ses sujets païens, qui va irriguer la production tragique de la Renaissance, italienne et française : dès le xive siècle, la tragédie, influencée par l’effort du syncrétisme thomiste, tente à son tour de célébrer, et de représenter, la difficile union de la Bible et du Lycée. Les réflexions rassemblées dans la troisième partie « Les marches de la modernité » le montreront, les humanistes, passeurs de la culture antique, font renaître une tragédie 13qui s’attache à redéfinir la place de l’homme, en le faisant s’éloigner du panthéon olympien et de ses oracles aveugles pour le faire entrer dans le chemin qui mène au ciel des chrétiens.
Comme s’effacent les marques populaires du merveilleux chrétien médiéval – disparition actée par l’arrêt du parlement de 1548 interdisant aux Confrères de la Passion de jouer des mystères ou des miracles –, les auteurs s’emparent des demi-dieux, des monstres et des sorcières de la fable antique, ressortissant à un merveilleux incroyable et condamnable, pour les transformer en allégories morales qui démontrent la faiblesse de la créature soumise à la concupiscence.
Pour ce faire, la stratégie des humanistes s’appuie sur le mélange constant des références scripturaires et des sources antiques, comme on le verra dans la pratique de Calvy de La Fontaine ou de George Buchanan, ou encore dans les gloses et commentaires du réformé Melanchthon ou du jésuite Del Rio. Les personnages féminins sacrificiels, telles Antigone et Iphis, sont ainsi rapportées à l’agneau de Dieu ou à la Vierge Marie, tandis que Melanchthon rapproche Œdipe de Saül et de Judas, et que le père Del Rio fait du valeureux Hercule un modèle de piété.
Cette application chrétienne est aussi l’une des raisons de l’influence majeure de Sénèque : comme le rappellent les contributions qui lui sont consacrées dans la troisième partie de ce volume, Sénèque occupe, dans cette translatio studii, une fonction singulière et prégnante, à la fois pour son théâtre et le furor de ses personnages, et pour la philosophie néo-stoïcienne qui se développe à partir de ses écrits non dramatiques. D’autant que, même lorsque les poètes se réclament des originaux grecs, c’est le filtre du furor sénéquien qui préside à la réécriture, comme pour le César de Grévin. Car la démesure de ses héros, cette hybris structurant les personnages tragiques que sont les tyrans, les jaloux et les traîtres, permet d’organiser un discours sur les passions mauvaises de la créature en proie à la souillure et au péché, tout en suggérant, par l’aveuglement des personnages, les failles d’une illusion stoïcienne que seule l’humilitas des chrétiens peut combler.
Pour être systématique, l’acculturation chrétienne de la fable antique par la tragédie ne dessine pourtant pas toujours une trajectoire linéaire, dans la mesure même où, d’une part, le spectacle théâtral, qu’il soit païen ou chrétien, est toujours la cible des moralistes et des iconoclastes néo-platoniciens, et où, d’autre part, la chrétienté elle-même, déchirée par la Réforme, bouleversée par l’invention du nouveau monde, et confrontée 14au renversement copernicien, ne parle plus d’une seule voix. C’est ce que révèlent les différentes déclinaisons de la transcendance tragique aux xvie et xviie siècles, écartelée entre le fatum antique et la providence chrétienne, de Jodelle à Racine. Multiple, multiforme et parfois contradictoire, la transcendance à l’œuvre dans la tragédie enregistre aussi les débats découlant du concile de Trente : la réflexion post-tridentine, par la réévaluation du libre arbitre, va favoriser, au cœur même de la création tragique, un discours sur la volonté et le libre choix des personnages. Dès lors, les tragédies « miroirs de la vie humaine3 », vont permettre, à travers la geste héroïque de leurs personnages, la construction de l’homme moderne, dont les certitudes anthropocentriques et théologiques vacillent, mais que l’action librement consentie peut grandir.
