Comptes rendus
- Publication type: Journal article
- Journal: Ædificare Revue internationale d’histoire de la construction
2017 – 2, n° 2. Building Techniques in Architectural Treatises: Construction Practices versus Technical Writings - Authors: Sabathier (Cécile), Nègre (Valérie), Carvais (Robert), Deneweth (Heidi)
- Pages: 237 to 266
- Journal: Ædificare
Laure Laüt (dir.), « Sic transit… ». La métamorphose des lieux et des objets dans le monde antique et médiéval, Paris, Publications de la Sorbonne, 2017 (Cahiers archéologiques de Paris 1), 224 pages.
Cet ouvrage réunit, sous la direction de Laure Laüt, maître de conférences en archéologie (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), huit articles offerts à Françoise Dumasy, professeur émérite d’archéologie à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Cette publication fait suite à une série de journées d’étude, organisées entre 2007 et 2009 dans le cadre du groupe « Mondes antiques et médiévaux » du Centre de recherche HiCSA (EA 4100 Histoire culturelle et sociale des arts) de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, sur les thématiques de l’archéologie, de la destruction et de la métamorphose de lieux et d’objets. En abordant des cas précis de réemploi et de reconversion de matériaux, de structures et d’espaces, ces études archéologiques interrogent, en filigrane, les grandes problématiques qui entourent les motivations et les formes de ces pratiques de l’Antiquité tardive au début du Moyen Âge. Les analyses se centrent sur la Gaule romaine, bien que des contributions concernant l’Italie, la Péninsule ibérique ou encore la vallée du Jourdain viennent élargir le cadre du propos.
Le réemploi d’objets et de matériaux est le sujet des trois articles qui composent la première partie de l’ouvrage. Avec l’étude du réemploi des tuiles plates dans les maçonneries à Pompéi, Hélène Dessales accorde une attention toute particulière aux techniques de réutilisation de ce matériau. En en décrivant les modes de taille et les différentes mises en œuvre dans le bâti, elle interroge les logiques de production et de distribution de ces matériaux récupérés au sein du fonctionnement des chantiers urbains. La récupération et le recyclage de matériaux attestent de savoir-faire particuliers et d’une grande adaptabilité dans la gestion des entreprises du bâtiment. Caractères d’autant plus surprenants lorsqu’il s’agit du détournement d’objets quotidiens et de déchets dans le domaine de la construction. L’article de Laurence Brissaud et de Jean-Luc Prisset détaille ainsi les multiples formes de réutilisation des amphores dans 238l’ancienne cité romaine de Vienna (Rhône) entre le ier et le iiie siècle après J.-C. Présents en grande quantité dans cette ville commerciale, ces contenants servent principalement d’éléments de remblai et de fondation au moment d’importants travaux d’exhaussement. Mais d’autres types de réutilisation, souvent ponctuels, révèlent une étonnante ingéniosité dans l’écoulement de ces objets, utilisés comme récipients fixes dans des boutiques ou encore comme pots horticoles. L’emploi des scories, déchets métallurgiques, dans la construction des voiries du secteur d’Argentomagus (Indre) pendant l’époque romaine, étudié par Laure Laüt, atteste, quant à lui, de pratiques de recyclage systématiques répondant à une gestion planifiée des déchets en milieu urbain. Savoir si le réemploi correspond à un choix opportun ou à une pratique raisonnée forme la question centrale de ces articles. Les cas de la tuile, des amphores et des scories relèvent de contextes singuliers, mais le croisement de ces analyses tend à montrer que les pratiques de récupération et de recyclage font partie intégrante des modes constructifs en apportant des solutions économiques, techniques et logistiques spécifiques.
Les contributions de la seconde partie traitent de la transformation de lieux et d’édifices. Ces études s’appliquent, grâce à l’observation de traces archéologiques souvent ténues, à déterminer les différentes phases d’occupation d’un site, les étapes de démantèlement et de reconversion d’un édifice ou encore, pour reprendre les termes de Jean-Philippe Carrié, « les changements de priorité1 » qui déterminent les usages et les fonctions d’un lieu. La désaffection d’un bâtiment ou l’arrêt de sa fonction initiale ne signifient pas, en effet, une « mort » et un « anéantissement », notions soulevées par Jean Andreau dans la conclusion générale de l’ouvrage. Tâchant ainsi de revenir sur la dualité entre occupation active et abandon total, ces articles soulignent les continuités et les discontinuités qui jalonnent la vie d’un édifice ou d’un site. L’accent est mis par les auteurs sur la nécessité d’introduire une analyse chronologique fine, seule permettant d’apprécier ces mutations. Laurence Brissaud pour l’étude de la transformation des thermes des Lutteurs en édifice funéraire à Saint-Romain-en-Gal (Rhône), retrace notamment le processus de métamorphose du site entre le iie et le ive siècle après J.-C. La récupération des maçonneries, la reconfiguration du terrain et du 239réseau viaire ou encore l’observation de traces d’installations éphémères semblent traduire la mise en place de chantiers de démantèlement et éclairent les phases successives de reconversion du bâtiment thermal. Rejoignant ces interrogations sur l’organisation des étapes de métamorphose sur le temps long, l’article d’Olivier Blin aborde les importantes reconstructions et réparations de l’agglomération gallo-romaine de Jouars-Pontchartrain (Yvelines) au ve siècle après J.-C. La mise en carrière de bâtiments anciens ainsi que la réappropriation de matériaux et de structures pour la construction de nouveaux édifices posent, là encore, les questions de la planification de ces projets et de leur intégration à l’espace urbain. Mathieu Brisson et Didier Vermeersch présentent, quant à eux, les formes de récupération des matériaux lapidaires sur le site gallo-romain des Vaux-de-la-Celle (Val-d’Oise). L’analyse des outils, des techniques et des traces lapidaires met en lumière deux modes de réutilisation, servant des finalités différentes, observables sur ce site entre le ive et le viie siècle. Au début de la période mérovingienne, se met notamment en place toute une chaîne opératoire de transformation des matériaux de construction : de l’extraction de blocs en grand appareil de bâtiments anciens pour la création de cuves et couvercles de sarcophages, jusqu’à l’éventuelle diffusion de ces nouveaux éléments aux nécropoles voisines. Ces observations peuvent rejoindre certaines problématiques soulevées par Hélène Dessales pour le cas de la tuile. La contribution de Mathieu Brisson et Didier Vermeersch ainsi que celle d’Hélène Dessales permettent, en effet, de s’interroger sur l’organisation de systèmes productifs à l’échelle urbaine, mais aussi régionale. Avec l’article de Jean-Philippe Carrié, les modifications du bâti sont interrogées, cette fois, dans leur dimension culturelle et symbolique. L’auteur propose une synthèse typologique des travaux de remaniement et des opérations de reconstruction complète dont font l’objet les villae rurales en Occident entre le ier et le ve siècle. Répondant à une amélioration du niveau de confort et de monumentalité de l’habitat, ces mutations traduisent avant tout les stratégies d’autoreprésentation d’un groupe social. Enfin, traitant des restructurations du bâti de la cité de Sussita-Hippos dans la vallée du Jourdain du Néolithique/Chalcolithique aux viie et viiie siècles après J.-C., Taisir Al Halabi replace les pratiques de réemploi des matériaux et de reconversion de structures dans un contexte géologique et topographique particulier. Les fréquents tremblements de 240terre et les difficultés d’approvisionnement en matériaux de construction rendent systématique le recours à la réutilisation. Les traces de réemploi constituent également les témoins privilégiés d’une occupation active et des différentes transformations que le site a connues sur cette longue période.
L’ensemble de ces études archéologiques apportent ainsi des éléments concrets sur les pratiques de récupération, de réemploi et de reconversion en en précisant les caractères économiques, techniques, logistiques ou encore culturels. Soulignons également l’intérêt de la réunion de telles études de cas, très localisées géographiquement et chronologiquement, dont le croisement permet une meilleure appréhension du phénomène général. En effet, la spécificité de ces usages observés à l’échelle d’un bâtiment, d’un quartier ou d’une ville éclaire autant de systèmes constructifs et productifs. Ces contributions s’inscrivent dans une recherche qui tend à se développer depuis les années 1980-19902 et invitent à la multiplication de monographies urbaines ou régionales sur ce thème. Il ressort de la lecture de ces « aventures marginales », bien plus qu’une compilation d’exemples anecdotiques, le dessin de réelles dynamiques de la construction durant l’Antiquité tardive et le début du Moyen Âge. Le rapprochement de ces problématiques avec les travaux concernant les périodes postérieures permettra de mettre en perspective l’importance et le caractère systématique de ces pratiques, que l’on retrouve à toute époque3.
