Éditorial Prendre en compte et intégrer l’économie politique de la construction
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Ædificare Revue internationale d’histoire de la construction
2022 – 2, n° 12. La perspective de l’accident - Auteur : Rabeneck (Andrew)
- Pages : 17 à 21
- Revue : Ædificare
Éditorial
Prendre en compte
et intégrer l’économie politique de la construction
La construction est la condition sine qua non de toute vie culturelle, économique et sociale 1 .
L’histoire de la construction est une branche du savoir qui ne possède pas encore de programme de recherche spécifique, ni de cadre théorique convenu, ni de mécanisme formel de transmission par l’enseignement. Ses méthodes empruntent à la fois aux sciences et aux humanités. Cependant, malgré ses limites en tant que discipline structurée, l’histoire de la construction est une branche de la connaissance de plus en plus répandue, parce qu’elle traite d’une activité humaine fondamentale, l’édification d’un abri.
Ædificare a été créé pour reconnaître que l’histoire de la construction offre un point de rencontre, un espace spécifique dans lequel on peut aborder des questions transversales ou transdisciplinaires. Les éditeurs ont utilement identifié certains sujets importants de ce champ :
–Les lieux du travail de construction.
–Le rôle des connaissances en matière de construction.
–Les matériaux de construction.
–La décision de construire ; qui décide ?
–L’effet du temps sur la construction.
–Ceux qui construisent, les acteurs : les entrepreneurs, les concepteurs.
18L’examen des dix premiers éditoriaux de la revue, montre que chacun d’entre eux appelle, d’une manière ou d’une autre, l’histoire de la construction à élargir son champ d’action ou à modifier sa perspective, afin de pouvoir aborder des sujets majeurs qui nous sautent aux yeux. Dominique Barjot considère que la récente et profonde transformation des structures de production de la construction constitue un défi majeur pour les historiens de la construction2. Valérie Nègre plaide pour une « économie circulaire de la connaissance3 » et, plus tard, avec Robert Carvais, nous invite à nous concentrer sur la « vie des matériaux4 ». Les défaillances réglementaires/politiques qui ont conduit à l’incendie de la tour Grenfell et les défaillances matérielles/de conception du pont Morandi ont tragiquement souligné la nécessité d’une recherche historique plus transversale5. Tout récemment, au Royaume-Uni, l’indifférence politique face aux défaillances généralisées du béton cellulaire autoclavé renforcé (Reinforced autoclaved aerated concrete – RAAC), autrefois très répandu, a entraîné la fermeture d’urgence d’écoles, dont l’histoire est étroitement liée à la dégradation de l’autorité publique en matière de recherche sur la construction depuis la privatisation du Building Research Establishment, institution gouvernementale de renommée mondiale, en 1997, un an seulement après la publication de son rapport sur les défaillances systématiques du béton RAAC6. L’épuisement général des ressources et la réponse de la construction au changement climatique sont également abordés dans les éditoriaux d’Ædificare, et il s’agit là d’une évolution bienvenue.
Je ne suggère pas que les récits traditionnels d’invention et d’application technologiques ne sont plus pertinents pour l’histoire de la construction ou qu’ils sont nécessairement trompeurs, mais simplement que les sujets brûlants en cette période de transformation remarquable de la construction devraient refléter le contexte social et politique dans lequel le changement s’opère. D’une certaine manière, je me souviens du plaidoyer de Bijker, Hughes et Pinch, dans les années 1980, en faveur d’une 19véritable sociologie de la technique, avec des « analyses approfondies » et des « réseaux d’acteurs7 ».
Un pionnier dans l’utilisation d’une telle approche transversale de la construction est le géographe Yves Lacoste, dont les articles des années 1950 comprennent un article sur l’industrie mondiale du ciment8 et un autre sur l’industrie de la construction au sens large9. Lacoste est connu comme un précurseur du concept de géopolitique, et les deux articles abordent l’économie politique mondiale d’après-guerre de manière convaincante. Ce qui se passe sur le plan technologique est correctement expliqué en fonction de la situation politique et économique.
Pour Lacoste, « la géographie est un savoir stratégique et politique, au cœur de la stratégie militaire et de l’exercice du pouvoir politique10 ». Michel Foucault, après avoir débattu avec Lacoste en 1976, a modifié sa position, reconnaissant que la géographie est bien le point de rencontre de l’espace et du pouvoir11. La dimension géographique est de plus en plus pertinente pour l’histoire de la construction, en raison des transformations qu’elle subit à l’échelle mondiale12. Dominique Barjot est un exemple contemporain de l’approche transversale de l’histoire de la construction. Il se plonge parfois explicitement dans les questions politiques qui façonnent la construction, mais il est toujours attentif aux questions globales qui conduisent au changement13. Son éditorial pour Ædificare no 9, « Les sources de la création de valeur : Les entreprises, 20les entrepreneurs, les ingénieurs et les ouvriers », souligne que l’histoire de la construction doit dépasser les facteurs techniques ou architecturaux, aussi nécessaires soient-ils, si elle veut saisir la véritable nature des transformations contemporaines.
