Book reviews
- Publication type: Journal article
- Journal: Ædificare Revue internationale d’histoire de la construction
2021 – 1, n° 9. Pierre et dynamiques urbaines - Authors: Bernardi (Philippe), Nègre (Valérie)
- Pages: 373 to 380
- Journal: Ædificare
Joan Domenge et Jacobo Vidal (texte), Aleix Bagué (Photographies), Santa Maria del Mar, Barcelone, Fundaciό Uriach 1838, 2018, 142 p.
Dans une revue spécialisée comme la nôtre, les comptes rendus proposés portent essentiellement, reconnaissons-le, sur des ouvrages dont la diffusion ne déborde que peu le cercle d’un public averti. Il n’y a pas lieu de revenir sur l’intérêt d’user de l’outil « compte-rendu » pour faire connaître aussi largement que possible ce type de publications. Il ne semble pas moins légitime de s’intéresser à des ouvrages destinés à un large public, quand ceux-ci ont la qualité du Santa Maria del Mar que propose la Fundaciό Uriach 1838. Il faut dire un mot, une fois n’est pas coutume, de l’éditeur et du nom étrange qu’il porte car l’histoire même du livre s’ancre dans celle du quartier de la Ribera (l’ancienne Villanova de Mar), bordant la mer, que domine la basilique. Un quartier dans lequel Joan Uriach fit ses débuts, en 1838, avant de diriger une importante entreprise pharmaceutique. C’est par la commande d’un ouvrage sur cette église que la fondation souhaita, en 1988, lors de sa création, marquer les 150 ans de la firme. En qualifiant l’église paroissiale de Santa Maria del Mar de « catedral de la Ribera », Francesc Tort i Mitjans1 cherche à rendre compte de la monumentalité de cet édifice de 33 mètres de haut sur autant de large. L’image de la cathédrale a depuis été reprise, avec le succès que l’on sait, par Ildefonso Falcones dans son roman historique La Catedral del Mar, publié en 20062.
En 2018, alors même qu’une série télévisée s’emparait de cette Catedral del Mar, l’entreprise Uriach décida, pour ses 180 ans, de proposer au public une autre vision de cette œuvre majeure du gothique catalan. C’est à Joan Domenge Mesquida et Jacobo Vidal Franquet, tous deux enseignants d’Histoire de l’Art médiéval à l’Université de Barcelone, qu’a été confiée la rédaction de cette monographie grand public, aujourd’hui 374disponible en catalan, en espagnol et en anglais, magnifiquement illustrée de nombreuses photographies dues à Aleix Bagué Trias de Bes, photographe spécialisé dans les vues d’architecture.
Le livre que nous proposent ces fins connaisseurs de l’architecture gothique aborde l’histoire de Santa Maria del Mar par celle du quartier de marins et de commerçants dans lequel elle prit place au début du xive siècle. Si le livre se plie volontiers à l’exercice de la description, amenant le regard du lecteur sur le détail de la construction et du décor, il enrichit considérablement celle-ci par une constante mise en perspective des observations proposées. Le chantier de Santa Maria del Mar s’apprécie ainsi à l’aune des constructions contemporaines. Il s’anime de ce que l’érudition des auteurs nous livre des allées et venues des bâtisseurs, peintres, sculpteurs ou peintres-verriers, de leurs formations et de leurs carrières. Il conserve aussi ses zones d’ombres qui recouvrent la plupart des artisans ayant travaillé à cette édification, comme nombre de ceux qui ont dirigé leurs actions. Les sources sont là, elles-aussi, avec leurs richesses et leurs limites, et le travail de l’historien se donne à voir comme celui du maçon.
Photographies, plans et schémas encadrent le texte et en soutiennent la lecture alors que de superbes clichés en pleine page ou en double page invitent régulièrement à la contemplation. La lecture elle-même peut emprunter des chemins de traverse et s’arrêter sur l’un des multiples encarts qui ménagent ponctuellement des fenêtres sur certains points du discours. Le plan choisi est chronologique. Si le souvenir de la basilique tardo-antique de Santa Maria de les Arenes, première église paroissiale de la Villanova de Mar, est évoqué, Santa Maria del Mar semble s’implanter plutôt dans le terrain dégagé d’une nécropole que sur les vestiges d’un autre bâtiment. La construction de la nouvelle paroissiale s’inscrit dans un temps fort de l’activité constructive de Barcelone qui, sous l’impulsion de la croissance économique de la ville au xiiie siècle, voit de nombreux chantiers publics, privés, religieux et royaux fleurir au début du xive siècle. Portée par l’expansion de la cité, la nouvelle organisation religieuse voit la dotation conséquente de l’archidiaconé dont elle dépend et la demande croissante de chapelles, la construction de Santa Maria del Mar est officiellement lancée en 1329, ce dont témoigne la pose d’une première pierre par l’archidiacre Bernat Llull, et le contrat détaillé passé alors avec les deux constructeurs 375Ramon Despuig et Berenguer de Montagut. Le chantier de la paroissiale présente plusieurs originalités dont la première est de commencer par une ceinture de chapelles privées qui a dû assurer en grande partie le financement de l’ensemble. C’est de l’extérieur vers l’intérieur que l’édification va être menée, en grande partie grâce au financement de marchands du quartiers tels que Berenguer Bertran ; les pouvoirs publics et, en premier lieu, la monarchie prenant le relai des financeurs privés, après la Peste Noire de 1348.