Cécile Sabathier
Université Paris I – Panthéon-Sorbonne
LAMOP – UMR 8589
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Pascal Dubourg Glatigny, L’Architecture morte ou vive. Les infortunes de la coupole de Saint-Pierre de Rome au xviiie siècle, Rome, École française de Rome, 2017. 386 p., 25 fig. et VIII pl.
L’Architecture morte ou vive. Les infortunes de la coupole de Saint-Pierre de Rome au xviiie siècle a pour objet la polémique sur la stabilité de l’édifice qui se voulait le plus majestueux du monde catholique. Par la beauté de sa forme et sa grandeur extraordinaire, la coupole devait « saisir le monde de stupeur ». Mais sa fissure in orbem, qui court sur le pourtour du tambour, suscite d’abord « l’effroi » de la Curie.
Le célèbre débat qui se déroule dans les années 1740 a été relaté par des spécialistes issus de différentes disciplines : historiens de l’art et de l’architecture, historiens des sciences, architectes et restaurateurs. Le parti fort du livre est de mêler ces différentes approches. Pascal Dubourg Glatigny embrasse ce qui touche à l’art et à la science, aux idées et aux pratiques. Il se propose d’observer le « savoir en action ». Par rapport aux travaux existants, l’ouvrage s’appuie sur l’examen d’un plus grand nombre de contributions et de contributeurs, le débat ayant surtout été étudié à ce jour à partir des Mémoires recensés par Giovanni Poleni dans ses Memorie istoriche della gran cupola del Tempio Vaticano (1748). Or comme le montre le livre, Poleni ne présente qu’une sélection d’exposés dont le contenu est soumis à un contrôle étroit de la fabrique.
L’approche est à la fois thématique et chronologique. Les deux premiers chapitres retracent les principales étapes de l’édification de la basilique, depuis sa reconstruction au tout début du xvie siècle, sous le pontificat de Jules II, jusqu’à sa consécration par Urbain VIII en 1626. Le temps de la construction est immédiatement suivi par une longue période de doute sur la stabilité du monument, qui précède le débat analysé dans le livre. C’est l’occasion de souligner la longueur du chantier de Saint-Pierre et l’intrication de projets portés par des personnalités artistiques de premier plan. Comme les grandes cathédrales, la basilique ne bénéfice pas d’une unité de conception, mais elle est profondément marquée par l’autorité intellectuelle et artistique de certains de ces concepteurs, parmi 242lesquels Michel Ange, regardé comme l’architecte de la coupole en dépit du fait que celle-ci soit redessinée et exécutée par Giacomo Della Porta entre 1588 et 1590. L’enjeu de ce premier chapitre est de démêler les différents niveaux de décision entre le pape, la chambre pontificale, les responsables administratifs de la fabrique et les principaux architectes à son service. L’image diffusée dans les ouvrages commandés à Carlo Fontana (Tempio Vaticano, 1694) et Giovanni Poleni (Memorie istoriche, 1748) témoigne d’un rapport complexe à l’histoire et à la technique. Dans un lieu qui intéresse tout le monde catholique, rien d’étonnant si l’on voit s’entremêler des enjeux religieux, politiques, historiques et symboliques.
Les trois chapitres suivants portent sur la polémique déclenchée par le rapport commandé en 1742 par le pape Benoit XIV à trois mathématiciens de réputation internationale : les pères minimes François Jacquier et Thomas Le Sueur et le jésuite Ruggero Boscovich. L’avis des trois mathématiciens déclenche une cascade de réactions internes et externes à la Curie. Ce qui incite le pape à interroger à nouveau des mathématiciens résidant à Padoue, Bologne et Naples, parmi lesquels le fameux physicien Poleni.
Paradoxalement, les causes des fissures polarisent davantage les débats que les remèdes à employer. Pascal Dubourg Glatigny s’interroge sur les raisons qui poussent le pontife à s’adresser à des mathématiciens étrangers à la Curie et au domaine de l’architecture, alors même que la restauration préconisée par l’architecte Luigi Vanvitelli en 1742 (cercler la coupole de fer) est rapidement adoptée.
L’opposition aux trois mathématiciens, impossible à résumer ici, se situe sur différents terrains. On retiendra l’affrontement sur la place de la géométrie et de la mécanique dans l’architecture. La querelle se développe un siècle après que les mathématiciens aient commencé à investir le domaine de l’architecture. C’est l’autorité des scientifiques dans ce domaine dont il est question. D’un côté les défenseurs de la science qui pensent résoudre les problèmes constructifs par l’analyse des forces et le calcul algébrique ; de l’autre ceux qui affirment l’importance du « dessin » (disegno) et le savoir-faire des praticiens. Parmi ces opposants, le livre met au jour le rôle central joué par Giovanni Gaetano Bottari.
Si quatre « pôles d’attraction » se dessinent, les clivages traversent les catégories professionnelles et disciplinaires. Le parti adopté dans le 243livre : suivre le comportement des intervenants, tant sur le plan des idées que dans l’action, en les replaçant dans leur cadre intellectuel et institutionnel conduit à interroger les catégories couramment utilisées et souvent opposées de théoricien et de praticien ; d’architecte et de savant ; de newtonien et de leibnizien. Pascal Dubourg Glatigny dresse le portrait de « praticiens qui théorisent et de mathématiciens qui tentent de s’approprier les difficultés du chantier ». Les trois mathématiciens dont les travaux participent à la reconnaissance de Newton « partent d’une déclaration de principe d’inspiration newtonnienne pour mettre en œuvre une démarche plutôt leibnizienne ». Le livre apporte des éléments de réflexion à la figure du « mécanicien pragmatique » qui, comme Poleni, fait appel aux lois de la nature tout autant qu’au savoir-faire issu de l’expérience.
Les deux derniers chapitres se focalisent sur les opérations de restauration. Le débat porte à la fois sur les solutions de restauration et sur l’établissement même des faits. L’auteur examine attentivement comment sont déterminés les dommages ; comment est observé l’édifice ; avec quels outils intellectuels et matériels ; avec quelles méthodes ; quelle utilisation est faite de l’histoire et du dessin ? C’est l’émergence d’une science du diagnostic des édifices et de la restauration qui est ici observée. Les développements sur la place de la figuration et de l’histoire dans le processus de connaissance des dommages sont particulièrement intéressants.
Ce qui fait la qualité de l’ouvrage, la restitution minutieuse des différents points de vue, fait aussi sa faiblesse. Saisir « l’histoire en acte » aboutit à un récit complexe où les grandes questions émergent progressivement et reviennent au fil de la narration. Le lecteur doit suivre l’auteur dans ses découvertes pour démêler les rivalités entre la fabrique et le chapitre, les avis sur le « dessin », la place de l’histoire, le rapport entre théorie et pratique ou entre savants et architectes. Mais cet obstacle mineur n’enlève rien à la richesse de l’enquête.
Le livre interroge la notion de « pratique » et la catégorie des « praticiens » dans laquelle sont rangés, et les architectes, et les maîtres de métiers. On peut se demander si les trois principaux architectes employés par la fabrique : l’architecte soprastante, coordinateur général, le revisore delle misure, chargé du contrôle des travaux et le fattore auquel revient la conduite du chantier et, plus généralement, l’ensemble des architectes 244qui participent à la polémique, ont la même approche expérimentale ? Le livre invite aussi à des comparaisons entre l’Italie, la France et d’autres pays européens. Que sont les revisori delle misure par rapport aux « contrôleurs », aux « toiseurs » et aux « vérificateurs » des grands chantiers français ? et les fattori par rapport aux « inspecteurs » ? On peut se demander aussi s’il ne vaudrait pas la peine de distinguer dans la catégorie des praticiens, les maîtres de métiers des architectes, même s’il s’agit souvent d’acteurs anonymes. La promotion par la fabrique du maître charpentier Niccola Zabaglia au rang de génial « ouvrier » (simplice manuale) ou le Breve discorso di NN capomastro muratore (1744) qui s’annonce comme « dénué d’érudition, dépourvu des sciences mathématiques et de l’architecture », mais dont l’auteur n’est autre que Francesco Bianchi, l’un des plus proches collaborateurs du Préfet de la fabrique Annibale Albani, invite à faire cette distinction. Il en va de même de la position de l’architecte Luigi Vanvitelli qui conteste au célèbre charpentier la paternité du grand échafaudage imaginé pour la restauration et la qualité de ses modèles (« impossibles à réaliser »).
Au total, partant d’un débat technique, le livre met au jour une grande diversité d’acteurs disparus de l’historiographie : hommes de l’art, savants, lettrés, membres de l’administration et « une constellation de conceptions contradictoires » sur l’architecture : scientifique, technique, artistique, médicale, historique. Se faisant, il renouvelle notre compréhension de l’architecture au milieu du xviiie siècle.
Valérie Nègre
Université Panthéon-Sorbonne
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Valérie Nègre, L’Art et la matière. Les artisans, les architectes et la technique (1770-1830), Paris, Classiques Garnier, Collection « Histoire des techniques », 2016, 324 p. ill.
