Argument sur la mort
- Publication type: Journal article
- Journal: Alkemie Revue semestrielle de littérature et philosophie
2016 – 2, n° 18. La mort - Author: Bonnant (Marc)
- Pages: 13 to 15
- Journal: Alkemie
ARGUMENT SUR LA MORT
« J’éprouve une difficulté d’être. » C’est une réplique que l’on prête à Fontenelle, prononcée avant qu’il n’expirât presque centenaire – lui qui, à l’instar de Voltaire, était né tout juste viable et qui avait nonobstant rendu un plein siècle de pensée féconde. Ces mots, dont le tour sagace vient alléger la solennité de l’instant, rendent compte de ce que la fin de la vie (mais par extension : la vie elle-même) est une épreuve consciente menée avec le stoïcisme que réclame la certitude de l’inéluctabilité. L’expérience du vivant ne se gagne qu’à ce prix.
Chacun de nous doit se résoudre à disparaître. Même les héros, dont les reliques pulvérulentes remplissent panthéons et pyramides, ont rendu leur dernier souffle. Les sublimations de l’être, portées par le désir religieux, n’ont, pour l’heure, offert aucune démonstration que l’esprit survit à la chair, ou qu’il s’incarne dans la peau d’un autre pour un temps imparti… Inversement, aucun athéisme n’est encore venu prouver que l’âme s’éteint, périssant avec le corps, et qu’il n’existe pas plus de vie après l’être qu’il n’en existe avant lui. Ce double constat d’irrésolution n’a jamais empêché quiconque d’accorder foi à telle ou telle option selon son gré ; le « pari pascalien » en est une illustration inquiète mais raisonnable.
On se sait périssable parce que chacun l’est. Mais comment s’imaginer mortel dans un monde où l’on ne mourrait point ? La perspective du je mourant ne peut s’obtenir que par l’observation de la perte de l’autre, fût-il l’étranger (« il ») ou le proche (« tu »), dont on pleurera ou non la disparition selon l’affection qu’on lui prête. L’exercice de la mort est inséparable du fait social ; dans un sens, il en est même constitutif. Il n’existe aucune communauté d’hommes chez qui les défunts ne fassent l’objet d’une attention particulière, d’un traitement choisi. De tout temps, les rites funéraires signalent une manière de piété réservée au cadavre, et cet égard cultuel constitue un indice de l’évolution sociale des populations primitives.
14Dans l’ancienne Égypte, le nom du disparu est un principe vivant dont l’évocation orale fortifie sa régénérescence. Mourir y est dit « sortir au jour », bel oxymore rendant grâce à la course du soleil qui, après s’être abîmé sur l’horizon, resurgit des ténèbres pour célébrer la nouvelle aube. Selon La Rochefoucauld, « le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement. » Car en effet, l’astre du jour, pour moitié funèbre, est aussi un symbole de vie – à l’instar de l’eau, indispensable au vivant mais ubiquiste dans les mondes chtoniens, où l’on prépose un nocher à la traversée des âmes. Nerval, se promenant sur les berges du Danube, ne soupirait-il pas : « Voyez comme cet endroit serait bien fait pour nous aider à sortir proprement de la vie… ».
La géographie complexe des Enfers (relire l’Énéide ou la Divine Comédie pour s’en persuader) confirme que le décédé, affranchi de sa rigor mortis, est redevenu un être en mouvement auquel on prédit un voyage codifié bien que méandreux. Cette promesse de palingénésie, dont la croyance immémoriale situe le dogme chrétien (« la mort est espérance ») dans la continuité de la pensée platonicienne (« la mort est un bien »), tente de faire rempart aux terreurs diverses inspirées par l’idée du trépas. L’interdit du suicide, comme celui de la crémation, n’a fait que rehausser l’épouvante de l’ensevelissement à vif, plus insoutenable encore que celle du pourrissement. Ainsi, projeter le mort dans une perspective de mobilité retrouvée, c’est s’exonérer en partie des affres de la mise en terre et de la dégradation corporelle.
Il est coutume de baptiser un enfant du nom d’un ancêtre défunt. Qu’y voir sinon une manière d’acter la perpétuation du mort dans le vivant et, par là même, d’encourager la transmigration de l’être ? À travers le faire ou le dire, invoquer la mort dénonce presque toujours une volonté d’exorcisme ; la littérature, dans laquelle surabonde l’image de la mort, en est une manifestation flagrante. La complaisance malicieuse de Villon pour le macabre illustre à merveille ce Moyen Âge finissant où mort et facétie se coudoient, préfigurant les vertus cathartiques de l’humour noir. Le classicisme, en revanche, imposera, avec le genre tragique, un hiératisme tout hérité du théâtre antique, siège des dieux et des braves. Curieusement, le siècle des Lumières n’a pas beaucoup disserté sur la mort ; le laconisme des dictionnaires à l’article concerné est pour le moins édifiant. Il faut attendre le romantisme pour pleurer la mort de l’Autre lors de longs monologues élégiaques où l’ombre du suicide n’est jamais 15loin. La littérature fantastique, quant à elle, semble avoir puisé dans un registre sans fond, et la richesse narrative qui devait en résulter n’a d’égal que l’imaginaire insufflé par la possibilité d’un au-delà.
« Impundens Orcum moror ! » s’exclamait le poète latin. On sait le moment ultime contingent quoiqu’inévitable, mais on implore pour qu’il survienne au plus tard. Une fois sa vie vécue, l’homme perçoit dans les prémices de la sénescence le commencement même de sa mort. N’est-il, comme le croyait Platon, qu’une âme en pénitence échue dans une prison de chair ? Cette part de lui présumée pure, nommée noûs, accède-t-elle à l’éternité ? Ou doit-il se résoudre à disparaître et cesser d’exister absolument, ainsi que le pensait Épicure ? Mais faut-il seulement qu’il songe à tout cela, quand sa vie entière n’aura été qu’un Sein zum Tode, un « être-[tendu-]vers-la-mort ».
Paradoxe d’un thème exprimant le néant : bien que prolifique sinon prolixe, le discours autour de la mort est intarissable, tout comme la connexité des sujets qui s’y rapportent naturellement. Penser la mort, c’est penser la vie ; vivre, c’est apprendre à mourir. Nous avons déjà lu cent fois ces aphorismes sans trop y prendre garde, comme si mourir (ou vivre donc), au fond, c’était l’affaire des autres, des mourants, ces vivants se voyant mourir. « Vivre tue », badinait Aquin. Relisons-les une fois de plus et méditons-les avec le soin qu’ils méritent.
Marc Bonnant
- CLIL theme: 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
- ISBN: 978-2-406-06636-1
- EAN: 9782406066361
- ISSN: 2286-136X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06636-1.p.0013
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 12-22-2016
- Periodicity: Biannual
- Language: French