Une autre originalité du chantier consiste dans la rapidité avec laquelle il est conduit ; une cinquantaine d’années suffisant à bâtir l’essentiel de la nouvelle église. Grâce au soutien de Pierre le Cérémonieux, les travaux ne furent pas arrêtés par la Peste Noire qui sévit au milieu du siècle, mais le rythme soutenu de la construction a également été servi par le choix fait de bâtir les murailles avec des pierres de dimensions réduites dont la mise en œuvre s’avérait moins complexe. En 1384, Santa Maria del Mar disposait déjà de ses trois nefs et de son chœur, aux voûtes reposant sur de fins supports octogonaux. Les trois nefs, à peu près de même hauteur, composent un espace homogène, sans interruption visuelle du fait de l’espacement des supports, ce qui renforce l’harmonie de l’ensemble, basée sur des rapports simples entre les parties (10 pieds (de 33 cm) de large pour les chapelles, 20 pour les nefs latérales, 40 pour la nef centrale…). Intérieurement comme extérieurement, c’est la sévérité des lignes, l’harmonie des proportions et la simplicité des structures qui règnent. Comprendre Santa Maria del Mar implique de se dégager des références esthétiques du gothique septentrional pour se laisser porter par un jeu subtil de pleins et de vides que renforce la sobriété du décor.
De décor, il en est question dans les derniers chapitres du livre qui évoquent successivement les portails, les vitraux et le mobilier pour finir sur « la rénovation du chœur et les autres splendeurs d’époque moderne ». C’est l’occasion pour les auteurs de revenir sur certains épisodes de la vie du monument : le tremblement de terre de 1428, qui entraîna l’effondrement de la rose primitive de la façade occidentale, remplacée en 1460 ; la Guerre Civile, aussi, et l’incendie dévastateur du mois de juillet 1936.
Lire Santa Maria del Mar ce n’est pas uniquement s’extraire du Moyen Âge fantasmé dans lequel notre xxie siècle se met en scène. C’est revenir à ce qui a fait la force et l’étrangeté, aussi, de l’un des monuments 376médiévaux les plus marquants de Barcelone. C’est également une porte ouverte sur l’art catalan mais, au-delà, sur ce monde d’échanges et de voyages qui, au xive siècle, engendra Santa Maria del Mar. Ce livre fait la démonstration que la « vulgarisation » ne va pas nécessairement de pair avec la pauvreté catastrophique, abrutissante, que l’on constate trop souvent à la lecture des guides proposés. On ne peut que souhaiter vivement que les volumes de cette qualité se multiplient pour combler le fossé qui sépare les publications savantes de celles destinées au « grand public ».
Philippe Bernardi
CNRS, LaMOP UMR 8589
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Louis Cellauro et Gilbert Richaud, Palladio and Concrete. Archaeology, Innovation, Legacy, Roma-Bristol, L’Erma di Bretschneider, 2020, 113 p, 34 fig.
Le volume Palladio and Concrete s’intéresse à la résurgence du béton romain dans les livres d’architecture des xve et xvie siècles. Le béton non armé de l’époque moderne fait depuis quelques années l’objet de l’attention des historiens et des restaurateurs. L’histoire de sa réapparition au xviiie siècle a été retracée et mise en relation avec la réinvention d’une autre technique de construction : le pisé. L’introduction positionne d’emblée l’étude par rapport aux travaux existants, notamment au volume publié en 2013 par Roberto Gargiani sur les débuts du béton non armé (Concrete, from Archeology to Invention 1700-1769). Tandis que Gargiani situe les origines du béton contemporain dans les études et les essais sur les ciments menés au siècle des Lumières, les deux auteurs invitent à remonter plus loin et à considérer les écrits de Palladio comme une 377source d’inspiration majeure des maçonneries en béton moulées. À la fin des années 1950, l’historien de l’art Peter Collins avait avancé l’idée que les publications et les expérimentations de la fin du xviiie siècle sur les maçonneries de terre coffrée avaient ouvert la voie au développement du béton au siècle suivant (The Vision of a New Architecture. A Study of Auguste Perret and his Precursors, Londres, 1959). Louis Cellauro et Gilbert Richaud montrent en définitive ce que ces expérimentations doivent aux humanistes et aux praticiens de la Renaissance. Les auteurs reviennent se faisant sur un sujet qui les occupe de longue date. Tous deux ont étudié de près l’œuvre d’un des principaux promoteurs du pisé, l’entrepreneur et architecte lyonnais François Cointeraux. Gilbert Richaud a par ailleurs consacré plusieurs articles au béton non armé employé dans la région lyonnaise, au tournant des xixe et xxe siècles.