Avec ce livre, issu de son habilitation à diriger des recherches, Valérie Nègre signe un grand livre. Dans un texte concis (246 pages), richement illustré (51 figures), qui pose une problématique neuve et parfaitement structurée, l’auteure s’attache, à travers un plan efficace, à avancer ses arguments et sa démonstration rigoureuse, progressant habilement dans de courts chapitres suggestifs, tous écrits dans un savant mélange d’équilibre et de mesure, laissant toujours au lecteur des ouvertures de réflexions stimulantes4.
Autant la culture populaire fascine les artistes, les écrivains et les historiens, autant les artisans avaient jusqu’ici été presque entièrement ignorés. Partant de ce constat, Valérie Nègre pose la question des liens entre l’architecture et l’artisanat quand on sait que, contrairement aux gens de métiers du bâtiment qui pratiquent la construction depuis l’Antiquité, l’architecte n’existe véritablement qu’à partir de la fin du xviie siècle et que finalement l’architecture sans l’artisanat – et précisément celui de la construction – apparaît encore comme une science bancale, incomplète. Dans le flot existant des idées reçues bien ancrées persiste l’opposition classique entre la théorie et la pratique, l’artiste et le technicien, la culture savante et le travail manuel, ceux qui écrivent ou dessinent et ceux qui ne transmettent leur savoir que sur le tas, à l’oral. Pourtant, si la première partie de la dichotomie nourrit l’historiographie, la seconde en est largement absente. Alors que les rapports entre architectes et ingénieurs ont assez bien été étudiés – encore que l’on ne connaisse que l’histoire des grands corps d’ingénieurs – ceux entre artisans et architectes n’avaient jamais intéressé les historiens.
246L’auteure émet deux hypothèses : la première porte sur l’existence d’une interaction plus prégnante entre les acteurs de l’acte de bâtir. Le savoir-faire des artisans intéresse directement l’État par le perfectionnement des techniques auquel les gens de métiers s’adonnent et contribue ainsi au développement économique de la France. Le mouvement de réhabilitation des arts et métiers par l’Encyclopédisme des Lumières participe de l’interrogation de notre collègue et de sa recherche. La seconde hypothèse pose une comparaison significative à propos des regards croisés de la protection de la technique par l’État et le public. Malgré la volonté de détacher les architectes des maçons entrepreneurs, Valérie Nègre étudie ce mouvement qui décloisonne les arts libéraux des arts mécaniques dans l’espace public de la technique. Selon l’auteure, l’entrepreneur contribue à la théorisation de la construction dans l’intérêt général. Ce phénomène est essentiel pour comprendre les relations entre les professionnels de l’acte de bâtir. Nous avions abouti à la même conclusion dans notre étude sur l’institution judiciaire corporative des entrepreneurs maçons. Dans la gestion réglementaire et dans la jurisprudence de la Chambre royale des Bâtiments, les entrepreneurs défendent un ordre public constructif centré sur les idées d’utilité publique, de sécurité et de salubrité commune5. L’« intelligence technique6 », selon l’expression d’Hélène Vérin, n’est pas réservée qu’aux ingénieurs, mais concerne aussi bien les entrepreneurs. Valérie Nègre participe ainsi de la réhabilitation des entrepreneurs du bâtiment qui méritent de gagner un certain prestige aux côtés des architectes et des ingénieurs. Elle milite pour poursuivre l’étude des nombreux nouveaux métiers qui voient le jour durant la période charnière abordée par son livre : constructeurs, inspecteurs, contrôleurs, dessinateurs, dessinateurs, experts, vérificateurs, toiseurs, etc.
Dans une introduction conséquente (32 p.), sont d’abord définis les termes du sujet, en disposant sur la scène les deux protagonistes principaux avec toute leur complexité : les artisans et les architectes « constructeurs ». Si les gens de métiers sont organisés en communautés, Valérie Nègre peut, à juste titre, se demander ce que désigne le vocable d’architecte en 247cette fin du xviiie siècle. Sa confrontation/comparaison s’opère sur fond d’histoire des techniques. De fait, il est inévitable d’envisager ce que représente la technique dans l’espace public pour en saisir ses propres représentations, ses enjeux et ses moyens de diffusion. Enfin, elle définit les orientations de sa réflexion vers une épistémologie de l’artisanat.
La méthode utilisée par Valérie Nègre tient de la micro-histoire se rapprochant de certains personnages dont elle approfondit l’analyse de l’œuvre, de la vie et des réseaux professionnels en les comparant, les regroupant par affinités ou les différenciant, de certains matériaux nouveaux peu communs qui recouvrent certaines propriétés utiles comme esthétiques, mais aussi de certains lieux de sociabilité comme des sociétés savantes. Il est vrai qu’à l’égard des architectes, la seule institution qui ait existé au xviiie siècle fut l’Académie dont seule une partie des archives ont été conservées. Pour les communautés de métiers du bâtiment, les archives ont quasiment disparu, du moins pour Paris. Et, si l’on veut étudier l’entreprise du bâtiment, il faut attendre la seconde moitié du xixe siècle pour disposer de sources conséquentes7. Le projet de l’auteur était donc d’emblée risqué.
Les sources utilisées par notre collègue se révèlent pourtant diverses, riches et inédites et occupent plus de 60 pages du livre. Outre une bibliographie assez exhaustive sur l’histoire de l’architecture et de la construction, celle des artisans et des architectes, celle sur la littérature technique et la représentation de la technique, l’auteure présente des sources imprimées constituées d’annuaires, de traités, de manuels, de cours, de mémentos, d’essais pratiques, mais surtout de toutes les publications retrouvées des acteurs de son sujet. Toute une littérature (constituée de mémoires, observations, projets, dissertations, notes, discours, détails, prospectus, réflexions, précis, avis, tarifs, éléments, parallèles, allocutions, leçons, moyens, pétitions, essais, considérations, tableaux, exposés, recherches, appels, mélanges, méthodes, lettres, analyses, améliorations, démonstrations, manières, cahiers, systèmes, rapports, principes) qui dénote la richesse des angles d’écriture sur les sujets abordés par les artisans et les architectes de cette longue période 248charnière entre l’Ancien et le Nouveau Monde autour de la Révolution. Toutes ces brochures, de peu de pages, mais souvent illustrées de dessins et de planches, sont publiées à compte d’auteur, ou avec l’aide de mécènes, ou encore paraissent dans la cadre de la presse professionnelle, comme le Journal des bâtiments et des arts, les Annales des lettres, des arts, de l’architecture, des sciences et de l’industrie, le Journal des bâtiments civils, des monuments et des arts, les Annales des bâtiments, les Affiches, annonces et avis divers, le Journal de France, le Mercure de France, L’esprit des journaux, le Journal des savants, le Journal de Paris, les Annales de l’architecture, des arts libéraux et mécaniques, des sciences et de l’industrie, ou de sociétés savantes, comme la Société libre des sciences, [belles-]lettres et arts de Paris, de l’Athénée des arts de Paris, de Niort, l’Académie de Lyon, la Société académique des arts et des sciences, etc. La critique qui pourrait être faite d’une étude conduite à partir de singularités multiples est ainsi levée par l’analyse du passage de ces discours et réflexions à travers l’espace public.
Ce faisant, Valérie Nègre s’intéresse à des personnages et à de nouveaux matériaux peu retenus par l’histoire, occupant pour les hommes des fonctions d’architectes et/ou d’entrepreneurs, à leurs trajectoires, aux traces qu’ils ont laissées dans leurs écrits, leurs dessins, leurs modèles et pour les matériaux faisant office de succédané de la nature, artifices techniques innovants répondant à des propriétés socialement utiles. Ses résultats révèlent la mise en place d’une esthétisation de la technique dès le milieu du xviiie siècle, bien plus tôt que ce nous savions jusqu’à présent, la mise au jour de réseaux professionnels dans le domaine de la construction où se fréquentent à égalité architectes modernes et entrepreneurs se mêlant avec un certain nombre de nouveaux métiers intermédiaires entre la conception de projet et la réalisation sur les chantiers. Deux phénomènes importants de cette période alimentent sa démonstration : l’invention et l’usage de nouveaux matériaux à partir de ceux existants et la profusion d’écrits, de dessins et de modèles de cette population qui travaille à l’édification des bâtisses.
Son ouvrage est divisé en trois parties : la première « Décloisonner les arts » montre comment les personnes d’horizons divers et de profession variées qui organisent des chantiers et mettent en œuvre des édifices, se côtoient sur la scène publique. Elle met au jour une population bigarrée, composée d’architectes-constructeurs, d’entrepreneurs du bâtiment, 249qu’ils soient maçons, charpentiers, serruriers ou menuisiers à travers les fragments de sources laissées par cinq sociétés savantes de la période afin de tisser les réseaux de sociabilité qui les confrontent à l’institution prestigieuse dans le champ de l’architecture, l’Académie. Trois exemples sont analysés dans trois chapitres successifs.