C’est ce que feront apparaître les contributions rassemblées dans la dernière partie « La modernité classique », qui s’intéresse à la production tragique du xviie siècle : pour être toujours centrale dans la tragédie, la question de la place de l’homme par rapport à Dieu est désormais concurrencée par celle de l’homme dans son rapport à ses passions. Car passé le concile de Trente, l’acculturation chrétienne paraît consubstantielle à la tragédie, et semble aller de soi : une fois les places respectives de la créature et de son Dieu renégociées et raffermies par rapport au vacillement humaniste de la Renaissance, la tragédie peut pleinement s’intéresser à l’homme, dans l’horizontalité de son action et de ses choix. Ce qui ne signifie pas la déchristianisation du drame, bien au contraire : la transcendance chrétienne, désormais providentielle, même avec des inflexions augustiniennes, est à l’horizon de toutes les tragédies du xviie siècle, toujours déjà là, en quelque sorte.
C’est ce raffermissement proclamé de la foi qui peut paradoxalement rendre compte du constat rappelé par Charles Mazouer, qui fait apparaître la place de plus en en plus réduite de la métaphysique, ou, plus exactement, la réduction, entre le xvie et le xviie siècle, de la présence, de la puissance et du rôle de la transcendance dans l’action tragique. Paradoxe d’une présence absente qui éclate dans les tragédies à martyre de Corneille, où le dramaturge jésuite, convaincu de l’ordre providentiel de l’univers, peut dès lors mondaniser ses intrigues. Peu à peu transformée en terrain d’exploration des mores, des défauts, des vices, des tentations 15et des passions, la tragédie pourra revendiquer une fonction édificatrice, délivrant leçons politiques et morales, et devenir le support exemplaire d’une vision utilitariste de la création poétique, faisant ainsi triompher, plus que dans d’autres créations poétiques, l’utile dulci. Se réclamant de l’héritage horatien, elle espère échapper ainsi à la condamnation des moralistes, même si les héritiers de Tertullien et les dévots ne sont pas dupes et dénoncent toujours les séductions profanes du spectacle.
La tragédie demeure en effet une création poétique, reposant sur l’illusion, l’imaginaire et le rêve, toutes catégories peu compatibles avec une régulation éthique et un assujettissement au discours d’autorité… D’autant que le xvie siècle a vu arriver dans l’héritage humaniste un élément radicalement neuf, la Poétique d’Aristote qui, depuis la parution du texte latin en 1498, puis du texte grec en 1508 chez Alde Manuce, diffuse lentement mais sûrement à partir de l’Italie les éléments d’une poétique qui valorise l’Art, à travers les notions de mimèsis et de catharsis. Et, même si l’idéologie chrétienne s’empare de la catharsis pour la lire comme la purgation des passions mauvaises, en projetant ainsi par force l’utile dulci horatien dans le texte aristotélicien, c’est bien cette même notion purificatrice que la théorie et la pratique cornéliennes vont réévaluer, voire contester.
Car la domestication horatienne de la Poétique, loin d’être totale, laisse bien des espaces libres, offrant ainsi la possibilité d’une réflexion à la fois laïque et moralement neutre, Aristote imposant sa voix singulière sur le discours théologique hérité de Platon et sur le discours tropologique hérité d’Horace. S’ouvrira alors un espace « découpé », celui du vraisemblable et de la fiction, dans lequel s’engouffrera la création de la modernité classique dès les années 1630 en France. Pourront alors se poser la question de la fabrique du vraisemblable tragique, avec ses règles, et de la fabrique du personnage tragique, avec l’éthos singulier de héros qui décident de leur conduite en de vigoureux monologues délibératifs. À la première inflexion moralisante, et donc laïcisante, de la tragédie, se superpose un deuxième infléchissement, celui qui va doucement pousser la tragédie de l’éthique vers l’esthétique.
Hélène Baby
et Jacqueline Assaël
1 Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Paris, Maspero, 1981.
2 Florence Dupont, L’Insignifiance tragique, Paris, Gallimard, « Le Promeneur », 2001.
3 Ronsard, préface de La Franciade, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1993, t. I, p. 1164.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-09547-7
- EAN : 9782406095477
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09547-7.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 16/09/2020
- Langue : Français
- Mots-clés : Tragédie, anthropologie, poïétique, performance, théâtre, fatalité, providence, catharsis, Aristote