L’introduction rappelle brièvement quelle connaissance nous avons aujourd’hui de l’usage du béton à la Renaissance. Son emploi est surtout attesté à Rome et dans le Lazio, où l’ancienne tradition romaine de construction de murs et de voûtes en béton se poursuit sans interruption au cours du Moyen Âge. Deux architectes jouent un rôle central dans sa diffusion aux xve et xvie siècles : Donato Bramante (1444-1514) et Andrea Palladio (1508-1580). Le premier expérimente le matériau à grande échelle en l’employant à la construction des voûtes et du cœur des piliers de la croisée du transept de la basilique Saint-Pierre (1511-1513). Le second ne l’utilise pas, mais le décrit et le représente dans son fameux ouvrage I Quattro libri dell’architettura (Venise, 1570). Parmi les sept types de maçonneries restituées à partir du texte de Vitruve (De architectura libri decem, fin du ier siècle avant notre ère) et des ruines romaines, Palladio présente quatre sortes de murs qui emploient le béton comme matériau de remplissage (livre I, chapitre ix « Delle maniere de’ muri » (« Différentes manières de construire le murs »). L’étude se concentre sur deux de ces types qui jouent, selon les auteurs, un rôle majeur dans le développement des maçonneries en béton coffré en France : les « muri di cementi, ò cuocoli di fiume » (« murs faits de petites pierres ou de cailloux de rivière ») et « la maniera riempiuta, che si dice ancho cassà » (« la méthode de remplissage également nommée coffrage »). Louis Cellauro et Gilbert Richaud soulignent le fait que Palladio est le premier à représenter graphiquement sous le nom de maniera riempiuta un mur coffré en béton dans des planches mobiles. Il s’agit dès lors de 378comprendre comment l’architecte de la Renaissance en vient à une telle représentation.
L’ouvrage commence par une brève histoire des termes employés pour désigner ce que l’on nomme aujourd’hui béton (concrete). L’amplitude à la fois chronologique (Antiquité - xixe siècle) et géographique (Italie, France, Angleterre) ne permet pas d’entrer dans une étude sémantique fine. L’objectif est d’attirer l’attention des lecteurs sur l’obscurité des termes techniques vitruviens et sur les multiples traductions dont il font l’objet à la Renaissance. À l’époque moderne, les mots ont aussi des significations multiples. Le terme ciment (cementi/cement) en usage à partir du xvie siècle, signifie tantôt les petites pierres, cailloux ou morceaux de briques composant le béton (caementa vitruvien), tantôt la poudre qui fait la qualité du liant (poudre volcanique ou poudre de brique), tantôt encore, à la fin de la période moderne, l’agrégat (cailloux et liant). Les mots concrete (vers 1835 en Angleterre) et béton (utilisé depuis le xve siècle en France, mais relativement peu en usage) s’imposent au moment où se diffusent les chaux hydrauliques artificielles et le béton coffré entre des planches.
Le deuxième chapitre fait le point sur ce que l’on sait aujourd’hui des premières descriptions et utilisations du béton par les Romains. Les recherches récentes situent l’apparition du matériau au milieu du iie siècle avant notre ère. Son expansion à grande échelle advient deux ou trois générations après Vitruve (c. 80-70 – c. 10 avant notre ère). On sait que le béton permet alors la construction d’arcs et de voûtes de grandes portées. Au vu des connaissances actuelles, Vitruve semble ne pas s’être intéressé aux techniques de construction des voûtes en béton qui commençaient à se répandre en son temps ; peut-être manquait-il d’informations. Quoi qu’il en soi, il ne décrit pas de structures coffrées en bois. Il donne en revanche des renseignements sur les mortiers réalisés avec de la pozzolane, une poudre volcanique produisant, selon lui, des « résultats extraordinaires ». Dans le livre II de son De architectura (chap. 8 De generibus structurae (Sur différents types de murs), l’architecte romain fait référence à plusieurs types de maçonneries en usage nommées emplekton. Il s’agit de murs dont les parements extérieurs en matériaux taillés, posés par lits, enserrent un remplissage en matériaux non équarris. Dans un cas, les pierres intérieures sont assisées ; dans l’autre, elles sont jetées en vrac (méthode nommée dans l’ouvrage shortcut emplekton). Cette 379deuxième méthode, vue par certains historiens comme une variante archaïque, rurale et économique de la première se rapproche du béton contemporain, à la différence que le matériau n’est pas coffré dans des planches, mais dans une paroi fixe.