Le premier se propose de présenter Nicolas Fourneau, charpentier emblématique pour avoir transmis son savoir à des suiveurs et laissé des publications denses, composites et énigmatiques : un art du trait de charpenterie et un essai pratique de géométrie, richement illustrés, parus en plusieurs morceaux entre 1767 et 1772. Elle y examine comment cet artisan modèle est apprécié par le Salon de la Correspondance auquel il appartient. Nicolas Fourneau, bien qu’ayant sollicité de nombreuses fois l’Académie, parvient seulement à faire reconnaître ses inventions sans toutefois se faire distinguer de ses confrères. Le Salon de la Correspondance n’accorde qu’une place relativement marginale aux architectes. Valérie Nègre tempère son exemple en avançant que cet artisan n’était peut-être qu’un maître charpentier exceptionnel. Quels autres artisans dialoguaient avec les savants à cette époque ? Cependant, il est assurément un homme médiatique qui reçoit une reconnaissance du public.
Le second chapitre traite des entrepreneurs du bâtiment appartenant à la Société pour l’encouragement des arts, métiers et inventions utiles de l’abbé Baudeau qui compte nombre d’économistes, de propriétaires agronomes et de savants et qui est soutenue par de nombreux grands et influents personnages du royaume. Si l’on y trouve dix architectes spéculateurs qui agissent comme maîtres d’œuvre, certains sont architectes-entrepreneurs, d’autres sont magistrats de la Chambre des Bâtiments, d’autres encore sont experts. Jean-François Thérèse Chalgrin y est le seul architecte du roi. Il n’est pas sûr que l’abbé Baudeau réunisse autour de lui des « praticiens dont l’Académie cherchait à se distinguer », comme le prétend Valérie Nègre8. L’institution royale n’est plus, en cette fin de siècle, ce qu’elle a été à ses débuts. Même dans la catégorie des experts en deux colonnes depuis 1690, architectes d’un côté et entrepreneurs de l’autre, avec pour les premiers l’interdiction d’entreprendre, la dichotomie 250est loin d’être la règle. Ils formaient bien un seul corps au service du public. Les architectes appartenant à la Société sont très actifs comme maîtres d’œuvre et inventeurs, comme le démonte l’auteure avec François-Victor Pérard de Montreuil et Jean-Pierre Ango. Les entrepreneurs Jean Pierre Brullée et Pierre Giraud ne sont pas en reste. Ce qui gêne l’administration des Bâtiments est davantage l’aspect séditieux de ces sociétés enthousiastes, entreprenantes, qui diffusent sans borne leur « propagande » dans la société. Toutes les catégories sociales et professionnelles se côtoient, s’apprécient et deviennent en quelque sorte un contre-pouvoir dangereux pour le roi.
Le troisième chapitre porte sur les « architectes constructeurs et les techniciens des sociétés révolutionnaires », précisément la société des inventions et découvertes (1791), celle du Point central des arts et métiers (1791) et le Lycée des arts (1792). Valérie Nègre y trouve des maîtres artisans innovateurs et inventeurs, comme le serrurier Nicolas-Claude Bonnot, voulant se démarquer de leur milieu d’origine pour devenir des intermédiaires entre le monde artisanal et le monde libéral, mais aussi des mécaniciens ou ingénieurs. Sur ce même modèle, de nouveaux métiers apparaissent avec les toiseurs, les vérificateurs, etc. Ce chapitre est nourri de portraits très précis de nombreux personnages « hauts en couleur » oubliés par l’histoire, croisant des personnalités marquantes du champ constructif de cette fin de siècle telles que François Journault, François Cointeraux, ou encore Jean Rondelet, et qui forment une population riche d’enseignements, car elle est critique et revendicatrice. Il en est de même avec les « architectes » du Point central, comme Nicolas Goulet, Charles Martin Capron et Jacques Raymond Lucotte sur lesquels s’arrête l’auteure et qui savent produire un discours utilitaire et moral ainsi que le réclame la Révolution. Le projet de transformer les corps des défunts en verre et donc en matériaux de construction de Pierre Giraud et Jacques Molinos en est le point culminant. Néanmoins, cette population, en dépit d’un soutien réel des élites réformistes, ressent de la déception face à ses espérances et un formidable sentiment d’isolement et d’obscurité qui apparaissent clairement dans leurs témoignages écrits, souvent subversifs quand ils n’hésitent pas à porter des titres auxquels ils n’ont pas droit et critiquent les projets monumentaux de leurs confrères reconnus.
Dans la seconde partie, Valérie Nègre déplace la focale de son étude sur la « réinvention des matériaux ». Elle note que la presse y accorde 251une grande place en y cherchant à en présenter les qualités spécifiques. Les professionnels du bâtiment ne sont pas les seuls à s’y intéresser. Beaucoup d’amateurs participent à cet engouement. S’agissant de matériaux principalement artificiels, on leur recherche des propriétés surnaturelles d’incorruptibilité, d’inaltérabilité aux éléments naturels si dévastateurs que sont l’eau et le feu. Objets de démonstrations, ces matériaux donnent lieu à des réjouissances publiques. Le public réclame, par exemple, le carton, l’argile marbre et le ciment, trois matériaux dont l’auteure analyse successivement l’histoire.
Le premier chapitre souligne « la vogue du carton et le goût du factice ». À la veille de la Révolution, les citoyens s’intéressent aux matériaux artificiels alors que ceux-ci suscitent et un engouement et une réprobation. Contrefaire c’est à la fois dévaloriser l’art, mais aussi une preuve d’habileté et d’ingéniosité. Constamment à la recherche de nouveautés, les courtisans et les seigneurs s’entourent pourtant de contrefaçons. Les fêtes révolutionnaires sont grandes consommatrices d’architectures éphémères. Le carton moulé, à la mode depuis 1770, va devenir un de ces matériaux factices. Le mot entre dans le Dictionnaire d’architecture de Quatremère et on en décrit avec bonheur ses heureuses réussites, ses effets visuels, ses mécanismes. On semble enchanté et charmé. Alors que le carton possède des inconvénients évidents (fragilité, pauvreté), les architectes mettent en avant ses avantages (légèreté, facilité de mise en œuvre, précisions et finesse des résultats). L’auteure analyse le livre de comptes du fabricant d’ornement Jean Nicolas Gardeur pour témoigner de l’enthousiasme du public à l’égard de ce matériau, car il est fabriqué avec des rebus et fait appel à un grand nombre d’artisans dans son utilisation. La clientèle séduite appartient aux plus hautes sphères du pouvoir. De plus, les produits ornementaux réalisés sont soit de très petite taille vendus à la pièce, soit par morceaux au pied linéaire, ce qui s’assimile à de la quincaillerie. Le public admire davantage l’habileté d’artifice de l’artisan plutôt que la ressemblance aux visages représentés, plus au processus de transformation qu’à la forme finale produite. Dès lors sont retenus d’autres avantages moins rationnels que la modicité du coût, la facilité d’emploi, la légèreté, la solidité et l’utilité : il s’agit de la contrefaçon des qualités physiques et vitales des matières naturelles comme l’élasticité, la capacité de s’amalgamer, de tromper les sens voire de surpasser la nature en résistant au feu, à l’eau, au temps. Un autre de 252ces bénéfices réside dans la nécessité de mettre en relation des artisans et des artistes autour du carton, l’organisation d’une médiation sociale entre partenaires, un balancier équilibré entre les pratiques.
Le second chapitre montre comment on peut arriver à dénaturer la terre cuite avec l’argile marbre inventée par l’ingénieur architecte Léonard Racle. Ce procédé permet de faire ressembler la pâte de terre argileuse au marbre avec toutes ses veines et son éclat. L’expérience de cette pierre artificielle naît dans les années 1730 en Angleterre, cependant Racle dans les années 1770 se démarque en imitant non pas la pierre calcaire, mais le marbre. Cet inventeur, potier et ingénieur architecte, revendique, étonnamment, le statut d’architecte artisan. Aimant beaucoup écrire, il nous laisse une littérature foisonnante sur la mécanique et l’hydraulique, le fer et l’argile. À plusieurs reprises, il mentionne la supériorité technique de l’inventivité technique des praticiens, capables de s’occuper des détails et de « se faire artisans », sans pour autant rejoindre la catégorie des ouvriers « très ignorants ». En réalité, il s’assimile au praticien savant vitruvien, conjuguant la théorie et la pratique, se trouvant plus doué pour inventer quand il agit comme praticien, éternel débat renouvelé par le souvenir de Bernard Palissy et les considérations d’un Diderot dans son « Interprétation de la nature » (1753). Étant habitués à expérimenter, les manouvriers n’ont-ils pas plus de prédestination pour inventer ? On pense alors au ferronnier Bartolomeo Ferracino et au charpentier Nicola Zabaglia dont les prouesses sont rappelées et vantées dans la presse de l’époque sans qu’on leur accorde une once de raisonnement. Racle soutient en revanche que le praticien inventif raisonne et dévient le « génie ». S’il réussit à être efficace, ce n’est pas seulement parce qu’il est habile avec la technique, mais par ses talents d’exécutants, comme le soutiendra Voltaire : « sa seule passion est de bien servir ». Pourtant, la virtuosité technique en architecture – car il s’agit bien de cela avec Racle qui s’intéresse à des procédés constructifs à la mode – semble bien liée à la hardiesse artisanale. La figure de l’artisan s’en trouve ainsi revalorisée. Mais ce n’est pas pour autant qu’il réussit seul ses exploits, il évolue avec le monde des savants. Nous avons encore trop tendance à croire que l’artisan ne sait pas lire.
