Un objet sans lieu
- Prix de l’Académie française Monseigneur Marcel 2021
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Anatomie de la colère. Une passion à la Renaissance
- Pages : 183 à 184
- Collection : Bibliothèque de la Renaissance, n° 81
Un objet sans lieu
La colère, en tant qu’objet de connaissance, n’a pas de lieu assigné. Il faut en chercher l’image dans les discours spécialisés où elle se diffracte. Tous ces discours obéissent à leur logique propre : ils se fondent sur un système d’analogies, d’oppositions, de symétries, qui devrait unifier et ordonner le réel et qui n’y parvient qu’en théorie. Cela ne bride pas leurs prétentions. Tiraqueau rappelle que Cicéron, dans son De Legibus[I, 17], pense qu’il faut puiser la connaissance du droit aux profondeurs les plus intimes de la philosophie et Alciat considère que le droit englobe tous les autres arts. Paracelse estime que, comme il existe une analogie entre le corps humain et le cosmos, le médecin devrait être un savant universel1. Chaque savoir aspire à occuper la place d’une science souveraine et hégémonique, qui dominerait et subsumerait toutes les autres, qu’Aristote réserve à la philosophie2. Chacun tend à tenir un discours sur la totalité parce qu’il n’a pas une conscience de lui-même suffisamment poussée pour percevoir ses limites et discerner le moment où il sort de son domaine de légitimité. En effet, la notion d’encyclopédie brouille les frontières entre les savoirs qui ne se définissent pas en fonction de leur objet, mais de la fin qu’ils s’attribuent et des moyens – approches, concepts, méthodes – dont ils se dotent pour les atteindre.
Cela ne bride pas leurs prétentions à l’hégémonie ni leur ambition d’un savoir total. Pour Cardan, la médecine ouvre sur la morale ; pour Tiraqueau, le droit débouche sur la philosophie ; pour Léonard, peindre, c’est parcourir tout le cercle des sciences. Loin d’être cloisonnés de façon étanche, les discours savants de la Renaissance empiètent les uns sur les autres.
De l’Antiquité ils retiennent en particulier le topos des effets délétères de la colère. Ils recourent aux anciennes philosophies surtout pour appréhender la mauvaise colère : ils se rappellent qu’Aristote évoque la colère à propos de la vertu de mansuétude et que Sénèque ou Plutarque 184recensent les moyens de la combattre. L’humanisme, même lorsqu’il critique le stoïcisme, présente la colère comme une déchéance dans la barbarie ou l’animalité, comme un manquement à la charité.
Néanmoins la complexité d’une pensée sur la colère traversée de courants plus ou moins profonds, plus ou moins puissants, ne doit pas être masquée. Nous avons tenté de suivre celui qui permet le dépassement de l’antagonisme entre stoïcisme et aristotélisme. Avec Basile, avec Lactance, avec Augustin, la colère cesse d’être constamment considérée comme un vice, ou comme une passion dont il faudrait modérer la ferveur. Peu importe qu’elle soit violente, du moment qu’elle est convenablement orientée, qu’elle témoigne d’un souci du prochain et de l’amour de Dieu. La colère n’est plus alors, comme le pensait le stoïcisme antique, ce qui sépare le sujet de ses semblables, ce qui le prive de son humanité, mais au contraire ce qui affirme, jusque dans la véhémence de la parole et de l’action, le lien à autrui. Elle peut procéder de la volonté de convaincre, de l’affirmation de la responsabilité, de l’exigence de justice ou de la revendication de la foi. Ce courant, longtemps souterrain, se manifeste pleinement au xvie siècle. La Renaissance découvre alors l’extraordinaire énergie que recèle la colère, qui peut donner à l’avocat le pouvoir de persuader le juge, au prédicateur la force d’exalter les fidèles, au roi l’autorité indispensable à un bon gouvernement. Elle entrevoit qu’il pourrait exister de bonnes colères, comme l’ardeur, l’indignation, le zèle.
Il reste que ces discours théoriques et généraux, guidés par l’intention d’édifier le lecteur, visent le plus souvent à poser des normes idéales. En énonçant ce qui devrait être ils risquent de négliger l’observation. Pourtant, la Renaissance a eu le goût du particulier et du concret et elle a produit d’autres textes qui permettent de pousser plus loin l’analyse de la colère.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-10026-3
- EAN : 9782406100263
- ISSN : 2114-1223
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10026-3.p.0183
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 30/11/2020
- Langue : Français