Partant de là, les auteurs examinent les traductions et les reconstructions « créatives » que les humanistes et les praticiens de la Renaissance donnent de l’emplekton et du shortcut emplekton avant Palladio. L’étude met l’accent sur l’analogie établie par Alberti entre les anciennes constructions romaines en béton et les maçonneries en terre compactée et moulée dans des planches décrites par Pline l’Ancien (Naturalis Historia). Louis Cellauro et Gilbert Richaud portent une attention particulière aux représentations graphiques, notamment aux premières illustrations de l’emplekton (Vitruvio ferrarese, entre 1497 et 1518), du shortcut emplekton par Fra Giocondo (Vitruvius, Venise, 1511) et a certaines variantes, comme les murs en galets et béton dessinés par Cesare Cesariano (Di Lucio Vitruvio Pollione, Come, 1521).
La quatrième partie fait ressortir l’originalité de l’interprétation que Daniele Barbaro, aidé d’Andrea Palladio, donne de l’emplekton dans sa traduction de Vitruve (1556 et deux éditions en 1567). Barbaro fournit la première description d’un coffrage en bois utilisé pour la construction d’un mur en béton. Quatorze ans plus tard Palladio est le premier à en donner un dessin qu’il présente comme « la méthode de remplissage également nommée coffrage » (« la maniera riempiuta, che si dice ancho cassà »). Le chapitre montre que les deux auteurs s’appuient à la fois sur leur connaissance du texte vitruvien, sur l’analogie établie par Alberti entre construction en béton et construction en terre et sur leurs observations personnelles des ruines romaines. Palladio fait explicitement référence à des ruines situées à Sirmione, identifiées aujourd’hui comme les ruines de la villa dite Grotte di Catullo (fin du ier siècle avant notre ère). Dans cette villa sont encore visibles aujourd’hui des murs en béton moulé dans des planches amovibles.
Le cinquième chapitre examine la postérité de la maniera riempiuta en France. Il faut attendre la fin du xviie siècle pour voir réapparaître la technique de construction par coffrage dans un traité d’architecture. L’architecte et sculpteur néerlandais d’origine française Charles Philippe Dieussart la voit comme une technique antique et vernaculaire utilisée par les paysans « dans la région de Milan et sur les bords du lac de Garde, 380comme en Champagne en France » (Theatrum architecturae civilis, Güstrow, 1679). De là, les auteurs suivent chronologiquement ses descriptions dans les publications architecturales françaises, évoquant successivement l’article « Maçonnerie » de l’Encyclopédie de Jacques Raymond Lucotte (vol. IX, 1765) ; le cinquième volume du Cours d’architecture de Jacques François Blondel rédigé par Pierre Patte (Cours d’architecture, Paris, vol. 5, 1777) ; L’Art de la maçonnerie (1783) du même Lucotte ; l’article de Georges Claude Goiffon publié dans le Journal de Physique (1772) ; les cahiers de l’École d’architecture rurale de François Cointeraux (Paris, 1790) ; le Traité de l’art de bâtir de Jean Rondelet (Paris, 1802-1817) et L’Art de composer les pierres factices, de Claude Fleuret (Paris, 1807).
Signalons la belle mise en page du volume. Les nombreuses figures extraites des traités d’architecture et les photographies de ruines romaines sont parfaitement reproduites. Elles facilitent grandement la lecture du texte.
Au total, Louis Cellauro et Gilbert Richaud livrent une étude innovante et érudite de l’interprétation de Palladio et de sa postérité. Comme le note Howard Burns dans la préface du livre, l’enquête invite à une réévaluation de la contribution de l’architecte aux recherches savantes de son temps. Le volume complète en fin de compte l’approche culturelle développée par Adrian Forty dans Concerte and Culture (2012). Il ouvre la voie à une histoire des manières dont le matériau est vu à travers les siècles.
Valérie Nègre
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Institut d’histoire moderne et contemporaine
- CLIL theme: 3076 -- TECHNIQUES ET SCIENCES APPLIQUÉES -- Architecture, Urbanisme
- ISBN: 978-2-406-12945-5
- EAN: 9782406129455
- ISSN: 2649-177X
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-12945-5.p.0373
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 04-20-2022
- Periodicity: Biannual
- Language: French