Le troisième chapitre est consacré au ciment Loriot, La Faye et d’Étienne. La mauvaise qualité des mortiers de chaux ordinaire au milieu du xviiie siècle pousse de nombreux savants et praticiens à essayer 253de retrouver la recette du mortier romain réputé imperméable à l’eau, durcir rapidement et ne marquer aucun retrait ni fissuration au séchage. Si l’histoire est connue, on sait moins les débats et disputes provoqués par les différents essais réalisés. L’utilité, l’économie et la solidité ne sont plus les seuls critères à retenir dans cette course. Bien que célèbre à son époque Antoine-Joseph Loriot prétend, sur la base de l’étude des textes antiques et des restes archéologiques des édifices, avoir découvert en 1760 le secret de l’« immortalité » des maçonneries romaines. Présentant ses mémoires à l’Académie, il est autorisé à expérimenter sa découverte qui se révèle un succès. Le roi est convaincu. Loriot publie le fascicule de sa découverte en très peu de temps dans toutes les langues européennes. Les journaux rendent compte de la publication avec enthousiasme. Pourtant, la compagnie des académiciens et le premier architecte du roi Richard Mique se montrent hostiles à l’égard de Loriot, malgré le constat du succès d’une nouvelle expérimentation du procédé et le soutien de Pierre Patte et de certains membres de l’Académie des sciences, comme Cassini et Cochin. Même si les académiciens architectes n’entrent pas dans le débat, on les sent mal à l’aise avec les questions techniques qui mettent en doute leur habileté malgré leurs habituelles expertises des inventions nouvelles en matière constructive. Le ciment Loriot cessant d’être à la mode en 1778, le mortier de Julien Pierre de La Faye prend le relais pour vaincre la matière, la transformer radicalement et la rendre indépendante de la forme. Ce dernier se montre sévère à l’égard des architectes modernes plus enclins aux dessins d’artistes qu’aux modalités techniques des constructions et responsables de la perte du savoir antique. En 1782, le militaire à la retraite d’Étienne propose ce même ciment résistant à l’eau pour réaliser des terrasses en toiture. Le public et les élites se plaisent à vouloir réaliser ces fameuses toitures plates, mais ces volontés ne dépassent pas le stade du projet jugé révolutionnaire, tout au moins idéaliste. Ces exemples montrent une volonté d’esthétisation de la matière. L’artifice contourne la forme pour atteindre les sens de la vérité. Et Valérie Nègre, en anthropologue des techniques, s’interroge insidieusement : la virtuosité technique sublime-t-elle une esthétique de l’expérimentation et du processus démonstratif ?
La troisième partie s’intéresse, quant à elle, inévitablement aux médias utilisés par ces architectes et artisans de cette fin de siècle pour développer ce discours technophile. Les publications écrites, les dessins 254et les modèles y concourent. Depuis la fin du xve siècle, la tradition de la réduction en art des techniques s’installe avec force et détermination. La Description des Arts et métiers commandée par Colbert en est le point d’orgue. Dans la production éditoriale, on constate deux mouvements : les ouvrages spécialisés se multiplient dès 1760, puis autour de 1800 et leur forme se diversifie, du traité luxueux aux petits manuels, jusqu’aux brochures de peu de pages accompagnées de quelques planches et éditées à compte d’auteur. Là encore, trois chapitres scandent cette partie : le mouvement encyclopédique, la mesure chez les architectes via le toisé pour finir sur l’avènement de la science de la construction.
Le premier chapitre vise à déterminer quelles sont la nature et la fonction des auteurs qui vont écrire dans la Description des arts et métiers et L’Encyclopédie sur les thèmes de l’art de bâtir ? Sont-ce des artisans, des architectes ou des ingénieurs ? Valérie Nègre remonte à Félibien et ses Principes de l’architecture (1676) qui explique que pour savoir les métiers, il faut questionner les « ouvriers ». Comme Augustin-Charles d’Aviler, il a besoin de comprendre le patois (oral) des artisans pour les faire comprendre au public et aux savants. Cependant, le secret des « ouvriers » se laisse-t-il facilement dévoiler ? Félibien, comme plus tard Frézier, adopte la même rhétorique à l’encontre des artisans, « hostiles à la divulgation de leur art ». En revanche, l’Académie des sciences et les encyclopédistes réagiront différemment, confiant la rédaction sur plusieurs arts du bâtiment à des artisans réputés : la serrurerie à Henri Louis Duhamel de Monceau, la menuiserie à André Jacob Roubo, la maçonnerie au serrurier Jacques Raymond Lucotte et la charpenterie à Nicolas Fourneau. Jacques-François Blondel et Pierre Patte seront les deux architectes assistant Diderot pour la partie « Architecture » de l’Encyclopédie. De plus, tous ces collaborateurs sont des dessinateurs réputés. Valérie Nègre s’efforce alors de démêler les relations entre ces personnages. Que s’apportent-ils à chacun ? Sans doute la capacité de dessiner ou de graver, leur habileté ou inventivité artisanales. Duhamel de Monceau trouve ces mêmes faveurs chez ses deux assistants, le serrurier Durand et le maître maçon Gérard. Ces derniers occupent une position d’« intermédiaires » entre les travailleurs manuels et les architectes, car ils savent utiliser les médias de leur temps : le dessin, les expositions et annonces dans les journaux. Pour le dessin, ils ont suivi une formation spéciale (les cours de dessin sont nombreux au xviiie siècle) ; Roubo 255s’instruit par exemple à l’École des arts pendant cinq années. L’auteure remarque justement que leurs savoirs ne résident pas uniquement dans une vague habileté graphique – aussi qualifiée fut-elle – mais qu’ils savent surtout choisir les bons dessins pour éclairer le texte, choisir le mode de représentation le plus adéquat (dessin géométrique, perspective, axonométrie, épure), les échelles et les regroupements de figures, bref, ils savent composer l’image, la mettre en ordre et la réaliser. Chaque spécialité possède sa manière propre de dessiner. Doit-on s’étonner que la maçonnerie soit dessinée par le serrurier Lucotte ? L’épure que l’on retrouve chez Nicolas Fourneau est l’apanage des charpentiers et des tailleurs de pierres. Tout se retrouve dans la « hardiesse du trait ». Au-delà du dessin, ces intermédiaires artisans usent également des maquettes pour matérialiser les épures, rendre « les démonstrations plus claires, plus faciles et plus convaincantes », nous rappelle Blondel. Les maquettes « parlent aux yeux » plus qu’à l’esprit, renchérira Jean-Jacques Bachelier, directeur de l’École gratuite de dessin. Valérie Nègre souligne alors la question de la mise en ordre du savoir des artisans et sa formalisation. Roubo commence par la théorie, mais finalement est contraint de mettre la pratique en avant pour satisfaire Duhamel du Monceau qui le lui demande instamment. L’ordre d’exposition chez Fourneau semble aléatoire alors qu’il suit délibérément un ordre personnel en lien avec l’enseignement qu’il délivre, mais qui apparaît chaotique. Cependant, peut-on se demander combien de textes d’artisans ont été corrigés, coupés, réarrangés, réécrits pour plaire aux « savants » ? Leur originalité est critiquée par certains lecteurs qui n’y voient que désordre, alors que l’Académie y célèbre une méthode unique et nouvelle. Fourneau unifie les façons de tracé en ramenant « tous les problèmes […] à des solutions générales. » On arrive même à regretter que les ouvriers n’aient pas pris la plume plus souvent afin de nous faire comprendre d’autres étapes inexplorées. Finalement Valérie Nègre souligne que le dessin et la maquette peuvent, dans leurs variétés, apporter beaucoup et que Jacques-François Blondel a réussi à donner envie aux artisans de livrer une part de leurs secrets et de leurs découvertes.