Quels sont donc les outils disponibles pour aider les historiens de la construction à élaborer une lecture plus large et plus transversale de la transformation de la construction sous le capitalisme tardif ? Une discipline relativement nouvelle, l’économie politique internationale (EPI), a émergé pour fournir un cadre permettant d’expliquer la dynamique dont nous sommes témoins. Considérant l’économie mondiale comme une compétition politique qui produit des gagnants et des perdants, l’EPI examine la manière dont les acteurs étatiques et non étatiques recherchent la richesse et le pouvoir. En mettant l’accent sur les concepts économiques ainsi que sur l’interaction entre les politiques nationales et internationales, l’IPE encourage la réflexion critique sur la manière dont la politique économique est élaborée dans le contexte de la mondialisation14. La raison pour laquelle cela est important pour l’histoire de la construction est que la croissance démographique, la mobilité du capital et ses instruments de distribution au cours des vingt dernières années transforment chaque marché de la construction et la culture de la construction dans le monde entier : l’extraction des matières premières, la fabrication et la distribution des matériaux de construction, les produits et les systèmes de construction, l’organisation et l’exécution de la construction, la gestion de la main-d’œuvre dans le secteur de la construction et surtout la position des architectes et des ingénieurs. Nous, historiens de la construction, avons beaucoup à apprendre des approches tentées par l’IPE. Il est nécessaire d’avoir une vision synoptique de l’économie politique de la construction, des forces qui modifient la manière dont nous construisons, de la croissance démographique à la pénurie de ressources. La construction est une activité universelle qui, comme l’a compris Yves Lacoste dans les années 1950, est un aspect important de l’anthropocène, l’interaction de l’homme avec la géologie et les écosystèmes de la planète.
21L’hégémonie mondiale du cadre institutionnel occidental de la construction, aujourd’hui renforcée par les applications informatiques et diffusée par le biais du web mondial, est un domaine immense et fascinant pour les historiens de la construction, tout comme le sont les oligopoles mondiaux qui dominent pratiquement toutes les catégories de produits ou de matériaux de construction. Les sujets de réflexion ne manquent pas.
Andrew Rabeneck
1 Yves Lacoste, « Aspects géographiques généraux des industries de la construction », Annales de Géographie, Année 1959, Volume 68, Numéro 366, p. 121-153.
2 Editorial, Ædificare, No. 9, 2021.
3 Editorial, Ædificare, No. 4, 2018.
4 Editorial, Ædificare, No 7, 2021.
5 Robert Carvais a soulevé ses deux questions dans les éditoriaux d’Ædificare, No. 2, 2017 2, et No. 3, 2018-1.
6 Building Research Establishment Information Paper 10/96 https://www.thenbs.com/PublicationIndex/documents/details?Pub=BRE&DocID=98696.
7 W.E. Bijker, T.P. Hughes, T. Pinch, The Social Construction of Technological Systems, 1984, Cambridge, MIT Press.
8 Yves Lacoste, « L’industrie du ciment », Annales de Géographie, t. 66, no357, 1957, p. 411-435. DOI : https://doi.org/10.3406/geo.1957.18305.
9 Yves Lacoste, « Aspects géographiques généraux des industries de la construction », Annales de Géographie, t. 68, no366, 1959, p. 121-153, DOI : https://doi.org/10.3406/geo.1959.16542.
10 Leslie W. Hepple, “Geopolitiques de gauche : Yves Lacoste, Herodote and French radical geopolitics”. In Dodds, Klaus ; Atkinson, David (eds.). Geopolitical traditions : a century of geopolitical thought. New York : Routledge, 2000, p. 268.
11 Yann Calbérac, “Close Reading Michel Foucault’s and Yves Lacoste’s Concepts of Space Through Spatial Metaphors.” Le foucaldien 7, no. 1 (2021) : 1–21. DOI : https://doi.org/10.16995/lefou.90.
12 Andrew Rabeneck, “Recent Geopolitics of Construction – origins and consequences” in Ine Wouters, Stephanie Van de Voorde, Inge Bertels, Bernard Espion, Krista de Jonge and Denis Zastavni (eds.) Building Knowledge, Constructing Histories, Proceedings of the 6th International Congress on Construction History (6ICCH 2018), July 9-13, 2018, Brussels, Belgium, CRP Press / Balkema, London, Taylor and Francis, 2018, 3 vol., t. 2, p. 1089-1096.
13 Dominique Barjot, « Les entrepreneurs et la politique. L’exemple du bâtiment et des travaux publics », Politix, vol. 6, no23, troisième trimestre 1993. « Patrons. Représentation des intérêts et usages d’une représentation », sous la direction de Guillaume Courty, p. 5-24. DOI : https://doi.org/10.3406/polix.1993.1567.
14 L’histoire de l’EPI est retracée dans l’ouvrage de référence d’Éric Helleiner, The Contested World Economy, CUP, Cambridge, 2023.
- Thème CLIL : 3076 -- TECHNIQUES ET SCIENCES APPLIQUÉES -- Architecture, Urbanisme
- ISBN : 978-2-406-16730-3
- EAN : 9782406167303
- ISSN : 2649-177X
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-16730-3.p.0017
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 24/04/2024
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français