Le chapitre suivant est consacré aux livres de mesure ou toisés et à ceux qui les écrivent ou qui s’en servent, les toiseurs vérificateurs. La plupart de ces ouvrages sont, depuis le xvie siècle, l’œuvre de mathématiciens et d’arpenteurs. Ils sont dédiés aux méthodes de calcul pour 256mesurer les matériaux nécessaires à la construction, voire le travail des ouvriers le cas échéant. Certains vont s’élargir à des considérations juridiques sur l(es) façon(s) de rédiger un contrat, aux procédures d’alignement, voire aux coutumes (essentiellement de Paris) en rapport avec les biens et précisément les servitudes et les réparations sur les héritages. Valérie Nègre a tendance à généraliser sous le vocable de toisé tous ces ouvrages hybrides. Pour qu’ils le soient, il convient que la partie dominante soit consacrée à la mesure, comme l’Architecture pratique de Pierre Bullet (1691). En revanche, ni l’Architecture Françoise de Louis Savot (1624, même réédité par Blondel), ni L’Architecture moderne de Tiercelet (1764), n’en sont. Antoine Desgodets distingue bien son cours sur le toisé de celui sur les servitudes. Le toisé n’a rien à voir avec la coutume ni avec le droit. Aucune règle de la coutume ne précise une méthode de toisé. L’utilisation de l’expression « toiser selon les us et coutumes de Paris » ne renvoie qu’aux habitudes de toiser dans la prévôté et vicomté de Paris, c’est-à-dire selon une formule grossière et approximative profitable aux entrepreneurs. Pierre Bullet entend réformer les usages et met en place une méthode de calcul mathématique des surfaces et des volumes des éléments de construction distingués selon les matériaux effectivement mis en œuvre, mais son ordonnancement suit l’ordre inverse de l’acte de construire à la différence de Desgodets qui le suit. L’intérêt de mettre en avant le toisé dans la littérature des architectes réside essentiellement dans l’enjeu du pouvoir que peuvent en tirer les architectes face à leurs concurrents entrepreneurs qui, depuis toujours, ont été les seuls à exercer les fonctions d’experts. L’Édit de mai 1690 qui crée, après un siècle de procès, les deux colonnes d’experts est sur ce point déterminant. À partir du moment où la moitié des experts jurés ne sont pas des entrepreneurs, mais des architectes-bourgeois, ces derniers sont censés connaître les règles applicables quand ils exercent l’expertise. L’enseignement du toisé à l’Académie va évidemment dans ce sens, comme nous l’avons démontré dans notre recherche sur les cours de Desgodets9. Les ouvrages et les enseignements du toisé se justifient entièrement alors. L’auteure nous met l’eau à la bouche en nous signalant la mention de cours de toisés publiés dans les journaux à destination des gens du bâtiment (p. 195). Que François Blondel ou Michel de Frémin, trésorier de France 257et Président du bureau des finances de Paris, dénoncent les abus et malhonnêtetés de l’entreprise du bâtiment, n’est pas étonnant puisque le premier dirige l’Académie d’architecture et lutte pour que le port du titre d’architecte du roi soit protégé et le second étant en charge de l’attribution du permis de bâtir et d’alignement dans la capitale connaît bien le monde du bâtiment.
Valérie Nègre se donne ensuite comme objectif de discerner précisément quels sont ces nouveaux métiers qu’elle voit apparaître dans les sources et qui sont désignés par les divers vocables suivants : toiseurs, vérificateurs, inspecteurs, contrôleurs. Comme ces désignations ne sont pas encadrées par des statuts officiels, elle peut d’autant plus laisser libre court à sa propre interprétation à partir d’exemples nourris. L’on pourrait admettre à la lecture des ouvrages de Claude-Jacques Toussaint, Jean Rondelet et Joseph Marie-Rose Morisot que ces métiers sont nés du redémarrage de la construction privée à Paris à la fin de 1760 (moment qui correspond à la double évaluation du travail effectué au début du chantier et à la réception du bâtiment pour débloquer juridiquement les garanties de paiement des entrepreneurs) et qu’ils sont nécessaires pour décharger les maîtres d’œuvre de leurs lourdes tâches sur le chantier. Nous restons convaincu que nombre de nouveaux métiers apparaissent, mais ils sont souvent exercés par des gens de métiers, à l’exception peut-être pour les grands chantiers, comme ceux royaux où leur gestion réclame un personnel entièrement dédié à cette tâche. Preuve en est que souvent les maîtres de métier (maçon et charpentier particulièrement) sont appelés « conducteurs ». Ce titre indique moins un métier qu’une fonction10.
258Le dernier chapitre traite de la mise en place d’une science de la construction à partir des œuvres de trois architectes réputés, Nicolas Le Camus de Mézières, Pierre Patte et naturellement Jean Rondelet qui ont contribué à théoriser l’art de bâtir au cours de la seconde moitié du xixe siècle. L’auteure essaie de mettre en avant les traits communs de ces trois œuvres capitales qui cherchent à distinguer la construction comme domaine autonome distinct de l’art de bâtir et de l’architecture. Pour ce faire, ces architectes-constructeurs dotent la construction d’une science, d’une histoire et d’une esthétique, avec des textes (petits livres pour le premier, traités imposants et illustrés pour les suivants) et surtout des images, une forme et un sens des discours visuels pour Patte et Rondelet. Valérie Nègre défend cette thèse avec une forte et convaincante détermination. L’architecte expert Le Camus de Mézières, en dehors de son toisé et de diverses lettres et mémoires rédige deux traités de charpente. Le premier, Dissertation de la Compagnie des Architectes experts des Bâtiments (1763), écrit avec le neveu d’Antoine Desgodets, Antoine Babuty-Desgodets, architecte expert également, répond à une commande de l’administration suite à la célèbre affaire du pourrissement des poutres de l’École royale militaire. L’intérêt public est menacé. Le premier Architecte du roi Ange Jacques Gabriel accuse le charpentier Jean Claude Taboureux d’en être responsable. Ce dernier se défend en invoquant qu’il avait signalé l’état d’humidité des bois dès le début du chantier et qu’il avait proposé le procédé de « refente » des poutres qui sera refusé par l’Académie. Plusieurs experts sont sollicités ; Le Camus de Mézières, avec Babuty-Desgodets, au nom de la compagnie des experts écrit cet important Essais sur les bois de charpente qui, comme le traité de la force des bois publié seul cette fois en 1782, invoquent la science, citant une foule de savants et les lois de la mécanique, opposant la théorie détenue par la science et la pratique aux mains des artisans qu’il ne manque pas de critiquer. Pourtant, la question initiale sur le pourrissement des bois n’y est même pas débattue. Cependant d’autres auteurs architectes experts projettent cette « scientifisation » de la construction à la même époque, comme Jean-Bapstiste de Puisieux et Charles Mangin. Si les premiers livres de Pierre Patte s’intéressent peu à la construction, mais à la partie « utile » de l’architecture, c’est la controverse sur le dôme de l’église Sainte-Geneviève qui déclenche son intérêt pour la pratique constructive. Ses Mémoires sur les objets les plus importants de l’Architecture (1769), même s’il s’agit d’un ouvrage disparate 259car composite et réalisé pour servir sa stratégie professionnelle, sont l’archétype des livres qui promeuvent une science de la construction, et avec toute une épaisseur historique ; il peut être considéré comme un texte fondateur de l’histoire de la construction. Valérie Nègre signale trois finalités à son utilisation de l’histoire : « [Celle-ci] sert à distinguer la construction de l’architecture, à critiquer le savoir constructif des architectes contemporains et à promouvoir une nouvelle science de l’art de bâtir. » Il fonde principalement son discours sur la science dont le calcul fait partie. Pour lui, il faut raisonner en philosophe plutôt qu’en maçon et aborder l’art de bâtir « dans le grand ». Son engagement passe par le traitement visuel de son discours : les gravures qu’il réalise sont de grande taille, souvent dépliantes, et permettent de voir l’invisible (les fers dans la maçonnerie, entre autres). D’ailleurs, les recueils techniques décrivant très précisément les objets, comme les procédés techniques, sont fréquents à l’époque (L’auteure renvoie par exemple à ceux de Mariette et Lempereur, Pitrou, Dumont et Panseron). Jean Rondelet apparaît comme le point d’orgue de cette histoire. Son œuvre monumentale, sur laquelle beaucoup a déjà été écrit, est fondamentalement encyclopédique et scientifique. Sa réception s’avère une exceptionnelle réussite tant en France qu’à l’étranger. Il assoit ses démonstrations sur des expériences et reconnaît l’importance pour le « constructeur » de connaître les « opérations de la pratique ». Mais, s’il cite des savants et des savoirs de nature différente, il n’emprunte que des figures à Mathurin Jousse et à Jean-Charles Krafft, mais ne fait que très peu référence aux écrits des artisans à moins de les critiquer ou les trouver passés de mode. Étonnamment, Rondelet préférerait défendre « la beauté de la forme » à la « difficulté d’exécution » privilégiée par les artisans. Quant à l’histoire, il en fait un usage plus systématique que Patte. Elle a pour fonction de glorifier la construction massive de l’Antiquité qui est pour lui une autorité. Cependant, cela lui permet de souligner la faiblesse des architectes français en matière de construction qui ne se consacrent qu’à la décoration, critique récurrente que Valérie Nègre souligne à plusieurs reprises dans son ouvrage, entre autres chez Le Camus de Mézières et Pierre Patte (à propos de Loriot). Rondelet cherche à privilégier ceux qu’il nomme « constructeurs » afin que ceux-ci possèdent les mêmes avantages que les autres architectes, ce qu’il réussira à obtenir personnellement au cours de sa brillante carrière. Il parviendra finalement à faire superposer les deux compléments d’une 260même discipline et à faire en sorte que les architectes-constructeurs soient reconnus comme tels.
Dans la foulée de ces trois grandes figures constructives, notre collègue achève son ouvrage par un épilogue sur trois « constructeurs » « révolutionnaires11 » : Boileau, Prouvé et Lequeu. À partir de l’exemple de Roubo précédemment analysé, elle constate que la figure de l’artisan ne parvient pas à trouver une place confortable, d’autant plus qu’au moment de la Révolution le profil porte en lui tous les défauts reconnus aux corporations qui encadraient et rythmaient leur vie professionnelle. Les transformations sociales des associations ouvrières au xixe siècle vont modifier leurs statuts corporatifs disparus au moment de la loi Le Chapelier. Valérie Nègre achève son étude sur trois constats forts :
–Il existe plusieurs figures d’artisans : les maîtres de métier, les intermédiaires, hommes d’affaires, entrepreneurs impétueux qui font faillite (doit-on vraiment les distinguer de la première catégorie ?) et les personnes exerçant les nouveaux métiers : dessinateurs, toiseurs, vérificateurs, inspecteurs, experts. Si ces catégories sont intéressantes à distinguer, convient-il de préciser, ne serait-ce pour les experts, que chaque artisan peut exercer plusieurs fonctions différentes, ce qui brouille évidemment la clarté de la distinction. D’ailleurs, sont-ils si nouveaux que cela ? Malgré cette diversité, les artisans ne sortent pas gagnant de la Révolution, même s’ils soutiennent, dans leur démarche inventive, l’utilité, l’efficacité, parfois soignent-ils seulement leur ego par cette « virtuosité gratuite » mise en place ! La plupart de ces inventeurs, aujourd’hui oubliés, mériteraient d’être mis au jour.
–Les artisans ne se contentent pas de rester enfermés dans leur monde corporatif. Ils subvertissent les hiérarchies établies dans le domaine de l’architecture et des arts et s’imposent sur certains chantiers, en particulier via l’usage de nouveaux matériaux dont ils sont les découvreurs et les expérimentateurs. Valérie Nègre stigmatise cette observation dans ce qu’elle nomme un mouvement d’esthétisation de la technique qui prône davantage une surprise des sens qu’une esthétique des formes.
261–Les moyens utilisés pour promouvoir l’innovation constructive transforment l’espace public de la technique qui s’empare de l’imprimé, de l’illustration et du modèle dans toutes ses variantes. Comment la littérature artistique s’accommodera-t-elle de ces nouveautés ? Dans leur volonté de mettre en place une science de la construction, Le Camus, Patte et Rondelet esthétisent la construction, ce qui aura des prolongements jusqu’au xxe siècle.
Pour prendre deux contrepoints à cette histoire, l’auteure s’intéresse d’abord à la figure ambiguë de Jean Prouvé dans les rapports qu’il a entretenus avec l’artisanat : utilité, économie, certes, mais perfection et collaboration caractériseraient davantage son travail. Quant à celle utopique de Jean-Jacques Lequeu, Valérie Nègre offre, à son égard, trois pistes de réflexion perspicaces qui pourraient être soulevées plus généralement : l’hybridation des sources dans toute œuvre, le rôle du dessin et de la (dé)mesure dans la création et l’insatisfaction innovante qui défierait le sublime pour atteindre le dérisoire.
Malgré les nombreuses oppositions relevées au cours de cette confrontation entre les artisans et les architectes et malgré les variantes objectives de situations, de statuts et d’œuvres littéraires, dessinées, ou modélisées comme construites, et les formes subjectives perçues chez les personnalités étudiées, Valérie Nègre nous incite à ne pas opposer conception et réalisation, dessins et construction, forme et matière. Vous pourrez lui reconnaître cette sagesse, mais seulement après l’avoir lue.
Robert Carvais
CNRS CTAD
UMR 7074 CNRS –
Université Paris-Nanterre
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Manuela Martini, Bâtiment en famille. Migrations et petite entreprise en banlieue parisienne au xxe siècle, Paris, CNRS, 2016, Collection Alpha, 472 p.
Manuela Martini, an expert in labour history, has written an interesting book on small ethnic family firms in the Parisian banlieues during the 20th century. She focuses on the sector of construction that has long been one of the most important industrial sectors, after clothing/textiles and food. By 1975, France registered over 1.5 million construction workers in public works and private construction. Since each construction site is unique, building requires specific problem solving, risk handling and a flexible use of labour. Management and labour are therefore crucial factors, whereby labour costs often outweigh capital investments by the firms involved. Notwithstanding its importance, economic and business history have largely neglected this sector, probably because of its a-typical character, it being dominated by small and medium enterprises (SMEs) and many independent workers and subcontractors. Martini contributes to both disciplines by putting private construction, and more specifically masonry, in the spotlights, and by focusing on SMEs and family firms, which are still largely underrepresented in business history compared to large firms and innovative entrepreneurs. The most important reason for choosing the construction sector, however, was the fact that it attracted many foreign workers during the 20th century, favoured upward social mobility, and offered ample opportunities to set up business. Martini follows the trajectories of Italian immigrants from their places of origin to three Parisian suburbs, where they started to work and set up small family firms. The most important contribution of this book lies in the fields of migration history and ethnic business history.
The first part of this book offers a most welcome quantitative analysis of the construction sector in 19th- and 20th-century France. Martini distinguishes three major trends. The period 1820-1880 was characterised by a continuous growth of 3 % per annum ; 1880-1950 was a period of slower growth (0.6 % per annum) ; 1950-1980 (Les Trente Glorieuses) 263witnessed a renewed and strong growth. In contrast to other industrial sectors and notwithstanding technological innovations, employment rates increased from respectively 5 over 7 to 11 % of the active population. Martini offers an overwhelming amount of detailed figures, but important to remember is the dominance of small enterprises, with 63 % of all construction workers employed in small firms (up to 20 employees) and 25 % of them even in micro-firms (up to 5 workers). Apart from that, many men were isolated workers or seemingly self-employed : people having an independent status but often working for one and the same contractor. Subcontracting is crucial in construction since it moves the problem of labour recruitment to an external partner, and it diminishes the cost of production by increasing labour productivity and externalising problems of supervision and coordination. Surprisingly, the French construction sector employed high rates of foreigners : 20 % during the Interwar Period, 15 % shortly after the Second World War, and up to 30 % in the 1960s. These figures are extremely high compared to the Netherlands were foreigners did not exceed 2 % of construction workers until the end of the 20th century. Although foreigners are highly visible in modern statistics, France already had a long tradition of regional migration in construction. From the 17th century onwards, people from the Limousin and La Creuse-regions were highly appreciated for their construction skills and plasterworks. Most of them were seasonal migrants, travelling in groups to and from Lyon and Paris. In the late 19th century, Northern Italians started to penetrate this market, and in the Interwar Period they already constituted 10 % of all construction workers ; 1 on 2 foreigners was of Italian provenance. Both groups, Limousins and Italians, had in common their skills, a work ethos leading to high productivity rates and perhaps most important of all a specific form of group organisation developed during migration trajectories.
In the second part of this book, Martini zooms in on three suburbs in the east of Paris that witnessed a population growth of 35 % during the Interwar Period : Nogent-sur-Marne, Le Perreux-sur-Marne and Champigny-sur-Marne. Although she gives no full figures for the number of enterprises and the participation of foreigners in the entire region of Paris, she chooses these locations because of the (supposedly) high rates of Italian construction workers in the two former suburbs and of Limousins in the latter. Unfortunately, the book holds no systematic 264comparison between these two highly appreciated ethnic groups of construction workers, and the Limousins gradually disappear from the analysis. Although one of the research questions is how migrant workers acquired the necessary skills to create a highly qualitative production and how they were able to set up their own businesses in due time, little attention is given to specific construction skills compared to autochthonous workers, or to the economic and financial aspects of these family businesses, although some of them, such as Ponticelli and Cavanna & Taravella were successful firms that left archives and descendants who provided a lot of information during interviews. From a business historical point of view, this is a missed opportunity. A very interesting chapter on the institutional constraints on foreign workers and their unintended effects compensates this to a certain extent. The crisis of the 1930s, not very different from more recent economic crises, ignited the need to protect national labour markets from foreigners by imposing employment rates. ‘Noble’ professions such as carpenters or new technological professions such as electricians admitted only 10 % of foreigners, whereas percentages in the D-factor (dirty, dusty, dangerous and difficult) were much higher. Declining demand caused the disappearance and bankruptcy of medium-sized enterprises or reduced them to small enterprises whereas many foreigners returned to their countries of origin. Several other labourers who had lost their jobs started to work as tâcherons, people appointed for the execution of one part of the construction or one specific element. Subcontracting was very attractive for building contractors, but tâcherons who were not registered in the Trade or Crafts Registers could not be held responsible for the payment of wages or compensations in case of accidents. Building contractors therefore stimulated their tâcherons to register anyway and set up their own one-man or small businesses. This was extremely attractive to foreigners, since independent workers did not need a passport to work, this was only required for paid labourers. The final effect was an ethnicisation of entrepreneurship. Not surprisingly, entrepreneurs of foreign origin knew how to hire workers from their own place of origin, bring them to France and regulate their status afterwards. A secondary long-term effect was the increasing importance of subcontracting (in the 1960s already 1/3 of all works and probably more if small firms would be taken into account).
265A very good read is the third part of the book in which Martini leads us to the Nure Valley in Northern Italy, where most Parisian construction workers had originated. Their backgrounds as sawyers provided them with the necessary skills and networks that made them excellent construction workers and subcontractors as well. Contractors and clients alike appreciated their co-operative and managerial skills in mixed-aged teams, their sense for perfection, and high productivity levels. A second element was that these sawyers, as opposed to other occupations in their home villages, lived in extended families, most often brotherhoods that helped overcome problems related to seasonal migration : income sharing, child care, … These risk coping strategies can be detected in their later business models as well, especially in these ethnic family firms, such as Cavanna & Taravella that enjoys the main focus in the second half of this book. In this case, two brothers-in-law and their families shared house, income, work, and kept the firm undivided until later generations restructured it. This is an excellent part in which migration history and ethnic business history are perfectly interwoven.
The last part of the book deals with management and labour in ethnic family businesses, and is based on written sources and interviews with descendants of Cavanna & Taravella. It gives a pretty good impression of fraternalistic and paternalistic relations between entrepreneurs and workers, and illustrates the importance of trust and intermediation. These small family businesses are typically managed by members of the core families, whereas more distant family members were active in the middle management. All of them had to start as workers on construction sites and gradually climbed to other levels in the firm, which guaranteed them the necessary respect from their workers and a decent understanding of the job. The book concludes with a chapter on management, labour and wages. Martini embeds this in the historiography of internal labour markets, characterised by enduring labour relations, recruitment through specific “entrance jobs”, on-site formation and promotion through mobility chains defined by customary norms. She convincingly demonstrates that internal markets are present in SMEs as well as in larger firms. Although there was a high turnover of workers, those who stayed longer than two years usually remained for a long term and often became foremen, before they set up their own business elsewhere. Unfortunately, the part on wages is a missed 266opportunity. Martini demonstrates the mechanisms of wage formation : age at recruitment, skills, expertise, hours worked, and other factors in which she refers to regression analysis and comparisons between migrant-workers and autochthonous workers, but neither the analysis itself nor the wages, their evolution and the comparisons are presented in this book. This is a pity, since the figures and the wages would have made this an excellent book for comparative research.
The strength of this book is the combination of migration history, economic history, labour history and business history with a strong focus on small enterprises and ethnic family businesses in the construction sector. Every strand of research is embedded in the appropriate historiography and contributes to it by bringing new insight to the fore. At the same time, the author expects too much from her readers who are not necessarily specialised in all of these disciplines. Key concepts and debates are often taken for granted (eg internal labour markets), although the footnotes offer references for further literature. The book opens with a very wide perspective on construction in 19th and 20th century France but gradually narrows down to the business history of Cavanna & Taravella, and occasional references to Ponticelli. To grasp the specificity of these successful ethnic businesses, I would have appreciated a more systematic comparison with similar businesses by people from the Limousin and with autochthonous businesses, and more information on the financial structure of these firms. However, this would have required a second volume. The value of this one is the quantitative material on the sector of construction, its focus on migration (place of departure and place of arrival), the relations between workers from a same provenance, and the cultural and social aspects of the firms involved.
Heidi Deneweth
Postdoctoral fellow of the Research Foundation Flanders (FWO)
Vrije Universiteit Brussel (Belgium)
1 Jean-Philippe Carrié, « Démolitions, reconstructions et améliorations : la mutation de la villa en Occident pendant l’Antiquité tardive », dans l’ouvrage analysé, p. 155.
2 Citons notamment : Salvatore Settis (dir.), Memoria dell’antica nell’arte italiana, Turin : Einaudi, 1984-1986. Ou encore Ideologie e pratiche del reimpiego nell’alto Medioevo. Atti della Settimana di studio del Centro italiano di studi sull’Alto Medioevo (Spoleto, 16-21 april 1998), Spolète, Settimane di studio del Centro italiano di studi sull’alto Medioevo, 1999.
3 Nous renvoyons notamment à l’imposant volume de la collection de l’École française de Rome : Jean-François Bernard, Philippe Bernardi et Daniela Esposito (dir.), Il reimpiego in architettura. Recupero, trasformazione, uso, Rome, École française de Rome, 2009.
4 Nous tenons à souligner dans cet ouvrage l’existence d’un triple index bien utile (de noms, de lieux et de matériaux).
5 Rober Carvais, La Chambre royale des Bâtiments. Juridiction professionnelle et droit de la construction à Paris sous l’Ancien Régime, thèse de doctorat d’État en droit, Université de Panthéon-Assas (Paris-II), 2001 (à paraître aux éditions Droz, Genève).
6 Hélène Vérin, La Gloire des ingénieurs : L’intelligence technique du xvie au xviiie siècle, Paris, Albin Michel, 1993.
7 Étudier le rôle des manœuvres, apprentis, compagnons, bref des ouvriers, classe déjà « dangereuse » qui n’a jamais reçu de publicité d’aucun journal hormis la citation dans les registres judiciaires, voire exceptionnellement une littérature autobiographique, demeure une voie qui reste à saisir.
8 À propos de l’interprétation de textes juridiques encadrant l’Académie (p. 57), il ne s’agit pas d’interdire aux entrepreneurs de devenir architectes du roi, d’abord de la première puis des deux classes, mais au contraire d’interdire aux architectes du roi d’entreprendre pour le roi ou pour des particuliers, ce qui n’est évidemment pas la même chose.
9 Cf. www.desgodets.net (consulté le 31 août 2017).
10 À propos de ces nouveaux « métiers », la littérature nourrie en sociologie historique du travail pourrait être d’une grande utilité. Voir les travaux de Karl Marx et Émile Durkheim (De la division du travail social, 1893) et plus récemment Robert Castel (Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique su salariat, Paris, Fayard, 1995). Sur un tout autre plan, celui de la sociologie des professions, certains travaux incontournables mériteraient d’être consultés : Andrew Delano Abbott, The system of professions : an essay on the division of expert labor, Chicago, University of Chicago Press, 1988 ; Schön Donald A., Le praticien réflexif : à la recherche du savoir caché dans l’agir professionnel, traduit par Jacques Heynemand et Dolorès Gagnon, Montréal, Canada, les Éd. Logiques, 1994 ; Menger Pierre-Michel (dir.), Les professions et leurs sociologies : modèles théoriques, catégorisations, évolutions, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme, coll. « Colloquium », n˚ 3, 2003 ; Demazière Didier, Gadea Charles et Arborio Anne-Marie (éd.), Sociologie des groupes professionnels : acquis récents et nouveaux défis, Paris, Découverte, coll. « Recherches », 2009 ; Dubar Claude, Tripier Pierre et Boussard Valérie, Sociologie des professions, Paris, A. Colin, 2015.
11 Pour paraphraser l’historien de l’art, Emil Kaufmann, Three Revolutionnary Architects : Boullée, Ledoux and Lequeu, Philadelphie, The American Philosophical Society, 1952.
- CLIL theme: 3076 -- TECHNIQUES ET SCIENCES APPLIQUÉES -- Architecture, Urbanisme
- ISBN: 978-2-406-07734-3
- EAN: 9782406077343
- ISSN: 2649-177X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-07734-3.p.0237
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 02-20-2018
- Periodicity: Biannual
- Language: French